Le Pouce crochu

Chapitre 8

 

 

Pendant que le baron de Fresnay menaitjoyeuse vie avec la fausse comtesse et que Georges de Menestreaufaisait sa cour à Camille Monistrol qui ne le rebutait pas,Courapied et son fils passaient mal leur temps, fort loin duboulevard Voltaire et encore plus loin de la rue Mozart.

Ils n’étaient pas morts, comme Camillel’avait cru assez légèrement, et ils n’étaient pas non plus allésrejoindre Zig-Zag, comme l’affirmait sans preuvesM. de Menestreau.

Ils habitaient, bien malgré eux, un forttriste lieu et ils ignoraient comment ils y étaient venus,quoiqu’ils se souvinssent très bien de leur chute et des incidentsqui l’avaient précédée.

Après un évanouissement plus ou moinslong, ils s’étaient relevés moulus, meurtris et endoloris, maisintacts et plongés dans une obscurité profonde.

Leurs pieds foulaient une terre froide,leurs mains étendues touchaient des murailles humides et au-dessusde leurs têtes ne filtrait pas le plus petit filet dejour.

Tout indiquait qu’ils étaient enterrésvivants et destinés à mourir de faim.

Le père et le fils, après avoir échangéde tristes réflexions, s’étaient mis à essayer de parcourir lecaveau où ils étaient tombés, par leur faute.

Sans lumière, ce n’était pas commode,mais en tâtonnant ils reconnurent que ce souterrain était unegalerie étroite et si basse que Courapied, debout et le bras levé,pouvait toucher la voûte. Jusqu’où s’étendait cette galerie ?impossible de le savoir, et ils s’arrêtèrent avant d’en avoirtrouvé la fin.

En revanche, ils constatèrent qu’ellen’était pas vide. Des deux côtés, il y avait des barriques rangéesavec soin et des tas d’objets dont ils ne purent pas, au toucher,déterminer la nature, pendant cette premièreexploration.

Évidemment, ce n’était pas là qu’ilss’étaient jetés en se lançant trop vite dans le corridor, à lasuite de Vigoureux. Un saut de six à sept pieds ne leur aurait pasfait perdre connaissance. On les y avait donc portés avant qu’ilsfussent revenus à eux, et on les y avait enfermés ; muréspeut-être, dans l’aimable intention de les y laisser périrlentement.

Zig-Zag et sa complice Amanda pouvaientseuls avoir imaginé ce supplice épouvantable et s’ils s’étaientdispensés d’achever leurs victimes, c’est qu’ils avaient, sansdoute, la certitude absolue qu’elles ne pourraient pass’échapper.

Courapied n’avait certes jamais entenduparler de l’histoire d’Ugolin, réduit à manger ses enfants, mais ilcomprenait l’horrible sort qui les attendait, lui et son fils, etil regrettait amèrement de s’être embarqué, pour servirmademoiselle Monistrol, dans une expédition qui avait si malfini.

Le seul espoir qui lui restât, c’étaitque la jeune fille eût échappé aux assassins embusqués dans lamaison rouge et qu’elle eût le courage de revenir avec des agentsdélivrer ses auxiliaires, pris dans un piège abominable.

Mais cette délivrance hypothétique,pouvait tarder et, en attendant, il fallait vivre.

Pour le moment, les prisonniersn’avaient pas faim, car ils s’étaient amplement rassasiés chezmademoiselle Monistrol. Brigitte leur avait servi un excellent etplantureux dîner, avant qu’ils se missent en route. Mais dansquelques heures, ce repas, qui menaçait d’être le dernier, seraitdigéré et l’appétit reviendrait. Comment le satisfaire ?Depuis quelque temps, la misère les avait accoutumés à jeûner, maison ne peut pas jeûner indéfiniment et la mort est au bout d’uneabstinence trop prolongée.

Ils souffraient déjà une autre tortureque la faim. Vivre dans les ténèbres, c’est mourir à moitié. Etquelles ténèbres ! celles des entrailles de la terre ; lanuit du tombeau, lourde, opaque. Elle les oppressait comme s’ilseussent porté sur leurs épaules le poids de l’édifice en ruines quipesait sur les voûtes de ce caveau maudit. Et elle aggravaitconsidérablement leur situation, car ils ne pouvaient pas sediriger, faute d’y voir clair, et en marchant à l’aventure, ilscouraient grand risque de tomber dans un autreprécipice.

Le désespoir prit Courapied. Il secoucha sur le sol et, attirant son fils à lui, il attendit la mort.Ce fut le sommeil qui vint, un sommeil qui ressemblait à uneléthargie et que Georget respecta. Il n’avait pas envie dedormir, le brave enfant, et pendant que son père se reposait,il se mit à chercher un moyen de sortir de là.

À son âge, on ne se décourage pasfacilement, et quelque chose lui disait que sa destinée n’était pasde finir ainsi.

Il chercha à se rendre compte de ce quileur était arrivé, et à peser les chances de salut qui leurrestaient.

D’abord, où étaient-ils ? Cettemaison qui avait tant de caves servait-elle de repaire habituel àune bande de brigands ou de faux monnayeurs ? Pourquoi yavait-on laissé des tonneaux, puisque les gens qui l’habitaientautrefois l’avaient abandonnée ?

Le souterrain n’avait-il qu’une issue,ou bien aboutissait-il à une ouverture donnant sur lacampagne ? La cave qui lui servait d’antichambre devait êtrede l’autre côté du mur, au pied duquel ils avaient reprisconnaissance. Mais où était la porte de communication ?Il s’agissait de la trouver ou d’en trouver une autre. On lesavait poussés dans cette boîte de pierres ; puisque on yentrait, on pouvait en sortir. Et si on avait voulu les y tuer,c’eût été déjà fait. Donc, tout espoir n’était pasperdu.

Mais Georget comptait peu sur lessecours qui pourraient lui venir du dehors. Mademoiselle Monistrol,elle-même, devait y regarder à deux fois avant de recommencer uneentreprise qui avait failli lui coûter la vie, en admettant qu’ellefût encore de ce monde. Georget ne comptait que sur lui-même, caril craignait que les émotions et la chute n’eussent un peu troubléle cerveau de son père.

