Le Monde perdu

Chapitre 9Qui aurait pu prévoir ?

Il nous est arrivé une chose terrible. Quiaurait pu la prévoir ? Je ne puis plus assigner de terme à nosépreuves. Peut-être sommes-nous condamnés à finir nos jours dans celieu étrange, inaccessible ? Je suis encore si troublé que jepeux à peine réfléchir aux faits actuels ou aux chances du futur.Mes sens bouleversés jugent les premiers terrifiants, et lesdeuxièmes aussi sombres que l’enfer.

Personne ne s’est jamais trouvé dans une piresituation ; et à quoi servirait de révéler notre positiongéographique exacte, ou de demander à nos amis de venir nousaider ! Même si une caravane de secours s’organisait, ellearriverait certainement trop tard en Amérique du Sud : notredestin serait déjà scellé depuis longtemps.

En fait, nous sommes aussi loin de toutsauvetage humain que si nous étions dans la lune. Si nous parvenonsà vaincre nos difficultés, nous ne le devrons qu’à nos propresqualités. J’ai comme compagnons trois hommes remarquables, deshommes doués d’un cerveau puissant et d’un courage indomptable.Telle est notre suprême espérance. C’est seulement quand je regardeles visages imperturbables de mes compagnons que j’entrevois uneclarté dans notre nuit. Extérieurement, je parais aussi indifférentqu’eux. Intérieurement, je n’éprouve qu’une folle terreur.

Il faut que je vous communique, avec tous lesdétails possibles » la succession des événements qui ontabouti à cette catastrophe.

Quand j’avais terminé ma dernière lettre, nousnous trouvions à une dizaine de kilomètres d’une ligne interminabled’escarpements rouges qui ceinturaient, sans aucun doute, leplateau dont avait parlé le Pr Challenger. Leur hauteur, tandis quenous en approchions, me sembla par endroits plus importante qu’ilne l’avait dit (trois ou quatre cents mètres), et ils étaientcurieusement striés, à la manière qui caractérise, je crois, lessoulèvements basaltiques. On peut en voir quelques-uns dans lesvarappes de Salisbury à Édimbourg. Leur faîte montrait tous lessignes d’une végétation luxuriante, avec des arbustes près durebord, et plus loin de nombreux grands arbres, mais aucune tracede vie animale.

Cette nuit-là, nous campâmes juste sousl’escarpement : un lieu désolé et sauvage. Les paroisn’étaient pas exactement perpendiculaires, mais creusées sous lesommet ; il n’était pas question d’en faire l’ascension. Prèsde nous s’élevait le piton rocheux que j’ai déjà mentionné dans monrécit. On aurait dit un clocheton rouge, dont la pointe arrivait àla hauteur du plateau, mais entre eux s’étendait un gouffreprofond. Sur sa cime se dressait un grand arbre. La hauteur dupiton et de l’escarpement était relativement basse : à peuprès cent quatre-vingts mètres.

– C’était là, dit le Pr Challenger endésignant l’arbre, qu’était perché mon ptérodactyle. J’avaisescaladé la moitié du piton rocheux avant de le tirer. Je pensequ’un bon alpiniste dans mon genre pourrait le gravir jusqu’enhaut, mais il n’en serait pas plus avancé pour l’approche duplateau.

Quand Challenger parla de « son »ptérodactyle, je lançai un coup d’œil au Pr Summerlee, et pour lapremière fois il me sembla refléter un mélange d’acquiescement etde repentir. Ses lèvres minces ne se déformaient plus sousl’habituel ricanement ; son regard exprimait l’excitation etla surprise. Challenger s’en aperçut et fit ses délices de cepremier parfum de victoire.

« Bien sûr, dit-il avec une intonationsarcastique, le professeur Summerlee comprendra que quand je parled’un ptérodactyle, c’est une cigogne que je veux dire. Seulement,il s’agit d’une cigogne qui n’a pas de plumes, qui a une peau commedu cuir, avec des ailes membraneuses et des dents auxmâchoires.

Il rit à pleine bouche, cligna de l’œil etsalua jusqu’à ce que son collègue s’éloignât.

Le matin, après un petit déjeuner frugal decafé et de manioc, car il nous fallait économiser nos provisions,nous tînmes un conseil de guerre pour préparer l’ascension duplateau.

Challenger présida notre réunion avec autantde solennité que s’il avait été le garde des sceaux.Représentez-vous cet homme assis sur un rocher, son absurde chapeaude paille repoussé derrière sa tête, ses yeux dédaigneux qui nousdominaient à l’abri des lourdes paupières, et sa grande barbe noireappuyant par une véhémente agitation les arguments qu’il énonçaitquant à notre situation présente et à l’avenir immédiat.

Au-dessous de lui, vous pouvez nous imaginertous les trois : moi-même hâlé, jeune, vigoureux ;Summerlee solennel, encore prêt à la critique, camouflé derrière sasempiternelle pipe ; lord John, mince comme une lame derasoir, avec son corps alerte et souple appuyé sur un fusil, et sonregard d’aigle tourné vers l’orateur. Derrière nous, le groupe desdeux métis et le petit paquet d’Indiens. Devant nous et au-dessusces côtes rocheuses rougeâtres qui nous séparaient de notrebut.

« Je n’ai pas besoin de vous dire,déclara notre chef, qu’à l’occasion de mon dernier passage ici,j’ai épuisé tous les moyens possibles et imaginables pour gravirles escarpements. Là où j’ai échoué, je ne crois pas que quelqu’und’autre puisse réussir, car je suis un bon alpiniste. À l’époque,je n’avais pas un attirail de montagnard, mais cette fois j’ai prismes précautions. J’en ai un. Je suis sûr de moi : avec cordeset crampons j’escaladerai ce piton rocheux et parviendrai à sonsommet ; mais avec ce surplomb ce n’est pas la peine d’essayersur l’escarpement. La dernière fois, j’avais à me dépêcher parceque la saison des pluies approchait et que mes vivress’épuisaient ; d’où le temps limité dont je disposais. Tout ceque je peux affirmer, c’est que j’ai inspecté la base de cesescarpements sur une dizaine de kilomètres vers l’est, sans trouverun accès pour grimper. Voilà. Maintenant qu’allons-nousfaire ?

