Le Pouce crochu

Chapitre 2

 

 

Pierre Gémozac, l’un des princes del’industrie du fer, et plusieurs fois millionnaire, demeurait toutprès de l’usine où il avait fait fortune, sur les bords peu fleurisdu canal Saint-Martin.

Il faut dire qu’il habitait un fort belhôtel, entre cour et jardin, et que le quai de Jemmapes n’est pastrès loin du centre de Paris, quand on a de bonnes voitures etd’excellents chevaux. Le voisinage bruyant des ateliers avait bienquelques inconvénients, mais le fracas des marteaux et leronflement des machines à vapeur étaient doux à l’oreille de cebrave homme qui avait gagné des millions à construire deslocomotives et qui avait commencé par être ouvrierajusteur.

Il s’était marié tard, et de sa femmebeaucoup mieux née que lui et beaucoup plus jeune, il n’avait euqu’un fils qu’il adorait, quoique ce fils lui donnât plus de soucisque de satisfactions.

Julien Gémozac, à vingt-huit ans,n’était encore qu’un élégant oisif et ne paraissait pas disposé àtravailler sérieusement, au grand chagrin du père Gémozac quirêvait d’en faire son successeur. Julien était d’un grand cercle,et menait la vie à fond de train, jouant gros jeu, pariant trèscher aux courses, et ne comptant plus ses succès dans le monde desdemoiselles faciles.

Il avait cependant passé par l’Écolecentrale et il en était sorti, en très bon rang, avec un brevetd’ingénieur civil qu’il espérait bien ne jamaisutiliser.

Sa mère le gâtait ; son père disaitpour se consoler : « Il faut que jeunesse sepasse !… » mais il trouvait qu’elle ne passait pasvite.

En attendant que la raison vînt, iln’exigeait que deux choses : d’abord, que Julien habitât lamaison paternelle ; ensuite qu’il prit part au déjeuner defamille. Et si Julien ne se gênait pas pour découcher, ils’astreignait du moins à ne pas manquer le repas du matin. À midiprécis, on se mettait à table chez le grand industriel et Julienétait exact.

Il lui arrivait bien quelquefois, aprèsune nuit orageuse, de se montrer avec des traits tirés et les yeuxbattus, mais il faisait bonne contenance et on lui en savait gré.Son père le chapitrait doucement et sa mère, qui voulait le marier,lui proposait des héritières qu’il ne refusait pas, mais qu’ilévitait de rencontrer.

La mort tragique du pauvre Monistrolavait eu un contre-coup dans la maison Gémozac.

Un matin, Julien n’avait pas paru audéjeuner, et on avait su qu’il n’était pas rentré depuis laveille.

Ses parents, très inquiets, passèrentune triste journée, car ils n’apprirent qu’à six heures du soir cequi lui était arrivé.

Indignement lâché par son camaradeFresnay, Julien avait dû passer toute la nuit près de mademoiselleMonistrol, qui se débattait dans les convulsions d’une effroyablecrise nerveuse, et c’était seulement au petit jour qu’il avait puappeler, par la fenêtre, des gens qui passaient sur le boulevardVoltaire.

La police, avertie, était venue enfin etavait constaté le crime sans l’expliquer. Camille, aux questionsqu’on lui posait, ne répondait que par des propos incohérents.Julien, ne sachant rien ou presque rien, ne pouvait pas éclairer lecommissaire, car la scène dans la baraque ne prouvait pasgrand’chose contre le clown.

Madame Gémozac eut le courage d’allers’établir, le soir même, au chevet de la jeune fille et de lasoigner pendant que les gens de justice verbalisaient auprès ducadavre. Une fièvre cérébrale s’était déclarée, et les médecins nerépondaient pas de la vie de mademoiselle Monistrol.

Il fallut enterrer son père, sansqu’elle en eût connaissance ; mais Pierre Gémozac, et son filssuivirent, à la tête des ouvriers de l’usine, le convoi dumalheureux inventeur.

Il s’écoula toute une semaine avant quela situation changeât. Camille, entrée en convalescence, restaitplongée dans une sorte d’engourdissement qui paralysait sesfacultés. Les agents de la sûreté cherchaient le coupable et netrouvaient rien qui les mît sur la voie. Madame Gémozac avait placéune femme de confiance et une sœur de charité auprès de la jeunemalade, elle allait fréquemment la voir, et elle attendait qu’ellese rétablît pour s’occuper de lui assurer une existenceconvenable.

Julien s’intéressait toujours à saprotégée de la foire au pain d’épice, et il n’avait pas encorepardonné à cet égoïste d’Alfred qui s’était si vilainement dérobé.Mais Julien avait repris peu à peu ses habitudes. Il pensait déjàbeaucoup moins à la lugubre aventure de l’orpheline, et il nesongeait guère à découvrir l’insaisissable meurtrier deMonistrol.

Le huitième jour, en déjeunant, ildemanda, comme il le faisait tous les matins, des nouvelles deCamille, et il apprit que l’avant-veille elle s’était levée pour lapremière fois.

– Nous la verrons bientôt, dit madameGémozac. Elle veut absolument venir ici nous remercier.

– Je serai charmé de la recevoir, ajoutale père Gémozac ; d’abord, pour lui exprimer combien je prendspart à son malheur, et aussi parce que j’ai de bonnes nouvelles àlui apprendre. L’invention de Monistrol est une fortune. Sil’affaire continue à marcher comme elle marche dès le début, safille sera très riche et, en ma qualité d’associé, je gagneraibeaucoup d’argent. Elle peut dès à présent vivre sur un très bonpied, car à la fin de l’année, j’aurai à lui compter une somme trèsronde, et en attendant, je lui ferai toutes les avances qu’ellevoudra.

– Voilà de quoi la consoler, ditJulien.

– Eh bien, je doute qu’elle se consolejamais, reprit madame Gémozac. Depuis qu’elle va mieux, je l’aiétudiée et maintenant, je crois la connaître. C’est un caractère,que cette enfant de vingt ans ! Elle ne s’inquiète pas de cequ’elle va devenir. Elle ne parle que de son père et elle ne pensequ’à venger sa mort.

– Je crains fort qu’elle n’y réussissepas. L’instruction se poursuit, mais on n’a aucune donnée précisesur l’assassin. Le clown qu’elle accusait a été interrogé lelendemain et il a prouvé un alibi. On le confrontera sans douteavec elle, puisqu’elle est maintenant en état de s’expliquer, maisje parierais volontiers qu’elle ne le reconnaîtra pas.

– C’est probable, car il paraît qu’ellen’a entrevu que la main du meurtrier. Elle m’a dit cela, sanss’expliquer davantage.

– Ah ! oui, la main !… c’estson idée fixe. Pendant sa première attaque de nerfs, ellecriait : « Oh ! cette main… elle s’approche… ellemenace mon père… chassez-la ! » Elle avait le délire. Ilest vrai que le rapport des médecins déclare que son père a étéétranglé par une main énorme… et j’ai moi-même constaté le fait enexaminant le corps. Mais ce n’est pas là un indice suffisant. Tousles assassins ont des mains larges comme des battoirs. Terappelles-tu que, dans le temps, on ne parlait que du pouce deTroppmann ?