La grande difficulté, c’étaitl’obscurité, et, de plus, la privation de lumière lui causait unesouffrance physique : ses yeux croyaient voir danser desétincelles, et il lui semblait, par moments, qu’on lui écrasait lespaupières.

Que n’aurait-il pas donné d’une simplechandelle et d’un paquet d’allumettes ?

Il se rappela tout à coup que, le matinmême, en rôdant sur la place du Trône pour ramasser des morceaux depain d’épices, il avait pris, sur une table placée devant un café,une pincée de bûchettes soufrées et phosphorées, qu’il voulaitrapporter à son père, qui n’avait rien pour allumer sapipe. La présence de mademoiselle Monistrol l’avait empêché de leslui remettre. Mais étaient-elles encore dans sa poche depuis qu’ilavait changé de costume ? Il ne s’en souvenait pas ; etalors même qu’il ne les aurait pas laissées dans la poche de saculotte de paillasse, elles avaient dû tomber et s’éparpiller surle sol quand il avait fait la culbute dans le trou.

Il se fouilla avec une indicibleémotion, car, suivant qu’il les trouverait ou qu’il ne lestrouverait pas, c’était la vie ou la mort.

Bientôt, il poussa un cri de joie, quine réveilla pas Courapied.

Les allumettes y étaient.

Georget, avec des précautions infinies,tira de la poche de son pantalon ces allumettes, centfois plus précieuses pour lui, en ce moment, que desdiamants ou des perles.

Mais sa joie fut de courte durée, car enles comptant, il constata qu’il y en avait en toutneuf !

Ce n’était pas avec cette minceprovision qu’il pouvait découvrir une issue pour sortir dusouterrain, et, dans tous les cas, il fallait la ménager, carautant d’allumettes brûlées, autant de chances de salutperdues.

Prendraient-elles feu, seulement, quandil voudrait s’en servir ? L’humidité de la cavepouvait les avoir détériorées au point de les empêcher des’enflammer.

Il passa légèrement son doigt sur lebout soufré, et il eut la satisfaction de voir briller une faiblelueur phosphorescente.

C’était un commencement d’espoir, maisce premier succès ne suffisait pas à assurer l’éclairage. Uneallumette brûle pendant quelques secondes et s’éteint en vouslaissant de nouveau dans l’obscurité, si on n’a ni lampe, nibougie, et il y avait peu d’apparence qu’un de ces luminaires setrouvât dans le caveau.

Georget se dit cependant que lestonneaux qu’il avait touchés de ses mains avaient dû être mis làpar un tonnelier et que ce tonnelier, qui certes, ne travaillaitpas dans l’obscurité, pouvait bien avoir oublié quelque bout dechandelle.

La chance de découvrir ce rouleau desuif valait bien le sacrifice d’une allumette. Mais sur quoi lafrotter ? Le sol était mou, les murs suintaient et lessemelles des souliers de l’enfant n’étaient pas sèches, car ilavait longtemps marché dans la boue, avant d’arriver à la maisonrouge.

Georget, couché à côté de son père, seleva tout doucement, et se mit en marche pour retrouver lesbarriques.

Il s’arrêta à la première que sa mainrencontra, s’assura que le bois n’était pas humide, et raclavivement, avec la pointe de son allumette, la surface d’une douveun peu moins lisse que les autres.

Le phosphore lança de petits éclairsbleuâtres, suivis d’une espèce de bouillonnement du soufre etfinalement la bûchette s’enflamma.

Georget éprouva la même sensation dejoie qu’un marin égaré qui voit briller un phare, et profitaaussitôt de cet éclairage fugitif pour inspecterrapidement les objets qui l’entouraient.

Un bonheur n’arrive jamais seul. Sonpremier regard tomba sur une grosse lanterne posée sur unebarrique. Il tremblait que cette lanterne ne fût vide, mais enl’ouvrant, il vit qu’elle était pourvue d’une longue bougie presqueintacte qu’il s’empressa d’allumer.

– Sauvés ! murmura-t-il.

Et il courut secouer son père, qui seréveilla en sursaut et se mit sur pied avec la vivacité d’un hommeconvaincu qu’on vient l’égorger.

Courapied se mit en garde avec sespoings, la seule arme dont il pût disposer.

– N’aie pas peur, père, c’est moi, luidit Georget.

– Comment, c’est toi ? Je ne tereconnaissais pas. Tu as la figure noire comme un nègre.

– Et toi aussi, père. Tu as l’air d’uncharbonnier.

– Bon ! je vois ce que c’est. Nousavons dû tomber sur un tas de poussier de charbon.

– Il n’y en a pas ici, ça prouve qu’onnous y a traînés. Mais j’ai trouvé un falot[33] qui va nous aider à ensortir.

Et le brave enfant raconta brièvement àson père l’histoire de ce miracle.

Courapied examina la bougie qui brûlaitdans la lanterne et dit :

– En route, mon gars, nous n’avons pasune minute à perdre pour inspecter le local, car notre lumière nedurera pas longtemps. Mais voyons d’abord où noussommes.

Ils étaient à quelques pas de lamuraille pleine qui fermait de ce côté le souterrain.

Courapied, très judicieusement,commença, par examiner de près cette muraille et il n’y vit pas lamoindre solution de continuité. Il frappa du pied et du poing lespierres qui la formaient et aucune ne sonna creux.

– J’aurais cru qu’il devait y avoir làune porte, dit-il, mais allons jusqu’au bout.

Ils se mirent en marche, Georget portantla lanterne. Ils passèrent le long des barriques, symétriquementrangées, et ils remarquèrent qu’elles étaient toutes pourvues derobinets, comme celles qu’on voit dans les magasins desliquoristes. Plus loin, ils retrouvèrent le tas qu’ils avaient déjàheurté dans l’obscurité, et ils reconnurent que ce tas se composaitde jambons d’Amérique, empilés les uns sur les autres et enveloppésde toile cirée.

