Le Pouce crochu

Chapitre 10

 

 

L’insouciant Alfred, baron de Fresnay,ne s’était pas préoccupé, outre mesure, de la mauvaise humeur de samaîtresse, et il n’avait pas mis deux heures à se consoler d’avoirété bel et bien mis à la porte par cette beautécapricieuse.

Une promenade au bois, avec son amiJulien, un excellent dîner au café Anglais, un tour aucirque d’Été, qui venait d’ouvrir, aux Champs-Élysées, il ne lui enfallait pas davantage pour oublier que la soi-disant Hongroise semoquait de lui et que, selon toute apparence, elle ne valait pas lacorde pour la pendre.

Sans plus songer à elle, il étaitretourné au cercle, vers minuit, avec l’idée très arrêtée de tenterla fortune, ne fût-ce que pour vérifier la justesse dudicton : Malheureux en femme, heureux au jeu.

M. Tergowitz n’y était plus, Aprèsle dîner, il s’était prudemment retiré, chargé des dépouilles d’unedouzaine de niais qu’il avait mis à sec.

Gémozac avait lâché son camarade aprèsle cirque, sans lui dire où il allait : broyer du noirprobablement ; maudire la Hongrie et l’insensibilité demademoiselle Monistrol.

Alfred prit une banque, sauta deux fois,et finit par regagner en pontant[35]tout ce qu’il avait perdu en taillant[36].

Il rentra chez lui à cinq heures dumatin, très satisfait de sa nuit et pas du tout inquiet dulendemain. Il se coucha, et il dormit d’un doux sommeil quecharmèrent des songes agréables. Il rêva qu’il gagnait toutl’argent de M. Tergowitz ; que Stépana, repentante,lâchait ce seigneur équivoque et se prenait d’une belle passionpour lui, Fresnay ; il rêva même qu’il mettait la main surl’assassin du père Monistrol et que la belle Camille, touchée parcet exploit, lui offrait son cœur et sa dot.

Malheureusement, il fut réveillé à neufheures par son valet de chambre, qui avait ordre de ne jamaisentrer avant midi chez son maître.

Alfred ouvrit un œil languissant,regarda la pendule, et accueillit par une bordée de jurons ceserviteur trop matinal. Il lui lança toutes les injures du nouveauet de l’ancien répertoire. Il l’appela brute, et s’ilne l’appela pas maraud, comme on fait à la Comédie-Française, cefut uniquement parce que Jean n’aurait pas compris.

Mais Jean, accoutumé à ces sorties, nese déferra point.

– C’est une dame qui demandeM. le baron, dit-il tranquillement.

– Qu’elle aille audiable !

– Elle assure que M. lebaron lui a donné rendez-vous.

– Ce n’est pas vrai. Je ne donne pas derendez-vous à des heures pareilles.

Est-elle jolie, aumoins ?

Et comme le valet de chambre hésitait àrépondre.

– Où ai-je la tête ? reprit le belAlfred. Il n’y a que les femmes laides qui sortent simatin.

Flanque-la à la porte !

– J’ai essayé, monsieur le baron. Ellene veut pas s’en aller.

– C’est un peu fort. Demande-lui sonnom.

– Elle dit qu’elle s’appelleOlga.

– Olga !… tiens ! aufait !… je me rappelle que je l’ai convoquée pour ce matin… sij’avais pu prévoir qu’elle viendrait dès l’aurore, j’y auraisregardé à deux fois avant de l’appeler ici… Où l’as-tumise ?

– Dans le fumoir, monsieur lebaron.

– Eh bien, va lui dire qu’ellem’attende.

Jean disparut, et Fresnay, toutgrommelant, se décida à se lever. Il passa un veston et un pantalonà pied, chaussa des pantoufles, alluma un cigare pour s’éclaircirles idées et se traîna jusqu’au fumoir, qui n’était pas loin de lachambre à coucher.

– Te voilà, toi ! dit-il à lasoubrette qui s’était habillée avec une robe de la comtesse. Tu asdonc été cantinière que tu te lèves au petit jour, comme si tuavais à servir la goutte aux troupiers ?

– Je sais bien que je vous dérange, ditOlga, mais…

– Bon ! tu tiens à ne pas perdreles dix louis que je t’ai promis. Tu les auras. Commence par lesgagner. Qu’as-tu à me raconter ?

– Ça dépend de ce que vous voulezsavoir.

– D’abord, hier, quand je suis arrivéchez la baronne, l’amant était là, pas vrai ?

– Oui… au second… dans le cabinet detoilette… et il ne tenait qu’à vous de le pincer.

– Je n’y tenais pas. Qu’est-ce que c’estque ce bonhomme-là ?

– Un beau garçon qui connaît madamedepuis longtemps. Un ancien… et les anciens, ça ne comptepas.

– Il s’appelle Tergowitz,hein ?

– Tiens ! vous savezça !

– J’en sais bien d’autres. Il sedit Hongrois, mais il ne l’est pas plus que moi.

– Je ne crois pas, répondit Olga ensouriant. Mais je serais bien embarrassée de vous dire d’où ilest.

– Et la baronne est née à Montmartre,dans une loge de portier ?

– Oh ! pour ça, non. Ses parentsétaient très chics, et elle a étudié pour être institutrice. Maiselle a préféré cascader. Je vois qu’on peut tout dire àmonsieur, parce que monsieur est à la coule… et,d’ailleurs, c’est dans l’intérêt de madame. Elle a eu des occasionssuperbes, et elle n’a pas su en profiter. Elle lâchait tout pourgouaper[37]etelle a eu des hauts et des bas… plus de bas que de hauts. Pour unefois qu’elle tombe sur un homme sérieux, ça serait vraiment dommagequ’elle le perde… et ça finira pas là, si monsieur n’y met pas dusien.

– Elle est donc bien toquée de ceTergowitz ?

– Il y a de ça… et puis, ils ont devieilles affaires ensemble… des affaires que je n’ai jamais biensues… ils ne peuvent pas se brouiller tout à fait… mais depuis deuxjours, ça ne va pas… le torchon brûle.