– Il me semble qu’il n’y a qu’une seulesolution raisonnable, dit le Pr Summerlee. Si vous avez exploré lecôté est, nous devrions explorer le côté ouest et chercher s’ilexiste un accès praticable pour l’ascension.

– C’est cela, intervint lord John. Il estprobable que ce plateau n’est pas d’une étendue énorme. Nousn’avons qu’à en faire le tour jusqu’à ce que nous trouvions l’accèsle meilleur, ou, au pis, revenir à notre point de départ.

– J’ai déjà expliqué à notre jeune ami, ditChallenger en me traitant avec la même indifférence dédaigneuse quesi j’étais un gamin de dix ans, qu’il est tout à fait impossiblequ’existe un accès facile, pour la bonne raison que s’il y en avaitun le sommet ne se trouverait pas isolé, par conséquent neréaliserait pas les conditions indispensables pour assurer unesurvivance à travers les âges. Cependant, j’admets volontiers qu’ilpeut y avoir très bien un ou plusieurs endroits par où un bonalpiniste peut s’engager pour atteindre le sommet, mais par où ilserait impossible à un animal lourd et encombrant de descendre.J’affirme qu’en un point l’ascension est possible.

– Et comment le savez-vous, monsieur ?demanda abruptement Summerlee.

– Parce que mon prédécesseur, l’AméricainMaple White, a déjà réalisé cette ascension. Sinon, commentaurait-il vu le monstre qu’il a dessiné sur son album decroquis ?

– Là, vous raisonnez sans tenir compte defaits prouvés, répondit Summerlee l’entêté. J’admets votre plateau,parce que je l’ai vu. Mais jusqu’ici je ne puis assurer qu’ilcontient les formes de vie dont vous avez fait état.

– Ce que vous admettez ou n’admettez pas,monsieur, est vraiment d’une importance minuscule. Je suis heureuxde constater que le plateau lui-même s’est réellement imposé àvotre perception…

Il tourna la tête vers le plateau et tout desuite, à notre ahurissement, il sauta de son rocher, prit Summerleepar le cou et le força à regarder en l’air.

« Allons, monsieur ! cria-t-il d’unevoix enrouée par l’émotion. Est-ce qu’il faut que je vous aideencore à comprendre que ce plateau contient de la vieanimale ?

J’ai dit qu’une épaisse bordure de verduresurplombait en saillie le bord de l’escarpement. Or, de cettefrange avait émergé un objet noir et luisant. Comme il s’avançaitlentement en plongeant au-dessus du gouffre, nous vîmes à loisirqu’il s’agissait d’un très gros serpent avec une tête plate enforme de bêche. Il ondula et secoua ses anneaux au-dessus de nouspendant une minute ; le soleil du matin brillait sur sa robelisse. Puis il se replia vers l’intérieur et disparut.

Summerlee avait été tellement captivé parcette apparition qu’il n’avait pas opposé de résistance lorsqueChallenger lui avait tourné la tête dans la direction du serpent.Mais il ne tarda pas à se dégager de l’étreinte de son collèguepour récupérer un peu de dignité.

– Je serais heureux, professeur Challenger,dit-il, que vous vous arrangiez pour faire vos remarques,intempestives ou non, sans me prendre par le cou. Même l’apparitiond’un très ordinaire python de rocher ne semble pas justifier detelles libertés !

– Mais tout de même la vie existe sur ceplateau ! répliqua son collègue triomphalement. Et maintenant,puisque j’ai démontré cette importante conclusion de façon siévidente qu’elle éclate aux yeux de tous, même des obtus et desmalveillants, mon opinion est que nous ne pouvons rien faire demieux que de lever le camp et de partir vers l’ouest, afin dedécouvrir un accès possible.

Au pied de l’escarpement, le sol était pavé derochers et très inégal ; notre marche fut donc lente etpénible. Soudain nous arrivâmes à quelque chose qui, cependant,nous redonna du courage. C’était l’emplacement d’un anciencampement, où gisaient plusieurs boîtes de conserve de viande deChicago, vides naturellement, une bouteille étiquetée« Brandy », un ouvre-boîte cassé, et toutes sortes devestiges d’un voyageur. Un journal chiffonné, presque pourri, futidentifié comme étant un numéro du Chicago Democrat, maisla date avait disparu.

« Ce n’est pas mon journal ! fitChallenger. Ce doit être celui de Maple White.

Quant à lord John, il observait avec curiositéune grande fougère arborescente qui abritait sous son ombre le lieudu campement.

– Dites, regardez donc ! murmura-t-il. Jepense que nous nous trouvons devant un poteau indicateur.

Un bout de bois avait été fixé à l’arbre,comme une flèche orientée vers l’ouest.

– Exactement, un poteau indicateur ! ditChallenger. Pourquoi ? Parce que notre explorateur, setrouvant engagé dans une marche aventureuse, a voulu laisser unsigne pour que n’importe qui derrière lui pût repérer le cheminqu’il avait pris. En avançant, nous découvrirons peut-être d’autresindications.

Nous reprîmes donc notre route, mais cesindications s’avérèrent aussi terrifiantes qu’imprévues. Juste endessous de l’escarpement poussaient de hauts bambous dans le genrede ceux que nous avions traversés précédemment. Beaucoup de tigesavaient sept ou huit mètres de hauteur et se terminaient par unetête pointue et dure, on aurait dit une armée de lancesformidables. Nous étions en train de la longer quand mes yeuxfurent attirés par le miroitement de quelque chose de blanc entreles tiges, par terre. Je passai ma tête : c’était un crâne. Unsquelette entier était là, mais le crâne s’était détaché et gisaitplus près de la bordure.

Quelques coups de la machette de nos Indienssuffirent à dégager la place ; alors nous fûmes à mêmed’étudier les détails d’une ancienne tragédie. Des lambeaux devêtements, des restes de souliers sur l’os du pied nous permirentd’établir que ce cadavre était celui d’un blanc. Au milieu des os,il y avait une montre en or qui venait de chez Hudson, à New York,et une chaîne qui était fixée à un stylo. Également un étui àcigarettes en argent, sur le couvercle duquel était gravé : J.C, de A. E. S. L’état du métal paraissait confirmer que ce drameavait eu lieu récemment.