– Bon ! dit Courapied, cette cavesert d’entrepôt à des fraudeurs ; ils doivent y venir souventet nous ne tarderons guère à les voir… à moins que nous netrouvions le moyen d’en sortir avant leur visite. Nous voilàassurés de ne pas crever ici.

– Avançons, père, murmura Georget. Labougie brûle et nous n’en avons qu’une.

Ils avancèrent et ils arrivèrent à unebifurcation de la galerie. Laquelle prendre des deux voies qui seprésentaient ? Ils prirent à droite, au hasard, et ils netardèrent pas à rencontrer un obstacle qu’ils n’avaient pasprévu.

La galerie était coupée dans toute salargeur par une excavation dont les bords étaient coupés àpic.

Sans le fanal que portait Georget, ils yseraient infailliblement tombés et ils n’en seraient jamaisrevenus, car on n’en apercevait pas le fond, et la bougien’éclairait pas assez pour qu’ils pussent voir si le souterrains’étendait au delà de cette tranchée.

Assez attristés de cette découverte, ilsrevinrent sur leurs pas jusqu’à la bifurcation et ils s’engagèrentdans l’autre galerie. Celle-là était une impasse. Elle était barréepar un mur.

– Pas d’ouverture d’aucun côté !murmura tristement Courapied découragé.

– À moins qu’au-dessus denos têtes il n’y ait un puits, dit le bien aviséGeorget.

Ils regardèrent en l’air et ilsn’aperçurent pas le jour.

Alors, sans se demander s’il ne faisaitpas nuit dehors, ils regagnèrent leur point de départ.

– Au moins, dit Georget en montrant lestonneaux et les jambons, nous ne mourrons ni de faim ni de soif.Mais il faut ménager notre lumière, et si tu me le permets, père,je vais l’éteindre.

– Éteindre notre lanterne ! s’écriaCourapied. Es-tu fou, petit ? Et qu’est-ce que nousdeviendrions sans lumière ?

– Je vais te dire, père, murmuratimidement Georget, si nous la laissons brûler, nous n’en auronspas pour trois heures, et après…

– Après, nous n’y verrons plus goutte,c’est sûr. Mais si tu l’éteins, avec quoi la rallumeras-tu,malheureux ?

– J’avais neuf allumettes dans ma poche.Il m’en reste huit. Ça fait que pendant huit jours, nous pouvonsêtre éclairés un quart d’heure ou dix minutes chaque fois…le temps juste qu’il nous faudra pour manger.

– La belle avance ! autant mourirtout de suite.

– Pense donc, père, que d’ici à huitjours quelqu’un descendra sans doute dans le souterrain.

– Quelqu’un ?… oui, Zig-Zag, pourvoir si nous sommes morts.

– Non, père, pas Zig-Zag, mais les gensqui ont déposé ici des marchandises. Il faut donc vivre jusqu’à cequ’ils viennent, et garder de la lumière pour qu’ils nous voientquand ils viendront.

– C’est vrai, pourtant, murmuraCourapied. Tu as raison, petit. Mais, puisque nous sommes éclairéspour le moment, profitons-en, et installons-nous le mieux que nouspourrons.

– Bien dit, père. Je vais commencer parfaire nos lits. Nous ne coucherons plus sur la dure.

– Faire nos lits ! Et avecquoi ?

– Avec des jambons, pardine ! tuvas voir ça.

Et Georget, découronnant le tas desalaisons américaines, se mit à étaler méthodiquement sur le solles jambons plats, de manière à former deux couchettes, une grandeet une petite. Il les arrangea si bien les uns contreles autres qu’ils faisaient corps ensemble, et à la tête de chacunde ces lits improvisés, il en empila quelques-uns qui devaienttenir lieu d’oreillers.

– Les matelas sont un peu minces, dit-ilen riant, mais ça vaudra toujours mieux pour nous reposer que laterre nue. Il n’y manque rien que des couvertures, mais il ne faitpas froid.

– Ah ! tu en as de l’invention,toi ! s’écria Courapied, tout émerveillé de l’esprit ingénieuxde son fils.

– Et j’ai eu soin de choisir une placeoù nous serons à portée de notre garde-manger. Nous n’aurons que lebras à allonger pour attraper un morceau de lard et pour tourner lerobinet d’un tonneau.

– Et du pain ?

– Nous nous en passerons. Je sais bienque le salé, ça altère, mais nous avons là dedans de quoi boire ànotre soif.

– Savoir !… les barriques sontpeut-être vides.

– Oh ! que non. J’ai cogné dessus.Elles sonnent le plein.

– Bon ! mais qu’est-ce qu’il y adedans ? Pour sûr, ce n’est pas de l’eau. Les fraudeurs nes’amusent pas à emmagasiner du bouillon de grenouille.

– Mais, père, vous ne l’aimez pasbeaucoup, l’eau… et si c’est du bon vin, ça ne vous fera pas depeine.

– Essaie un peu, pour voir.

Georget tourna le robinet le plusrapproché et reçut dans le creux de sa main un liquide qu’il portavivement à sa bouche.

– Pouah ! que c’est fort !dit-il en crachant la gorgée, faute de pouvoir l’avaler.

– C’est de l’eau-de-vie, parbleu !grommela Courapied. Encore si c’était de la fine ! Mais çadoit être du trois-six[34].Drôle de rafraîchissant ! Nous crèverons, si nous ne buvonsque ça.

– Je vas toujours m’en servir pour medébarbouiller. Je ne veux pas rester nègre.

Et le gamin, laissant couler le robinet,se mit bravement à se laver la figure avec de l’alcool à beaucoupde degrés.

Courapied fit comme lui et goûta, par lamême occasion la liqueur, qui était bien de l’esprit de vin presquepur.

– Nous ne tiendrons pas à ce régime-là,grommela-t-il ; à moins que nous ne trouvions une source, nousaurons bientôt le feu dans le corps.