– Pourquoi donc ? Est-ce que leHongrois est jaloux ?

– Oh ! non… c’est madame qui estjalouse.

– Alors, il lui fait destraits[38].

– Elle n’en est pas sûre, mais elle s’endoute. Elle se figure qu’il fait la cour pour le bon motif à unejeune personne très calée[39]. Et elle ne veut pas de ça, parcequ’elle s’est fourré dans la tête d’épouser M. Tergowitz.C’est d’autant plus bête qu’elle est mariée.

– Ah ! bah !… et àqui ?

– À un pas grand’chose qu’elle a épouséparce qu’elle crevait de faim. Je ne sais pas comment il a le nezfait, car je ne voyais pas madame du temps qu’elle vivait enménage. Mais je ne serais pas venue déranger monsieur pour luiraconter des choses qu’il sait aussi bien que moi ; jene gagnerais pas mon argent. Je suis venue parce que, depuisce matin, il y a du nouveau.

– Du nouveau ? dit Alfred. Est-cequ’elle aurait pris un troisième amant ?

– Au contraire, répondit Olga. Elle neveut plus en avoir.

– Ah bah ! elle a donc fait unhéritage, cette nuit ?

– Ce n’est pas ça… Hier, après la visitede monsieur, madame a été de mauvaise humeur toute lajournée, et quand elle est de mauvaise humeur, il n’y a pasmoyen de l’approcher.

– J’en sais quelque chose. Elle a manquéme casser le nez avec son trapèze.

– Moi, elle m’aurait battue, si je m’yétais frottée. Mais j’ai eu soin de me garer. Le soir, elle n’a pasvoulu dîner et elle m’a envoyée au cirque desChamps-Élysées…

– Tiens ! j’y étais.

– J’ai bien vu monsieur… avec un de sesamis qui est très joli garçon. Monsieur ne m’a pas vue, parce quej’étais aux secondes. Après le cirque, quand je suis rentrée,madame s’était barricadée dans sa chambre. J’ai frappé, elle ne m’apas répondu et j’ai été me coucher.

– Ah ça ! est-ce que tu vas meraconter tes rêves ? Arrive au fait, ma fille, arrive aufait !

– Le fait, c’est que M. Tergowitzest venu vers deux heures du matin. Il a une clé…

– Comme moi ! C’estcomplet.

– Dame ! vous comprenez… il nevient jamais que très tard, et, s’il était obligé de sonner, çapourrait réveiller les voisins, et madame tient beaucoup auxapparences.

– C’est juste !… unecomtesse !

– Enfin, cette nuit, je ne dormais pas.Je l’ai entendu monter l’escalier, et je l’ai entendu aussi sedisputer avec madame… oh ! mais, là… une vraie engueulade… ilsse sont dit des gros mots…

– Ce Hongrois me paraît avoir reçu uneéducation négligée.

– Oh ! quand il veut, il est trèscomme il faut. Mais j’ai bien cru qu’il allait donner des coups àmadame… et, pour sûr, je ne l’aurais pas laissé faire.Heureusement, ça n’a pas été jusque-là. Au bout d’une heure, ils sesont raccommodés.

– À mes dépens.

– Je sais que vous n’êtes pas jaloux,sans quoi je ne vous dirais pas tout ça. Et si je vous le dis,c’est pour en venir à ce qui s’est passé ce matin.

– Quoi donc ? Est-ce qu’ils ont misle feu à la maison de mon oncle ?

– Non, Dieu merci !M. Tergowitz est parti avant le jour, et madame m’a sonnéepour avoir son chocolat et ses journaux. En les lisant, elle apoussé un cri et elle a fait un mouvement si brusque, qu’elle arenversé sa tasse. Je lui ai demandé ce qu’elle avait. Vous croyezpeut-être qu’elle m’a répondu ? Ah !ouiche ! Elle a sauté en bas du lit et elle s’estmise à se promener en chemise à travers la chambre, en gesticulantet en parlant toute seule. J’ai cru qu’elle devenaitfolle. Tout d’un coup, elle s’est jetée à sa toilette en me criantde lui apporter ses bottines, sa robe, son manteau, son chapeau. Etcomme je n’allais pas assez vite, à son idée, elle m’a agonie desottises.

– Aimable maîtresse que nous avonslà !

– Enfin, monsieur, elle s’est habilléeau galop, elle qui, ordinairement, y met deux heures et demie. Jelui ai demandé s’il fallait aller lui chercher un fiacre. – Non,j’irai bien toute seule. Fiche-moi la paix. – Madamerentrera-t-elle pour déjeuner ? – Je n’en sais rien. – Maissi M. de Fresnay vient tantôt ? – Tului diras : Zut ! de ma part.

Je demande pardon à monsieur de luirépéter des mots pareils.

– Comment donc ! mais je teremercie, au contraire. Au moins, je suis fixé. Maintenant,qu’est-ce que tu penses de tout ça, toi ? Est-ce queStépanette aurait l’intention de me planter là ?

– J’en ai peur.

– Eh bien ! vrai ! je laregretterai. Elle me coûte très cher, mais elle m’amuseénormément.

– Et encore monsieur ne sait pas tout cequ’elle vaut. Monsieur ne la connaît pas. Madame lui en a donnépour son argent, mais elle n’y a pas mis d’enthousiasme. Elledéteste qu’on la paie et elle n’aime que les gens quil’exploitent.

– Alors Tergowitz vit à sescrochets ?

– Non. Je ne sais pas où il a gagné del’argent, mais il en a.

– Je le sais, moi. Il est très heureuxau jeu. Hier, au baccarat, dans un cercle où j’étais, il a mis àsec un de mes amis… celui que tu as vu avec moi, aucirque.

– Ça ne m’étonne pas.

– Tu veux dire qu’iltriche ?

– Il pourrait tricher, s’il voulait. Ilfait tout ce qu’il veut de ses mains.

– Alors, je suis fixé. Et quand iltiendra les cartes, je ne risquerai pas cent sous contrelui.

