Le Monde perdu

Chapitre 13Un spectacle que je n’oublierai jamais

Quand le soleil descendit sous l’horizon, jevis la silhouette solitaire de l’Indien se profiler sur la vasteplaine à mes pieds, et je la suivis longtemps du regard :n’était-elle pas notre suprême espoir de salut ? Elle disparutenfin dans les brumes vaporeuses du soir, qui s’étaient levéesentre le plateau et la rivière lointaine.

Il faisait tout à fait nuit lorsque, laissantderrière moi la lueur rouge du feu de Zambo, je revinsmélancoliquement à notre campement ; néanmoins, je me sentaissatisfait ; au moins le monde saurait ce que nous avions fait,et nos noms ne périraient pas avec nos corps, ils demeureraient aucontraire associés pour la postérité au résultat de nostravaux.

Dormir dans ce camp cruellement marqué par ledestin était impressionnant ; moins effrayant toutefois que lajungle. Et je n’avais le choix qu’entre ces deux endroits. Parailleurs, la prudence la plus élémentaire m’imposait de me tenirsur mes gardes ; tandis que la nature d’autre part, vu monépuisement, réclamait que je me reposasse tout à fait. Je grimpaisur une branche du grand arbre à épices, mais je cherchai en vainun recoin où me percher en sécurité ; je me seraiscertainement rompu le cou car, en dormant, je serais tombé. Jeredescendis donc et refermai la porte de la zareba ; j’allumaitrois feux séparés, en triangle, je me préparai un souperconfortable, et je m’endormis comme une masse.

Mon réveil fut aussi inattendu qu’heureux. Aupetit jour une main se posa sur mon épaule. Je sursautai, empoignaimon fusil » et tous mes nerfs se tendirent. Mais je poussai uncri de joie : lord John était agenouillé à côté de moi.

C’était lui, et ce n’était pas lui. Il avaitperdu son calme, la correction de sa personne, son élégance dans levêtement. Il était pâle, ses yeux élargis avaient le regard d’unebête sauvage, il haletait en respirant comme quelqu’un qui auraitcouru vite et longtemps. Son visage maigre était égratigné,ensanglanté, ses habits ressemblaient à des haillons, il n’avaitplus de chapeau. Je le contemplais, abasourdi, mais il ne me donnapas le temps de l’interroger. Tout en parlant, il rassemblait nosprovisions.

– Vite bébé ! Vite ! cria-t-il.Chaque seconde compte. Prenez les fusils, ces deux-là. J’ai lesdeux autres. Maintenant, toutes les cartouches que vous pouvezréunir. Remplissez-en vos poches. À présent, quelques vivres. Unedemi-douzaine de boîtes de conserve suffiront. Parfait ! Neperdez pas de temps à m’interroger ni à réfléchir. Filons, ou noussommes pris !

Encore embrumé de sommeil, et bien incapabled’imaginer ce que tout cela pouvait signifier, je me mis à courirfollement derrière lui à travers la forêt, avec un fusil souschaque bras et des boîtes de conserve dans les mains. Lord John fitquantité de crochets au plus épais des broussailles jusqu’à cequ’il arrivât devant un fourré. Il s’y précipita sans se soucierdes épines, et me jeta par terre à côté de lui.

« Ouf ! souffla-t-il. Je croisqu’ici nous sommes en sécurité. Ils iront au fort Challenger, c’estaussi sûr que deux et deux font quatre. Ce sera leur première idée.Mais je pense que nous les avons déroutés.

– Qu’est-ce qui s’est passé ? demandai-jequand j’eus repris une respiration normale. Où sont lesprofesseurs ? Et qu’est-ce qui nous donne la chasse ?

– Les hommes-singes ! Seigneur, quellesbrutes ! Ne parlez pas trop fort, car ils ont de longuesoreilles, des yeux perçants, mais guère d’odorat pour autant quej’aie pu en juger ; c’est pourquoi je ne crois pas qu’ils nousdépistent. Où étiez-vous donc, bébé ? Vous vous en êtes bientiré, hein ?

En quelques phrases, je lui narrai mesaventures.

« Plutôt moche ! fit-il quand jeparlai du dinosaure et de la trappe. Ce n’est pas tout à fait lepays rêvé pour une cure de repos, hein ? Je m’en doutais, maisje ne l’ai vraiment compris que lorsque ces démons-là nous ontsauté dessus. Les cannibales Papous m’ont eu une fois, mais parcomparaison à cette armée, c’étaient des anges !