– Qui peut-il être ? demanda lord John.Le pauvre diable ! On dirait qu’il n’y a pas un os qui ne soitrompu.

– Et le bambou s’est développé à travers sescôtes brisées, observa Summerlee. C’est une plante qui pousse trèsvite, mais il est inconcevable que ce corps ait pu être ici pendantque les tiges s’élevaient jusqu’à huit mètres.

– En ce qui concerne son identité, expliqua leprofesseur Challenger, je n’ai aucun doute. Lorsque j’ai remontél’Amazone pour vous rejoindre à la fazenda, je me suis livré à uneenquête sérieuse à propos de Maple White. À Para, personne nesavait rien. Par chance, j’avais un indice précis, car dans sonalbum de croquis il y avait un dessin qui le représentait en trainde déjeuner avec un ecclésiastique à Rosario. Je réussis àdécouvrir ce prêtre, et, bien qu’il fût un disputeur né qui prenaiten mauvaise part le fait que la science moderne bouleversât sescroyances, il me donna néanmoins quelques renseignements. MapleWhite passa par Rosario il y a quatre ans, c’est-à-dire deux ansavant que j’aie vu son cadavre. Il n’était pas seul ; il avaitavec lui un ami, un Américain du nom de James Colver, qui restad’ailleurs dans le bateau et que l’ecclésiastique ne rencontrapoint. Je crois donc qu’il n’y a pas de doute : nous sommes àprésent devant les restes de ce James Colver.

– Et, ajouta lord John, il n’y a guère dedoute, non plus sur la façon dont il trouva la mort. Il est tombéde là-haut, ou on l’a précipité, et il s’est littéralement empalésur les bambous. Sinon, pourquoi aurait-il eu les os brisés, etcomment se serait-il enfoncé à travers ces tiges sihautes ?

Un silence fut notre seule réponse. Nousméditions sur cette hypothèse de lord John Roxton, et nous encomprenions toute l’horrible vérité. Le sommet en surplomb del’escarpement s’avançait au-dessus des bambous. Indubitablementl’homme était tombé de là. Tombé par accident ? Ou… ?Déjà cette terre inconnue nous offrait toutes sortes deperspectives sinistres et terribles.

Nous nous éloignâmes sans ajouter un mot, etnous continuâmes à longer la base des escarpements, aussi lissesque certains champs de glace de l’Antarctique dont j’avais vu desphotographies écrasantes, leur masse s’élevant bien au-dessus desmâts des vaisseaux des explorateurs. Et puis, tout à coup, nousaperçûmes un signe qui remplit nos cœurs d’un nouvel espoir. Dansune anfractuosité du roc, à l’abri de la pluie, il y avait uneflèche dessinée à la craie, et qui pointait encore versl’ouest.

– Toujours Maple White ! dit le Pr.Challenger. Il pressentait qu’un jour ou l’autre des gens valablessuivraient sa piste.

– Il avait donc de la craie ?

– Dans les affaires que j’ai trouvées près deson cadavre, il y avait en effet une boîte de craies de couleur. Jeme rappelle que la craie blanche était presque complètementusée.

– Voilà assurément une forte preuve ! ditSummerlee. Acceptons Maple White pour guide, et suivons sa tracevers l’ouest.

Nous avions avancé de sept ou huit kilomètresquand nous aperçûmes une seconde flèche blanche sur les rochers.Pour la première fois, la face de l’escarpement était fendue parune sorte de crevasse. À l’intérieur de cette crevasse, une autreflèche pointait vers la gorge, avec le bout légèrement relevé commesi l’endroit indiqué était au-dessus du niveau du sol.

C’était un site solennel, les muraillesrocheuses étaient gigantesques ; la lumière se trouvaitobscurcie par une double bordure de verdure, et seule une lueurconfuse pénétrait jusqu’au fond. Nous n’avions pris aucunenourriture depuis plusieurs heures, et cette marche difficile nousavait harassés ; mais nos nerfs trop tendus nous interdisaientde nous arrêter. Nous commandâmes aux Indiens de préparer lecampement, et tous quatre, accompagnés des deux métis, nousavançâmes dans la gorge resserrée.

Elle avait à peine une douzaine de mètres delarge à l’entrée, mais elle alla vite en se rétrécissant pour seterminer par un angle très aigu, avec des parois trop lisses pourune escalade. Ce n’était certainement pas le chemin que notreprédécesseur avait tenté d’indiquer. Nous retournâmes sur nospas : la gorge n’avait pas plus de quatre cents mètres deprofondeur. Par miracle les yeux vifs de lord John se posèrent surce que nous cherchions. Au-dessus de nos têtes, cerné par desombres noires, se dessinait un halo de ténèbres plusprofondes : sûrement, ce ne pouvait être que l’ouverture d’unecaverne.

À cet endroit, la base de l’escarpement étaitconstituée par des pierres entassées les unes sur les autres. Il nefut pas difficile de les escalader. Quand nous fûmes en haut, toutehésitation disparut de nos esprits : non seulement il y avaitune ouverture dans la roche, mais à côté une nouvelle flèche étaitdessinée. Le secret était là ; c’était là que Maple White etson infortuné compagnon avaient réussi leur ascension.

Nous étions trop excités pour rentrer au camp.Il nous fallait faire notre première exploration tout desuite ! Lord John avait une torche électrique dans sonsac ; il avança, déplaçant son petit cercle de lumière jaunedevant lui ; sur ses talons, nous le suivions en fileindienne.

La caverne avait subi l’érosion de l’eau, lesparois étaient lisses, le sol couvert de pierres arrondies. Ellen’était pas haute : un homme y déployait juste sa taille sousla voûte. Pendant une cinquantaine de mètres, elle s’enfonça enligne droite dans le roc, puis prit une inclinaison de 45 degrésvers le haut. Plus nous grimpions, plus la pente se faisaitraide ; nous nous mîmes bientôt à quatre pattes dans lablocaille qui s’effritait et glissait sous nos corps. Mais uneexclamation de lord John Roxton résonna dans la caverne :

– Elle est bloquée !

Groupés derrière lui, nous aperçûmes dans lechamp jaune de sa torche un mur de basalte brisé qui s’élevaitjusqu’au plafond.

« Le plafond s’est effondré !

