Le Pouce crochu

Chapitre 7

 

 

Huit jours se sont passés et lasituation a changé de face.

Camille Monistrol pense toujours àvenger son père, mais elle pense aussi beaucoup à Georges deMenestreau qui lui a déclaré ses sentiments, et qui aspireouvertement à l’épouser.

Julien Gémozac s’est déclaré aussi, endépit des conseils de sa mère, et n’a obtenu de mademoiselleMonistrol que des réponses évasives. Il soupçonne qu’il a un rival,mais ce rival, il ne l’a jamais rencontré chez la jeune fille, caril n’ose pas s’y présenter en dehors des heures qu’elle luiindique. Il se contente de servir d’intermédiaire entre Camille etM. Gémozac père, qui ne désapprouve qu’à demi les assiduitésde son fils, et qui croit, plus que jamais, au succès productif ducondensateur inventé par feu Monistrol. Julien broie du noir etessaie, sans y réussir, de se distraire en jouant un jeud’enfer.

Alfred de Fresnay a triomphé sans tropde peine des scrupules de la comtesse de Lugos. Il l’a installéedans le petit hôtel de la rue Mozart, meublé enquarante-huit heures par un tapissier expéditif, et il s’est lancéà corps perdu dans la carrière, nouvelle pour lui, de protecteurattitré.

Il n’a pas encore eu à s’en repentir. LaHongroise n’affiche pas pour lui une passion violente, mais elle letraite bien, et elle l’amuse énormément. C’est une femme àsurprises : tantôt triste et maussade, tantôt gaie jusqu’à lafolie. Jamais la même, et cependant toujours prête à inventer desextravagances pour divertir son seigneur et maître. Elle ne parleplus de sa noblesse ni de ses ancêtres, et il n’est plus questionde M. Tergowitz.

Fresnay commence à croire qu’elle estnée à Batignolles ou à Belleville, mais c’est là le moindre de sessoucis. Il lui suffit qu’elle soit inédite, – c’est son mot quandil parle d’elle, – et, en effet, parmi les gens de sa bande, aucunne l’a encore reconnue, quoiqu’il ne se prive pas de la montrer. Illa mène au cirque, et il s’exhibe avec elle aux Champs-Élysées etau Bois, en voiture découverte. C’est pourquoi il ne regrette pasl’argent qu’elle lui coûte, et il brave gaiement le danger de setoquer d’elle au point de la prendre au sérieux.

Olga, la femme de chambre soupeuse, asuivi la fortune de sa maîtresse et la sert avec un zèle et unefidélité exemplaire ; Fresnay a déjà essayé plus d’une fois delui arracher des confidences sur le passé de la soi-disantcomtesse. Olga est restée muette comme un poisson, et les largesgratifications qu’elle encaisse ne lui délient pas la langue. Maiselle s’ennuie de l’existence facile et douce que le prodigue Alfredlui a faite, et on voit qu’elle préférerait se remettre à tirer lescartes. Elle a la nostalgie de la vie de Bohême.

L’hôtel où Fresnay l’a logée avec madamede Lugos ne ressemble guère à la maisonnette où, à l’autre bout deParis, mademoiselle Monistrol passe de tristes heures dans unesolitude à peine interrompue par les visites de ses deux amoureux,car elle n’a aucune nouvelle de Courapied ni de Georget, etelle commence à croire, commeM. de Menestreau, qu’ils sont allés rejoindreZig-Zag.

L’oncle d’Alfred avait été, en sontemps, un viveur effréné ; c’est dans le sang des Fresnay, etle neveu ne faisait que suivre les traditions de sa famille. Cetoncle qui possédait soixante bonnes mille livres de rentes et quiavait écorné son capital avec des horizontales de son temps,s’était avisé, sur le tard, de se ranger, ou du moins derégulariser ses fredaines, en faisant bâtir une petite maison poury loger ses dernières amours. Le vieux coureur, emporté par uneattaque de goutte remontée, n’avait pas eu le temps de réaliser celouable projet. Mais il était écrit que l’hôtel ne changerait pasde destination, et madame de Lugos méritait bien del’occuper.

Situé à l’angle aigu que forme la rueMozart avec la rue de la Cure, ce logis faisait honneur àl’architecte qui avait su tirer le meilleur parti possible d’unterrain très restreint. Un pignon, du style gothique belge, avecune terrasse en guise de jardin, s’avançait comme un cap vers leshauteurs de Passy, et les passants pouvaient croire que la façadepresque monumentale cachait de vastes appartements, tandis qu’iln’y avait guère à chaque étage que trois pièces assezexiguës : un salon et une salle à manger au premier ; lachambre à coucher et le cabinet de toilette de madame, ausecond ; et, sous les combles, le logement de la femme dechambre, en attendant la cuisinière et le domestique mâle queFresnay avait promis.

L’ameublement n’était pas encorecomplet. Mais, au train dont allait le bailleur de fonds, lesobjets d’art et les bibelots coûteux ne devaient pas se faireattendre. Tel qu’il était d’ailleurs, une femme, même difficile,pouvait fort bien s’en contenter.

Fresnay, dès le premier jour, avait prisdes habitudes. Il venait chercher la comtesse à quatre heures pourla promener dans une élégante victoria qu’il avait louée aumois ; il dînait avec elle au restaurant, et il lui consacraittoute sa soirée, dans la plus large acception du mot, c’est-à-direqu’il la quittait vers deux heures du matin pour aller finir sanuit au cercle où le baccarat le maltraitait beaucoup moins depuisle commencement de sa liaison.

Madame de Lugos, entre autres qualités,avait celle de porter la veine.

Donc, un lundi, par un joli tempsprintanier, Alfred descendait un peu plus tôt que de coutume la rueMozart au grand trot du cheval qui traînait sa voiture delouage.