– Comment est-ce arrivé ?

– Au petit jour, hier matin, répondit-il. Nosamis savants ouvraient les yeux. Ils n’avaient pas encore commencéà se disputer. Et puis tout à coup il a plu des hommes-singes,exactement comme une pluie de grosses pommes quand vous secouez unpommier. Ils avaient dû se rassembler dans l’obscurité, je pense,jusqu’à ce que le grand arbre à épices en fût complètement garni.J’en ai abattu un d’une balle dans le ventre ; mais avant quenous ayons eu le temps de nous retourner, ils s’étaient jetés surnotre dos. Je les appelle des singes, mais ils avaient aux mainsdes gourdins et des pierres, ils baragouinaient un langageincompréhensible, et ils nous ligotèrent les mains avec des lianes,ce sont donc des animaux bien au-dessus de tous ceux que j’aifréquentés dans mes explorations. Des hommes-singes, voilà cequ’ils sont. L’anneau manquant, comme ils disent… Ma foi, jepréférerais qu’il ait continué de manquer ! Ils ont emportéleur camarade que je n’avais que blessé et qui saignait comme unporc, puis ils se sont assis autour de nous. De vrais visagesd’assassins ! Et des costauds, aussi grands qu’un homme, maisplus forts ! Ils ont de curieux yeux gris vitreux sous destouffes rouges. Ils étaient assis, et ils rigolaient,rigolaient ! Challenger n’a pas un cœur de poulet, mais là ilarborait une mine lamentable. Il sauta tout de même sur ses piedset leur cria d’en finir. Je crois qu’il avait un peu perdu la tête,car il entra dans une fureur épouvantable et les injuria… commes’ils étaient de vulgaires journalistes !

– Et ensuite ? qu’ont-ils fait ?

J’étais captivé par cette histoireextraordinaire que me chuchotait à l’oreille mon compagnon dont lesyeux vifs ne cessaient de fouiller les environs. Il avait gardé lamain sur son fusil chargé.

– Je croyais que c’était la fin de tout ;mais non ! Ce fut simplement le début d’une nouvelle ambiance.Ils jacassaient tous ensemble, discutaient… Puis l’un d’entre euxalla se placer à côté de Challenger. Vous pouvez sourire, bébé,mais, ma parole, on aurait dit deux cousins germains, si je nel’avais pas vu, je ne l’aurais pas cru ! Le vieil homme-singe(leur chef) était une sorte de Challenger rouge, à qui ne manquaitaucun des signes distinctifs de la beauté de notre distinguécamarade : il les avait plutôt plus marqués, voilà tout !Un corps court, de larges épaules, le buste rond, pas de cou, unegrande barbe rouge en fraise, des sourcils hérissés en touffes,dans les yeux le « qu’est-ce que ça peut vous fiche ?allez au diable ! » bref tout le répertoire. Quandl’homme-singe qui était venu se placer à côté de Challenger lui mitla patte sur l’épaule, c’était parfait ! Summerlee se laissaaller à une crise d’hystérie, et il rit aux larmes. Leshommes-singes se mirent à rire eux aussi – ou du moins ils émirentje ne sais quelle friture avec leurs bouches – puis ils se mirenten devoir de nous emmener dans la forêt. Ils ne se hasardèrent pasà toucher nos fusils non plus qu’à toutes les choses qui étaientenfermées, sans doute les jugeaient-ils trop dangereuses. Mais ilsemportèrent toutes nos provisions visibles. Summerlee et moi-mêmefûmes plutôt malmenés en route – ma peau et mes vêtements sont làpour le prouver ! – car ils nous firent passer à travers lesronces à vol d’oiseau, eux s’en moquent, ils ont une peau comme ducuir. Challenger, lui, ne souffrit de rien : quatrehommes-singes le transportèrent sur leurs épaules, et il s’en allacomme un empereur romain. Qu’est-ce que c’est que ça ?

Dans le lointain, nous entendîmes un bruit secde cliquetis ; on aurait dit des castagnettes.

« Ils sont par là ! murmura moncamarade tout en glissant des cartouches dans le second canon deson Express. Chargez vos fusils, bébé ! Je vous jure que nousne serons pas pris vivants. Ils font ce chahut-là quand ils sontfurieux… Ma foi, nous avons quelque chose qui les rendra encoreplus furieux s’ils nous attaquent ! Les entendez-vous àprésent ?