En vain nous tirâmes quelques morceaux. Maisde plus grosses pierres se détachèrent et menacèrent de dégringolerla pente et de nous écraser. De toute évidence, l’obstacle étaitau-dessus de nos moyens. Impossible de le contourner. La routequ’avait empruntée Maple White n’était plus valable.

Trop abattus pour parler, nous descendîmes entitubant le sombre tunnel, et nous rentrâmes au campement.

Cependant, avant de quitter la gorge, il seproduisit un incident dont l’importance ne tarda pas à sevérifier.

À la base de la gorge, nous étions rassemblés,à quelque quinze mètres au-dessous de l’entrée de la caverne, quandun énorme rocher se mit soudainement à rouler et passa près de nousavec une force terrible. Nous l’esquivâmes d’extrêmejustesse : ç’aurait été la mort pour nous tous ! Nous nepûmes distinguer d’où venait ce rocher, mais nos métis, qui étaientdemeurés sur le seuil de la caverne, nous dirent qu’il les avaitfrôlés eux aussi, et qu’il avait donc dû tomber d’en haut. Nousregardâmes en l’air, mais nous ne décelâmes aucun signe demouvement parmi la ceinture verte qui surplombait l’escarpement.Tout de même, cette pierre nous avait visés : sur le plateauil devait donc y avoir une humanité, et la plus malveillante quifût !

Nous quittâmes hâtivement la crevasse, tout enréfléchissant aux nouveaux développements de notre affaire et àleurs incidences sur nos plans. La situation était déjà assezdifficile ! Si l’obstruction de la nature avait comme alliéeune opposition délibérée de l’homme, l’aventure était désespérée.Toutefois, pas un de nous ne songea à plier bagages pour rentrer àLondres : il nous fallait explorer les mystères de ce plateau,coûte que coûte !

Nous fîmes le point, et nous tombâmes d’accordpour décider que notre meilleure chance consistait à poursuivrenotre inspection tout autour du plateau dans l’espoir de trouver unautre accès. La hauteur des escarpements avait considérablementdiminué ; leur ligne se dirigeait de l’ouest vers le nord.Dans la pire des hypothèses, nous serions de retour à notre pointde départ au bout de quelques jours.

Le lendemain, nous marchâmes pendant près detrente-cinq kilomètres sans rien découvrir. Notre anéroïde (cela,je puis bien le mentionner) nous prouva que, au cours de notremontée continuelle depuis que nous avions abandonné nosembarcations, nous nous trouvions maintenant à plus de mille mètresau-dessus du niveau de la mer. D’où un changement considérable dansla température et la végétation. Nous étions débarrassés presquecomplètement de l’horrible promiscuité des insectes, ce fléau destropiques. Quelques palmiers survivaient encore, et beaucoup defougères arborescentes, mais les arbres de l’Amazone n’étaient plusqu’un souvenir. J’avoue que le spectacle des volubilis, des fleursde la Passion et des bégonias surgissant parmi les rochersinhospitaliers m’émut parce qu’il me rappela l’Angleterre… J’ai vuun bégonia exactement du même rouge que certain bégonia dans un potà la fenêtre d’une villa de Streatham… mais les réminiscencespersonnelles n’ont rien à voir dans ce récit. Une nuit (je parleencore de notre première journée de pérégrination autour duplateau), une grande expérience nous attendait : elle balaya àjamais tous les doutes que nous aurions pu conserver sur lesphénomènes extraordinaires qui peuplaient ce lieu.

Quand vous me lirez, cher monsieur McArdle,vous réaliserez sûrement, et peut-être pour la première fois, quenotre journal ne m’a pas envoyé si loin pour une vulgaire chasse aucanard sauvage, et qu’une copie peu banale émerveillera le mondequand le Pr Challenger m’autorisera à la publier. Je n’oserais pasla publier avant de pouvoir rapporter en Angleterre des preuves àl’appui, sinon je serais salué comme le Münchhausen du journalismede tous les temps ! Je suis persuadé que vous réagirez commemoi, et que vous ne vous soucierez pas de jouer tout le crédit dela Gazette sur une telle aventure tant que nous seronsincapables de faire face au chœur des critiques et des sceptiquesque mes articles soulèveront naturellement. C’est pourquoi cetincident merveilleux, qui constituerait à lui seul l’objet d’untitre sensationnel dans ce cher vieux journal, doit demeurer dansvotre tiroir jusqu’à nouvel ordre.

Il se produisit dans le temps d’un éclair, etil n’eut d’autre suite que d’imposer irrémédiablement notreconviction.

Voilà ce qui arriva. Lord John avait tué unajouti – animal qui ressemble à un petit porc – et, après en avoirdonné la moitié aux Indiens, nous étions en train de cuire l’autremoitié sur notre feu. Le soir, le froid tombe vite ; nousétions donc tous rassemblés autour de la flamme. La nuit était sanslune, mais il y avait des étoiles qui permettaient de voir à courtedistance sur la plaine. Hé bien ! brusquement, de la nuit,fonça quelque chose qui sifflait comme un avion. Tout notre groupefut recouvert d’un dais de plumes d’ailes. Moi, je conserve lavision subite d’un cou long, comme celui d’un serpent, d’un œilglouton, rouge et féroce, et d’un grand bec qui claquait et quilaissait apercevoir, ô stupeur, des petites dents étincelantes deblancheur. Une seconde plus tard, ce phénomène avait disparu… ainsique notre dîner. Une très grosse ombre noire, à huit ou dix mètres,planait dans les airs ; des ailes monstrueuses dissimulaientles étoiles, puis elle disparut par-dessus l’escarpement. Quant ànous, nous étions demeurés stupidement assis autour du feu,frappés, terrassés par la surprise, tels les héros de Virgile quandles Harpies descendirent au milieu d’eux. Summerlee fut le premierà rompre le silence.

– Professeur Challenger, dit-il d’une voixgrave qui tremblait d’émotion, je vous dois des excuses !Monsieur, je me suis lourdement trompé, et je vous seraisreconnaissant d’oublier le passé.

C’était bien dit ; pour la première foisles deux hommes se serrèrent la main. Nous avions rencontré notrepremier ptérodactyle : cela valait bien un soupervolé !