La comtesse, ordinairement, l’attendaitsur sa terrasse, ou derrière les vitres de la porte-fenêtre quifaisait face à la rue, mais ce jour-là, elle n’était pas à sonposte, et en levant les yeux, Alfred crut apercevoir au dernierétage, à travers les carreaux d’une lucarne, une silhouettemasculine.

– Déjà ! dit-il entre ses dents. Ceserait drôle et je ne prendrais pas la chose au tragique. Je neserais même pas fâché d’avoir barre sur cette excellente Stépana…car enfin, je ne compte pas la garder à perpétuité et quand l’envieme prendra de rompre, je ne serais pas fâché d’avoir un bonprétexte.

La silhouette disparut bien avant que laVictoria s’arrêtât devant une petite porte latéralequi tenait lieu de porte cochère à cet hôtel sansprétention.

Alfred avait une clef pour son usagepersonnel, et c’était le cas ou jamais d’en user pour surprendre ladame qui portait le prénom essentiellement hongrois de Stépana, –en français, Étiennette, – un petit nom champêtre, peu répanduparmi les comtesses.

Il dit à son cocher d’avancer et d’allerstationner un peu plus bas, descendit lestement, ouvrit avecprécaution et se glissa sans bruit dans le vestibule où d’habitudeOlga venait le recevoir.

Cette fois, elle n’y était pas ;mais, en prêtant l’oreille, il lui sembla entendre sa voix et mêmeun éclat de rire qui ne partait pas du rez-de-chaussée.

– Il me paraît qu’on s’amuse là-haut,dit-il tout bas. Si j’allais me trouver nez à nez avec unmonsieur ?… Je ne tiens pas à m’embarquer dans une querellepour les beaux yeux de cette rousse… Mais, bah !… pour unefois que je trouve l’occasion de jouer les Othello, je ne veux pasla manquer… Ça m’amusera peut-être.

Il monta l’escalier à pas de loup et,arrivé sur le palier du premier étage, il s’arrêta pourécouter ; puis, n’entendant plus rien, il entr’ouvritdoucement les portières qui masquaient l’entrée du salon, et il eutun spectacle qu’il n’avait pas prévu.

Ce salon était divisé en deux partiespar une cloison, ouverte au milieu, une cloison mobile qu’onpouvait enlever à volonté et dont l’ouverture n’avait pas encore derideaux.

Dans le compartiment qui confinait aupalier de l’escalier, immédiatement sous les yeux d’Alfred, maislui tournant le dos, Olga, assise devant un guéridon en laque, setirait les cartes ou les tirait à sa maîtresse qu’il ne voyait pas,ou plutôt qu’il ne voyait que par intervalles.

Elle apparaissait un instant, à sixpieds du sol, et elle disparaissait aussitôt, ramenée en arrièrepar le balancement régulier d’un trapèze sur lequel madame setenait debout, en costume complet d’acrobate ; maillot couleurchair, courte jupe rose, souliers de satin attachés avec descothurnes[28],cheveux dénoués, flottant sur les épaules nues.

– Il faut qu’elle ait été saltimbanque,pensa Fresnay. Je m’en suis toujours douté.

Et au lieu d’entrer brusquement pourmettre fin au jeu, il se tint coi pour jouir tout à son aise de cespectacle qui ne manquait ni d’originalité ni de charme.

Contempler sa maîtresse perchée sur uneescarpolette, c’est un plaisir que peu de gens peuvent se procureret l’excentrique Alfred se divertissait fort à regarder cettevision intermittente d’une créature bien découplée, allant etvenant par les airs, comme un oiseau… ou comme un battant decloche.

Il se garda bien de la déranger ;d’autant que la devineresse Olga se mit à parler tout haut et qu’iln’était pas fâché d’entendre ce qu’elle disait à lacomtesse.

Les amants sérieux ont bien le droit deprofiter de ces occasions-là et c’est à peu près le seul cas où ungalant homme peut écouter aux portes sans compromettre sadignité.

– Encore le valet de cœur ! s’écriala soubrette. C’est une bonne carte, mais elle revient tropsouvent.

– Jamais trop ! répondit au volmadame de Lugos.

– Nous l’avons vu aujourd’hui. Mais s’ilse rencontrait avec le roi de trèfle…

– Je m’en fiche du roi detrèfle.

– Moi pas. Le trèfle, c’est de l’argent.Et puis, voilà une dame de carreau qui me gêne… c’est de labrouille à propos d’une femme…

– Celle qui se mêlera de mes affairespassera un mauvais quart d’heure, répliqua la comtesse, du haut deson perchoir volant ; mais je ne crains personne.

– Allons, bon ! leneuf de pique, à présent ! La plus mauvaise cartedu jeu !… la manque !… tout çafinira mal.

– Assez ! tu m’ennuies avec tesprédictions. Va-t’en là-haut préparer ma douche. Il est temps queje me mette à ma toilette. Le baron va arriver.

– Et il ne faut pas qu’il se trouve becà bec avec le valet de cœur.

– Bon ! se dit Fresnay, il paraitque c’est moi qui suis le roi de trèfle.

– Va donc ! reprit la comtesse. Jemonterai dans cinq minutes. Et tu redescendras pour enlever lechevalet, le trapèze et les cordes. Si le baron voyait tout ça, ilen resterait bleu, et il serait capable de me lâcher, quand j’aiencore besoin de lui.

Olga plia bagage, se leva et se dirigeavers l’escalier, pendant que sa noble maîtresse exécutait sur labarre fixe ce que les gymnastes appellent unrétablissement.

Fresnay eut la présence d’esprit de secacher sous les plis du rideau, juste au moment où la soubrettel’écartait pour sortir, et il opéra avec tant de précision, qu’ellepassa sans le voir.