– Très loin d’ici.

– Je m’attends à ce qu’ils poursuivent leursrecherches dans toute la forêt… En attendant, écoutez le récit denos malheurs. Ils nous transférèrent dans leur cité. Imaginez unmillier de huttes en branchages dans un grand bouquet d’arbres,près du rebord de l’escarpement. À cinq ou six kilomètres du fortChallenger. Ces animaux répugnants me palpèrent sur tout le corps,j’ai l’impression que je ne pourrai plus jamais redevenir propre.Ils nous attachèrent ; le type qui s’occupa de moi aurait puligoter une famille entière ! Et ils nous obligèrent à nousétendre ; les orteils pointant vers le ciel, sous un arbre.Une grande brute, avec un gourdin à la main, montait la garde.Quand je dis « nous », il s’agit seulement de Summerleeet de moi-même. Le cher vieux Challenger avait été hissé sur unarbre, il mangeait des pommes de pin, il vivait la grande heure desa vie. Je dois dire qu’il s’arrangea pour nous porter des fruits,et que de sa propre main il défit nos liens. Si vous l’aviez vuassis sur son arbre, accouplé avec son frère jumeau, et chantant àpleine voix : « Sonnez, sonnez, cloches de noscathédrales », car sa voix de basse roulante avait le don demettre nos geôliers de bonne humeur, vous auriez bien ri !Mais nous n’étions guère en humeur de rire, vous le devinez !Les hommes-singes avaient tendance, sous réserves, à le laisseragir comme bon lui semblait, mais autour de nous ils montaient unegarde sévère. Notre seule consolation était de penser que vousn’aviez pas été pris et que vous aviez mis vos archives àl’abri.

« Eh bien ! bébé, je vais maintenantvous dire quelque chose qui vous étonnera ! Vous dites quevous avez vu des traces d’humanité et des feux, des trappes, etbien d’autres choses. Mais nous, nous avons vu des indigènes enpersonne. Ce sont de pauvres diables, des petits bonshommesrabougris, et rien de plus. Il semble que les hommes occupent uncôté de ce plateau, là-bas, où vous avez découvert les cavernes, etque les hommes-singes occupent ce côté-ci. Il semble égalementqu’ils se livrent les uns aux autres une guerre sanglante. Voilà lasituation, jusqu’à nouvel avis. Bien. Hier les hommes-singes sesont emparés d’une douzaine d’hommes et les ont faits prisonniers.Jamais dans votre vie vous n’avez entendu un tel concert ! Leshommes étaient de petits types rouges qui avaient été mordus etgriffés au point qu’ils pouvaient à peine marcher. Leshommes-singes en mirent deux à mort pour commencer. À l’une desvictimes, ils arrachèrent presque complètement le bras. C’étaitparfaitement ignoble ! Ces hommes sont de petits guerrierscourageux : ils ne poussèrent aucun cri. Mais ce spectaclenous rendit malades. Summerlee s’évanouit, et Challenger en eutplus qu’il ne put en supporter… Je crois qu’ils ont disparu,hein ?

Nous écoutâmes intensément, mais seuls lesappels des oiseaux s’égrenaient dans la forêt paisible. Lord Johnreprit le cours de son récit.

« Je crois que vous avez eu la chance devotre vie, bébé ! C’est parce qu’ils étaient occupés avec cesIndiens qu’ils vous oublièrent. Sinon ils seraient retournés aucamp, et ils vous y auraient cueilli. Certainement vous aviezraison quand vous affirmiez qu’ils nous surveillaient depuis ledébut, et ils savaient très bien qu’un de nous manquait à l’appel.Heureusement, ils ne pensaient plus qu’à leur nouveau coup defilet ; voilà pourquoi ç’a été moi, et non les hommes-singes,qui vous ai mis le grappin dessus ce matin. Car j’aime mieux vousdire que nous avons vécu ensuite un horrible cauchemar !Seigneur, vous rappelez-vous le champ de bambous pointus où nousavons trouvé le squelette d’un Américain ? Eh bien ! ilest situé juste au-dessous de la cité des hommes-singes, et c’estlà qu’ils font sauter leurs prisonniers. Je suis sûr que si nousallions y regarder de près, nous découvririons quantitéd’ossements. Sur le rebord de l’escarpement, ils se livrent à unesorte de parade, à toute une cérémonie. L’un après l’autre lespauvres diables doivent sauter ; pour le public le jeuconsiste à regarder s’ils sont mis en pièces avant ou s’ils sontprécipités vivants sur le pal de ces joncs. Ils nous convièrent àce spectacle. Toute la tribu était rangée sur le rebord. QuatreIndiens sautèrent : les joncs les transpercèrent comme desaiguilles une motte de beurre. Rien d’étonnant que les roseauxaient écartelé notre pauvre Américain ! C’était horrible, maispassionnant ! Nous étions tous fascinés quand ils plongeaient,car nous attendions notre tour.