Mais si la vie préhistorique subsistait sur leplateau, elle n’était certes pas surabondante, car pendant lestrois jours qui suivirent nous n’en perçûmes plus le moindre signe.Nous franchîmes pourtant une région stérile et bien défendue par undésert de pierres et des marais désolés, riches en gibier d’eau, aunord et à l’est des escarpements inaccessibles sur cette face.N’eût été une corniche solide qui courait à la base même duprécipice, nous aurions dû revenir sur nos pas. Plus d’une foisnous nous trouvâmes enlisés jusqu’à la taille dans la vase grassed’un marais semi-tropical. Pour compliquer les choses, ce lieusemblait être l’endroit de prédilection des serpents jararaca, quisont les plus venimeux et les plus agressifs de l’Amérique du sud.Constamment ces hideuses bêtes apparaissaient à la surface de cemarais putride, et seuls nos fusils nous permirent d’échapper à unemort affreuse. Quel cauchemar ! Les pentes en étaientinfestées ; tous ces reptiles se tordaient dans notredirection, car c’est le propre du serpent jararaca d’attaquerl’homme dès qu’il l’aperçoit. Comme ils étaient trop nombreux pourque nous puissions les tirer tous, nous prîmes nos jambes à noscous et courûmes jusqu’à épuisement. Je me rappellerai toujours quenous nous retournions sans cesse pour mesurer la distance qui nousséparait de ces têtes et de ces cous qui surgissaient des roseaux.Sur la carte que nous dressions au jour le jour, nous baptisâmescet endroit le marais Jararaca.

De ce côté, les escarpements avaient perduleur teinte rouge, ils étaient devenus chocolat ; lavégétation s’amenuisait sur leur bordure. Ils avaient bien diminuéde cent mètres en hauteur. Mais nous ne parvenions toujours pas àtrouver un accès. L’ascension présentait partout au moins autant dedifficultés qu’à notre point de départ. Une photographie que j’aiprise du désert de pierres en témoignera.

– Tout de même, dis-je tandis que nousdiscutions de notre situation, la pluie doit bien se frayer unchemin quelque part. Il y a sûrement des canalisations d’écoulementdans ces rochers !

– Notre jeune ami a des éclairs de lucidité,observa le Pr Challenger, en posant sa grosse patte sur monépaule.

– La pluie doit s’écouler quelque part !répétai-je.

– Vous ne lâchez pas facilement votre prise…Le seul inconvénient est qu’une démonstration oculaire nous aapporté la preuve qu’il n’y a pas de canalisation pour égoutterl’eau.

– Alors où va cette eau ?m’entêtai-je.

– Je pense que nous pouvons raisonnablementdéclarer que si elle ne s’écoule pas vers l’extérieur, elle doitcouler à l’intérieur.

– Alors il existe un lac au centre.

– Je le suppose moi aussi.

– Il est plus que vraisemblable que le lac estun vieux cratère, intervint Summerlee. Toute cette formation estvolcanique. Mais en tout état de cause, je pense que la surface duplateau est en pente inclinée vers une nappe d’eau considérable aucentre, qui peut s’écouler par une canalisation souterraine versles marécages du marais Jararaca.

– À moins que l’évaporation ne préservel’équilibre, remarqua Challenger.

Ce qui permit aux deux savants d’entamer unediscussion scientifique aussi incompréhensible que du chinois.

Au sixième jour, nous avions achevé de fairele tour du plateau et nous nous retrouvâmes au premier camp, prèsdu piton rocheux isolé. Nous formions un groupe inconsolable !Avoir procédé aux investigations les plus minutieuses pour ne riendécouvrir qui permît à un être humain d’escalader ces escarpements,il y avait de quoi désespérer !

Qu’allions-nous faire ? Nos réserves envivres, que nos fusils avaient notablement accrues, étaient encoreconsidérables, mais non inépuisables. La saison des pluiesdébuterait dans deux mois, et notre campement n’y résisterait pas.Le roc était plus dur que du marbre : comment s’y tailler unsentier ? Ce soir-là, nous étions lugubres. Sans plusd’espoir, nous étendîmes nos couvertures pour dormir. Je merappelle ma dernière image avant de sombrer dans le sommeil :Challenger accroupi, telle une monstrueuse grenouille, auprès dufeu, la tête dans les mains, plongé dans une méditation profonde,parfaitement sourd au « bonne nuit ! » que je luilançai.

Mais le Challenger qui nous salua à notreréveil ne ressemblait en rien au Challenger dont l’image avaitassombri nos rêves : la joie, le contentement de soirayonnaient de toute sa personne. Il nous regarda tandis que nousnous asseyions pour le petit déjeuner ; une fausse modestiebrillait dans ses yeux ; il avait l’air de nous dire :« Je sais que je mérite tout ce que vous avez envie de dire,mais je vous demande d’épargner mon humilité et de voustaire. » Sa barbe s’agitait avec exubérance, il bombait letorse, il avait placé une main dans son gilet. Sans doute luiarrivait-il de s’imaginer statufié dans cette pose sur le soclevide de Trafalgar Square, et ajoutant sa contribution aux horreursqui encombrent les rues de Londres.

– Eurêka ! cria-t-il.

Ses dents perçaient sous sa barbe.

– Messieurs ! poursuivit-il, vous pouvezme féliciter, et nous pouvons tous nous congratuler. Le problèmeest résolu.

– Vous avez découvert un moyend’accès ?

– Je le crois.

– Et où ?

Pour toute réponse, il désigna le pitonrocheux semblable à un clocheton isolé sur notre droite.

Nos visages, ou du moins le mien, serembrunirent quand nous l’examinâmes. Pour ce qui était d’en fairel’ascension, nous avions l’assurance donnée par notre compagnon.Mais un abîme vertigineux le séparait du plateau.

– Nous ne pourrons jamais le franchir !bégayai-je.

– Au moins, nous pouvons atteindre le sommetde ce clocheton, répliqua Challenger. Et quand ce sera fait,j’espère pouvoir vous démontrer que les ressources de mon espritfertile ne sont pas épuisées.

Après avoir pris des forces, nous déballâmesle paquet qui contenait l’attirail d’alpiniste de notre chef. Ilprit un rouleau de corde solide et légère (il y en avait unecinquantaine de mètres), des crampons, des agrafes et divers autresinstruments. Lord John était un montagnard plein d’expérience,Summerlee avait autrefois fait quelques ascensions : c’étaitmoi le novice du groupe. Mais je comptais sur ma force et monagilité pour compenser mon manque d’expérience.