À ce moment un valet de pied entra et cen’était pas pour son service, car M. Gémozac tenait à déjeuneren tête-à-tête avec sa femme et son fils, et ses domestiquesavaient ordre de ne jamais se montrer sans qu’on lessonnât.

– Qu’est-ce que c’est, Jean ?demanda-t-il en fronçant le sourcil.

– Mademoiselle Monistrol désireraitparler à monsieur ou à madame. Je lui ai dit qu’on était àtable…

– N’importe ! Faites-la entrer,répondit vivement Gémozac.

Camille attendait dans l’antichambre. Levalet de pied alla l’y chercher, et lorsqu’elle entra, Julien eutquelque peine à la reconnaître. Il ne l’avait vue que dans lecostume qu’elle portait le soir de leur première rencontre, et ill’avait laissée en plein accès de fièvre chaude, les vêtements endésordre, les cheveux défaits, le visage décomposé. Elle seprésentait maintenant sous un tout autre aspect, sévèrementhabillée de noir, coiffée à l’air de sa figure, et pâlie par lasouffrance ; mais cette pâleur rehaussait encore sa beauté, etlui donnait un charme qui frappa vivement le jeuneGémozac.

Le père, qui la voyait pour la premièrefois, resta tout ébahi, mais madame Gémozac se leva, vint à elle,lui prit affectueusement les mains et la fit asseoir près de sonmari, qui ne demandait qu’à la bien accueillir, mais qui ne savaitpar où commencer.

Camille le tira d’embarras en prenant laparole.

– Monsieur, dit-elle sans se troubler,il me tardait de vous remercier… mon pauvre père vous a dû sadernière joie… et ce n’est pas à vous seul que je dois de lareconnaissance…

La fin de la phrase s’adressait au filset à la mère qui se chargea de répondre pour tout lemonde.

– Ma chère enfant, dit madame Gémozac,vous êtes maintenant de notre famille et nous n’avons fait quenotre devoir, Julien en vous assistant dans un triste moment, etmoi en vous donnant des soins. Mon mari fera le sien en sechargeant de veiller à vos intérêts et d’administrer votre fortune.Mais vous avez eu tort de sortir aujourd’hui. C’est une imprudencedans l’état de santé où vous êtes.

– Le médecin me l’a permis, madame. Jesuis complètement rétablie et la preuve, c’est que j’ai supporté,hier, sans fatigue, un long interrogatoire du juged’instruction.

– Quoi ! il n’a pas craint de voussoumettre à une si pénible épreuve ?… il aurait pu attendre aumoins quelques jours.

– C’est moi-même qui suis allée letrouver et qui l’ai prié de m’entendre. J’ai eu tort, car il n’atenu aucun compte de mes déclarations. Il me prend pour une folle,ou bien il croit que j’ai rêvé ce que j’ai vu… et il me soupçonnepeut-être d’avoir été la complice de l’assassin… il ne me l’a pasdit, mais j’ai lu sa pensée dans ses yeux.

– Alors, c’est lui qui est fou !s’écria Julien.

– Il me reproche d’avoir abandonné monpère pour courir après le misérable qui venait de letuer…

– Mais vous ne saviez pas que votre pèreétait mort… J’étais avec vous quand vous l’avez trouvé sur leparquet du salon… et j’ai raconté la scène à ce juge…

– Il prétend que l’assassin devait êtrerenseigné, car il ne pouvait pas deviner que mon père avait reçu lejour même une grosse somme d’argent…

– J’espère qu’il ne va pas jusqu’àsupposer que c’est vous qui l’avez averti… ce serait par trop fort.Il ferait mieux d’arrêter tous les saltimbanques de la foire et dechercher dans le tas.

– Il a fait relâcher celui que j’avaisdésigné. Il ne lui manque plus que de m’envoyer en prison, ditamèrement Camille.

– Ah ! s’écria M. Gémozac,c’est pour le coup que j’interviendrais pour attester que vous aveztoujours été la fille la plus tendre, la plus dévouée… Il y alongtemps que je connaissais ce brave Monistrol et il m’a souventparlé de vous en me racontant sa vie. C’est vous qui l’avez soutenudans les longues crises qu’il a traversées.

Il n’avait plus que vous, car votre mèreétait morte en vous mettant au monde ; c’est lui qui vous aélevée, vous ne vous êtes jamais quittés et c’est pour vous qu’ilcherchait la fortune. Il y était arrivé, à force de travail et depersévérance, et il n’a pas eu le bonheur d’en jouir, mais je suislà, pour le remplacer auprès de sa fille, et je me charge de votreavenir. Je n’aurai pas grand mérite, car vous êtes riche… trèsriche. Votre part, dans l’association que j’ai formée avecMonistrol, produira, la première année, cinquante mille francs aumoins… et je vais, dès à présent, vous mettre à même de vivre commedoit vivre la fille et l’héritière de mon associé.

– Je vous remercie, monsieur. Je désirerester comme je suis. J’ai toujours été pauvre, et je ne me plainspas de mon sort.

– Mais, moi, je suis obligé de vousenrichir malgré vous, car je ne peux pas garder ce qui vousappartient. Et, d’ailleurs, comment feriez-vous ? Votre pèren’a rien laissé que son invention.

– La maison où il est mort est à moi.C’est tout ce que ma mère avait apporté en dot.

– Si vous la louiez, elle ne vousrapporterait pas de quoi manger, dit en souriantM. Gémozac.

– Et vous ne pouvez pas l’habiter seule,reprit madame. Je vais m’occuper de chercher pour vous unappartement dans notre quartier… il n’est pas très gai, mais nousserons voisins, et nous nous verrons tous les jours. Et, si vous lepermettez, je trouverai pour vous servir deux femmessûres.

– Je vous suis bien reconnaissante,madame, dit doucement Camille, mais j’ai résolu de ne pas quitterla maisonnette où j’ai toujours vécu. Ma vieille nourrice est àMontreuil. Elle consent à demeurer avec moi. C’est tout ce qu’il mefaut.

– Il vous faut bien aussi de l’argentpour vivre, répliqua un peu brusquement l’industriel, qui necomprenait rien aux refus persistants de la jeune fille ; etvous avez chez moi un compte ouvert. M’obligerez-vous à vous fairedes offres réelles pour vous forcer à toucher vosrevenus ?

– Je vous supplie de les garder et de neme remettre que ce qui me sera strictement nécessaire… au fur et àmesure de mes besoins.

– Voilà qui est plus raisonnable, dit lepère Gémozac, en se frottant les mains. Ainsi, c’est entendu, macaisse sera à votre disposition et vous y puiserez comme il vousplaira. Je capitaliserai les sommes que vous y laisserez, etdans un an ou deux, mademoiselle, vous serez un partisuperbe. En fait de maris, vous n’aurez qu’à choisir.

– Je ne veux pas me marier.

– Pourquoi donc, ma chère enfant ?demanda madame Gémozac.