Un amant plus épris aurait profité del’occasion pour la suivre de loin, afin de s’assurer que le valetde cœur n’était pas dans la chambre à coucher ou dans lecabinet de toilette ; mais Fresnay n’était pasjaloux, et il ne résista pas au désir de faire une niche à madamede Lugos.

Il entra sur la pointe du pied et il latrouva assise sur le trapèze, le corps renversé en arrière, lesmains cramponnées aux cordes d’appui et les jambeshorizontales.

– Bonjour, comtesse ! dit-il de savoix la plus douce.

Elle se redressa vivement, sauta à terreet vint se planter devant lui en croisant ses bras sur sapoitrine.

– Comment êtes-vous entré ici ?demanda-t-elle d’un ton sec.

– Par la porte, répondit Alfred, sans sedéconcerter. Vous savez bien que j’ai une clef.

– Je ne vous l’aurais pas confiée sij’avais prévu que vous en abuseriez pour m’espionner.

– Moi ! vous me connaissez bienmal. Je vous laisse pourtant toute liberté et je ne viens jamaisqu’aux heures où vous m’attendez. Je suis en avance aujourd’hui,c’est vrai, mais je ne regrette pas d’être arrivé un peu plus tôt,car je vous ai surprise dans un costume qui vous va fort bien, etj’ai pu constater que vous possédiez un talent dont vous ne m’avezjamais parlé.

– Je vous ai dit que j’aimais tous lesexercices du corps. Et j’en suis complètement privée depuis que jedemeure ici, car j’attends toujours le cheval de selle que vousm’avez promis.

– Bien riposté, Stépanette ! ditAlfred en riant. Tu l’auras cette semaine. J’en ai vu un auTattersall qui te convient à merveille. Personne nepeut le monter.

– Je me charge de le mettre aupas.

– J’y compte bien et par lamême occasion, je vais m’en payer un dont j’ai envie depuis quinzejours. Nous monterons le matin et tu épateras leshabituées de l’allée des Poteaux.

– À la bonne heure ! je pardonne…Mais aussi quelle idée de tomber ici sans criergare !

Votre voiture n’est donc pas arrivée parle haut de la rue ?

– Mais, si ; seulement tu étaisabsorbée par tes tours de force et tu ne l’as ni vue ni entendue.Voilà ce que c’est que de trop aimer la gymnastique.

– C’est un goût qui date de mon enfance.Mon père m’a donné mes premières leçons quand j’avais à peine septans. Vous êtes monté ici tout droit ?

– Mon Dieu, oui ! et j’avouequ’avant de me montrer je me suis amusé à te regarder parl’interstice des rideaux. J’ai admiré ta force et tasouplesse : j’ai ri des bêtises que te contait ta femme dechambre.

– Comment se fait-il qu’elle ne vous aitpas vu ?

– Elle ne pensait qu’à ses cartes, etquand tu l’as envoyée là-haut, elle a passé tout près de moi sansse douter que j’étais là.

– Il est bon qu’elle le sache, dit lacomtesse, en se rapprochant de l’escalier et en élevant lavoix.

– Madame m’appelle ? cria lacamériste.

– Non. Monsieur vient d’arriver.Dépêche-toi d’apprêter ce qu’il faut pour m’habiller, réponditmadame de Lugos.

– Est-ce pour avertir le valet de cœurque tu parles si haut ? demanda en souriant Alfred.

– Mon cher, je ne veux pas de scènes dejalousie. Je n’ai pas d’amant, vous le savez fort bien ; lejour où il me plaira d’en prendre un, je ne me gênerai pas pourvous le dire. Et je vous déclare dès à présent que j’en aiassez de la solitude où vous me confinez. Vos amis doiventpenser que vous avez honte de moi, et j’entends quevous me les présentiez… en commençant par celui qui était avec vouslorsque je vous ai rencontré au café des Ambassadeurs.

– Gémozac ! s’écria Fresnay. Envoilà un dont la société ne te procurerait aucunagrément !

– Pourquoi donc ? demanda lacomtesse. Le soir où je l’ai vu, il m’a paru charmant, et à moinsque vous ne soyez jaloux de lui, je ne vois pas pourquoi vous ne mel’amèneriez pas.

– Je ne demanderais pas mieux, mais iln’y a plus rien à faire de ce garçon-là. Il estamoureux. Encore si c’était pour le mauvais motif ! maisil veut épouser l’objet. C’est un homme à la mer.

– Et de qui donc est-il siépris ?

– D’une orpheline… comme dans les dramesde M. d’Ennery.

– La fille de l’inventeur Monistrol.Vous m’avez parlé d’elle au restaurant des Ambassadeurs.

– Peste ! quellemémoire !

– Je n’oublie jamais rien de ce que vousdites, mon cher. Je ne suis pas comme vous, qui ne vous souvenezplus d’une foule de choses que vous m’avez promises.

– Le cheval de selle ? tu l’aurasdemain.

– J’y compte ; mais vous vous étiezengagé à me tenir au courant des faits et gestes de votre camaradeGémozac et depuis que j’ai consenti à habiter rue Mozart, vousn’avez pas une seule fois prononcé son nom devant moi.

– Si je m’étais douté que l’histoire deses amours vous intéresserait, je vous en aurais rebattu lesoreilles.

– Comment ne m’intéresserais-je pas àune jeune fille malheureuse et à votre meilleurami ?

– Ils ne sont à plaindre ni l’un nil’autre. La petite aura des millions qui ne lui coûteront rien, etsi elle ne correspond pas à la flamme de Julien Gémozac, il a dequoi se consoler, car il sera encore plus riche qu’elle. Vous allezme dire que l’argent ne fait pas le bonheur. Moi, je vous répondraiqu’il y contribue diablement, et vous conviendrez que j’airaison.

– Alors, mademoiselle Monistrol n’aimepas ce jeune homme ?

– Il paraît que non.

– Il est pourtant fort bien de sapersonne.