En réalité, ce ne fut pas une tâche troppénible ; pourtant une ou deux fois mes cheveux se hérissèrentsur ma tête. La première moitié de l’escalade fut très simple, maisle « clocheton » se faisait de plus en plus vertical, et,pour les derniers vingt mètres, nos doigts et nos orteils durents’aider de chaque aspérité et de chaque fente dans la pierre. NiSummerlee ni moi n’aurions réussi cet exploit si Challenger,parvenu le premier au sommet, n’avait solidement fixé une cordeautour du tronc du gros arbre qui était planté là. Elle nous servità terminer notre ascension, et nous fûmes bientôt tous les quatresur la petite plateforme recouverte d’herbe (elle avait bien septou huit mètres de côté) qui constituait le sommet.

Ma première impression, une fois que j’eusrecouvré mon souffle, fut un émerveillement : nous avions eneffet une vue extraordinaire sur la région que nous avionstraversée. Toute la plaine du Brésil semblait s’allonger à nospieds ; elle s’étendait, immense, pour se fondre à l’horizondans une brume bleue. Au premier plan se trouvait la longue penteque nous avions gravie, parsemée de rochers, damée de fougèresarborescentes ; plus loin, à mi-distance, en regardantpar-dessus la crête en forme de pommeau de selle, je reconnaissaisla masse verte des bambous que nous avions franchie ; à partirde là, la végétation devenait plus dense et finissait parconstituer une immense forêt qui se développait jusqu’à trois millekilomètres.

Je me régalais de cet admirable panorama quandla lourde main du professeur se posa sur mon épaule.

– De ce côté, mon jeune ami, dit-il,vestigia nulla retrorsum.Ne regardez jamais en arrière.Regardez constamment notre but glorieux.

Je me retournai : le plateau étaitexactement à notre niveau ; la frange de buissons et lesarbres rares qui le ceinturaient étaient si proches que j’eus dumal à réaliser comme ils demeuraient inaccessibles. À l’estime,douze mètres nous en séparaient, douze mètres aussiinfranchissables que cinquante mille kilomètres. Je m’appuyaicontre l’arbre et me penchai au-dessus du gouffre. Tout en bas,j’aperçus les petites silhouettes de nos serviteurs qui nousobservaient. La paroi était aussi lisse que celle qui était devantnous.

– Ceci est vraiment curieux ! prononça lavoix sèche du Pr Summerlee.

Il était en train d’examiner avec un vifintérêt le tronc de l’arbre que j’avais enlacé pour ne pas tomber.Cette écorce sombre, ces petites feuilles à nervures me furentsoudain familières.

– Mais c’est un hêtre ! m’écriai-je.

– Parfaitement, répondit Summerlee. Un arbrede notre pays, un compatriote dans une pareille région !…

– Pas seulement un compatriote, mon bonmonsieur ! dit Challenger. Mais aussi, si j’ose poursuivrevotre comparaison, un allié de première force. Ce hêtre sera notresauveur.

– Seigneur ! cria lord John. Unpont !

– Oui, mes amis, un pont ! Ce n’est paspour rien que j’ai consacré une heure hier au soir à examiner notresituation. J’ai souvenance d’avoir dit un jour à notre jeune amique G. E. C. était au mieux de sa forme quand il se trouvait le dosau mur. Convenez que la nuit dernière, nous avions tous le dos aumur ! Mais quand la puissance de volonté et l’intelligencevont de pair, il y a toujours une issue. Il fallait trouver unpont-levis qui pût se rabattre au-dessus du gouffre. Levoilà !

C’était certainement une idée de génie.L’arbre avait bien vingt mètres de haut, et s’il tombait du boncôté il comblerait largement le vide entre notre piton et leplateau. Challenger avait emporté la hache, il me la tendit.

« Notre jeune ami possède les musclesnécessaires, dit-il. Je crois que cette tâche le concerne. Àcondition toutefois que vous vous absteniez de penser par vous-mêmeet que vous fassiez exactement ce qui vous sera commandé.

Sous sa direction, je creusai sur les flancsde l’arbre des entailles destinées à le faire tomber du bon côté.Il était déjà légèrement incliné vers le plateau, si bien que ce nefut pas trop pénible. Lord John me relaya. En moins d’une heure letravail était accompli : il y eut un craquement formidable,l’arbre se balança en avant, puis se fracassa de l’autre côté,enterrant ses hautes branches dans l’herbe verte du plateau. Letronc roula jusqu’au bord de notre plate-forme, et, pendant uneseconde ou deux, nous crûmes qu’il allait glisser dans le gouffre.Heureusement, il s’arrêta à quelques dizaines de centimètres dubord, notre passerelle vers l’inconnu nous attendait.

Tous, sans dire un mot, nous étreignîmes lesmains du Pr Challenger qui, en réponse, souleva son chapeau depaille et s’inclina devant chacun de nous.

« Je revendique l’honneur, dit-il, d’êtrele premier à mettre le pied sur la terre inconnue… Magnifiqueimage, qui inspirera sans doute de grands peintres pour lapostérité !

Il s’approchait de la passerelle lorsque lordJohn l’arrêta, en posant une main sur son bras.

– Mon cher camarade, dit-il, réellement, je nepuis permettre cela !

– Pas permettre cela ? répéta Challengeren pointant sa barbe en avant.

– Quand il s’agit de science, vous savez queje vous suis aveuglément puisque vous êtes homme de science. Maisc’est à vous de me suivre maintenant, car vous pénétrez dans maspécialité.

– Votre spécialité, monsieur ?

– Nous exerçons tous un métier : le mien,c’est d’être soldat. Or nous nous préparons à envahir un paysnouveau, qui peut regorger d’ennemis de toutes sortes. S’aventurerà la légère prouverait un manque évident de bon sens et depatience, ce n’est pas ainsi que j’entends que soient menées lesopérations.

La remontrance était trop raisonnable pourêtre dédaignée. Challenger secoua la tête et ses lourdesépaules.

– Bien, monsieur. Qu’est-ce que vous proposezdonc ?