– Parce que j’ai une mission àremplir.

– Une mission ?

– Oui, je veux venger mon père. Puisquela justice est impuissante, je ferai ce qu’elle ne peut ou ne veutpas faire. Je découvrirai l’assassin, je le traînerai devant elle,et nous verrons alors si elle refusera de m’écouter quand je luidirai : Le voilà !

– Et vous espérez, à vous seule,retrouver ce scélérat… qui ne vous a même pas montré son visage,m’a dit mon fils.

– Je le retrouverai, j’en suis sûre.Dieu ne permettra pas qu’il m’échappe, comme il a échappé à ceuxqui l’ont si mal cherché. Je le poursuivrai, s’il le faut, jusqu’aubout de la terre. Rien ne me rebutera, et si je meurs à lapeine…

– Ne parlez pas de mourir à l’âge où ilest si doux de vivre. Laissez le temps calmer votre douleurlégitime et oubliez le passé pour songer à l’avenir. Rien n’estéternel en ce monde, ma chère Camille. Un jour viendra où vousserez aimée par un homme digne de vous et où vous l’aimerez. Nousautres, femmes, nous sommes nées pour être épouses et mères. Vousparlez de mission… la nôtre est de faire le bonheur de notre mariet d’élever nos enfants…

– Je le sais, madame ; mais sijamais je me marie, ce sera avec celui qui me livrera le meurtrierde mon père.

– Prenez garde, mademoiselle, ditgaiement M. Gémozac, qui ne jugeait pas sérieuses lesrésolutions de la jeune fille, si vous persistiez à ne vouloirépouser que l’homme qui arrêtera ce brigand, vous seriez peut-êtreobligée d’épouser un agent de police.

– Non, répondit Camille d’un ton ferme.Un agent de police ne ferait que son métier en arrêtant un assassinet je n’aurais pas à lui savoir gré de l’avoir fait. Je parle decelui qui, par dévouement, par sympathie pour moi, me seconderaitdans ma tâche. À celui-là, s’il atteignait le but, je nemarchanderais pas la récompense.

– Ma foi ! reprit en riantl’industriel, si j’étais plus jeune, j’essaierais de mériter leprix que vous promettez. Et, à cette condition-là, bien des genss’estimeront trop heureux de vous servir.

Julien ne releva pas ce proposencourageant, mais sa mère lut dans ses yeux qu’il ne luidéplairait pas de se mettre sur les rangs. Et, de fait, sans êtredéjà amoureux de mademoiselle Monistrol, Julien se disait qu’ilserait beau de conquérir la main de la jeune associée de son père.Ce n’était pas la fortune qui le tentait, car il était assez richepour deux, mais Camille était charmante et l’imprévu l’attirait. Ledésœuvrement commençait à lui peser, et il se sentait tout disposéà se lancer dans des aventures un peu moins banales, des aventuresoù il y aurait des dangers à courir. L’occasion était bonne pourcouper court à une vie de plaisirs qui ne l’amusait plus, parcequ’il en avait abusé. On se lasse de tout, et, comme un officierqui s’ennuie dans une bonne garnison, il brûlait du désir d’entreren campagne. La question était de savoir si mademoiselle Monistroll’agréerait pour allié, et, quoique la timidité ne fût pas sondéfaut, il n’osait pas se proposer, de peur qu’elle nerefusât.

– Ma chère Camille, dit madame Gémozac,j’admire votre énergie, mais je me demande comment vous vous yprendrez pour en venir à vos fins.

– Je n’en sais rien encore. Dieum’inspirera.

– Mais du moins, vous ne cesserez pas denous voir.

– Non, madame. Seulement, je vousprierai de me laisser ma liberté tout entière. Il faut que jepuisse aller et venir à ma fantaisie. Je serai peut-être obligée dequitter Paris… momentanément.

– Bon ! s’écria Gémozac, l’argentest le nerf de la guerre… et des voyages. Donc, vous allezme faire le plaisir de passer à la caisse aujourd’hui même…ou plutôt, non… ce n’est pas la peine… mon caissier va vousapporter cinq mille francs… Est-ce assez pourcommencer ?

– Beaucoup trop, monsieur.

L’industriel saisit un des tubesacoustiques qu’il avait toujours à sa portée, même en déjeunant, ill’appliqua à ses lèvres, puis à son oreille, etdit :

– Voilà qui est fait. Quand vous n’enaurez plus, il y en aura encore. Maintenant, revenons à votreprojet. Je ne le désapprouve pas positivement, mais je vousconseille de ne pas trop vous lancer, avant d’être mieuxrenseignée, car si j’en crois mon fils, rien ne prouve que lecoupable soit ce saltimbanque auquel vous avez donné lachasse…

– C’est lui, j’en suiscertaine.

– Et quand ce serait lui, il aura sansdoute décampé.

– Je retrouverai sa trace.

– Il n’est pas sûr, d’ailleurs, qu’ilsoit parti, dit Julien. La foire au pain d’épice dure encore sur laplace du Trône, et comme ce drôle a su se tirer d’affaire avec lejuge d’instruction, il ne craint plus d’être arrêté. Je compte, dureste, m’occuper de lui… si mademoiselle n’y voit pasd’inconvénients.

– Je vous remercie, monsieur, réponditCamille, sans aucun embarras. J’agirai de mon côté, mais j’acceptele concours que vous m’offrez généreusement.

– Bravo ! dit le père, voilà lecollaborateur que vous cherchiez, ma chère enfant. Mais je vousengage à ne pas trop compter sur sa coopération. Monsieur mon filspasse tout son temps au cercle et dans d’autres endroits qui valentencore moins… Si l’intérêt qu’il prend à votre cause pouvait leguérir de ses mauvaises habitudes, je serais votre obligé. Mais jene me flatte pas encore que vous l’ayez converti.

– On me verra à l’œuvre, dit Julien,piqué au jeu par cette espèce de défi.

Madame Gémozac s’abstint de prendre partà ce petit débat. Elle pensait, comme son mari, que Julien feraitbien de renoncer à la vie qu’il menait, mais elle craignait aussiqu’il ne s’embarquât dans des expéditions trop périlleuses. Camillelui était sympathique, mais les idées indépendantes que celle-ciaffichait la choquaient un peu, et avec sa prudence bourgeoise,elle jugeait au moins inutile de pousser son fils à se fairel’auxiliaire d’une orpheline si hardie. Cette association pouvaitêtre la préface d’un mariage et si riche que dût être plus tardmademoiselle Monistrol, cette mère avisée pensait avec raison que,s’il se rangeait, Julien trouverait mieux, dans le monde oùvivaient ses parents.

À ce moment, le caissier entra, tenantd’une main cinq rouleaux d’or, et de l’autre un reçu que Camillesigna sans difficulté.

Elle n’avait pas à rougir d’accepter cetacompte sur l’héritage du pauvre inventeur qui lui laissait une sibelle fortune.