– Oui, mais l’amour, c’est comme la foi,ça vient ou ça ne vient pas. Le soir où je t’ai rencontrée, çam’est venu tout de suite.

– Ne dites donc pas de bêtises. Vousavez eu un caprice pour moi, mais de l’amour, allons donc !Vous n’êtes même pas jaloux.

– Comme un tigre !

– Si vous l’étiez, vous ne blagueriezpas tant… et vous auriez commencé par monter pour voir s’il n’yavait pas quelqu’un là-haut, dit madame de Lugos en regardant à ladérobée par la fenêtre qui donnait sur la rue Mozart.

– C’est que je crois à ta vertu, ôStépana ! Vas-tu pas me reprocher d’avoir confiance entoi ?

– Avec vous, il n’y a pas moyen deparler sérieusement. J’y renonce et je vais m’habiller pour sortiravec vous.

– Le fait est que, dans ce costume, tues à croquer. Mais il serait peut-être insuffisant pour aller dînerà Madrid ou au Pavillon d’Armenonville. C’est dommage ? Tuaurais un succès !… Ce n’est pas la petite bourgeoise duboulevard Voltaire qui pourrait s’exhiber en maillot.

– Qu’en savez-vous ? demandavivement la comtesse.

– Oh ! ce n’est de ma part qu’uneappréciation, mais elle doit être juste. Je déshabille une femme dupremier coup d’œil et je ne me trompe jamais. Affaire d’habitude.Je n’ai fait qu’entrevoir la demoiselle en question, le soir oùelle s’est fait mettre à la porte d’une baraque, à la foire au paind’épice, mais ça m’a suffi. Elle appartient à la grande catégoriedes maigres qui promettent. Elle engraissera plus tard, mais pourle moment, elle n’est pas encore à point, tandis que toi, maStépanette !…

– Moi, j’ai vingt-huit ans, mon cher. Etmademoiselle Monistrol m’est très sympathique. Où en est-elle de sacampagne contre l’assassin de son père ? Si j’étais à la placede M. Gémozac, j’aurais déjà retrouvé ce bandit.

– C’est possible. Tu as de l’initiative,toi, et de l’audace et de l’entregent[29]… tandis que ce pauvre Julienn’est pas débrouillard. Croirais-tu qu’il s’est adressé àune agence de renseignements ?… célérité, discrétion… il paietrès cher des drôles qui font semblant de chercher Zig-Zag et quiboivent au cabaret l’argent de mon naïf ami. Du reste, je suisconvaincu que ce Zig-Zag est un personnage fantastique. Cesaltimbanque au pouce crochu n’a jamais existé.

– Comment ! au poucecrochu ?

– Ah ! c’est vrai, tu ne sais pas…eh ! bien, la jeune Monistrol déclare qu’elle n’a vu de luique sa main et que cette main est faite de telle sorte que personnen’en possède une pareille. Julien me l’a décrite, d’après cequ’elle lui en a dit et rien que d’y penser, j’en ai la chair depoule. Figure-toi une patte de homard, une main d’orang-outang,velue, crochue, avec des ongles recourbés comme desgriffes…

– Mais c’est absurde… cette pauvreenfant, troublée par la peur, aura mal vu et si elle fonde sur cedétail l’espoir de retrouver le meurtrier, elle n’y parviendrajamais.

– Je le crains et je t’avoue que çam’est parfaitement égal. Mais Julien n’en dort pas… il en sèche surpied. Sa mère qui le voit pincé a beau le chapitrer, il va tous lesjours au boulevard Voltaire et quand la demoiselle ne le reçoitpas, il passe des heures entières à contempler la maison. Un de cessoirs, il ira jouer de la mandoline sous les fenêtres de sabelle.

Et ce qu’il y a de pis, c’est qu’il a unrival.

– Vraiment ? je croyais que cettejeune fille était sage.

– Oh ! ce doit être un rival pourle bon motif. Elle ne songe qu’à se marier. Et le monsieur qu’ellereçoit est sans doute animé des intentions les pluspures.

– Quoi ! elle reçoit unmonsieur !

– Mon Dieu, oui. Et elle le reçoit encachette. Julien, qui le guette, n’a pas encore pu apercevoir sonvisage. Il arrive en voiture fermée, et Julien n’a pasencore eu la chance de se trouver là au moment où il débarque.Quand le galant préféré est entré, on ne reçoit pas l’amoureuxtransi et mon toqué d’ami n’a pas la patience d’attendre que cemonsieur sorte.

Du reste, alors même qu’il le verrait,il n’en serait pas beaucoup plus avancé ; car,vraisemblablement, il ne le connaît pas.

– Qui sait ? murmura la comtesse,pensive.

– Est-ce que çat’intrigue ?

– Pourquoi pas ? Je suis trèscurieuse et les problèmes à résoudre m’attirent toujours. Jem’imagine que si j’étais en relations avec mademoiselle Monistrol,je lui donnerais de bons conseils.

– Mais tu ne la rencontreras jamais surton chemin. Laisse donc là cette persécutée, et va t’habiller pourvenir avec moi faire un tour au Bois. Par ce beautemps, il doit y avoir un monde fou. Et si tu mets ta nouvelletoilette, toutes les femmes en auront la jaunisse.

– Tu tiens absolument à aller auBois ! demanda la comtesse, en reprenant tout à coup letutoiement câlin.

– Non… mais on ne peut guère aller quelà… et d’ailleurs, si nous dînons à Madrid…

– Il n’est pas l’heure de dîner.Pourquoi n’irions-nous pas en attendant, faire une visite àmademoiselle Monistrol.

– Faire une visite à mademoiselleMonistrol ! répéta Fresnay. Et à quel titre, bon Dieu !Tu ne la connais pas et elle ignore que tu existes.