Madame de Lugos a de joliesconnaissances !

– Que voulez-vous ! Elle est toquéede cet homme-là. Et il la mettra sur la paille… à moins quemonsieur ne la débarrasse de lui. Ce serait un vrai service à luirendre.

– Je n’essaierai pas.

– C’est dommage ; car ce ne seraitpas très difficile. Au fond, elle a du goût pour vous, et si vousla traitiez du haut en bas, au lieu de céder à tous sescaprices…

– Tu crois qu’elle mereviendrait ?

– J’en suis sûre et, si vous la rossiezun peu, elle vous adorerait.

– Ce serait drôle. Mais je n’ai pas lesaptitudes nécessaires. Je préfère les moyens doux, et comme ils neme réussiraient pas, je me résignerai à me retirer. Nous verrons cequ’elle fera sans moi.

– Elle se remettra avec son homme… etelle tombera dans la misère.

– Pas du jour au lendemain… à moinsqu’elle n’ait déjà dépensé tout ce que je lui ai donné.

– Ça, je ne crois pas. Elle serrait vosbillets de banque dans une cassette qu’elle a vidée ce matin avantde partir. C’est même ce qui me fait croire qu’elle ne reviendrapas. Mais le magot sera bientôt mangé. Il est vrai qu’elle n’a pastout emporté. Elle a laissé ses bijoux et ses toilettes. Si j’étaisà la place de monsieur, je mettrais la main dessus. Ce seraittoujours autant de sauvé.

– Pour qui me prends-tu ? Je nesuis pas de l’espèce des Tergowitz, moi. Seulement, jene serais pas fâché d’aller un peu passer la revue dans monimmeuble de la rue Mozart. Elle n’a pas tout emporté, et si lafantaisie lui vient d’y remettre les pieds, pendant que j’y serai,je pourrais causer avec elle.

– Monsieur ferait bien.

– Oui, mais pas maintenant, je n’ai pasdéjeuné.

– Monsieur pourrait déjeuner là-bas. Jecuisine dans la perfection.

– Au fait, pourquoi pas ? s’écriaFresnay. Tu me ferais à déjeuner et tu me tirerais les cartes audessert. Et si Stépanette revient au gîte, je voudrais voir satête, quand elle nous trouvera attablés ensemble.

– Elle me chassera, pour sûr, ditOlga ; mais je m’en consolerai, parce que je sais bien quemonsieur ne me laissera pas dans l’embarras.

– Je te donnerai de quoi ouvrir uncabinet de consultations, et je t’enverrai toutes les grues de maconnaissance pour que tu leur dises la bonne aventure… j’en connaistant que tu feras fortune en six mois.

En attendant, voilà tes dix louis. C’estun commencement. Empoche, va me chercher un fiacre, monte dedans etattends-moi en bas. D’ici à vingt minutes, je seraiprêt.

Olga fourra dans son corsage les deuxbillets bleus, et fila prestement.

Fresnay se mit à sa toilette. Cecolloque avec la femme de chambre l’avait réveillé tout à fait, etcomme il aimait par-dessus tout l’imprévu, il se promettait depasser une bonne matinée à faire enrager la comtesse de Lugos, caril ne doutait pas qu’elle ne rentrât.

Même, il ne désespérait pas de la faireparler sur cet énigmatique Tergowitz, dont les allures et lapersonnalité mystérieuse commençaient à piquer sacuriosité. Que ce soi-disant étranger fût un intrigant de la pireespèce, Fresnay n’en doutait plus, si tant était qu’il en eûtjamais douté, et il n’avait pas meilleure opinion de Stépana. Maisil tenait à découvrir ce que machinait ce couple bien assorti, àseule fin de les empêcher, le cas échéant, de nuire aux honnêtesgens.

L’homme ne lui faisait pas peur, et dela femme, il se souciait comme d’une guigne[40].

Sa liaison avec elle n’était qu’uneaventure de rencontre et il pensait que les plaisanteries les pluscourtes sont aussi les meilleures.

Une de perdue, dix de retrouvées ;c’était sa devise.

Seulement, il tenait beaucoup à ne pasmanquer une dernière occasion de s’amuser de sa comtesseexcentrique.

Il s’habilla donc rapidement, et, aprèsavoir dit à son valet de chambre qu’il ne rentrerait pas de toutela journée, il alla rejoindre Olga, qu’il trouva cantonnée dans unevoiture de place.

Il ne se priva pas de la questionnerpendant qu’ils roulaient vers Auteuil, mais il la trouva moinsdisposée à lui faire des confidences sur sa maîtresse.

Olga jugeait sans doute qu’elle en avaitassez dit pour deux cents francs. Peut-être aussi se repentait-elledéjà d’avoir quelque peu trahi madame de Lugos. Elle connaissaitles hommes sérieux, c’est-à-dire les entreteneurs, et elle savaitfort bien que tel qui feint de prendre philosophiquement lesinfidélités, est furieux d’avoir été trompé et ne pardonne jamaisles traits que sa maîtresse payée lui a faits.

– Enfin, demanda-t-il, où demeure ceTergowitz ? En dehors de la maison de mon oncle, il doit avoirun domicile, que diable !

– Oui, certes, répondit Olga, mais je nesais pas où.

– Tu le connaissais pourtant, jesuppose, avant d’entrer au service de la comtesse ?

– Oh ! pas beaucoup… et je ne levoyais pas souvent.

– Est-ce qu’ils habitaient Paris,lorsqu’ils vivaient ensemble ?

– Je ne crois pas. Ils ont beaucoupvoyagé.

– Ça ne m’étonne pas. Stépana doit avoirété saltimbanque.

– Oh ! monsieur, quelleidée !

– Une idée qui viendra à tous ceux quila verront faire du trapèze. Elle est de première force. Et cetalent d’agrément n’est pas très répandu parmi les demoiselles debonne maison. Du reste, je ne lui en voudrais pas du tout d’avoirdansé sur la corde. J’ai toujours aimé les artistes.