– Tâchons de ne pas le mettre auxtonneaux, riposta Georget, en fermant la lanterne. Laterre a bu de l’eau-de-vie pendant que nous faisions notretoilette, et si une flammèche tombait dessus, l’incendie gagneraitet nous serions grillés. Maintenant, père, as-tufaim ?

– Non, pas encore.

– N’importe. Je vas toujours couper deuxou trois tranches de jambon. Heureusement, j’ai mon couteau dans mapoche.

Il le fit comme il le disait. La toilequi enveloppait un des gigots de porc servit de nappe etd’assiette. Il y étala les morceaux qu’il venait dedétacher, et, en furetant, il découvrit un vieux bidon qu’ils’empressa de remplir à moitié.

– Le couvert est mis, dit-il. Nousdéjeunerons quand tu voudras, père.

– Ça ne sera pas de si tôt. Le chagrinm’a coupé l’appétit. Et puis, quelle heure peut-il bienêtre ?

– Tu sais bien, père, que je n’ai pas demontre, ni toi non plus. Et les fraudeurs ont oublié de mettre unehorloge dans leur cave.

Mais il ne devait pas êtreloin de minuit quand nous sommes tombés. Combien de tempssommes-nous restés sans connaissance ? Moi, je ne m’en doutepas.

– Ni moi non plus. Et combien de tempsai-je dormi après notre première expédition dans ce satanésouterrain ? Tout ce que je sais, c’est que si tu ne m’avaispas réveillé, je ronflerais encore… et je sens que j’aisommeil.

– Moi aussi, père, et rien ne nousempêche de contenter notre envie. Quand nous aurons passé une bonnenuit, il nous viendra peut-être des idées. Couchons-noustranquillement.

Courapied subissait déjà l’ascendant deGeorget. Il s’étendit sur sa couche comestible et il ne tarda guèreà fermer les yeux.

L’enfant serra précieusement dans lalanterne, pour les mettre à l’abri de l’humidité, les huitallumettes qui lui restaient, souffla sa bougie unique, referma laporte du falot, le plaça près du lit qu’il s’était arrangé, et selaissa aller au sommeil de l’innocence.

Ce sommeil fut très long, et cependantGeorget se réveilla avant son père.

Il sentait des tiraillements d’estomaccausés par la faim ; mais il ne voulut point déjeuner seul, etil attendit que Courapied donnât signe de vie.

Il s’assit sur son séant et il prêtal’oreille, dans l’espoir d’entendre quelques bruits du dehors. Maisrien ne troubla le silence profond du souterrain, pas même cefrémissement qu’imprime aux maisons de Paris le roulement desvoitures dans les rues. Et ce n’était pas surprenant, car la routede la Révolte, qui passe à quelques centaines de mètres des ruines,est infiniment moins fréquentée que les boulevards.

– Si la demoiselle nous abandonne, pensaGeorget, personne ne viendra nous chercher ici, à moins que lesfraudeurs…

Tout à coup, il lui sembla qu’un objettrès lourd venait de heurter extérieurement la muraille dufond.

Ce fut plutôt un ébranlement qu’un bruitdistinct, et Georget se demanda s’il n’était pas dupe d’uneillusion d’acoustique. Le mur, solidement construit, ne devait pasrésonner comme un tambour au premier choc des baguettes.

L’enfant se leva pourtant, se traîna àquatre pattes et à tâtons jusqu’à la paroi qui avaitvibré, y colla son oreille, écouta avec une profonde attention etn’entendit plus rien.

Sans réfléchir que sa voix ne porteraitpas au delà de cette clôture de pierre, il appela de toutes sesforces, et ses cris ne firent que réveiller son père.

Quel n’eût pas été le désespoir des deuxprisonniers, s’ils avaient su que ce bruit sourd était produit parla chute de l’échelle qui avait servi àM. de Menestreau ; queM. de Menestreau était descendu dans la cave aucharbon pour tâcher de les retrouver, et que leur protectrice,Camille Monistrol, se tenait dans le corridor, presque au-dessus deleurs têtes, toute prête à les sauver, s’ils vivaientencore.

– Qu’est-ce qu’il y a, petit ? criaCourapied.

– Rien, père !… malheureusement,répondit Georget. J’avais cru qu’on démolissait le mur pour nousdélivrer… je me suis trompé.

– Personne ne pense plus à nous, monpauvre enfant, soupira le vieux pitre.

– Alors, c’est qu’ils ont tué lademoiselle, car je suis sûr qu’elle ne nous abandonneraitpas.

– Tu crois ça, toi ! Eh bien !moi je regrette joliment de m’être mis dans le pétrin pour elle… etsi j’en sors, j’irai lui dire son fait, à cette princesse qui nes’inquiète pas des gens qu’elle a conduits à la mort. Est-ce que jela connaissais, moi, quand elle est venue nous chercher sur lechamp de foire ? Je ne l’avais jamais tant vue ! Elle ditque Zig-Zag a tué son père… savoir si c’est vrai,seulement !…

– Oh ! père, pourquoi aurait-ellementi ? Elle risquait sa vie comme nous… et ce n’est pas safaute si le chien vous a entraîné dans le corridor.

– Tu m’agaces à la défendre comme tu lefais. Tais-toi et allume la lanterne. Je veux manger.

– Moi aussi, j’ai faim, murmura Georget,en se baissant pour ramasser le fanal.

Il était revenu sur ses pas et il avaitretrouvé sans trop de peine l’endroit ou son père était resté. Sesyeux commençaient à s’habituer à l’obscurité.

Quand il eut éclairé la scène, en usantune deuxième allumette, son premier soin fut de mesurer la bougieentamée, de la diviser en huit parties égales, qu’il marqua avecson ongle, et de planter sur la première rayure une grosse épinglequ’il avait trouvée dans la cuisine de Brigitte et piquée sur lamanche de sa veste.

– Qu’est-ce qu’il te prend ?demanda Courapied avec humeur.

– C’est pour ne pas en brûler plus qu’ilne faut ; maintenant, si nous ne dépassons pas mes marques,nous sommes sûrs d’avoir de la lumière jusqu’à la fin de lasemaine, dit Georget, presque gaiement.