« Eh bien ! notre tour n’est pasvenu. Ils ont conservé six Indiens pour aujourd’hui, du moins à ceque j’ai compris, mais ils nous réservaient la vedette américaine.Challenger pourra peut-être s’en tirer, mais Summerlee et moifigurions sur la liste. Ils s’expriment autant par signes que parparoles, et il n’est pas trop difficile de les comprendre. Alors jeme suis dit que c’était le moment d’intervenir. J’avais vaguementéchafaudé un plan, et en tout cas j’avais quelques idées fortclaires en tête. Tout reposait sur moi, car Summerlee n’était plusbon à rien, et Challenger ne valait guère mieux. La seule foisqu’ils se sont trouvés l’un près de l’autre, ils se sontchamaillés, parce qu’ils ne pouvaient pas tomber d’accord sur laclassification de ces démons à tête rouge qui nous tenaientcaptifs. L’un affirmait qu’ils relevaient du dryopithecus de Java,l’autre soutenait qu’ils appartenaient à la famille despithécanthropes. Des fous, hein ! Des mabouls ! Mais moi,comme je vous l’ai dit, j’avais en tête une ou deux idées utiles.La première était que, sur un terrain ouvert, ces brutes necouraient pas aussi vite qu’un homme : ils ont des jambescourtaudes, arquées et des corps lourds ; Challenger lui-mêmepourrait leur rendre une dizaine de mètres dans un sprint, tandisque vous et moi battrions tous les records. Ma deuxième idée étaitqu’ils ignoraient tout des armes à feu. Je ne crois pas qu’ilsaient réalisé comment j’avais blessé leur camarade. Alors, si nouspouvions récupérer nos fusils, tout changerait.

De bonne heure ce matin donc, je suisintervenu. J’ai assené à mon gardien un direct à l’estomac qui l’aétendu pour le compte, et j’ai piqué ma course jusqu’au fortChallenger. Là je vous ai trouvé, j’ai pris les fusils, et nousvoilà planqués ici en attendant mieux.

– Mais les professeurs ? m’écriai-jeconsterné.

– Eh bien ! il nous reste à retourner leschercher. Je ne pouvais pas les emmener avec moi. Challenger étaitsur son arbre et Summerlee n’aurait pas tenu le coup. La seulechance consistait à récupérer les fusils d’abord et à tenter unsauvetage. Évidemment, ils ont pu entre-temps les massacrer pour sevenger. Je ne pense pas qu’ils toucheront à Challenger, mais je neréponds de rien pour Summerlee. De toute façon, ils l’avaient àleur merci. Voilà pourquoi je ne crois pas que ma fuite ait aggravéla situation. Mais l’honneur nous commande de retourner, de lessauver, ou de voir ce qu’il est advenu d’eux. Donc bébé, prenezvotre courage à deux mains, car avant ce soir nous aurons vaincu oupéri !

J’ai essayé d’imiter ici la manière de parlerde lord Roxton : ses phrases brèves et caustiques, le tonmi-ironique mi-insouciant qu’il prit pour me faire son récit. Maisc’était un chef né. Plus le danger se précisait, plus sadésinvolture se donnait libre cours, il parlait avec une verveendiablée, ses yeux froids brillaient d’une vie ardente, samoustache à la Don Quichotte frétillait d’excitation. Son amour dudanger, son sens dramatique de l’existence, sa conviction qu’unpéril était un sport comme un autre – un match entre vous et ledestin, avec la mort comme enjeu – faisaient de lui un compagnonincomparable pour des moments pareils. Si nous n’avions pas eu àredouter le pire pour nos professeurs, j’aurais participé avec unevraie joie à l’affaire où il m’entraînait. Nous nous levions denotre fourré quand je sentis sa main sur mon bras.