Mais, dis-moi… ! quel âgea-t-elle ?

– Monsieur sait bien qu’une femme n’ajamais que l’âge qu’elle paraît avoir.

– Elle a l’air jeune, c’estincontestable. Mais avoue qu’elle se teint. J’ai surpris l’autrejour sur sa toilette un jeu de fioles…

– Toutes les femmes se teignent, par letemps qui court.

– Je ne l’en blâme pas. Le roux vénitienlui va dans la perfection. De quelle couleur était-elleautrefois ?

– Je crois bien qu’elle étaitbrune.

– Oui, ça doit être. Elle a le teintpâle et les yeux d’un noir d’enfer. Quand il lui plaira de changerde nationalité, elle n’aura pas de peine à se faire passer pour uneEspagnole.

Elle est Française,hein ?

– Parisienne, pur sang. Ça se voit dereste. Mais vous me demanderiez son vrai nom que je ne pourrais pasvous le dire, vu qu’elle me l’a toujours caché… dame ! ça secomprend à cause de sa famille.

– C’est peut-être une Montmorency, ditgravement Fresnay.

Olga ne saisit pas laplaisanterie.

Ces propos et quelques autres du mêmegenre les menèrent jusqu’à Auteuil, et en descendant à la porte del’hôtel de la rue Mozart, Fresnay n’était pas beaucoup mieuxrenseigné qu’en sortant de chez lui.

– Si monsieur n’a pas besoin de moi, jevais aller au marché, dit Olga. C’est à deux pas, et monsieurpourra déjeuner dans un quart d’heure.

Fresnay allongea un louis et monta,pendant que l’étonnante soubrette entrait à la cuisine pour yprendre son panier à provisions.

Au salon, rien n’était changé depuis laveille. Les cordes qui soutenaient le trapèze pendaient encore auplafond.

Madame de Lugos n’avait laissé là aucunetrace de son passage et il était improbable qu’elle se fût livrée,le matin, avant de sortir, à son exercice favori.

À l’étage supérieur, au contraire, toutaccusait un départ précipité. Le cabinet de toilette était endésordre, et la chambre à coucher encore plus.

Il y avait là des robes jetées sur desfauteuils, des bas de soie qui traînaient sur le tapis, des fleursarrachées d’une jardinière et semées dans tous les coins, parmi desfragments de lettres déchirées, des écrins ouverts sur la table denuit, et sur le lit une boite longue et plate, qui avait l’aird’une boite à pistolets.

Un journal déplié était resté étalé surun bonheur du jour et semblait avoir été jeté la par une mainimpatiente.

L’idée vint à Fresnay que c’était danscette feuille que madame de Lugos avait lu la nouvelle qui l’avaittransportée de colère.

Il ramassa le journal et il se mit à leparcourir dans l’espoir d’y trouver le passage dont la lectureavait bouleversé la comtesse.

– Qu’est-ce que ça peut bien être ?se demandait Fresnay, en examinant rapidement la première page dujournal. Voyons… il y a en tête une chronique d’un monsieur trèsennuyeux… évidemment, Stépanette ne l’a pas lue… après, c’est lecompte rendu des Chambres… Stépanette ne s’occupe pas de politique…les nouvelles du Tonkin… elle s’en souciefort peu… du reste, elle a laissé lejournal ouvert à la deuxième page… c’est probablement là qu’il fautchercher.

Et il se mit à parcourir les faitsdivers : une longue série d’accidents de voitures, de vols,d’incendies, de morts subites et autres sinistres qui nel’intéressaient guère. Rien qui pût se rapporter à madame de Lugosou à M. Tergowitz.

Seulement, il s’aperçut qu’on avaitenlevé avec des ciseaux un morceau de la dernière colonne, comme lefont les rédacteurs qui veulent emprunter un article ou unenouvelle à un confrère, et ce découpage était, à n’en pas douter,l’œuvre de la comtesse.

Si elle avait pris tant de peine,exaspérée et pressée comme elle l’était, ce ne pouvait être quepour montrer à Tergowitz un passage qui le concernait ou qui laconcernait, elle.

Donc, elle était sortie pour aller chezson amant de cœur. Mais de quoi pouvait-il bien êtrequestion dans ce fragment de journal ? Impossible de ledeviner.

– Je le saurai tout de même, se ditFresnay. Je n’ai qu’à acheter dans le premier kiosque venu un autrenuméro du même journal…, ou mieux encore, quand Olga rentrera, jel’enverrai m’en chercher un.

Et sans s’arrêter davantage à résoudrela question du fait divers, il recommença à fureter, pour tâcher dedécouvrir quelque indice plus significatif.

Il constata d’abord que, comme le luiavait dit Olga, les bijoux étaient restés dans les écrins, et cesbijoux avaient une assez grande valeur. Fresnay n’était pas alléjusqu’à la rivière de diamants, mais il s’était fendu d’une bellepaire de pendants d’oreille en brillants et d’un certain nombre debagues et de bracelets.

Pourquoi la comtesse les avait-ellelaissés là, à la discrétion de sa femme de chambre ? C’étaitencore un autre mystère.

Enfin, il mit la main sur la boiteplate, croyant bien la trouver fermée.

À sa grande surprise, il n’eut qu’àlever le couvercle pour l’ouvrir, et son étonnement augmentalorsqu’il put voir ce que contenait ce coffret d’acier, doublé develours à l’intérieur.

Il contenait une paire de ganteletsd’acier bruni qui avaient dû faire partie de l’armure d’unchevalier du moyen âge.

C’était à n’y pas croire, et il fallutque Fresnay les prît, les maniât, les tournât et les retournât pourse convaincre qu’il ne se trompait pas.

D’où provenaient ces deux piècescurieuses ? Les ancêtres de la prétendue comtesse de Lugosn’avaient assurément pas figuré aux Croisades, et lesgantelets n’étaient pas pour elle un souvenir de famille. Lesavait-elle volés dans un musée ? Et pourquoi lesconservait-elle si précieusement ? Mystère ! toujoursmystère !