– Elle durera peut-être plus longtempsque nous, répliqua d’un air sombre le mari d’Amanda.

Le gamin s’empressa d’offrir à son pèrela tranche de jambon la plus appétissante, et ce n’était pasbeaucoup dire, car cette viande transatlantique manquait defraîcheur. Après avoir traversé l’Océan, elle avait sans doutemoisi longtemps dans le souterrain et, de plus, elle étaittellement salée qu’après quelques bouchées les malheureux qui lamangèrent eurent le palais en feu.

Courapied, pour remédier à cetinconvénient avala une forte lampée de trois-six, qui n’éteignitpas l’incendie.

Georget, mieux avisé, se contenta de serincer la bouche avec le liquide alcoolique, et s’entrouva bien. Le jambon passa avec difficulté, mais enfin ilpassa.

Courapied finit même par y prendre goûtet le repas se serait prolongé, si l’épingle en tombant n’eûtaverti Georget qu’il était temps d’éteindre.

Il le fit, sans sonner le couvre-feu,c’est-à-dire, sans avertir son père, qui exprima sa désapprobationen lâchant quelques jurons que le gamin fit semblant de ne pasentendre.

Mais l’eau-de-vie monta à la tête deCourapied et il se recoucha pour la cuver. Il n’était pas ivre, iln’était qu’étourdi, et c’en était assez pour lui ôter la faculté depenser.

Georget, parfaitement lucide, compritdès ce premier déjeuner qu’il ne fallait plus compter sur lacoopération de son père pour sortir du caveau.

Le vieux saltimbanque avait blanchi dansl’exercice d’un métier qui altère beaucoup, et, après s’êtreégosillé à faire le boniment sur les tréteaux, il ne manquaitjamais d’aller apaiser sa soif au cabaret. Il y avait pris le goûtdes alcools et, sans être ce qu’on appelle dans ce monde-là unpochard d’habitude, il lui arrivait de s’enivrer plussouvent qu’à son tour et, quand il était ivre, il n’était bon qu’àfaire la parade.

L’enfant, qui connaissait ce travers,résolut de se passer de Courapied, et il recommença sans lui àexplorer le souterrain. Il s’habitua peu à peu à cheminer dans lesténèbres, en s’appuyant à la muraille, à éviter la galerie quiaboutissait à un précipice et à s’avancer dans l’autre jusqu’à cequ’il rencontrât le mur.

Malheureusement, ces voyages n’amenèrentaucune découverte qui pût favoriser ses projetsd’évasion.

Il lui semblait bien qu’au bout de lagalerie murée, il devait y avoir un trou dans lavoûte, car il y sentait un air frais qui ne pouvaitvenir que d’en haut ; mais il avait beau lever la tête, iln’apercevait pas le jour.

Alors commença pour lui une existenceatroce. Courapied dormait sans cesse et ne se réveillait de temps àautre que pour s’alcooliser de plus en plus, et le pauvre Georget,qui ne buvait rien, souffrait horriblement de la soif.

Et le temps s’écoulait sans qu’il pût serendre compte du nombre des heures qui se succédaient avec unemonotonie désespérante. Rien ne les distinguait les unes desautres, puisque dans ces profondeurs, il faisait toujours nuit.L’enfant n’allumait sa lanterne que pour donner à manger à sonpère, qui ne mangeait presque plus, mais qui, en revanche, savaitfort bien, sans lumière, trouver le robinet, remplir le bidon et enverser le contenu dans son gosier.

Ces misères ne pouvaient finir que parla mort, à moins que les contrebandiers ne s’avisassent de venirvisiter le souterrain où ils entreposaient leursmarchandises.

Georget pensait que s’ils venaient, ceserait par le puits dont il soupçonnait l’existence et il setraînait encore au fond de la galerie dans l’espoir toujours déçude les voir apparaître. Ces pénibles voyages ne faisaient que lefatiguer et le décourager davantage.

Enfin, une fois, il eut une joie surlaquelle il ne comptait plus.

Il entendit aboyer un chien.

Georget, retranché du monde depuis silongtemps, se sentit renaître, et il fut aussi étonné que RobinsonCrusoë apercevant un pas d’homme sur le sable de son île. Ce bruitannonçait la présence d’un être vivant, et puisqueGeorget l’entendait distinctement, il devait exister unecommunication entre la galerie où il se trouvait et la surface dela terre.

Le chien qui aboyait ne devait pas êtreloin de l’orifice du puits, et l’idée que ce chien était peut-êtrel’horrible Vigoureux, troubla sensiblement la joie de Georget quise dit :

– Zig-Zag l’aura laissé là pour garderla seule issue du souterrain et pour nous dévorer sinous essayons de sortir. Eh bien, tant pis ! j’aime mieux êtremangé par lui que mourir de faim. Mais je ne vois pas le puits, etquand je le verrais, je n’ai rien pour y monter.

Les aboiements avaient déjà cessé, maisGeorget, en prêtant l’oreille, entendit au-dessus de sa tête desroulements sourds. Le tonnerre grondait dans le lointain, etl’orage se rapprochait, car les coups devenaient de plus en plussecs et sonores.

Georget, ravi, regardait en l’air,attendant un éclair. L’éclair vint, zébrant le ciel noir, et à salueur fugitive Georget entrevit une espèce de tuyau de cheminée quis’ouvrait dans la voûte et qui arrivait au niveau de la plaine. Illui parut que ce tuyau était assez étroit pour qu’on pût y grimperen s’arc-boutant aux deux parois comme le font les ramoneurs. Maisil ne commençait qu’à six ou sept pieds du sol de la galerie, etl’enfant était trop petit pour y atteindre.

La découverte de ce chemin du salut n’enétait pas moins précieuse, et Georget se promit bien de vaincre lesobstacles qui l’empêchaient de s’échapper par là.

Il eut bientôt une nouvelle surprise etune surprise agréable. Il sentit son front mouillé par de grossesgouttes d’eau. Les nuages orageux crevaient et la pluietombait avec assez de violence pour arriver jusqu’aucaveau par le puits qui ne devait pas être très profond.