– Il est fort possible que, tapis derrière cesbuissons, des cannibales nous guignent pour une déplaisantecollation, répondit lord John en regardant de l’autre côté dupont-levis. Et il vaut mieux apprendre la sagesse avant d’être misà la marmite ; aussi nous contenterons-nous d’espérer qu’aucunennemi ne nous attend là-bas, mais en même temps nous agirons commesi des ennemis nous guettaient. Malone et moi, nous allonsredescendre, et nous rapporterons avec Gomez et l’autre métis lesquatre fusils. Après quoi l’un de nous traversera le pont, lesautres le couvriront avec leurs armes jusqu’à ce que nous soyonsassurés que tout le monde peut suivre.

Challenger s’assit sur la souche et grognad’impatience. Mais Summerlee et moi étions tout à fait décidés àaccepter lord John comme chef pour de tels détails pratiques. Laremontée s’avéra plus facile, puisque nous avions la corde pournous hisser dans la dernière moitié de l’ascension. En moins d’uneheure nous avions rapporté quatre fusils et un fusil de chasse. Lesmétis nous accompagnaient, lord John leur avait ordonné de monterun ballot de provisions pour le cas où notre première explorationserait longue. Nous avions chacun des cartouches enbandoulière.

« Maintenant, Challenger, si vousinsistez réellement pour être le premier homme dans l’inconnu, ditlord John, quand tous nos préparatifs furent terminés.

– Je vous suis très très reconnaissant pourcette gracieuse autorisation, répondit le professeur, encolère.

Il n’admettait jamais de subir une autreautorité que la sienne.

« Puisque vous êtes assez bon pour me lepermettre, je tiens beaucoup à être le pionnier de cetteaventure.

Il s’assit à califourchon sur le tronc ;ses jambes pendaient de chaque côté au-dessus du gouffre ; ilavait jeté une hachette sur son épaule. En peu de temps, il parvintau bout du pont, se mit debout et agita ses bras en l’air.

« Enfin ! cria-t-il.Enfin !

Je l’observai anxieusement ; jem’attendais vaguement à ce qu’un terrible coup du sort fondît surlui, mais tout demeura tranquille. Seul un oiseau étrange, barioléà multiples couleurs, s’envola sous ses pieds et disparut parmi lesarbres.

Summerlee fut le deuxième. Sous une apparencetrès fragile, il possède une énergie extraordinaire. Il voulut àtoute force porter deux fusils sur son dos, si bien que les deuxprofesseurs se trouvèrent armés quand il eut franchi le pont. Jetraversai ensuite, en essayant de ne pas regarder l’abîme quis’étalait béant au-dessous de moi. Summerlee me tendit le canon deson fusil, et je sautai sur le plateau. Quant à lord John, ilmarcha tranquillement sur le tronc couché, en parfait équilibre,sans aide… Cet homme doit avoir des nerfs de lion !

Ainsi, nous étions tous quatre sur le pays denos rêves, le monde perdu, le plateau découvert par Maple White.Nous eûmes l’impression de vivre l’heure de notre triomphepersonnel. Qui aurait pu deviner que nous étions au bord de notredésastre ? Laissez-moi vous dire en peu de mots comment lacatastrophe survint.

Nous avions pénétré dans les broussaillesjusqu’à une cinquantaine de mètres quand un craquement terrifiant,déchirant, se produisit derrière nous. D’un seul mouvement, nouscourûmes vers l’endroit où s’était produit ce bruit : il n’yavait plus de pont !

Loin en bas de l’escarpement, j’aperçus en mepenchant une masse de branchages et un tronc en miettes. Oui,c’était notre hêtre ! Est-ce que le rebord de la plate-formeavait cédé sous son poids ? Ce fut d’abord l’explication quinous vint à l’esprit. Une deuxième ne tarda pas à démentir lapremière : sur le piton rocheux, une silhouette décharnée,celle de Gomez le métis, se dressa lentement. Oui, c’était bienGomez, mais plus le Gomez au sourire mielleux et au visageimpassible. Ses yeux lançaient des éclairs, ses traits étaientdéformés par la haine comme par la joie d’une revancheéclatante.

– Lord Roxton ! appela-t-il. Lord JohnRoxton !

– Me voici, répondit notre compagnon.

Un éclat de rire sauvage résonna au-dessus dugouffre.

– Ah ! vous voilà, chien anglais !Hé bien ! puisque vous êtes là, vous y resterez… Ah !j’ai attendu, attendu ! Maintenant j’ai eu ma chance ;elle est venue. Vous avez trouvé difficile de monter, n’est-cepas ? Descendre sera encore plus dur ! Fous que vousêtes, vous voilà pris au piège : tous !

Nous étions trop abasourdis pour parler. Nousne pouvions rien faire d’autre que de regarder, stupéfaits. Unegrosse branche cassée sur l’herbe révélait de quel levier ils’était servi pour faire basculer notre pont. Le visage de Gomezplongea, mais reparut bientôt, plus fanatique que tout àl’heure.

– Nous avions presque réussi à vous tuer avecun rocher dans la caverne, cria-t-il. Mais ceci est mieux :plus lent, plus terrible. Vos os blanchiront là, et personne nesaura ce que vous êtes devenus, personne ne viendra voussauver ! Quand vous serez sur le point de mourir, lord Roxton,pensez à Lopez, que vous avez tué il y a cinq ans sur le Putomayo.Je suis son frère et, quoi qu’il arrive, je mourrai content, carj’aurai vengé sa mémoire !

Il nous adressa un furieux signe de la main,puis tout redevint paisible.

Si le métis avait simplement accompli savengeance, puis s’était enfui, il lui aurait sans doutesurvécu ; ce fut la folle et irréversible impulsion latinevers le drame spectaculaire qui le perdit. Roxton, à qui trois paysavaient donné le surnom de Fléau de Dieu, n’était pas homme àaccepter qu’on se rît de lui. Le métis descendait de l’autre côtédu piton rocheux, mais avant qu’il eût pu atteindre le sol, lordJohn avait couru le long du plateau jusqu’à ce que Gomez fût àportée de son fusil. Un claquement sec précéda un hurlement, puisla chute d’un corps blessé à mort. Roxton revint vers nous ;son visage avait la dureté du granit.