– Savez-vous, mademoiselle, repritGémozac, que je ne suis pas très tranquille, quand je songe à votreisolement dans cette maisonnette où on a tué et volé votrepère ? Puisque vous tenez absolument à y rester, vous devriezprendre un garde du corps. Voulez-vous que je vous envoie tous lessoirs un de mes garçons de recette, un ancien militaire, un colossequi, à lui tout seul, tiendrait tête à une bande de brigands ?Vous avez bien une mansarde pour le loger ?

– Merci, monsieur, j’aiBrigitte.

– Qui ça, Brigitte ?

– Ma nourrice, monsieur. Elle est fortecomme un homme et elle n’a peur de rien. Elle saurait medéfendre.

– À votre place, je ne m’y fierais pastrop. Et d’ailleurs, elle n’est pas encore à son poste.

– Pardon, monsieur, elle y est depuishier. Je suis allée la chercher à Montreuil. Elle a tout quittépour venir avec moi, et elle m’attend à la maison. Permettez-moidonc de prendre congé de vous.

– Ah ! vous m’en direz tant !murmura Gémozac.

Il se leva. Sa femme était déjà debout.Elle aimait autant ne pas prolonger cette première entrevue, maiselle se réservait de faire dès le lendemain une visite àmademoiselle Monistrol et de causer avec elle en tête-à-tête et àfond. Elle l’embrassa sur les deux joues et elle la reconduisitjusqu’à l’escalier.

Le père et le fils se contentèrent deserrer les mains que Camille leur tendait.

La courageuse fille avait dit tout cequ’elle avait à dire ; elle emportait, dans un petit sac decuir, un trésor qui suffisait à la défrayer pendant des mois, mêmeen ajoutant à sa dépense ses frais d’entrée en campagne, et ellesavait bien qu’elle avait maintenant un véritable ami en lapersonne de Julien Gémozac.

Mais elle ne comptait que sur elle-mêmeet elle était décidée à ne pas perdre une minute pour entamer lesopérations.

Elle était venue en fiacre ; ellese fit conduire directement à la place du Trône. Elle passa devantsa maison ; elle aperçut même Brigitte à la fenêtre, mais ellene s’arrêta point. Elle se reprochait déjà de ne pas avoir commencépar inspecter les baraques de la foire, et il lui tardait des’assurer que la troupe dont Zig-Zag faisait partie n’avait pasencore déménagé.

Une foire le matin, c’est comme unthéâtre, aux heures où on ne joue pas. Le public est absent. Toutest silencieux. Plus de foule, plus de fanfares, à peine quelquesgamins du quartier jouant à cache-cache parmi les baraques ferméeset les boutiques encore couvertes de leurs enveloppes de toilegrisé. Par ci, par là, une marchande arrangeant son étalage ;une danseuse de corde, affublée d’un vieux châle à carreaux,accroupie sur un escabeau et rapiéçant un maillot troué ; unhercule, en redingote usée, revenant du marché, un panier à lamain.

C’est le moment où les artistes, qu’unpublic spécial applaudira le soir, redeviennent de simples mortels,faciles à approcher et toujours prêts à accepter une tournée sur lezinc du marchand de vins.

Camille savait cela pour avoir traverséune fois la place du Trône, depuis que la fête annuelle du paind’épice était commencée, et elle comptait profiter de l’occasionpour se renseigner. Elle espérait même que le hasard de cettepromenade la mettrait face à face avec le célèbre Zig-Zag, qu’ellele surprendrait en déshabillé et qu’elle le reconnaîtrait à sesmains. Il les cachait pour exécuter le fameux exerciceintitulé : « tête en avant » mais lorsqu’il n’étaitplus en scène, il les montrait assurément, et on ne pouvait pas lesconfondre avec celles d’un autre clown. Il y avait surtout ce poucemonstrueux qui s’était, pour ainsi dire, imprimé en creux sur lecou du malheureux Monistrol ; ce pouce à l’existence duquel lejuge d’instruction refusait de croire, prétendant que la jeunefille avait rêvé, ou que la peur, qui grossit les objets, lui avaittroublé la vue.

Comment ce magistrat, en interrogeant lesaltimbanque, n’avait-il pas remarqué le doigt crochu ?Camille n’y comprenait rien, mais elle se disait que Zig-Zag,rassuré par l’interrogatoire qui s’était terminé par un renvoi puret simple, ne prenait sans doute plus la peine de se cacher,qu’elle le rencontrerait infailliblement, et qu’il lui suffiraitd’un coup d’œil pour constater la difformité qui l’avait sivivement frappée, le soir de l’assassinat.

C’était tout ce qu’elle voulait pour lemoment. Une fois qu’elle serait sûre de son fait, il serait tempsd’arrêter un plan de campagne.

Elle eut soin de descendre de voiture unpeu avant d’arriver à la place du Trône, afin de ne pas tropattirer l’attention, et elle se dirigea vers le côté gauche durond-point où elle devait trouver la baraque qu’ellecherchait.

Toutes étaient closes, lesreprésentations ne commençant guère avant quatre heures ;mais, autour de quelques-unes, il y avait un certain mouvement. Desgens allaient et venaient. Des enfants jouaient. Celle où Zig-Zagtravaillait semblait être abandonnée. Il n’en sortait aucun bruit,pas plus qu’il ne sortait de fumée d’un tuyau de poêle quis’élevait au-dessus du toit de la voiture bizarre où logeaient lesartistes de la troupe.

Cette voiture, une espèce d’arche deNoé, – une maringotte, disent les saltimbanques – étaitrestée derrière la baraque. Les deux chevaux poussifs qui latraînaient par les chemins, dételés maintenant et attachés auxjantes d’une des roues, essayaient de brouter le maigre gazonmunicipal. Un homme en vareuse et en chapeau à trois cornes, étaitassis, bras croisés, sur le timon et mâchonnait entre ses dents lacourte queue d’une pipe éteinte.

Cet homme avait une face carrée,rougeaude, agrémentée d’un nez trognonnant[7] et comme coupée en deux par unelarge bouche, qui ressemblait à l’ouverture d’unetirelire.

Camille ne le reconnut pas tout d’abordà cause du changement de costume, mais en le regardant avecattention, elle se rappela l’avoir vu paradant sur l’estrade.C’était le pitre qui était venu annoncer au public que Zig-Zagallait paraître. Mais il n’avait plus son air jovial etnarquois ; ses gros yeux étaient devenus ternes comme des yeuxd’aveugle : son dos s’était voûté, et sa physionomie niaiseavait pris une expression mélancolique.

Il lui était évidemment arrivé quelquemalheur et c’était un prétexte tout trouvé pour entrer enconversation avec lui.

La jeune fille s’approcha hardiment etle tira de ses rêveries en lui frappant sur l’épaule. Il ne l’avaitpas entendue venir et il l’examina avec une mine ahurie qui lerendit encore plus grotesque.

Camille savait parler aux pauvresdiables.

– Eh ! bien, mon brave, luidit-elle, ça ne va donc pas comme vous voulez ?

– Pas seulement de quoi acheter dutabac, grommela-t-il en ôtant sa pipe et en secouant le fourneauvide.

– Si ce n’est que ça !