En les examinant de très près, Fresnayreconnut qu’ils devaient être de fabrication moderne. L’acier avaitle brillant du neuf, et, à l’intérieur, ils étaient doublés d’unepeau fine et souple qui avait pris une teinte plus foncée auxplaces qui correspondaient aux articulations des doigts. Celasemblait indiquer qu’on les avait portés. Qui et dans quellescirconstances ? Un acteur, peut-être, au théâtre, en jouant unrôle casqué et cuirassé, dans un drame à grand spectacle. Maiscomment se trouvaient-ils chez Stépanette ? Appartenaient-ilsà Tergowitz ? Ce faux Hongrois avait dû mener une vieaccidentée, et il avait bien pu être comédien.

Fresnay eut la fantaisie de les essayer,et il constata qu’ils étaient d’un usage très commode. Ilscouvraient le poignet comme des gants à la Crispin[41] ; il suffisait de presser unressort pour les attacher solidement, et une fois fixés, ils negênaient en aucune façon les mouvements des doigts. Ils donnaientmême plus de puissance à la main pour saisir les objets, parexemple pour tenir une épée ou un sabre.

– Ce sont peut-être des gants d’armesd’un nouveau modèle, se dit Alfred. J’ai bien envie de les emporterpour les montrer à mon armurier.

Et, comme justement Olga montaitl’escalier, il les prit et il les fourra dans les poches de sonpardessus.

– Monsieur est servi, dit-elle enfaisant la révérence comme une soubrette de l’ancienrépertoire.

Elle montrait son museau bistré à laporte de la chambre, mais elle n’entrait pas.

– Qu’est-ce que tu dis de tout ça ?lui demanda Fresnay en lui indiquant du geste les robes et lesécrins dispersés.

– Je vous avais prévenu que madame étaitpartie comme une folle ; elle sait bien, du reste, que je netoucherai pas à ses bijoux, mais j’aime autant ne pas en approcher.Le déjeuner sera froid, si monsieur ne descend pas tout desuite.

Fresnay pensa qu’il serait toujourstemps de la questionner sur l’origine des gantelets, et ildescendit.

Le couvert était mis dans la salle àmanger de la comtesse et il charmait les yeux.

Sur une nappe d’une blancheuréblouissante, des crevettes roses et des radis rouges flanquaientune timbale où fumaient des œufs brouillés aux truffes. Comme platsérieux, une assiette assortie de viandes froides, et pour dessert,un joli panier de fraises.

Dans une carafe de cristal, un vincouleur de topaze.

– Ah ! tu es expéditive, toi !s’écria Fresnay. Mon valet de chambre aurait mis une heure à meconfectionner un déjeuner comme celui-là.

– J’espère que monsieur va le trouver àson goût. Et quant au vin, c’est de ce Sauterne que monsieur aenvoyé avant-hier à madame.

– Je ne m’attendais pas à en boire, maispuisqu’il est tiré… verse, ma fille, dit Alfred en attaquant lesœufs.

Olga remplit le verremousseline[42]etresta debout, le poing sur la hanche, dans la pose classique d’unecantinière de théâtre. Il ne lui manquait que le tonnelet passé enbandoulière et le chapeau ciré incliné sur l’oreille.

– Tu es crânement gentille comme ça,reprit Fresnay, et tes œufs brouillés sont très réussis.

– Monsieur me flatte.

– Non, parole d’honneur ! Tu as unpetit chic bohémien qui me plaît. Assieds-toi là, etcausons.

Olga ne se fit pas trop prier pourprendre place à table. On voyait bien qu’elle ne craignait plusd’être surprise par sa maîtresse et qu’elle s’inquiétait peu deperdre sa place. Elle devinait sans doute que le baron en avaitassez de madame de Lugos, et elle ne tenait pas à rester au serviced’une femme abandonnée par le monsieur quil’entretenait.

Peut-être même se flattait-elle de laremplacer, et les compliments que lui adressait Alfred necontribuaient pas peu à l’entretenir dans cetteillusion.

– Ah ! monsieur, dit-elle ensoupirant, madame est bien coupable de se conduire comme elle lefait. Il faut qu’elle ait complètement perdu la tête,et je me demande comment monsieur va prendre cette nouvelleescapade.

– Ça dépend, répondit Fresnay aprèsavoir ingurgité un second verre de Sauterne. J’ai la partie belle,puisqu’il ne tient qu’à moi de la lâcher, mais si elle voulaitreconnaître ses torts et me dire la vraie vérité sur ce Tergowitz,je crois que je pardonnerais.

– Monsieur s’intéresse donc bien à cethomme-là ?

– Comme on s’intéresse aux tours d’unhabile escamoteur. Je suis curieux de savoir qui il est, et commentfinira la comédie qu’il joue.

– Si elle finit mal pour lui, elle nefinira pas bien pour madame. Ils sont brouillés pour le quartd’heure ; mais, avant la brouille, ils ont toujours étéd’accord, et ils travaillaient ensemble.

– Travailler est joli ! Ça veutdire qu’ils s’entendaient pour exploiter lesimbéciles ?

– Je répondrais : oui, si je necraignais de faire de la peine à monsieur.

– Vas-y, donc ! je me rangemoi-même dans la catégorie des dupes, et je ne t’en veux pas dutout de m’avoir montré que cet aimable couple se moquait de moi. Jete saurais même un gré infini de me renseigner complètement. Si tupouvais me dire leur véritable histoire et leurs véritables noms…ma foi ! je ne sais pas jusqu’où irait ma reconnaissance. Jeserais capable de t’installer dans les meubles deStépana.

– Monsieur plaisante, murmura la tireusede cartes, en rougissant de plaisir.

– Non, c’est très sérieux, paroled’honneur ! Je commence à croire que ces gens-là ont descrimes sur la conscience. Leur union faisait leur force etmaintenant qu’ils sont désunis, un de ces jours, ils se dénoncerontréciproquement. Tu comprends que je ne veux pas être mêlé, mêmeindirectement, à une affaire de cour d’assises.