« Sapristi ! fit-il. Lesvoici !

De là où nous nous tenions, nous pouvionsdistinguer une sorte de nef brune, avec des arches de verdure,constituée par des troncs et des branches. Dans cette nef leshommes-singes défilaient l’un derrière l’autre, en tournant la têtede gauche à droite et de droite à gauche tout en trottant. Leursmains touchaient presque le sol. Leur démarche accroupie lesfaisait paraître plus petits, mais ils avaient bien un mètresoixante, avec de longs bras et des torses énormes. La plupartportaient des gourdins. À distance, ils ressemblaient à des êtreshumains très déformés et très velus. Je pus les suivre quelquetemps du regard, puis ils se perdirent dans les broussailles.

– Ce n’est pas pour cette fois ! dit lordJohn qui avait relevé son fusil. Nous ferions mieux d’attendretranquillement qu’ils aient terminé leurs recherches. Ensuite, nousverrons si nous pouvons revenir à leur cité et les frapper au plussensible. Donnons-leur une heure, et nous nous mettrons enroute.

Nous occupâmes nos loisirs en ouvrant uneboîte de conserve et en prenant notre petit déjeuner. Depuis laveille au matin, lord Roxton n’avait mangé que quelques fruits, etil dévora avec l’appétit d’un homme affamé. Puis, nos poches étantbourrées de cartouches, nous partîmes avec un fusil dans chaquemain pour notre opération de sauvetage. Avant de partir, toutefois,nous repérâmes soigneusement notre petite cachette dans les fourréset sa position par rapport au fort Challenger, afin que nouspussions y revenir en cas de besoin. Nous traversâmes lesbroussailles en silence jusqu’aux abords de notre vieux camp. Nousfîmes halte, et lord John m’expliqua son plan.

« Tant que nous sommes au milieu de laforêt, ces bandits nous dominent, me dit-il. Ils peuvent nous voir,et nous, nous ne les voyons pas. Mais en terrain dégagé c’estdifférent. Là nous nous déplaçons plus vite qu’eux. C’est pourquoinous devons nous maintenir le plus possible en terrain ouvert. Lebord du plateau possède moins de gros arbres que l’intérieur desterres. Nous le longerons de près. Marchez lentement, ouvrez vosyeux et tenez prêt votre fusil. Surtout ne vous laissez jamaiscapturer tant qu’il vous restera une cartouche ! Voilà, bébé,mon dernier mot.

Quand nous atteignîmes le rebord del’escarpement, je me penchai et vis notre bon Zambo qui fumaitpaisiblement sur un rocher en dessous de nous. J’aurais donnébeaucoup pour l’alerter et l’informer de notre situation, mais nosvoix auraient pu donner l’alarme. Les bois semblaient regorgerd’hommes-singes ; constamment nous entendions leur bizarrelangage qui résonnait comme un cliquetis. Aussitôt nous plongionsdans le fourré le plus proche et nous restions immobiles jusqu’à ceque tout bruit eût disparu. Autant dire que nous n’avancions quetrès lentement, et ce ne fut qu’au bout de deux heures que jecompris d’après certains mouvements prudents de lord John que nousn’étions pas loin de la cité des hommes-singes. Il me fit signe dem’étendre, de ne pas bouger, et lui-même rampa en avant. Une minuteplus tard, il était de retour ; son visage étaitbouleversé.

– Venez ! dit-il. Venez vite ! Jeprie Dieu pour que nous n’arrivions pas trop tard !

Je me mis à trembler d’excitation nerveusetout en approchant à quatre pattes d’une clairière qui s’ouvraitderrière les buissons.

Alors je vis un spectacle que je n’oublieraijamais avant le jour de ma mort : si singulier, si incroyableque je me demande comment vous le représenter. Dans quelquesannées, pourrais-je croire encore que je l’ai vu ? Dansquelques années… à condition que je sois encore en vie et que jepuisse retrouver le confort du club des Sauvages !

Je suis sûr que tout cela me paraîtra uncauchemar épouvantable, une sorte de délire dû à des fièvres…Pourtant je vais le décrire, puisque j’en ai le souvenir frais, etun homme au moins, celui qui gisait couché dans l’herbe humide àcôté de moi, témoignera que je n’ai pas menti.