– Comment ! Si ce n’est queça ! Vous en parlez à votre aise. Je voudrais vous y voir, sivous n’aviez rien dans le coco depuis hier et pas de tabacpour tromper la faim.

Et puis, d’abord, qu’est-ce que ça vousfait ?… je ne vous ai jamais vue et je ne suis pas en train decauser.

– Ça m’étonne que vous ne mereconnaissiez pas. Vous étiez pourtant là le soir où on m’a mise àla porte, sous prétexte que je troublais le spectacle. Vous ne vousrappelez pas que le sergent de ville voulait me conduire auposte ?

– Ah ! bah !… oui… je vousremets maintenant… Mais si vous ne m’aviez pas parlé, je n’auraisjamais deviné que c’était vous… dame ! faut dire aussi que,l’autre jour, vous étiez habillée comme une pas grand’chose… tandisque ce matin vous avez l’air assez calée… Il n’y a rien qui vouschange une femme comme la toilette.

Alors, comme ça, reprit le pitre quiregardait Camille en dessous, c’est vous qui couriez après Zig-Zag…sous prétexte qu’il venait de vous voler ? Eh ! ben, vousvous mettiez le doigt dans l’œil, vu que le curieux quil’a interrogé n’a rien trouvé contre lui. C’est-il vrai seulementqu’on vous a pris des billets de mille ?

– Pas à moi ; à mon père… et levoleur l’a assassiné.

– Alors, c’est pas Zig-Zag. Il est biencanaille, mais il est trop lâche pour tuer un homme. Et puis, sic’était lui, il n’aurait pas pu mettre dedans le juge, lecommissaire et tout le tremblement. Ils l’ont assez retourné,allez ! et ils nous ont assez embêtés. On a tout fouillé, nouset nos malles… ils ont mis la baraque sens dessus dessous… mais ilsn’ont rien trouvé, et Zig-Zag a prouvé qu’il n’était pas sortipendant la représentation. Mais vous, ma p’tite dame, vous pouvezvous flatter de nous avoir fait du tort.

– Aurait-on accusé quelqu’un de voscamarades ? demanda vivement Camille. Qu’on me mette en facede lui, et je déclarerai que je ne le reconnais pas.

– Oh ! on n’accuse personne. Il nemanquerait plus que ça ! Mais la troupe est enbrindesingue[8]. Nousavons été obligés de fermer, parce que nous ne faisions plus unsou. Le directeur a mis la clé sous la porte, le vieux filou, etvoilà deux jours que je n’ai mangé la soupe.

– Vous la mangerez aujourd’hui, mon ami,dit la jeune fille en tirant une pièce de vingt francs de sonporte-monnaie.

Le pitre la prit sans façon et l’empochaimmédiatement.

– À la bonne heure !s’écria-t-il ; vous avez bon cœur, vous. Le petit aura de quoise mettre sous la dent.

Et deux grosses larmes roulèrent sur sesjoues bouffies.

– Vous avez un enfant ? lui demandaCamille, avec intérêt.

– Oui… un mioche qui va sur ses treizeans et qui mord joliment au métier… vous avez dû le voir surl’estrade… en paillasse… ah ! si je n’avais que moi à nourrir,je trouverais à travailler et si je ne trouvais pas, j’en seraisquitte pour crever, … mais mon Georget !… il n’est pasaccoutumé à se brosser le ventre.

– Et… votre femme ?

– Ma femme ! ricana le malheureuxpitre. Elle s’est sauvée avec ce gueux de Zig-Zag.

– Quoi ! s’écria Camille, Zig-Zag,le clown que j’ai poursuivi jusqu’à la porte de votre baraque etque le juge n’a pas voulu arrêter !… il estparti ?

– Il a décampé avant-hier et il a emmenéAmanda, dit le pitre d’un ton lamentable. Une coquine que j’avaisramassée sur un chemin où elle demandait l’aumône ! Elle medoit tout. Je lui ai appris à danser et à jongler sur un fil defer… j’ai fait la bêtise de l’épouser, et trois ans après, elle meplante là pour suivre un gredin, qui ne vaut pas la corde pour lependre.

– Comment a-t-elle pu abandonner sonenfant ?

– Georget ? il n’est pas à elle,Dieu merci ! Je me suis marié deux fois, et si j’avais encoresa mère, je n’en serais pas où j’en suis. Elle s’est cassé lesreins en travaillant à la foire de Guibray. En voilà une qui neboudait pas à la besogne et qui soignait bien le petit !Ah ! c’est pas lui qui regrettera Amanda ! Elle ne luifaisait que des misères, la gueuse, et j’étais assez lâche pour nepas oser la rosser ! Et quand Zig-Zag tournait autour d’elle,je n’y voyais que du feu ! Fallait-il que je soisserin !… Ils ont filé ensemble et elle a emporté le magot…trois cents francs que j’avais amassés sou par sou. C’est bienfait… je n’ai que ce que je mérite.

Le pauvre diable pleurait à chaudeslarmes.

Cette douleur sincère touchamademoiselle Monistrol, mais elle ne lui fit pas oublier Zig-Zag.L’occasion était bonne pour se renseigner sur ce misérable quituait, qui volait et qui enlevait la femme de son camarade. Camillesongeait déjà à se faire du mari trompé un auxiliaire utile et ellereprit vivement.

– Je vous plains de tout mon cœur et jevoudrais vous aider à retrouver les coupables… car je suppose quevous n’allez pas les laisser en paix ; et, moi aussi, j’ai uncompte à régler avec Zig-Zag.

– Oui, grommela le pitre, ça se peutbien tout de même qu’il ait tué votre père, car il est capable detout… et je ne demanderais qu’à le voir monter sur la guillotine…mais les juges sont si bêtes !… ils l’ont lâché une fois, ilsle lâcheraient encore, quand même je remettrais la main sur lui… etje n’aurai pas cette chance-là…

– Vous pouvez toujours lechercher ?

– Et gagner notre pain ! Le petitne vit pas de l’air du temps, ni moi non plus. Notre patron a ferméboutique. Il doit à tout le monde. La maringotte estsaisie, et la baraque, les costumes… tout… quoi ! Je vastâcher de nous faire engager quelque part Georget et moi. Maisj’aurai du mal, vu que la foire finit après-demain.

– Comment vous appelez-vous, monami ? demanda brusquement Camille.

– Jean Courapied… quarante-cinq ans… néentre Paris et Amiens…

– Tenez-vous à continuer le métier quevous faites ?

– Je n’en sais pas d’autre. Mon pèreétait escamoteur et ma mère disait la bonne aventure. Je suis unenfant de la balle.

– Mais si on vous assurait une bonneexistence… à vous et à votre fils… une existence moins pénible… etplus régulière ?

– Ça ne serait pas de refus… surtout sije pouvais faire donner de l’instruction au petit… Malheureusement,je n’ai pas encore rencontré de bourgeois disposé à m’adopter et àme faire des rentes.

– Le bourgeois, ce sera moi.