– Oh ! ça n’irait pasjusque-là.

– Bon ! tu vois bien que tu en saisplus long que tu ne m’en as dit. Allons, ma fille, ne t’arrête pasen si beau chemin. Je te jure que tu ne te repentiras pas d’avoirété jusqu’au bout. Je ferai ta fortune.

– Si j’étais sûre que monsieur ne medénoncera pas à madame, je lui dirais bien tout ce que jesais.

– Comment pourrais-je te dénoncer ?Je mettrai cette farceuse à la porte, sans lui demanderd’explications et sans lui en donner. Elle était à mes gages. J’aibien le droit de la renvoyer, sans lui accorder ses huitjours.

Parle, voyons ! je vais te mettresur la voie. La nuit où je t’ai rencontrée au café Américain, tum’as quitté pour aller, prétendais-tu, attendre quelqu’un au cheminde fer de l’Est. Tu mentais, hein ?

– Non, sur tout ce qu’il y a de plussacré. Madame est arrivée en effet, à cinq heures du matin, par letrain-poste.

– C’est-à-dire qu’elle a fait semblantd’arriver. Je l’avais rencontrée la veille au concert desAmbassadeurs.

– J’ai bien vu que vous la connaissiezdéjà puisque vous êtes venu la voir au Grand-Hôtel, Et même ça m’aétonnée qu’elle vous ait donné rendez-vous là, car elle aurait biendû penser que les gens de l’hôtel vous diraient qu’elle étaitdébarquée le matin.

– On ne pense pas à tout. D’oùvenait-elle ?

– De Paris, tout bonnement. L’amantm’avait proposé de servir de femme de chambre à sa maîtresse… et ilm’assurait de beaux avantages, à condition que je les aiderais àjouer leurs rôles. Ils ne pouvaient guère s’adresser qu’àmoi.

– Parce qu’ils te connaissaient depuislongtemps ?

– Oui, nous nous étions rencontréssouvent, quand j’étais somnambule… le métier n’allait plus guère…et ma foi ! j’ai accepté.

– Tu as bien fait,parbleu !

– Mais il était convenu qu’ils ne mefourreraient pas dans de vilaines affaires.

– Je comprends tes scrupules, ditironiquement Alfred, tu as cru qu’il s’agissait seulement de mettrededans quelques niais de mon espèce, et il ne parait pas que,jusqu’à présent, ils aient fait autre chose.

Mais comment les avais-tu connus ?…Est-ce qu’ils étaient venus te demander desconsultations dans ton cabinet ?

– Oh ! non, ils ne donnent pas dansces godans[43]-là. Ils sont trop malins pour s’ylaisser prendre… et puis, ils sont un peu de la partie.

– Ah ! bah ! est-ce que lacomtesse se mêle aussi de dire la bonne aventure ? Si j’avaissu, je l’aurais priée de tirer mon horoscope.

– Non, ce n’est pas ça, mais je faisaisles foires et eux aussi. Des fois, leur baraque se trouvait à côtéde la mienne. Ça fait que nous voisinions.

– Je te le disais bien que Stépana avaitété acrobate.

– C’est la vérité. Autrefois, ellen’avait pas sa pareille pour danser sur la corde, avec ou sansbalancier. Mais elle a engraissé, et dans les derniers temps, ellene faisait plus guère que la parade à la porte.

– Elle devait attirer du monde, rienqu’avec ses yeux. Mais le seigneur hongrois, j’aime à croire qu’ilne jouait pas les paillasses ?

– Oh ! non, c’est le mari d’Amandaqui était pitre.

– Ah ! elle s’appelle Amanda ?Elle a bien fait de changer de nom. Stépana a plus dechic.

Et Tergowitz, quelle était sa spécialitédans la troupe ?

– Il était clown, mais pas dans le genrecomique. Il ne faisait que des tours, mais d’une force ! Rienqu’avec son fameux saut : tête en avant, il aurait pu gagnersa vie. Au cirque des Champs-Élysées, il n’y en a pas un quioserait piger[44]avec lui.

– Tête en avant ! répéta Fresnay ense frappant le front. Attends donc !… il me semble que jeconnais ça.

Sous quel nom Tergowitz était-il connudans les foires ?

– Zig-Zag… un nom de guerre.

– Zig-Zag ! Tu as ditZig-Zag ! s’écria Fresnay en se levant si brusquement qu’ilrenversa la corbeille de fraises.

– Ah ! mon Dieu,qu’est-ce qu’il vous prend ? dit Olga en se levant aussi, touteffarée.

– Ce Zig-Zag et cette Amandatravaillaient ensemble, il y a trois semaines, à la foire au paind’épices, sur la place du Trône ? demanda vivementFresnay.

– C’est bien possible… c’est même trèsprobable, car leur patron n’en manquait pas une… mais je nepourrais pas l’affirmer, vu que je n’y étais pas.

– Où étais-tu donc ?

– En province… à Beauvais, où je nefaisais pas un sou…, à preuve que les huissiers ont saisi macarriole et mon cheval… il me restait tout juste de quoi me payerles troisièmes en chemin de fer… Alors, j’ai rappliqué surParis… J’espérais y trouver à gagner ma vie et j’avais eu bon nez,car je n’y étais pas depuis une heure que je rencontrais Zig-Zagdans la rue… Zig-Zag requinqué, mis comme un prince… Je l’aiabordé, je lui ai demandé s’il pouvait faire quelque chose pour uneancienne camarade tombée dans le malheur… Alors, il m’a proposéd’entrer au service d’Amanda.

– Et tu ne lui as pas demandé où ilavait fait fortune ?

– Vous pensez bien que si. Ilm’a répondu qu’il venait d’hériter d’un oncle ; ça nem’a pas trop étonnée, parce que j’ai toujours entendu dire que safamille était riche et qu’il l’avait lâchée pourvagabonder.

Il m’a dit aussi qu’il en avait assez dumétier, qu’il allait se lancer dans la haute et Amandaparmi les grandes cocottes.

Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il a del’argent et qu’il a dû en donner à madame, car avantde vous connaître, elle était déjà très biennippée.

– Je sais où ils l’ont pris, dit Fresnayentre ses dents. Maintenant, l’adresse de cecoquin ?

– Je vous jure que je ne la connais pas.Je vous le jure sur les cendres de ma mère !

– Où se rencontraient-ils, Amanda etlui ?

– Ici, je vous l’ai déjà dit. Quandmadame sortait, c’était, je pense, pour le voir. Mais elle ne meracontait pas toutes ses affaires… et je n’ai jamais su où elleallait. Vous, comprenez que je ne me serais pas permis de lasuivre.

– Mais, maintenant, tu lasuivrais, si je te payais pour cela ?

Olga fit la moue. Elle espérait autrechose et elle ne s’expliquait pas comment un entretien si biencommencé tournait ainsi.

– Je ne suis pas moucharde, dit-elle.J’ai parlé sur madame parce que je croyais que ça vous était égalde savoir qu’elle avait un amant, mais du moment que vous le prenezcomme ça, je n’en suis plus. Et puis, pourquoi faire lasuivre ?… Vous croyez donc tout de bon que Zig-Zag a volé ouassassiné ?

Fresnay eut sur les lèvres une réponsecatégorique. Mais il se ravisa. Évidemment, cette fille neconnaissait que les antécédents des deux complices. Elle n’avaitjamais entendu parler du crime du boulevard Voltaire, et certes samaîtresse ne lui avait pas fait deconfidences.

Mieux valait garder pour lui ce qu’ilsavait, car Olga, mieux informée, aurait pu prendre le parti de samaîtresse et l’avertir du danger. Ces deux créatures ne valaientpas beaucoup mieux l’une que l’autre ; les femmes decette catégorie se soutiennent toujours entre elles etse liguent volontiers contre les honnêtes gens.

Fresnay crut devoir prendre la tireusede cartes par la douceur, et il fit bien.

– Allons, reprit-il, ne te fâche pas, tues une bonne fille et je ne te demande qu’une chose, c’est de nepas te mettre contre moi. Tu conçois qu’au point où en sont leschoses, je ne peux pas rester avec la comtesse. Elle a desaccointances qui finiraient par me compromettre. Je vais laquitter, mais je ne ferai pas d’éclat. Nous nous séparerons àl’amiable et tu n’y perdras rien.

Et comme Olga ne semblait pasconvaincue, il ajouta :

– Si je me suis emporté tout à l’heure,quand tu m’as nommé Zig-Zag, c’est que justement je suis allé cetteannée à la foire au pain d’épices et je l’ai vu, en habitd’arlequin, exécuter son fameux saut. Alors, ça m’a un peu vexéd’apprendre que j’avais pour rival un saltimbanque ; mais ilfaut prendre philosophiquement ces accidents-là.

– Vous avez rencontré plusieurs fois,m’avez-vous dit, M. Tergowitz. Comment ne vous êtes-vous pasaperçu que Zig-Zag et lui ne faisaient qu’un ?

– Je n’ai vu Zig-Zag qu’avec un masquesur la figure.

– C’est vrai. J’oubliais qu’il netravaillait jamais que masqué ; mais vous avez dû voir aussiAmanda. Elle faisait le boniment au public.

– Parfaitement, et je ne comprends pasque je ne l’aie pas reconnue, habillée en comtesse. Il est vraiqu’elle se teint les cheveux, et ça la changetellement !…

– Que j’ai eu moi-même de la peine à lareconnaître ; mais j’espère que, si elle rentre, vous n’allezpas lui jeter au nez tout ce que je vous ai racontésur elle et sur son amant.

– Je m’en garderai bien. Ellem’arracherait les yeux et je veux que nous rompions doucement. Elley est décidée, je crois. Je ne lui ferai pas de reproches et je nelui poserai pas de questions embarrassantes. Ce sera un divorce parconsentement mutuel.

Mais elle n’est pas là, et je tiens àfinir ce déjeuner cuisiné par tes blanches mains… car elles sonttrès blanches tes mains ! Fais-moi le plaisir de te rasseoiret de me tenir compagnie. Je n’aime pas manger seul.

Olga, tout à fait déridée, reprit saplace à table et s’empressa de remplir le verre du baron, qui luidit :

– J’aime encore moins à boire seul.Verse-toi de ce Sauterne, ma belle, et trinque avec moi.

– Non, non, répondit en minaudantl’ex-somnambule, je ne suis encore qu’une femme dechambre…

– Raison de plus pour faire tonapprentissage de maîtresse en titre. Pas tant de façons ! jevais te servir. Tends ton verre.

Olga obéit. Fresnay versa, enl’observant du coin de l’œil, et en s’amusant, à part lui, deses manèges.

Il pensait :

– Tu crois me tenir, et je tiens tapatronne. Dire que c’est moi qui pincerai l’assassin du pèreMonistrol et que je pourrais sommer mademoiselle Camille dem’accorder la récompense promise… sa main et sadot !

Olga s’empressa de trinquer, en sepenchant langoureusement vers Alfred ; mais au moment où leursverres se choquaient, une voix leur cria :

– On s’amuse ici, à ce que jevois ! Vous ne m’attendiez pas… et j’arrive àpropos.

Cette voix qu’ils reconnurent tous lesdeux fit sur Olga l’effet de la trompette du Jugement dernier. Lapauvre fille se leva et recula jusqu’au fond du salon pour sedérober au courroux de sa maîtresse.

Mais Fresnay ne fut ni effrayé, ni mêmesurpris. Il s’attendait presque à ce coup de théâtreet il le désirait.

Il resta donc assis et il vidatranquillement son verre jusqu’à la dernière goutte.

La comtesse écarta les rideaux ets’avança lentement jusqu’à la table en regardant Alfred avec desyeux qui étincelaient de colère.

– De quel droit vous permettez-vousd’agir ici comme si vous étiez chez vous ? lui demanda-t-elled’un ton sec.