Un espace large, bien dégagé, s’étendaitdevant nous sur plusieurs centaines de mètres : rien que dugazon vert et des fougères basses jusqu’au rebord de l’escarpement.Autour de cette clairière, il y avait un demi-cercle d’arbresbourrés branche sur branche de curieuses huttes en feuillage. Qu’onimagine une rouquerie, chaque nid constituant une petite maison.Toutes les ouvertures des huttes et les branches des arbres étaientpeuplées d’une foule compacte d’hommes-singes qui devaient être, vuleur taille, les femelles et les petits de la tribu. De ce tableauils formaient l’arrière-plan, et ils regardaient avec un intérêtpassionné une scène qui nous stupéfia.

Sur la pelouse, près du bord de l’escarpement,plusieurs centaines de ces créatures à poils rouges et longsétaient rassemblées. Il y en avait d’une taille formidable, maistous étaient horribles à regarder. Une certaine discipline régnaitparmi eux, car aucun n’essayait de déborder de la ligne qu’ilsformaient. Devant se tenait un petit groupe d’Indiens aux musclesfrêles et dont la peau était d’un brun tirant sur le rouge ;cette peau luisait au soleil comme du bronze bien astiqué. Un hommeblanc, grand et maigre, était debout à côté d’eux ; il avaitcroisé les bras et baissé la tête ; toute son attitudeexprimait l’horreur et le dégoût. Sans aucun doute, c’était bien lasilhouette anguleuse du Pr Summerlee.

Autour de ce groupe de prisonniers, il y avaitplusieurs hommes-singes qui les gardaient de près et qui rendaienttoute évasion impossible. Puis, nettement à part et tout près durebord de l’escarpement, se détachaient deux créatures, si bizarreset, en d’autres circonstances, si grotesques qu’elles attirèrentmon attention. L’une était notre compagnon le Pr Challenger ;les débris de sa veste pendaient encore à ses épaules, mais sachemise avait été arrachée et sa grande barbe se confondait avec lefouillis noir des poils de sa poitrine ; il avait perdu sonchapeau ; ses cheveux, qui avaient poussé fort longs depuis ledébut de nos aventures, se hérissaient en désordre sur sa tête. Enun seul jour, le produit sensationnel de la civilisation modernes’était métamorphosé en un sauvage de l’Amérique du Sud ! Àson côté se tenait son maître, le roi des hommes-singes. Lord Johnne s’était pas trompé en affirmant que le roi des hommes-singesressemblait au Pr Challenger, avec cette unique différence qu’ilavait la peau rouge : même charpente trapue et massive, mêmesépaules larges, même manière de laisser pendre les bras, même barbefrémissante tombant jusque sur le torse velu. Toutefois, au-dessusdes sourcils, le front bas, oblique et le crâne voûté del’homme-singe contrastaient avec le front haut et le crânemagnifiquement développé de l’Européen. Cela mis à part, le roiétait une caricature du professeur.

Ce spectacle, que je décris bien longuement,se grava dans mon esprit en deux ou trois secondes. Et nous eûmesensuite bien d’autres sujets de réflexion, car une actiondramatique allait se jouer. Deux hommes-singes avaient empoigné unIndien, l’avaient sorti du groupe et conduit sur le rebord del’escarpement. Le roi leva la main : c’était le signal. Ilsprirent l’Indien par les bras et les jambes, le balancèrent à troisreprises avec une violence croissante, puis, de toutes leursforces, ils le lancèrent par-dessus le précipice : ils ymirent tant de force que le pauvre diable dessina une courbe dansles airs avant de commencer à tomber. Toute la foule, sauf lesgardiens, se rua alors vers le rebord de l’escarpement, et unelongue pause de silence absolu s’ensuivit, qu’interrompitbrusquement un hurlement de joie sauvage : tous leshommes-singes se mirent à bondir dans une danse frénétique,levèrent leurs longs bras poilus, jusqu’à ce qu’ils se retirassentdu rebord de l’escarpement pour se reformer en ligne et attendre laprochaine victime.