– Qu’importe ? répliqua froidementla comtesse. Tu me présenteras.

– Belle recommandation, ma foi ! Jel’ai vue, une seule fois, pendant un quart d’heure, et, si elle nem’a pas oublié, elle a gardé de moi un très mauvais souvenir,attendu que je l’ai plantée là le soir où on a tué son père.Gémozac m’en a beaucoup voulu et il a dû s’en plaindre à la jeunepersonne.

– Eh ! bien, ce sera une excellenteoccasion de lui offrir tes excuses. Je les appuierai et elle tepardonnera.

– Tu es folle. Sous quel diable deprétexte veux-tu que je conduise chez cette fillette la comtesse deLugos ?

– Et pourquoi n’irais-je pas lavoir ? Parce que je suis votre maîtresse ?

– Mais, quand il n’y aurait quecela…

– Fort bien. Alors, vous me considérezcomme indigne d’être reçue par une honnête femme ?

À cette interpellation inattendue laréponse était délicate, et Fresnay essaya de s’en tirer par unbiais.

– Eh ! s’écria-t-il, elles sontassommantes les honnêtes femmes. Laissons-les confire dans leurvertu et amusons-nous sans elles. Veux-tu que je te lance dans lemonde des grandes horizontales ? Tu n’as qu’à parler. Je lesconnais toutes et elles te feront fête. Veux-tu courir lesbastringues de barrière ou pénétrer les mystères du bal Bullier etdes brasseries du Quartier Latin ? Tu en grillais d’envie,quand j’eus le bonheur de faire ta connaissance sur laterrasse du concert des Ambassadeurs. Si cette fantaisie t’a passé,en as-tu une autre ? Je me charge de la satisfaire, mais ne medemande pas de te traîner chez une petite sotte dont tu ne tesoucies nullement, ni moi non plus.

– Que de phrases pour dire que vousrefusez de faire ce que je veux ! C’est la premièrefois ; ce sera la dernière.

Alfred, impatienté, allait répliquervertement, lorsque, la femme de chambre entra endisant :

– Le bain est prêt et il n’y a pluspersonne là-haut. Il faut croire que…

Olga s’arrêta court. Elle venaitd’apercevoir monsieur, et elle regrettait vivement d’enavoir déjà trop dit, par étourderie, car madame de Lugos l’avaitavertie qu’il était là.

– Il y avait donc quelqu’un ?ricana Fresnay.

– Non, monsieur. La langue m’a fourché,répliqua la soubrette, avec une rare impudence.

– Parions que c’était le valet decœur.

– Bon ! monsieur m’a entendue tirerles cartes à madame. Mais le petit jeu et le grand jeu, c’est desbêtises. Je n’y crois pas moi-même. Ce que j’en faisais, c’étaitpour amuser madame.

– Et-tu m’as amusé aussi sans t’endouter.

– Mon cher, dit la comtesse d’un tonsec, vous n’êtes pas venu ici, je suppose, pour causer en maprésence avec ma femme de chambre, et vous allez me faire leplaisir de me laisser seule avec elle : j’ai besoin de sessoins et je n’ai pas besoin de vous.

– Alors, tu ne veux pas dîner avecmoi ?

– Pas plus que vous ne voulez meconduire où j’ai envie d’aller.

Fresnay avait bonne envie de se fâcher,mais madame de Lugos lui plaisait encore beaucoup, et ilappartenait à l’espèce très répandue des amants que lacontradiction excite. Il ne voulait pas céder, et il ne lui étaitpas désagréable d’être maltraité.

– Je te répète, ma chère, que ce seraitune extravagance, dit-il vivement. Aie tous les caprices que tuvoudras, mais pas celui-là.

– Il n’y a que les extravagances qui medivertissent, et je trouve que je n’en fais pas assez. Si vouscroyez que c’est gai, ici ! Le dépôt des Omnibus à gauche, lesjardins du couvent de l’Assomption à droite ! On doit moinss’embêter, au boulevard Voltaire. Je compte m’en assurer un de cesjours.

– J’espère que tu ne t’aviseras pasd’aller là-bas sans moi.

– Non, je me gênerai, peut-être, ditironiquement la comtesse qui redevenait faubourienne, au grandamusement d’Alfred.

– Même si je te le défendais ?reprit-il pour la pousser à bout.

– Surtout si vous me le défendez ;on ne me mène pas en laisse comme un toutou, moi.

– Je m’en aperçois. Tu es d’une race quin’a jamais supporté l’esclavage et je n’ai pas la prétentiond’humilier le noble sang qui coule dans tes veines. Mais, moiaussi, je veux être libre.

– À votre aise, mon cher. Maintenant, unpeu de place, s. v. p.

Et, après avoir écarté Fresnay d’unrevers de main, la descendante des seigneurs madgyars saisit letrapèze, s’enleva à la force du poignet, enjamba la barre fixe et,une fois qu’elle y eut pris position, se mit à exécuter lesvoltiges les plus difficiles et les plus périlleuses.

– Charmant ! dit Alfred, qui riaità se tenir les côtes. Tu devrais débuter au Cirqued’Été.

– Faudrait pas m’en défier, riposta lacomtesse en lançant son trapèze à toute volée.

– Ça vaudra mieux que de faire desvisites ennuyeuses.

– Rangez-vous, si vous ne voulez pas quela barre vous cogne le museau. Je ne réponds pas de lacasse.

– C’est juste. Décidément, tu refusesdevenir au Bois ?

– Gare donc ! Si vous restez là, jevais vous abîmer le portrait.

– Diable ! j’y tiens à monportrait. Et je te tire ma révérence… je reviendrai quand tu serasfatiguée de faire de la gymnastique.

– Je n’y renoncerai que pour faire del’équitation. Ne revenez qu’avec le cheval que vous m’avezpromis.