De l’eau, c’était un trésor pour Georgetqui mourait de soif et il s’empressa de profiter de l’averse pourse désaltérer. Il commença par en recueillir dans le creux de samain des parcelles qui ne firent qu’humecter sa bouche, puis ilsongea à employer un moyen plus pratique – le bidon que Courapiedremplissait trop souvent d’eau-de-vie.

Il revint sur ses pas, trouva le vase enfer blanc et l’emporta sans réveiller son père.

Quand il arriva sous le bienheureuxorifice, la pluie avait tourné au déluge. Il put en quelquesminutes remplir et vider deux fois le bidon qui ne tenait guèreplus d’une pinte et le remplir encore afin de le rapporter plein àCourapied qui, pour le moment, ne songeait guère à serafraîchir.

Cette rasade tombée du ciel remitcomplètement Georget, Il se sentait prêt à tout tenterpour se sauver et pour sauver son père qui avait grand besoind’être aidé. Mais il ne faisait rien sans réflexion et, sans bougerde la place où il recevait une douche bienfaisante, il essaya de serendre compte de sa situation et des chances qui luirestaient.

Il s’expliqua d’abord pourquoi iln’avait jamais remarqué ce puits. Le hasard avait fait qu’iln’était venu que la nuit dans la galerie où il s’ouvrait, la nuitet par des temps couverts où les nuages cachaient lesétoiles. Il avait fallu qu’un éclair le lui montrât.Mais le jour devait se lever tôt ou tard, selon l’heure qu’ilétait. Il ne s’agissait que de l’attendre, pour y voir clair, ou àpeu près, car le jour n’illumine pas bien vivement l’intérieur destuyaux de cheminée.

Georget comprit aussi que ce trou nepouvait servir de passage qu’à des hommes. Il n’était pas assezlarge pour qu’on y pût introduire des ballots volumineux ou à plusforte raison des barriques. Donc, le souterrain avait une autreissue, et il devait communiquer avec la cave où le père et le filsétaient tombés. Il existait sans doute de ce côté une porte trèshabilement dissimulée dans la muraille, si habilement qu’il étaitinutile de la chercher.

Et Zig-Zag la connaissait, puisqu’ill’avait ouverte pour jeter ses victimes dans un cachot plusinaccessible que le premier caveau placé directement sous lecorridor.

Zig-Zag était-il associé avec lesfraudeurs qui emmagasinaient là leurs marchandises, ou avait-ilseulement eu connaissance de ce souterrain abandonné par eux ?Peu importait à Georget, qui ne perdit pas son temps à étudiercette question.

Il fallait sortir par le puits, c’étaitévident, et il ne s’agissait plus que de préparerl’évasion.

La grande difficulté, c’étaitd’atteindre l’ouverture percée dans la voûte de la galerie.Courapied, qui était deux fois plus grand que Georget, aurait pu yarriver en sautant, s’accrocher à quelque saillie et grimper toutseul : ou bien encore faire la courte échelle à son fils quipasserait le premier. Mais si on usait de ces procédés, l’un desdeux pourrait bien rester en route, et alors le problème ne seraitrésolu qu’à moitié.

Georget songea à utiliser les barriquescomme marchepied. Il avait pu constater que deux ou trois étaientvides, et par conséquent, faciles à rouler. Il résolut de faireseul cette opération préparatoire : Courapied n’était pas enétat de l’aider et il suffirait de le réveiller quand l’aubecommencerait à poindre.

L’orage s’éloignait et la pluie avaitcessé de tomber. Georget rebroussa chemin, portant le bidon pleind’eau, et arriva bientôt à l’endroit où son père reposait toujourssur son lit de jambons. Il posa le vase à portée de lamain du dormeur et pour pouvoir travailler plus sûrement, il sedécida, un peu à contre-cœur, à allumer sa lanterne.

Il ne lui restait plus qu’une allumetteet il lui en coûtait de la sacrifier, car si l’évasion manquait, ilallait être condamné aux ténèbres à perpétuité. Mais le momentétait venu de brûler ses vaisseaux pour jouer une partiesuprême.

Il mit donc le feu à la bougie qui étaitconsumée aux trois quarts et, pour y voir plus clair, il laissaouverte la porte vitrée du falot.

Il retrouva sans peine les fûts vides,qui étaient les premiers de la rangée, en choisit un, celui quiparaissait le plus solide, et se mit à le pousser devant lui, sansdéranger Courapied, qui ronflait comme un tuyau d’orgue.

Il eut tôt fait d’amener la barriquesous l’orifice du puits et de la dresser sur champ.

Alors, il leva la tête, et il lui semblaque le ciel était déjà moins noir. Ce n’était pas encore le jour,mais c’était le crépuscule qui commençait.

Dans une demi-heure, l’aurore allait selever.

Georget, ravi, grimpa sur la barriquepour attendre la lumière du soleil qu’il n’avait pas vue depuishuit jours.

Le lambeau du ciel que Georgetapercevait par l’orifice du puits blanchissait à vue d’œil, mais lalumière d’en haut ne descendait pas encore jusqu’au fond dutuyau. Il semblait qu’elle fût tamisée par une clôtureà claire-voie et d’ailleurs l’aube naissait à peine.

Georget faisait des vœux ardents pourque le jour qui allait paraître fût illuminé par unbeau soleil de printemps, car un temps nuageux n’aurait pas suffipour lui montrer les facilités et les difficultés du chemin qu’ilvoulait prendre pour s’échapper.

L’intrépide gamin, debout sur le fond dela barrique, avait déjà mesuré la distance qui le séparait de lavoûte et reconnu que ses bras levés en l’air n’y atteignaient pas.Mais il espérait qu’en sautant il pourrait s’accrocher, pour peuque ses mains rencontrassent un point d’appui.

Et, pour tenter l’expérience, ilattendit qu’il fît plus clair.

Le chien n’aboyait plus et tout dangerextérieur paraissait écarté, car les rôdeurs de la plaineSaint-Denis rentrent dans leurs tanières à l’heure où les honnêtesouvriers se lèvent pour aller au travail.