Cette fois, c’était Summerlee. Deux de sesgardiens le saisirent par les poignets et le tirèrent brutalementsur le devant de la scène. Il chancelait sur ses longues jambesmaigres, tel un poussin qui sort de l’œuf. Challenger s’étaittourné vers le roi et agitait ses mains désespérément, en suppliantque fût épargnée la vie de son camarade. L’homme-singe le repoussarudement et secoua la tête, ce fut là son dernier geste conscientsur cette terre. Le fusil de lord John claqua, le roi s’effondrasur le sol, le sang s’échappait de lui comme d’une vessiecrevée.

– Tirez dans le tas ! Bébé,tirez !

Dans l’âme de l’homme moyen, il y a d’étrangesreplis couleur de sang. Je suis d’une nature tendre, et il m’estarrivé bien des fois d’avoir la larme à l’œil devant un lièvreblessé. Mais là j’étais assoiffé de meurtre. Je me surpris moi-mêmedebout, vidant un chargeur, puis un autre, puis rechargeant unfusil, puis le vidant, puis rechargeant le deuxième, puis tirantencore, tout en criant et riant : je n’étais plus que férocitéet joie de tuer. Avec nos quatre fusils nous fîmes un horriblecarnage. Les deux gardes qui tenaient Summerlee avaient étéabattus, et le professeur vacillait comme un homme ivre, incapablede réaliser qu’il était libre. La foule des hommes-singes couraitdans tous les sens, stupéfaite, cherchant à savoir d’où venaitcette tempête de mort et ce qu’elle signifiait. Ils gesticulaient,hurlaient, trébuchaient sur les cadavres. Enfin, d’un seulmouvement, ils se précipitèrent tous ensemble dans les arbres poury chercher un abri, laissant derrière eux le terrain couvert de jene sais combien de leurs camarades. Les prisonniers demeurèrentseuls au milieu de la clairière.

Le cerveau de Challenger fonctionnait trèsvite : il ne tarda pas à comprendre la situation. Il saisitl’ahuri Summerlee par le bras, et tous deux coururent vers nous.Deux de leurs gardiens bondirent pour les arrêter, mais lord Johnles expédia dans le paradis des hommes-singes. Nous nousprécipitâmes au-devant de nos compagnons et nous leur remîmes àchacun un fusil. Hélas ! Summerlee était à la limite de sesforces ! C’est à peine s’il pouvait se tenir debout. Et déjàles hommes-singes se ressaisissaient : ils redescendaient deleurs arbres, revenaient par les fourrés pour nous couper laretraite. Challenger et moi entraînâmes Summerlee en le soutenantchacun par un coude, tandis que lord John, tirant sans relâche surles enragés qui surgissaient des buissons, couvrait notre retraite.Pendant deux kilomètres, ces brutes nous talonnèrent. Tout de même,ayant appris à connaître notre puissance de feu, ils abandonnèrentla poursuite pour ne plus avoir à affronter le fusil meurtrier delord John. Quand nous regagnâmes le fort Challenger, nous nousretournâmes : nous étions seuls.

Du moins nous le crûmes, mais nous noustrompions. À peine avions-nous refermé la porte épineuse de notrezareba que nous tombâmes dans les bras les uns des autres ;puis haletants et essoufflés, nous nous allongeâmes sur le sol prèsde notre source ; mais nous n’avions pas encore commencé ànous rafraîchir que nous entendîmes des pas et de doux petits crisderrière notre clôture. Lord John se releva d’un bond, prit sonfusil et ouvrit la porte : là, prosternés sur le sol, lesquatre petits Indiens rouges qui avaient survécu au massacrevenaient implorer notre protection ; ils tremblaient depeur ; dans un geste expressif, l’un d’eux désigna du doigtles bois environnants pour nous annoncer qu’ils étaient pleins depérils ; après quoi, il se précipita vers lord John, enlaçases jambes avec ses deux bras, et appuya la tête contre seschevilles.

– Ça alors ! s’exclama lord John entirant sur sa moustache grise avec perplexité. Dites donc…qu’est-ce que nous allons faire de ces gens-là ? Relève-toi,petit bonhomme ! Ôte ta tête de dessus mes bottes !

Summerlee s’était mis sur son séant, et ilbourrait sa vieille pipe de bruyère.

– Nous ne pouvons les chasser, dit-il. Vousnous avez tous tirés des griffes de la mort. Ma parole, vous avezfait du beau travail !