– Demain, alors, adorable Stépanette. Nequitte pas ton perchoir. Olga va me reconduire jusqu’à mavoiture.

– Olga ! je te défends debouger.

Elle faisait triste mine, la pauvreOlga. Elle se sentait en faute et elle ne savait auquel entendre.Elle se décida pourtant à reculer jusque dans le premiercompartiment du salon et, en passant près d’elle,Fresnay put lui jeter ces mots, sans que la comtesse qui sebalançait dans les airs les entendît :

– Dix louis pour toi, si tu viens mevoir demain dans la matinée. Tu trouveras bien une heure pourt’échapper avant que ta maîtresse soit levée.

La camériste, interloquée, ne dit ni ouini non, et Fresnay descendit vivement l’escalier.

Un amant d’une autre trempe serait partinavré, et il s’en allait le cœur très gai. Il ne s’était jamaisfait illusion sur la noblesse ni sur les sentiments de lasoi-disant comtesse de Lugos, et elle se présentait maintenant sousun nouvel aspect qui ne déplaisait pas du tout à ce chercheur demaîtresses excentriques. Le ton canaille qu’elle venait de prendredonnait du piquant à son langage, et le goût qu’elle affichait pourles exercices pratiqués par les saltimbanques ajoutait encore aucharme de cette liaison bizarre. N’a pas qui veut une acrobatecapable de jouer au besoin les grandes dames.

Quant au projet qu’elle annonçait de seprésenter chez mademoiselle Monistrol, Fresnay y attachait peud’importance, comptant bien que cette lubie passerait vite. Ilpensa cependant qu’il ne ferait pas mal d’avertir son ami Julien,afin de le mettre à même de prendre des mesures préventives pourempêcher le vice de violer le domicile de la vertu. Il voulaittâcher de rencontrer Gémozac le plus tôt possible, et il ne tenaitpas à dîner au bois de Boulogne.

– Au cercle ! dit-il à son cocheren remontant dans sa victoria.

Le cercle où les deux amis, Alfred etJulien, passaient volontiers quelques heures dans la journée etassez souvent la nuit, entière, ne comptait pas parmiles plus aristocratiques de Paris ; ce n’était pas non plus unde ces tripots déguisés où on entre comme dans une auberge. On nes’y montrait pas très difficile pour les admissions ; maisencore fallait-il être présenté régulièrement et subir l’épreuved’un scrutin pour en faire partie comme membrepermanent.

Il est vrai qu’on pouvait aussi y dînercomme invité et y passer la soirée après dîner, c’est-à-dire yrester jusqu’au lendemain matin et même y jouer à tous lesjeux.

Tolérance dangereuse s’il en fût, etqu’on ne pratique pas dans les grands clubs. On parlait depuislongtemps de la supprimer ; mais comme il n’en était encorerésulté aucune aventure fâcheuse, le comité n’avait pas pris dedécision à ce sujet.

Il arrivait même quelquefois quel’invité prenait les cartes avant le dîner et qu’on fermait lesyeux sur cette infraction formelle à un règlement déjà trop peusévère.

C’est pourquoi Fresnay, en entrant dansla salle consacrée au baccarat, fut médiocrement surpris de voirautour de la table de jeu deux ou trois figuresnouvelles.

Il n’était pas venu pour passer en revueles pontes. Il cherchait Julien Gémozac, et il ne l’aperçut pastout d’abord, par l’excellente raison que Julien, qui tenait labanque en ce moment, tournait le dos à la porte dusalon.

En revanche, Fresnay n’eut pas plus tôtpassé cette porte qu’il fut accosté par un habitué de la partie, unviveur avec lequel il entretenait depuis longtemps des relationssuperficielles, mais très familières. Leur liaison était de cellesqui se nouent aussi aisément qu’elles se dénouent et qui ne setransforment jamais en intimité sérieuse.

Ces amitiés-là foisonnent à Paris. On serencontre sur le boulevard, au cercle, au restaurant,chez les demoiselles à la mode, on se prête même au besoinvingt-cinq louis, mais c’est tout.

On ne va pas l’un chez l’autre, et l’unpeut disparaître un beau matin, sans que l’autre s’en inquiète lemoins du monde.

– Qu’est-ce qu’on fait à lapartie ? demanda Fresnay à ce camarade de plaisirs quis’appelait Daubrac en un seul mot et qui écrivait son nom avec uneapostrophe.

– Rien d’extraordinaire, répondit cejoyeux garçon. Les gros joueurs ne sont pas encore arrivés, et lespetits ont été tellement ratissés dans ces derniers temps qu’ilssont un peu écœurés. C’est notre ami Gémozac qui leur taille unebanque assez modeste.

– Tiens ! c’est vrai… jel’aperçois maintenant. Gagne-t-il ?

– Je crois que oui, car j’entendsgeindre les pontes.

– Alors, j’attendrai qu’il ait fini. Jene veux pas couper sa veine. J’ai pourtant bien besoin de luiparler.

– Demandez-lui donc pourquoi, depuisquelques jours, il a l’air lugubre. Il n’a pourtant pas, que jesache, subi une de ces culottes qui assombrissent l’existence d’unhomme. D’ailleurs, il est riche… ou du moins, il le sera… Son pèrea des millions.

– Il a peut-être des peines de cœur. Çase passera.

– Ça se passe toujours. Et à propos defemmes, savez-vous, mon cher, que vous exhibez maintenant unerousse qui fait fureur partout où elle se montre ? Personne nela connaît. Est-il indiscret de vous, demander d’où ellesort ?

– De son pays. C’est une étrangère quej’ai dénichée et que je compte garder pour moi.

– On prétend que vous l’avez enferméedans une tour d’ivoire, entre Auteuil et Passy… Oh ! je nevous en blâme pas. L’oiseau pourrait bien s’envoler si vous ne lemettiez pas en cage. Je connais des amateurs qui leguettent.