Et il était difficile d’admettre queZig-Zag se promenait dans ces parages avec Amanda, à la petitepointe du jour. Ils ne pouvaient pas deviner que leurs dernièresvictimes allaient ressusciter.

Georget se voyait déjà dehors et sedemandait :

– Ou irons-nous, quand nous seronssortis de cette vilaine cave ? Chez la demoiselle… s’ils nel’ont pas tuée. Et qui sait si elle nous recevra ?… si ellenous croira quand nous lui raconterons ce qui nous estarrivé ?… Si elle ne nous accusera pas de nous être entendusavec Zig-Zag ?… et puis, père lui en veut, et il est capablede lui dire des sottises.

À ce moment, la voix de Courapiedl’appela par son nom, une voix enrouée, mais qui portait encoretrès loin, car le vieux pitre avait contracté sur les planchesl’habitude de ne pas dire un mot sans crier à tue-tête.

– Me voilà, père ! dit Georget ensautant à terre.

Il trouva Courapied, assis sur lessalaisons, et jurant comme un païen.

– Qu’est-ce que tu m’as mislà-dedans ? vociférait-il en secouant le bidon.

– C’est de l’eau, père. Je te l’airapportée et tu peux la boire… moi, j’ai déjà bu.

–Tiens ! v’là ce que j’en fais deton eau.

Et l’ivrogne jeta le liquide salutaireau nez de son fils, qui avait pris tant de peine pour lerecueillir.

– Je veux de l’eau-de-vie, reprit-il.Tourne le robinet.

– Mais, père, il faut te lever. J’aitrouvé un chemin pour sortir d’ici.

– Eh bien ! va-t’en. Je reste prèsde la barrique et puisque tu ne veux pas me servir, je vas meservir moi-même.

Il étendit le bras, saisit le robinet etpendant que l’alcool coulait à flots, il essaya de remplir sonbidon, mais en s’agitant, il fit un faux mouvement qui renversa lalanterne, avec la bougie allumée.

Georget se précipita pour larelever. Il arriva trop tard. La terre, imprégnée detrois-six, prit feu comme un tas de soufre, et la flamme força lecourageux enfant à reculer. Il ne fut pas atteint ; maisCourapied, aussi imbibé que le sol, se mit à brûler comme lebuisson ardent au milieu duquel Moïse apparut à sonpeuple.

Le pauvre pitre se tordait, en poussantdes cris épouvantables, et son fils essayait vainement de le saisirpar ses vêtements qui flambaient. Il y serait peut-être parvenu,mais, par surcroît de malheur, la barrique surchauffée éclata etl’alcool qu’elle contenait se répandit comme un torrent de feu quiengloutit aussitôt Courapied.

Georget, qui avait eu la présenced’esprit de faire un bond en arrière, reçut des éclaboussures etn’eut que bien juste le temps de se sauver.

Son père était perdu. Les flammesremplissaient le caveau ; les autres barriquesallaient sauter aussi ; à quoi eût servi à l’enfant de resterdans ce brasier ? L’instinct de la conservation l’emporta etGeorget s’enfuit à toutes jambes, poursuivi par une fumée épaissequi faillit l’asphyxier.

Il ne commença à respirer qu’après avoirdépassé l’endroit où la galerie bifurquait, et il n’y serait pasresté longtemps sans périr étouffé, car l’incendie augmentait avecune rapidité effrayante, mais il retrouva sa barrique, il sautadessus et, en levant la tête, il vit non seulement le jour, leplein jour, mais encore des barres de fer qui faisaient sailliedans le mur du tuyau, de véritables échelons, comme on en met dansles puits d’égout pour faciliter aux égoutiers la montée et ladescente.

La plus basse de ces barres était bien àun mètre au-dessus de Georget, mais il était souple comme uneanguille et leste comme un chevreuil. Il prit son élan, saisit lepremier échelon, s’enleva à la force du poignet pour attraper lesuivant et continua ainsi jusqu’à ce que ses pieds eussent trouvéun point d’appui.

Le reste n’était plus qu’un jeu pour ungarçon qui apprenait la gymnastique depuis l’âge de quatre ans.Seulement, la fumée qui se répandait par tout le souterrain avaitgagné le puits et, attirée par l’air extérieur, montait en grostourbillons qui enveloppaient le malheureux Georget. Il n’y voyaitplus clair, quoique le soleil brillât dans un ciel pur. Mais ilgrimpait toujours et il calculait que cette pénible ascensiondevait toucher à son terme.

Tout à coup, sa tête heurta un obstacle.L’orifice du puits était fermé par une grille en fer.

Georget, cette fois, crut bien qu’ilétait perdu. Autour de lui, la fumée s’épaississait de plus enplus ; elle devenait brûlante, et le pauvre petit se trouvaitdans la situation d’un homme assis sur le haut d’une cheminée danslaquelle on fait du feu.

Il poussa de toutes ses forces avec satête, et même, en se courbant, avec ses épaules. Illui sembla que la grille cédait un peu.

Au moment où il tentait un suprêmeeffort, il entendit de nouveau l’aboiement qui l’avait déjàeffrayé ; mais cette fois, le chien avait le museau collé surla grille.

Georget sentait son souffle à traversles barreaux.

– C’est Vigoureux !murmura-t-il ; je suis perdu !

Périr étranglé par les dents d’un doguefurieux ou périr étouffé dans le souterrain, c’était toutun.

Il allait lâcher les échelons, lorsqu’ilfut poussé par une force inconnue et assourdi par le fracas d’uneépouvantable explosion.

Georget, à ce coup, perdit le sentimentde l’existence, et fut jeté hors du puits par une impulsionirrésistible.

Tout sauta en même temps : lui, lagrille et le chien. L’éruption d’un volcan n’aurait pas produit deseffets plus surprenants que cette poussée, partie du caveau, oùhuit pièces d’eau-de-vie venaient d’éclater à la fois.