– Mais il me semble que je suis un peuchez moi, répliqua Fresnay en souriant.

– Je sais que la maison vous appartient,mais je l’habite, et je vous défends d’y mettre les pieds tant quej’y serai.

Quant à toi, drôlesse, reprit-elle ens’adressant à Olga, hors d’ici !… Je te chasse.

– Madame s’en repentira, répliqua latireuse de cartes, tout en manœuvrant pour gagner laporte.

– Oh ! pas de menaces !… ettâche de marcher droit !… que je n’entende plus parler de toi,sinon… tu sais ce qui t’attend… je t’enverrai àl’ombre… tu n’auras pas besoin de chercher de logement… je t’entrouverai un.

– Il paraît que mademoiselle Olga n’apas la conscience nette, pensa Fresnay, qui avait très bien compriscette allusion transparente à la maison centrale. Est-ce qu’elleaurait trempé dans l’assassinat du père Monistrol ?

– C’est bon, je m’en vais, dit Olga d’unton beaucoup moins insolent.

Elle regarda le baron dans l’espoirqu’il allait la soutenir, mais le baron ne bougea pas, et elle serésigna à sortir, en se promettant bien de se venger et de leurservir plus tard un plat de son métier.

– À nous deux, maintenant, monsieur, ditmadame de Lugos.

– Pourquoi ces airs tragiques, chèreamie ? demanda Fresnay sans s’émouvoir. Une scène à proposd’œufs brouillés, c’est ridicule, en vérité… car je ne suppose pasque ce soit une scène de jalousie… je n’ai pas assez mauvais goûtpour vous préférer votre femme de chambre, et, en votre absence,j’ai cru bien faire en lui commandant mon déjeuner… jemourais de faim…

– Vous n’êtes pas venu ici pourdéjeuner… vous êtes venu pour m’espionner.

– Oh ! ma chère ! de quoim’accusez-vous là ? Vous savez bien que je vous ai toujourslaissé votre liberté pleine et entière. Je suis venu pour vousparler du cheval que vous m’avez demandé… je sors du Tattersall,et…

– Je n’ai que faire de votre cheval nide vous.

– Ah ! mon Dieu ! auriez-vousl’intention de m’abandonner ?

– Je pars. Je quitte laFrance.

– Pour aller enHongrie ?

– Probablement.

– Rejoindre votre vieil ami,M. Tergowitz ?

– Que vous importe ?

– Rien. Seulement il me semblait l’avoirvu hier à Paris, dans un cercle.

– Vous le connaissezdonc ?

– Oh ! parfaitement. Je l’ai vuavec vous au concert des Ambassadeurs et je l’ai rencontré dansl’escalier du Grand-Hôtel, le jour où je vous ai fait ma premièrevisite.

D’ailleurs, le Polonais qui l’a amené àmon cercle l’a fait inscrire sous son nom de Tergowitz.

Je puis même vous annoncer une nouvellequi ne vous fera pas de peine, puisque vous êtes intimement liéeavec lui. Il vient de gagner au jeu une somme énorme.

– Qu’entendez-vous parénorme ?

– Oh ! tout est relatif… quinze ouvingt mille francs… peut-être trente mille… je n’ai pas compté aveclui… nous ne nous saluons pas… personne ne me l’a présenté et jedoute qu’il me connaisse de vue.

– Pensez-vous qu’il revienne à cecercle ?

– Je l’ignore absolument. Pourquoi cettequestion ?

– Parce que je le cherche.

– Vous le cherchez ! Vous ne savezdonc pas où il demeure ?

– Si. Mais je suis allée chez lui, cematin, et je ne l’ai pas trouvé. On n’a pas pu me dire s’ilrentrerait. Or, il faut que je le voie aujourd’hui.

– Pour vous entendre avec lui surl’heure du départ. Je conçois cela. Voulez-vous que je vousl’envoie, si je le rencontre ?

La comtesse tressaillit. Elles’apercevait enfin que Fresnay se moquait d’elle. La colère l’avaitaveuglée d’abord, mais ses yeux se dessillaient[45]et elle commençait à croirequ’Olga avait livré le secret de ses relations avec le prétenduHongrois.

– Vous poussez l’abnégation bien loin,dit-elle en cherchant à lire sur la physionomie de sonamant.

– N’était-ce pas convenu entrenous ? répliqua le malin Alfred. Lorsque nous nous sommesliés, je vous ai fait ma profession de foi et nous sommes tombésd’accord que le meilleur moyen de vivre en paix c’était de ne pasnous gêner réciproquement… et même de nous entr’aider. Je n’ai qu’àme louer d’avoir fait votre connaissance, car j’ai passé avec vousdes instants délicieux. Vous en avez assez de notre liaison et vousdésirez reprendre votre liberté. Qu’à cela ne tienne ! nousresterons bons amis, et je vous prie de disposer de moi, si je puisvous être utile.

– Parlez-voussérieusement ?

– Mettez-moi à l’épreuve, et vous n’endouterez plus.

– Alors, voici ce que je vousdemande : d’abord, de ne jamais revoir cette coquine d’Olga.Je pense qu’elle a déjà fait ses paquets et, si elle n’a pas encoredécampé, je vais la jeter dehors.

– Vous ferez bien.

– Ensuite, vous me laisserez tout ce quevous m’avez donné.

– Cela va de soi. Vous emporterez votreargent, vos bijoux… et même les meubles, si vous ytenez.

– Allons ! je vois que vous êtesvraiment un galant homme… et je puis me risquer à vous prier de merendre un dernier service.

– Accordé… quel qu’ilsoit !

– Oh ! je n’abuserai pas de votrecondescendance. Il s’agit tout simplement dem’accompagner…

– Où ?… enHongrie ?

– Beaucoup moins loin. Je veux que vousassistiez… sans sortir de Paris… à une exécution.

– Je ne demande pas mieux, réponditFresnay qui croyait deviner.

– Alors, venez ! J’ai une voitureen bas ! Le temps de chasser Olga et nous partons.

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