– J’ai été un niais aveugle ! dit-il avecamertume. C’est ma stupidité qui est cause de ceci. J’aurais dû merappeler que ces gens ont la mémoire longue pour tout ce qui toucheaux inimitiés du sang. J’aurais dû me tenir sur mesgardes !

– Et l’autre ? Il en a fallu deux pourfaire basculer l’arbre dans le gouffre.

– J’aurais pu l’abattre, mais je l’ai laisséaller. Peut-être n’a-t-il pas pris part à ce piège. Peut-êtreaurait-il mieux valu que je le tue aussi, car il y a mis sans doutela main…

À présent que nous connaissions le secretmobile de tous les actes de Gomez, nous fûmes à même de rafraîchirnos souvenirs et de nous rappeler certains faits dont laconcordance aurait dû évidemment nous troubler : son désirconstant de connaître nos plans, la façon dont il écoutait à laporte de notre tente quand il fut surpris, cette espèce de hainedans le regard que nous avions tous plus ou moins remarquée… Nousétions encore en train d’en discuter et de nous efforcer d’adapternos esprits à notre nouvelle situation, quand une scène étrangedans la plaine reporta notre attention vers le bord.

Un homme vêtu de blanc, qui ne pouvait êtreque le métis à qui lord John avait laissé la vie, courait à toutesjambes comme court quelqu’un quand la mort se lance à ses trousses.Derrière lui, à quelques mètres, émergea l’énorme silhouetted’ébène de Zambo, notre serviteur noir si dévoué, qui fut bientôtsur le fuyard, passa ses bras autour de son cou, et tous deuxroulèrent sur le sol. Un instant plus tard, Zambo se releva, jetaun regard à son adversaire à terre, puis, agitant joyeusement unemain dans notre direction, courut vers nous. La forme blanche nebougeait plus au milieu de la grande plaine.

Les deux traîtres avaient été mis hors d’étatde nous nuire davantage. Hélas ! leur trahison subsistait,elle ! Nous n’avions plus aucun moyen de revenir sur le piton.Nous avions été les habitants du monde ; maintenant nousétions les indigènes du plateau. Le monde et le plateau formaientdeux choses à part, distinctes. Au-dessous de nous s’étendait laplaine qui conduisait à nos embarcations. Plus loin, au-delà del’horizon nimbé de brume violette, coulait le fleuve qui nousaurait rendus à la civilisation. Mais dans cette chaîne un anneaumanquait. Et il n’y avait pas d’ingéniosité humaine qui pût noussuggérer un moyen de franchir le gouffre entre notre passé et notreprésent. Une minute de vie, et toute notre existence s’en étaittrouvée transformée !

Ce fut à ce moment que je compris de quellematière mes trois camarades étaient faits. Ils étaient graves,c’est vrai, et pensifs, mais leur sérénité était invincible. Toutce que nous pouvions faire alors était de nous asseoir dans labroussaille et d’attendre Zambo. Bientôt son honnête visage noirsurgit sur le piton.

– Qu’est-ce que je fais, maintenant ?cria-t-il. Dites-le, et je le ferai !

C’était le type de question qu’il était plusfacile de poser que de résoudre. Une seule chose étaitclaire : Zambo demeurait notre unique lien avec le mondeextérieur.

Pour rien au monde il ne devait nousquitter !

– Non, non ! s’écria-t-il. Je ne vousabandonnerai pas ! Quoi qu’il arrive, vous me trouvereztoujours ici. Mais je ne peux pas garder les Indiens. Déjà ilsdisent trop que Curupuri habite là, et qu’ils veulent rentrer chezeux. Je ne pourrai pas les garder.

– Faites-les attendre jusqu’à demain,Zambo ! hurlai-je. Pour que je puisse leur donner unelettre.

– Très bien, monsieur ! Je les feraiattendre jusqu’à demain ; mais pour l’instant que puis-jefaire pour vous ?

Il y avait des tas de choses à faire, et ceserviteur dévoué les fit admirablement. D’abord, sous notredirection, il défit la corde qui ceignait encore la souche del’arbre, et il nous en fit passer une extrémité. Certes, ellen’était pas plus grosse qu’une corde pour faire sécher du linge, etil n’était pas question que nous pussions nous en servir commed’une passerelle, pourtant nous lui accordâmes une valeurincalculable. Puis il attacha son bout de corde au ballot de vivresque nous avions monté, et nous fûmes assez heureux pour l’amener ànous. Au moins nous avions de quoi manger pendant une bonnesemaine, même si nous ne trouvions rien d’autre. Enfin il descenditet nous rapporta deux autres colis, dont l’un contenait desmunitions pour nos fusils. La nuit était proche quand il nousquitta sur l’assurance formelle qu’il garderait les Indiensjusqu’au lendemain matin.

C’est ainsi que je passai presque toute mapremière nuit sur le plateau à écrire ces aventures à la lueurd’une lanterne.

Nous dînâmes et nous campâmes sur le bord del’escarpement, en étanchant notre soif grâce à deux bouteillesd’eau gazeuse de l’un de nos colis. Il est vital que nousdécouvrions de l’eau, mais j’incline à croire que lord John a eusuffisamment d’aventures pour aujourd’hui, et que personne ne sesoucie de faire les premiers pas dans ce monde inconnu. Nousn’avons pas osé allumer un feu, et nous évitons tout bruit denature à signaler notre présence.

Demain, ou plutôt aujourd’hui, car l’aubepointe tandis que j’écris, nous nous risquerons dans cet étrangepays. Quand pourrai-je écrire une nouvelle lettre, en admettant queje le puisse ? Je n’en sais rien. Toujours est-il que lesIndiens sont encore à leur poste, et je suis sûr que notre fidèleZambo fera l’impossible pour leur remettre le message. Ce que je mecontente d’espérer, c’est qu’il parviendra un jour à sondestinataire.

P. S – Plus je réfléchis, plus notre situationsemble désespérée. Je n’entrevois aucune probabilité de retour.S’il y avait près du rebord du plateau un gros arbre, nouspourrions essayer de jeter un nouveau pont-levis, mais je n’en voispas à moins de cinquante mètres. Nos forces réunies seraientimpuissantes à transporter un tronc jusque-là. La corde, bien sûr,est trop courte pour que nous nous en servions pour descendre. Non,notre situation est désespérée… Désespérée !

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