Fresnay ne répondit pas à cette inviteaux confidences. Il regardait un monsieur qui venait de s’approcherde la table et de jeter un billet de banque sur le tapis, et iltrouvait que ce nouveau ponte ressemblait étrangement àM. Tergowitz, le compatriote de Stépana.

– Connaissez-vous ce bonhomme-là ?demanda-t-il en le désignant du doigt à Daubrac, qui répondit,après l’avoir examiné :

– Non. C’est la première fois que je levois ici. Et je crois bien qu’il n’est pas du cercle. C’estprobablement un invité, comme on nous en amène de temps à autre.Voilà une liberté qu’on ferait bien de supprimer ! Vous verrezqu’un de ces jours, on introduira ici un bon grec[30] qui raflera l’argent de tout lemonde et qu’on ne reverra plus.

– Je serais curieux de savoir qui aprésenté celui-là et comment il se nomme.

– C’est facile. Lui et son parrain ontdû s’inscrire sur le registre des dîneurs. Je vais y aller voir.Il a une tête qui ne me va pas.

– Et vous reviendrez me renseigner, ditFresnay en se dirigeant vers la table de jeu.

Il alla se placer en vis-à-vis dupersonnage qui l’intriguait et il se mit à le dévisager avec toutel’attention dont il était capable. C’était un homme jeune encore,grand, brun et élégamment tourné, dont les traits rappelaientbeaucoup ceux du Hongrois que Fresnay, du haut de la terrasse desAmbassadeurs, avait vu causant au concert avec laprétendue comtesse de Lugos. Mais maintenant il se présentait deface, et Fresnay n’était pas absolument sûr que les deux ne fissentqu’un.

Ce qu’il put constater d’une façoncertaine, c’est que ce monsieur était un veinard. Il avait attaquéla banque de Gémozac avec un billet de cinq cents francs et pousséhardiment le paroli[31]jusqu’au coup de trois, de sorte qu’il avait quatre millefrancs devant lui.

– Je tiens le coup, dit Gémozac, quecette perte avait presque décavé, car il avait pris la banque àcent louis, et depuis qu’il taillait, il avait à peine doublé cecapital.

– Sacrebleu ! pensa Fresnay, il, vase faire enfiler dans les grands prix. Et ce sera mademoiselleMonistrol qui en sera cause, il joue pour se consoler des rigueursde cette péronnelle. Mais j’y vais mettre ordre.

Le coup fut perdu par Julien, qui fitdemander cinquante louis à la caisse du cercle, pour continuer sabanque, enlevée en cinq minutes.

– Il ne sait pas à qui il a affaire, lemalheureux ! disait Alfred entre ses dents. Si cet individuest le Hongrois de Stépanette, il ne doit inspirer aucuneconfiance. Il ne triche pas en ce moment puisqu’il netient pas les cartes… mais ça viendra !

Il faut absolument que j’avertisse cenigaud de Julien.

Et il manœuvra pour se rapprocher de sonami auquel il ne pouvait pas décemment faire des signes deloin.

La galerie s’était renforcée d’uncertain nombre de gens attirés par les exclamations qui saluaientla veine du nouveau venu, et Fresnay eut quelque peine à se démêlerde cet attroupement pour arriver jusqu’au banquier.

En route, il fut arrêté par Daubrac quilui dit à demi-voix :

– C’est un M. Tergowitz… et il aété présenté comme invité par ce major polonais qui a un nomimpossible à prononcer.

– Bon ! je suis fixé !grommela Fresnay.

Et il s’en alla frapper sur l’épaule deGémozac, juste au moment où le tableau sur lequel pontait leHongrois avait fait banco.

Julien se retourna, vit son ami et seleva en disant :

– À un autre ! la banque estlevée.

Les pontes murmurèrent, car ilsn’avaient eu qu’une bien petite part de la banque de Gémozacenlevée par le nouveau venu, en quatre coups, dont un dernier, oùil jouait tout seul. Mais comme ils ne pouvaient pas forcer Gémozacà continuer, le silence se fit promptement ; et comme onparlait de mettre la banque aux enchères, l’invité dittranquillement :

– Je la prends à mille louis.

C’était le comble de l’aplomb pour unoiseau de passage qui n’était pas membre du Cercle, mais personnene réclama contre cette illégalité, parce que chacun espérait serefaire sur ce vainqueur qui exposait une grosse somme avec tant dedésinvolture.

Fresnay s’était aussitôt emparé deGémozac, et il s’empressa de l’entraîner dans un coin dusalon.

– Tu es donc fou ! lui dit-il àdemi-voix. Gagner péniblement deux cents louis et les reperdre entrois coups, c’est absurde.

Julien, pour toute réponse, haussa lesépaules.

– Parbleu ! reprit Alfred, je teconseille, maintenant, de me reprocher d’avoir meublé l’hôtel defeu mon oncle pour y installer ma Hongroise.

– Tu en as le droit, et moi j’ai ledroit de jouer. Quand on fait des sottises, peuimporte que ce soit pour une farceuse ou pour l’amour de la dame depique.

– Soit ! mais sais-tu contre qui tuviens de perdre ton argent ?

– Non, et ça m’est parfaitement égal. Jejoue pour me distraire… et je n’ai même pas regardé l’individu quim’a fait sauter.

– Eh bien ! regarde-le, maintenantqu’il a pris ta place. À qui trouves-tu qu’ilressemble ?

– Je crois l’avoir déjà vu quelque part,mais…

– Je vais te dire où tu l’as vu. Terappelles-tu le noble étranger qui faisait des signes à ma comtessede Lugos, le soir où elle est venue s’asseoir à notre table sur laterrasse du café des Ambassadeurs ?

– Très bien… et, en effet, celui-ci aune tête dans le même genre.