– Vous, ma p’tite dame ! ça m’iraitcomme un gant, mais qu’est-ce qu’il faudrait faire pour ça ?…Vous allez me dire que je suis bien curieux. Je ne suis qu’unpaillasse et je ne devrais pas faire le difficile. Et pourtant, sion me proposait une canaillerie… je refuserais… quand ce ne seraitqu’à cause de Georget.

– Je l’espère bien. Si je ne vousprenais pas pour un brave homme, je ne m’adresserais pas àvous.

– Enfin, de quoi est-ce qu’ilretourne ?

– Vous ne le devinez pas ? Mon pèrea été assassiné et j’ai juré de le venger. La justice a laissééchapper l’assassin. Je ne veux pas qu’il m’échappe. Je n’ai faitque l’entrevoir, mais vous le connaissez, vous…

– Zig-Zag ? Ah ! je vous croisque je le connais. Voilà dix-huit mois qu’il roule avec nous. Mais…savoir si c’est lui qui…

– J’en suis certaine. Après le crime,j’ai couru après lui et je l’ai vu entrer dans la baraque, parcette petite porte…

– C’est vrai qu’il avait la clé… mais ila juré qu’il n’était pas sorti pendant la représentation… Moi, jesavais bien qu’il mentait… Seulement, je croyais qu’il était allése rafraîchir chez le marchand de vins… et je n’ai pas voulu luifaire arriver de la peine… Ah ! si j’avais pu me douter qu’ilallait me voler Amanda !…

– Eh bien ! si vous consentez à meservir, nous le rattraperons, et, quand nous le tiendrons, je mechargerai de prouver qu’il a commis le vol et le meurtre.Acceptez-vous ?

– Je ne dis pas non. Mais je ne répondspas de le repincer. Il est malin, et s’il a de l’argent, il n’a pasdû moisir à Paris.

– Écoutez-moi !… je suis riche etrien ne me coûtera pour le retrouver. Vous et votre enfant vousallez commencer par changer de costume. Il faut que vous soyez vêtuconvenablement, afin qu’on vous prenne pour un bourgeois qui arrivede la province avec son fils. Vous louerez un logement dans unhôtel modeste et vous y descendrez avec un bagage suffisant. Vousachèterez aujourd’hui des habits et des malles. Je demeure toutprès d’ici, dans une maison que je vous montrerai, mais il estinutile que vous habitiez ce quartier où vous pourriez êtrereconnu.

Vous viendrez me voir quand vous serezinstallé et vous commencerez aussitôt vos recherches. Bien entendu,je payerai tous ces premiers frais et je vous remettrai chaque moistrois cents francs pour vos dépenses, jusqu’à ce que nous ayonsréussi. Après, je vous procurerai un emploi et je placerai votrefils dans une pension où on fera de lui un homme. Plus tard, je mechargerai de son avenir.

Courapied pleurait, mais, cette fois,c’était de joie.

– Ah ! madame, commença-t-il d’unevoix entrecoupée, je…

– Appelez-moi mademoiselle, interrompitCamille. Je ne suis pas mariée, et, depuis la mort de mon père, jesuis maîtresse de mes actions. C’est vous dire que personne ne medemandera compte de l’emploi que je ferai de mon argent.Maintenant, voici ce que j’attends de vous : d’abord, desrenseignements sur ce bandit. Quel est son vrainom ?

– Je ne l’ai jamais su. Amanda le saitpeut-être, et encore je ne crois pas qu’il le lui aitconfié.

– Mais il a pu le dire à descamarades.

– Il n’a pas de camarades. Il n’est pasdu métier, ou du moins il n’en est que par occasion… et il a dû enfaire bien d’autres avant de se mettre clown.

– Comment est-il entré dans latroupe ?

– Par hasard. Au commencement de l’annéedernière, nous avions fait une tournée dans le Midi, du côté dePerpignan, et notre clown avait filé en Espagne, sans crier gare.Le patron lui cherchait un remplaçant, et il n’en trouvait pas…même que ça l’embêtait rudement, parce que, voyez-vous,mademoiselle, on a beau avoir de bons artistes, on ne fait pasd’argent sans un bon clown.

Voilà qu’un soir, nous campions dans unchamp, au bord d’un petit bois… Il en sort un grand gars, habillécomme un monsieur, redingote noire et pantalon idem, mais tout çarâpé que ça faisait pitié. Qu’est-ce qu’il cherchait dans cebois ? On ne m’ôtera pas de l’idée qu’ilattendaitun passant pour le dévaliser. N’empêche qu’il sepropose. Le patron lui rit au nez. Mais le v’là qui se met en brasde chemise, qui fourre ses deux mains dans la ceinture de sonpantalon, et qu’il nous fait son fameux saut, tête en avant, sanspréparation… comme ça, sur l’herbe. Nous en étions tous bleus… etje crois que c’est ce premier jour-là qu’il a donné dans l’œil àAmanda. On aurait parié qu’il était né dans la sciure de bois…c’est notre manière de dire : dans un cirque… eh bien !pas du tout, ce n’était qu’un amateur, un fils de bonnefamille.

– Un fils de famille ! répétamademoiselle Monistrol stupéfaite.

– Oui, dit Courapied, en hochant latête. C’est drôle, mais c’est comme ça. Il a touché deux mots deson histoire au patron, mais il l’a arrangée comme il a voulu… Ilavait fait des bêtises… Ses parents lui avaient coupé les vivres…Il voulait tâter de la vie en plein air… Un tas de blagues,quoi !… Ça n’expliquait pas où il avait appris à sauter sur latête… et crânement bien… sans compter un tas d’autres tours… Il n’ya pas trois clowns en France qui feraient ce qu’il fait… Il a dûtravailler à l’étranger. Enfin, le patron l’a engagé et il ne s’enest pas repenti, car ce gueux de Zig-Zag lui a fait gagner del’argent gros comme lui.

– Et depuis qu’il fait partie de votretroupe, vous n’avez jamais su qui il était ?… personne ne l’areconnu ?

– Il n’y avait pas de danger. Il netravaillait jamais devant le public qu’en habit d’arlequin, avec lemasque.

– Mais enfin, vous avez vu sa figure,vous ?

– Oui, et je ne peux pas dire lecontraire, il a une tête qui plaît aux femmes… Elles disent qu’il al’air distingué… Moi, je trouve qu’il a l’air d’un crevé…, un teintde papier mâché…, des yeux couleur de vert de gris…, et mauvaiscoucheur, avec ça… Personne ne pouvait le souffrir… personne,excepté cette coquine d’Amanda… et encore elle cachait son jeu… Desfois, elle lui cherchait dispute et je croyais bonnement qu’ellelui en voulait… Ah ! ouiche !… c’étaient des scènes dejalousie, quand il faisait de l’œil aux bourgeoises, quil’applaudissaient après ses exercices.

– Cependant, il ne leur montrait que lebas de son visage.

– Ça suffisait. Il a des dents superbeset il est bien taillé, le gredin… grand, mince comme un roseau,souple comme une anguille, et, avec ça, fort comme un Turc… Unefois, il s’est colleté avec notre hercule, et il l’a tombédu premier tour de reins…

– Ce n’est pas étonnant, avec des mainscomme les siennes…

– De vraies tenailles… quand ellestiennent, elles ne lâchent plus.