Le tuyau par lequel l’enfant étaitmonté, vomissait maintenant des flammes et des torrents de fuméenoire. La terre avait tremblé et un pan de mur de la maison rouges’était écroulé.

Le soleil qui se levait éclairait unescène de désolation et on voyait accourir des gens attirés par lebruit.

Lorsque Georget reprit ses sens, il yavait déjà autour de lui cinq ou six individus qui ne paraissaientpas faire partie de ce qu’on appelle les classes dirigeantes :deux chiffonniers, deux rôdeurs de barrière et deux employés del’octroi qui s’en allaient prendre leur service à la porte deSaint-Ouen.

Dans le lointain, le chien fuyait àtoutes jambes et personne ne courait après lui.

Georget ne se préoccupait plus de savoirs’il avait eu affaire à Vigoureux. Son premier mot aux gens quil’entouraient fut :

– Mon père ! sauvez monpère !

– Et où s’ qu’il est, ton père ?demanda un vieux chiffonnier.

– Là, dans le souterrain…

– Tiens ! ricana un desvoyous ; il y a un souterrain ! C’est comme àl’Ambigu.

– Et qu’est-ce qu’il fait là-dedans, tonpère ? reprirent en chœur lesdouaniers.

– Il y est tombé avecmoi.

– À quoi donc que vous avez mis lefeu ? interrogea le chiffonnier. T’es roussi comme un cochonde lait qu’on vient de flamber.

– À des barriquesd’eau-de-vie. Maislaissez-moi aller à son secours, je vous en prie.

– Tiens ! tiens ! murmura undes employés qui portait les galons de brigadier. Desspiritueux !… faudra voir…

Et il parla tout bas à son camarade quis’achemina au pas accéléré vers la caserne de gendarmerie qu’on aconstruite sur le boulevard Bessières, tout près du poste del’octroi.

Pendant ce colloque, d’autres curieuxarrivèrent, et parmi eux, le patron de l’établissementintitulé : Le Tombeau des Lapins, le père Villard enpersonne, qui, à peine mis au courant de l’événement,s’écria :

– Il y a huit jours que ça se mijote,cette affaire-là. Toutes les nuits, on voyait de la lumière dans lamaison rouge ; et ce n’était pas pour des prunes. Mais la v’làpar terre. C’est bien fait ; ils ne recommenceront pas. Etdire que vous autres, gabelous, vous n’avez pas eu le nez de pincerl’entrepôt de ces chenapans-là, à cinq cents mètres de labarrière.

– Il est encore temps, grommela ledouanier.

Et, secouant Georget qui pleurait àchaudes larmes :

– Allons, mauvais gueux, conduis-moi àl’entrée de la cave où tu as laissé ton père.

– Oh ! je veux bien, sanglotal’enfant.

C’était plus facile à dire qu’à faire.Le puits qui fumait toujours s’ouvrait tout près du tas de pierresoù Camille et ses amis s’étaient arrêtés pour délibérer, avant depénétrer dans la maison. Par conséquent, le souterrain s’étendaitdu côté de la route de la Révolte, et il ne s’étendait pas trèsloin, mais le pan de mur que l’explosion avait renversé obstruaitprécisément l’entrée du corridor où Courapied et son fils étaienttombés dans une trappe.

– C’était là, murmura Georget, enmontrant du doigt cet amas de décombres.

– Bon ! tu fais le malin… tu neveux rien dire… il faudra bien que tu parles, quand tu seras enprison.

– En prison !… moi ! Mais jen’ai rien fait de mal…

– On te lâchera quand tu auras dit oùest le reste de la bande… Tu ne vas pas me soutenir que tu n’enétais pas.

– C’est lui qui servait de mouche auxfraudeurs, affirma le propriétaire du Tombeau desLapins.

– Oui…, oui, menez-le au poste, crièrentles autres.

– Eh bien, dit Georget exaspéré, je vaisvous suivre, mais je veux qu’on porte secours à monpère. On n’abandonne pas un homme sans essayer de lesauver.

– S’il est au fond du trou, il y alongtemps qu’il est fumé, reprit un des rôdeurs.

– J’y descendrais bien, ajouta unchiffonnier, mais il n’y à pas mèche.

Il s’approcha du puits et il recula,chassé par les vapeurs brûlantes et nauséabondes qui ensortaient.

– Encore, si ça ne sentait quel’eau-de-vie ! mais c’est comme une odeur de côtelette brûlée.Tout est cuit.

Georget fondit en larmes. Ilcomprenait que son père était mort. Peu lui importaitmaintenant ce qu’on ferait de lui.

– Comment t’appelles-tu ? luidemanda brusquement l’employé de l’octroi.

– Georges Courapied.

– Drôle de nom, tout de même. Quelmétier fais-tu ?

– Il est larbin, dit un desvoyous. Ça se voit bien à sa veste qu’a trente-sixboutons.

– Non, murmura Georget. J’étais dans unetroupe.

– Une troupe de quoi ? Tu ne nousferas pas gober que tu étais figurant dans un théâtre.

– Mon père et moi, nous faisions lesfoires.

– Ça se peut bien tout de même. J’aidans l’idée que je l’ai vu cette année à la celle au paind’épices.

– C’est vrai, nous y étions.

– Il ne s’agit pas de tout ça, dit ledouanier. Où demeures-tu ?

– Nous logions dans la baraque dupatron.

– Et maintenant ?

– Nulle part. Le patron a fait faillite…et nous ne savions pas ce que nous allions devenir quand noussommes tombés dans la cave.

– Tu te fiches de moi, mauvais crapaud,mais ton compte est bon. Je vas commencer par te coller au poste.On verra si quelqu’un vient t’y réclamer.

Georget avait sur les lèvres le nom deCamille Monistrol, mais, dans sa sagesse précoce, il jugea que labonne demoiselle qui l’avait recueilli, lui saurait mauvais gré dela mêler à une vilaine affaire, et il se tut.

Deux gendarmes s’avançaient, guidés parl’autre douanier. Georget se résigna à aller en prison, plutôt quede nommer mademoiselle Monistrol.

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