– Je suis à peu près certain que c’estlui. Et je suis fixé sur un autre point ; ma douce amie metrompe avec ce gentilhomme qu’elle appelle du joli nom deTergowitz. Elle m’a juré qu’il était retourné dans son pays. Or, jele retrouve ici, et je soupçonne que tout à l’heure il était chezelle. Il ne perd pas son temps, ce Madgyar… depuis qu’il a pris labanque, il abat à tous les coups… et là-bas, rue Mozart, il prendma place quand je n’y suis pas.

– Eh bien ! ne joue pas contre luiet mets cette drôlesse à la porte, puisqu’elle se moque detoi.

– Je finirai par là, certainement,quoiqu’elle m’amuse beaucoup, mais je vais bien t’étonner ent’apprenant qu’elle est très occupée de toi… et d’une autrepersonne.

– Que veux-tu dire ?

– Mon cher, je viens de me querelleravec cette toquée parce qu’elle voulait me forcer à laprésenter à mademoiselle Monistrol.

– Voilà, par exemple, un excèsd’impudence ! et je serais curieux de savoir comment cettefille a pu…

– Tu as oublié que le jour où nousl’avons rencontrée, nous avons parlé devant elle de l’assassinat dupère Monistrol. Et il faut croire que notre conversation l’afrappée, car elle y revient sans cesse. C’est à ce point que je medemande si elle ne connaît pas le gredin qui a fait le coup. Sic’est vraiment ce saltimbanque de la foire au pain d’épices, je nem’étonnerais pas trop qu’elle l’eût rencontré dans ses voyages, carje la soupçonne d’être du métier. Je viens de la surprendreexécutant sur un trapèze des tours d’une hautedifficulté.

Elle a dû faire partie d’une troupe deBohémiens acrobates.

– Je suis heureux de constater que tu nela prends plus pour une vraie comtesse, dit ironiquement Gémozac.Quant à ses relations avec le scélérat que je cherche, je n’y croispas du tout.

– Si pourtant je parvenais à découvrirque ce beau M. Tergowitz n’est autre queZig-Zag ?…

– Regarde donc ses mains.

– J’avoue qu’elles sont blanches et quele pouce crochu n’y est pas. Il s’en sert avec une dextéritéremarquable. Les cartes glissent entre ses doigts comme desanguilles… Et elles lui sont propices, car il rafle tout. Le majorpolonais qui l’a invité à dîner pourrait bien nous avoir amené ungrec.

– Laisse là les conjectures et fais-moile plaisir de me dire ce que tu as répondu à ta Hongroise, quandelle a eu l’audace de te demander de la conduire chezmademoiselle Monistrol.

– Je lui, ai répondu :jamais ! Et elle s’est fâchée tout rouge. Là-dessus, je suisparti, parce que je n’aime pas les scènes. Mais sa proposition m’adonné à réfléchir. Il y a là un petit mystère à éclaircir et jel’éclaircirai demain matin. La femme de chambre de Stépana viendrame voir chez moi. Deux billets de cent francs lui délieront lalangue et elle me renseignera complètement sur sa maîtresse…peut-être même sur M. Tergowitz.

Et toi ? où en es-tu, au boulevardVoltaire ?

– Toujours au même point. J’y vais tousles jours et on me reçoit une fois sur quatre… quand la place estlibre.

– Et tu ne te décourages pas ? Ilfaut que tu sois bien pincé.

– Aujourd’hui encore, je me suis juré den’y plus retourner. Et j’y retournerai demain !… c’est plusfort que moi. Tu ne comprends pas ça, toi, parce que tu n’as jamaisaimé sérieusement.

– Non, mais si ce malheur m’arrivait, jene resterais pas dans l’incertitude. Je voudrais au moins connaîtremon rival et je m’expliquerais avec lui, car enfin, permets-moi dete le dire, tu joues en ce moment un rôle ridicule. Quen’attends-tu ce monsieur sur le boulevard et que ne l’abordes-tucarrément, puisque tu n’as pas le courage d’obliger mademoiselleMonistrol à te dire ce que c’est que cepersonnage ?

– Elle me l’a dit hier. Il senomme M. de Menestreau.

– Le nom ne nous apprend rien. Commentl’a-t-elle connu ?

– Il lui a rendu un service, parait-il.Elle m’a laissé entendre qu’il se faisait fort deretrouver l’assassin du père Monistrol.

– C’est quelque intrigant qui auraflairé qu’elle est riche et qui cherche à se mettre dans ses bonnesgrâces, afin de l’épouser. Tu ne dois pas souffrir qu’elle selaisse circonvenir par un homme qui n’en veut qu’à son argent.Pourquoi n’avertirais-tu pas ton père de ce qui se passe ? Iln’est pas officiellement son tuteur, mais c’est lui qui administrela fortune, et il a le droit de donner au moins des conseils. Qu’ilaille voir la jeune personne et qu’il la mette en demeure de luiprésenter ce M. de Menestreau. Quand tusauras à quoi t’en tenir sur cet individu, tu aviseras. Épouse oun’épouse pas, c’est ton affaire ; mais commence par déblayerle terrain.

– Tu as raison, je verrai mon pèredemain matin. Il n’est pas absolument opposé à mon projet demariage qu’il a deviné, tandis que ma mère n’en veut pas entendreparler.

– Je comprends ça. Mais fais ce que jete dis ; moi de mon côté, je vais m’informer, et à nous deux,nous finirons bien par savoir à quoi nous en tenir sur ton rival etsur l’origine de ses relations avec mademoiselleMonistrol.

Tiens ! Tergowitz a levé la banqueet il fait Charlemagne[32].Il s’en va les mains pleines d’or, de plaques et de jetons. Jeraconterai ça demain à ma Hongroise. En attendant, viens faire untour aux Champs-Élysées, en voiture. Ça t’éclaircira lesidées.

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