– Pourquoi les cachait-il, sur lascène ?

– C’est le tour qui veut ça. Et puis,monsieur craint de les gâter. Si je vous disais qu’à la ville ilporte des gants. Si ça ne fait pas suer !

Camille était fixée, et elle jugeainutile de demander des détails plus précis sur la forme et ladimension de la main de Zig-Zag.

– Où croyez-vous qu’il soit allé, enpartant d’ici ? reprit-elle.

– Le diable me brûle si je m’endoute.

– Pensez-vous qu’il se soit engagé dansune autre troupe ?

– Lui ? pas si bête ! Toutesles troupes font les mêmes foires. Nous le rencontrerions à cellede Neuilly ou à celle de Saint-Cloud, et il n’a pas envie d’êtrerepincé par le patron et par moi. D’ailleurs, Amanda en a assez dumétier.

– Alors, que sont-ils devenus ?Auraient-ils passé à l’étranger ?

– Non. Amanda aime trop Paris. J’ai dansl’idée qu’ils vont tâcher tous les deux de se lancer dans lahaute. Elle se fera cocotte et lui se faufilera dans dessociétés d’intrigants bien mis… s’il peut… ça dépendra de l’argentqu’il a. Combien vous a-t-il volé ?

– Vingt mille francs.

– C’est vingt fois plus qu’il ne lui enfaut pour changer de peau. Et ce ne sera pas long… trois ou quatrejours, pas davantage.

– Mais d’ici là ?

– D’ici là, ça ne m’étonnerait pas qu’ilse soit réfugié dans un garni… ou dans une cité… par là, du côté deClichy ou de la route de la Révolte… Amanda connaît les bonsendroits… il n’y a pas mieux pour se cacher… jusqu’à ce qu’on aitdes frusques neuves… et c’est pas difficile de s’en procurer dansce quartier-là… chez le petit père Rigolo, qui voushabille un homme des pieds à la tête en moins d’un quartd’heure…

– Eh bien ! nous irons chercherZig-Zag là où vous croyez qu’il est.

– Vous, mademoiselle ? Ah !non, par exemple !… vous n’en reviendriez pas… c’est tout auplus si j’oserais m’y risquer… et je n’y emmènerais pas Georget…tenez ! quand on parle du loup… le v’là, monGeorget.

Camille tourna la tête et aperçutl’enfant qu’elle avait déjà vu sur l’estrade où la méchante Amandalui cinglait les jambes à coups de baguette. Il était charmant avecses joues roses, ses cheveux blonds ébouriffés et son costume depaillasse, trop large et trop long pour sa taille. Il avait ouvertde grands yeux en apercevant la belle dame qui causait avec sonpère et il n’osait pas avancer.

Camille lui sourit pour l’encourager etCourapied lui cria :

– N’aie pas peur, mon garçon, et arriveici. Qu’est-ce que tu portes là, dans ta musette ?

– Père, c’est pour ton déjeuner, dittimidement Georget. J’ai été à la pêche au pain d’épices et j’airamassé tout ce que j’ai trouvé de morceaux derrière les boutiques.Il y en a au moins deux livres.

– Gamin ! murmura le père enessuyant une larme… Ah ! tu en as, toi, de l’invention… Ilsavait que nous crevions de faim et il est parti, sans rien dire,pour chercher une pitance… c’est pas fameux, le pain d’épice,surtout quand il a traîné dans la poussière, mais ça nourrit toutde même… pas vrai, Georget ?

Camille, touchée de cette noire misère,prit le petit par la main et se pencha pour l’embrasser.

Il se laissa faire, mais il n’osait paslever les yeux, quoiqu’il ne fût pas timide de son naturel. Ilfaisait tous les soirs la parade et même le boniment avec un aplombextraordinaire ; seulement il n’était point accoutumé à êtrecaressé par une dame bien habillée.

– Sais-tu lire ? lui demandamademoiselle Monistrol.

– Oui, madame… et écrire aussi, réponditl’enfant.

– Tu as donc été àl’école ?

– Non, madame ; c’est maman qui m’aappris.

– C’est vrai, appuya Courapied. Elle ensavait plus long que moi, ma pauvre défunte !…

– Eh bien, reprit Camille, jeremplacerai ta maman. Tu l’aimais bien, n’est-cepas ?

– Oui, madame, et je crois que je vousaimerai aussi.

Georget était déjà rassuré et ilregardait la jeune fille avec une attention profonde ; il lacontemplait ; il l’admirait.

– Ton père veut bien venir avec moi,dit-elle, tu viendras aussi.

– Où donc, madame ?

– Dans un bon logement où vous sereztous les deux bien traités, bien couchés, bien nourris.

– Qu’est-ce qu’il faudra faire pourça ?

– M’aider à retrouver un homme qui m’afait du mal et qui vous en a fait aussi… un homme et unefemme…

– Zig-Zag et… oh ! ça meva !…

Il n’avait pas voulu, devant son père,prononcer le nom d’Amanda. Camille lui en sut gré et se dit qu’avecson intelligence précoce, cet enfant serait un précieuxauxiliaire.

– Ça ne sera pas commode, reprit legamin. Ah ! s’ils avaient seulement laissé Vigoureux… mais ilsont eu soin de l’emmener.

– Vigoureux ? interrogeaCamille.

– Oui, le chien de Zig-Zag. Il sauraitbien retrouver son maître.

Georget parlait encore, lorsqu’un énormedogue, lancé comme un boulet de canon, se jeta dans ses jambes etfaillit le renverser.

– C’est lui ! s’écria Courapied.Zig-Zag ne doit pas être loin.

Camille, pâle d’émotion, chercha desyeux le clown, mais contrairement aux prévisions du mari d’Amanda,le clown ne se montra point.

Le chien, sans s’arrêter, se précipitasur la baraque, trouva immédiatement un endroit où la cloison netouchait pas le sol, gratta la terre avec ses grosses pattes pourélargir le trou, s’y glissa en s’aplatissant et disparut derrièreles planches.

– Georget ! cria Courapied,vite !… une corde et une courroie !

L’enfant ne demanda point à son père cequ’il voulait faire de ces accessoires. Il avait compris tout desuite.

Il courut aux chevaux qui paissaienttout près de là, tira un couteau de sa poche, coupa la corde quiles attachait au timon de la maringotte, défit un deslicous et alla immédiatement se poster à genoux, près du trou parlequel le chien s’était glissé dans la baraque.

Mademoiselle Monistrol assistait,ébahie, à ces préparatifs et ne devinait pas du tout dans quel butle pitre avait donné à son fils ces ordres bizarres. Ellel’interrogea d’un coup d’œil et il répondit en se frottant lesmains :

– Nous avons de la chance.

– Comment cela ? balbutiaCamille.

– Vigoureux nous conduira chezZig-Zag.

– Quoi ! ce vilainbouledogue ?