– Du travail admirable ! renchéritChallenger. Admirable ! Non seulement nous en tantqu’individus, mais toute la science européenne prisecollectivement, nous vous devons une immense gratitude pour ce quevous avez fait ! Summerlee et moi-même, je n’hésite pas à ledire, aurions laissé un vide considérable dans l’histoire modernede la zoologie si nous avions disparu ! Notre jeune ami etvous-même vous avez été merveilleux !

Il nous dédia son vieux sourire paternel, maisla science européenne aurait été plutôt surprise si elle avait puvoir l’élu de son cœur et son espoir de demain avec un visage saleet hirsute, un torse nu, des vêtements en lambeaux. Il avait uneboîte de conserve entre ses genoux, et ses doigts tenaient un grosmorceau de mouton froid. L’Indien le regarda, puis, avec un petitcri, il replongea vers le sol et se cramponna à la jambe de lordJohn.

– N’aie pas peur, mon enfant ! dit lordJohn en caressant la tête tressée de l’Indien. Il a du mal àsupporter votre image, Challenger, et, ma foi, je ne m’enscandalise pas ! Tout va bien, petit homme ; c’est aussiun homme, un homme comme toi et moi.

– Réellement, monsieur… protesta leprofesseur.

– Hein ? Vous avez de la chance,Challenger, d’être un tant soit peu hors de l’ordinaire ! Sivous n’aviez pas ressemblé au roi…

– Sur mon honneur, lord John Roxton, vous vouspermettez de grandes libertés !

– Hein ? C’est un fait !

– Je vous prierai, monsieur, de changer desujet. Vos observations sont tout à fait déplacées etincompréhensibles. La question qui se pose est de décider ce quenous allons faire de ces Indiens. Il faut évidemment les escorterchez eux ; encore devons-nous pour cela savoir où ilshabitent.

– Pas de difficultés sur ce point, dis-je. Ilshabitent dans les cavernes qui sont de l’autre côté du laccentral.

– Notre jeune ami sait où ils habitent. Jepense que c’est à une bonne distance ?

– Trente-cinq kilomètres à peu près.

Summerlee poussa un gémissement.

– Pour ma part, je ne pourrai jamais yarriver. D’ailleurs, j’entends ces brutes qui sont encore sur nostraces.

En effet, du fond des bois jaillit le cri deshommes-singes. Les Indiens se relevèrent tout tremblants.

– Il faut partir, et vite ! ordonna lordJohn. Vous, bébé, vous aiderez Summerlee. Les Indiens porteront nosprovisions. Allons, filons avant que nous ne soyonsrepérés !

En moins d’une demi-heure, nous avions gagnénotre refuge parmi les fourrés, et nous nous y dissimulâmes. Toutela journée, nous entendîmes les cris excités deshommes-singes ; ces cris venaient de la direction de notrevieux camp ; mais personne ne nous dépista, et nous passâmesla nuit à dormir profondément : Rouges ou Blancs, nous étionsépuisés. Dans la soirée, j’étais déjà en train de sommeiller quandje me sentis tiré par la manche ; c’était Challenger,agenouillé auprès de moi.

– Vous tenez bien un journal des événements,et vous avez la ferme intention de le publier, n’est-ce pas,monsieur Malone ? me demanda-t-il d’un air solennel.

– Je ne suis ici qu’en qualité de journaliste,répondis-je.

– Très juste ! Vous avez pu entendrequelques observations assez sottes de lord John Roxton, et quiparaissaient conclure à je ne sais quelle… ressemblance ?

– Oui, je les ai entendues.

– Je n’ai nul besoin d’insister surceci : toute publicité faite autour d’une pareille idée… endehors d’un manque évident de sérieux qui réduirait la portée devotre récit, serait considéré par moi comme une offense trèsgrave.

– Je resterai dans les limites de lavérité.

– Les remarques de lord John procèdent souventde la fantaisie la plus haute ; ainsi est-il capabled’attribuer d’absurdes raisons au respect dont témoignent toujoursles races non développées à l’égard du caractère et de la dignité.Vous voyez ce que je veux dire ?

– Très bien !

– Je laisse donc à votre discrétion le soin detraiter cette affaire…

Il s’interrompit, se tut, puisreprit :

« Le roi des hommes-singes étaitd’ailleurs une créature extrêmement distinguée… Une personnalitétrès forte et d’une intelligence supérieure. Vous n’en avez pas étéfrappé ?

– Une créature très remarquable eneffet ! dis-je.

Rassuré, le professeur se recoucha ets’endormit paisiblement.

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