– Il est mâtiné de braque et il n’a passon pareil pour suivre une piste. On l’emmènerait à dix lieuesqu’il retrouverait le chemin de sa niche. Et la preuve, c’est qu’ilvient probablement de l’autre bout de Paris et qu’il est arrivé icitout droit.

– Bon ! mais s’il aime tant songîte, il n’en voudra plus sortir.

– Croyez donc pas ça, mademoiselle.Vigoureux fait les commissions. Son maître l’envoyait tous lesjours chez le boucher, avec un panier dans la gueule et de l’argentdans le panier. Il laissait prendre l’argent quand le boucherl’avait servi et il rapportait la viande sans y toucher. C’estcette gueuse d’Amanda qui l’a dressé.

– Eh bien ? demanda Camille qui necomprenait pas encore.

– Eh bien, parions que Zig-Zag a oubliéquelque chose dans la cabine où il s’habillait… quelque chose qu’iltient à ravoir… et il a lâché son chien en lui disant :« apporte ! » ça suffît. Il a une manière à lui delui frotter le museau par terre et de lui montrer la directionqu’il faut prendre. Vigoureux part comme une balle et il ne setrompe jamais.

– Qu’il aille où on l’envoie, c’estpossible, à la rigueur. Mais qu’il puisse reconnaître l’objet quimanque à son maître, j’en doute.

– Ah ! ce n’est pas ça qui le gêne.Il sent tout ce que Zig-Zag a touché.

– Père, dit à demi-voix Georget, jel’entends. Il démolit le plancher là-dedans… avec ses dents et avecses pattes.

– Parce que la cachette est dessous.Laissons-le faire. Il va reparaître avec l’objet. Ce sera le momentde l’arquepincer[9].Ouvre l’œil, petit !

La recommandation était superflue. Collécontre la cloison, comme un terrier qui guette un rat au bord d’untrottoir, l’enfant tenait le licou dans une main, la boucle dansl’autre, tout prêt à museler la bête, au risque de se faire couperles doigts d’un coup de gueule.

Mademoiselle Monistrol, de plus en plusétonnée, aurait bien voulu questionner encore, mais Courapied luifit signe de se taire. L’instant décisif approchait et ils’agissait de ne pas effaroucher Vigoureux, qui aurait purebrousser chemin en entendant du bruit et sortir par le devant dela baraque.

Mais Vigoureux ne croyait pas avoirbesoin de ruses. Il avait reconnu Courapied et Georget, etprobablement Zig-Zag lui avait appris à faire peu de cas de cesdeux pauvres diables. Il voulut donc sortir par où il était entré,et bientôt son mufle épaté apparut au bord du trou. Mais il eutplus de peine à passer, parce qu’il tenait entre ses dents uneespèce de coffret, ou plutôt une boite longue et plate ; il latenait par une poignée d’acier plantée au milieu du couvercle, etil poussait de toutes ses forces pour se faire jour.

– Hein ! qu’est-ce que je vousdisais ? s’écria Courapied. Les fait-il, lescommissions ? Mais pour celle-là, nisco !…Attention, Georget ! c’est le moment, ne le manque pas, etprends garde de te faire mordre.

Georget manœuvra avec adresse etprécision. Il glissa vivement le licou sous le museau du chien, fitfaire à la courroie trois ou quatre tours bien serrés et bouclasolidement l’ardillon[10].Ce fut fini en un tour de main.

Vigoureux aurait bien voulu se servir deses crocs, mais, pour mordre, il eût été obligé de lâcher la boîte,et Vigoureux était fidèle à sa consigne.

Quand il se sentit muselé, il essaya derentrer dans la baraque, mais Georget avait sa corde touteprête ; sans perdre une seconde, il la passa dans l’anneau ducollier que le bouledogue portait au cou, et il se mit à tirer tantqu’il put.

Vigoureux tirait en sens contraire, etil était plus fort que ce gamin de douze ans.

– Tiens bon, monfieu[11] ! cria le père en seprécipitant à son aide.

À eux deux ils parvinrent, non sanspeine, à traîner l’énorme animal, qui se leva aussitôt sur sespattes de derrière, se jeta sur l’enfant et le renversa d’un coupde poitrail. Georget se releva prestement de sa culbute et revintprêter main-forte à son père, qui commençait à bourrer de coups depied le dogue si bien dressé par la perfide Amanda.

Vigoureux fit bientôt piteuse mine. Lamuselière improvisée l’avait mis hors d’état de se défendre etl’empêchait de laisser tomber la cassette de son maître.

Camille, stupéfaite, se demandait ce quecette boîte pouvait contenir et ce que l’ingénieux Courapied allaitfaire de son prisonnier.

Le pitre vint au-devant des questionsqu’elle allait lui adresser.

– Maintenant, mademoiselle, dit-il d’unair triomphant, nous tenons notre homme… ou du moins, nous l’auronsquand nous voudrons. Avec un limier comme cette bête-là, je suissûr de retrouver Zig-Zag. Et je me mettrai en chasse dès cesoir.

– Pourquoi pasmaintenant ?

– Parce que, en plein jour, lesvoyous me courraient après, et les sergotsvoudraient savoir ce qu’il y a dans la boîte.

– Moi aussi, je voudrais le savoir,murmura Camille.

– Ça m’étonnerait qu’il y ait del’argent. Quand Zig-Zag en a, il le fait danser, et il n’a paslaissé là-dedans celui qu’il a volé à votre père. Tenez, chaquefois que Vigoureux se secoue, ça sonne la vieille ferraille, maisça ne sonne pas les écus.

– La somme que Zig-Zag a prise était enbillets de banque.

– Le diable, c’est qu’il n’y a pas moyend’ouvrir la boîte ni même de la prendre. Vigoureux ne peut pasouvrir la gueule et si je le démuselais, il nous mangerait tous. Jeserai forcé de l’emmener comme il est. Seulement je me demande oùje le remiserai jusqu’à la nuit.

– Chez moi, dit Camille.

– Comment, mademoiselle, vous voulez quej’entre chez vous, fait comme me voilà ?

– J’habite seule avec ma vieillenourrice, et à deux pas d’ici. Vous allez m’accompagner chez moi.Vous attacherez ce chien dans la cuisine, vous me laisserez votrefils et vous irez acheter des vêtements pour vous et pour lui.Quand vous les aurez, vous viendrez me retrouver, vous changerez decostume tous les deux, vous dînerez avec moi et demain vouschercherez un logement convenable.

– Ça tient donc toujours, ce que vousm’avez offert ? demanda timidement Courapied.

– Plus que jamais. Venez, nous n’avonspas de temps à perdre.

– Pourvu que nous ne soyons pas obligésde traîner Vigoureux… tenez ! il tire tant qu’il peut du côtédu boulevard Voltaire…

– C’est justement là que nousallons.

– Va bien, alors. En route,Georget ! Tu ne jeûneras plus, mon garçon. Remercie la dame etsers-la bien, car si elle n’était pas venue nous tendre la main,nous n’avions plus qu’à nous jeter à l’eau.

– J’aime mieux me jeter dans le feu pourelle, dit le petit, qui avait les larmes aux yeux.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer