Le Pouce crochu

Chapitre 6

 

 

Camille Monistrol, brisée par la fatigueet par les émotions, se leva fort tard après cette nuit accidentéequi pour elle avait failli ne pas avoir de lendemain.

Brigitte, qu’elle avait dû réveiller àdeux heures du matin, pour l’envoyer payer le fiacre, s’étaitabstenue de la questionner sur ses aventures et même de luidemander pourquoi Courapied et Georget ne rentraient pas avecelle.

Brigitte ne regrettait pas leur absenceet se félicitait surtout d’être débarrassée de Vigoureux,l’horrible dogue qui menaçait de tout dévorer, les provisions etles gens.

Elle espérait aussi que sa jeunemaîtresse allait renoncer à ses chimériques projets de vengeance,et qu’elle ne recommencerait plus à courir les rues en mauvaisecompagnie, à des heures indues.

Camille, après avoir dormi, ne prit pasla peine de détromper sa brave nourrice, qui nepouvait ni l’aider de sa personne, ni même lui donner un bonconseil dans le mortel embarras où elle se trouvait depuis lesgraves événements de la nuit. Encore moinspouvait-elle confier à Brigitte qu’un homme occupait maintenant sapensée, qu’elle n’espérait plus qu’en lui et qu’elle l’attendaitavec impatience.

Camille en était là. Il lui tardait derevoir le courageux défenseur qui, au péril de sa vie, l’avaitarrachée des mains de deux abominables bandits. Elle lui devaitplus que la vie ; elle lui devait d’avoir échappé au sortinfâme que ces misérables lui réservaient. Et elle avait à peine eule temps de lui exprimer sa reconnaissance. Il s’était dérobé à sesremerciements avec une modestie qui ajoutait encore au prix duservice rendu.

Il avait promis de venir au boulevardVoltaire prendre des nouvelles de sa protégée. Mais tiendrait-il sapromesse ? Camille en doutait presque. Elle se disait qu’unhomme du monde se fait un devoir de secourir une jeune filleattaquée par des scélérats, dans une plaine déserte, mais qu’il nese croit pas tenu pour cela de rester en relations avec cette jeunefille rencontrée par hasard. Et ce sauveur était évidemment unhomme du monde, du meilleur monde même. Le nom qu’il portait, satournure, sa figure, ses façons distinguées indiquaient assez qu’ilappartenait à l’aristocratie de naissance.

Pourquoi aurait-il donné suite à uneaventure bizarre, qui sortait évidemment de son genre de viehabituel ? Le peu que Camille lui avait dit de sa situationpersonnelle et de son expédition à la recherche d’un assassinn’était pas fait pour engager un élégant gentleman àlui continuer sa protection, et encore moins à la seconder dans sonentreprise. Ils sont rares, les gens disposés à se faire agents depolice pour obliger une femme.

Et cependant, mademoiselle Monistrol nepouvait avoir recours qu’à ce jeune homme pour tâcherde retrouver non seulement l’odieux Zig-Zag, mais encore et surtoutCourapied et son fils qui venaient de payer si cher leurdévouement. Étaient-ils morts ou avaient-ils survécu à leurterrible chute ? Quoi qu’il en fût, Camille ne pouvait pas lesabandonner. Elle se reprochait déjà d’avoir suivi les avisde M. de Menestreau qui lui conseillait de rentrerchez elle et de ne pas s’exposer à partager le sort de sesmalheureux auxiliaires, en retournant cette nuit-là à la maisonmaudite.

Il avait eu cent fois raison del’empêcher de courir à sa perte, mais il ne l’empêcheraitcertainement pas de tenter l’aventure dans des conditions plusfavorables : à la clarté du jour et avec des armes plussérieuses qu’un pistolet de poche, avec un ami surtout, un amibrave et sensé qui ne reculerait pas devant un danger, mais qui nese risquerait qu’à bon escient.

Et cet ami ne pouvait être que lemême M. de Menestreau. Camille ne voyait que luiqui fût en état de remplir ce rôle difficile et périlleux. S’il nevenait pas, elle n’avait plus qu’à s’adresser à cette police dontelle avait eu si peu à se louer après la mort de son père et qui nelui inspirait plus la moindre confiance.

Elle reprit, en se levant, ses habits dedeuil et Brigitte la fit déjeuner sans parvenir à la distraire dessombres préoccupations qui l’assiégeaient. Camille comptait lesheures et se promettait de ne pas attendre indéfiniment. Elle netenait plus en place et pour tromper son impatience, elle descenditdans ce qu’elle appelait son jardin, c’est-à-dire dans l’enclos quientourait la maisonnette. Elle y cultivait quelques plates-bandesoù elle avait semé des graines qui commençaient à pousser etqu’elle ne manquait pas d’arroser matin et soir. Elleallait s’y mettre, lorsque le bruit d’une voiture qui s’arrêtait lafit tressaillir.

Elle tourna vivement la tête, et au lieude celui qu’elle attendait, elle vit descendre d’un joli coupémadame Gémozac et son fils.

Ils ne pouvaient pas arriver plus mal àpropos, mais il n’était plus temps de les éviter, et Camille vint àleur rencontre. Julien la salua et madame Gémozac l’embrassa surles deux joues, en lui disant du ton le plusaffectueux :

– Je viens vous chercher, ma chèreenfant, puisque vous ne venez pas nous voir. On ne parle que devous à la maison, et mon mari m’aurait accompagnée, si sa journéen’était pas prise par les affaires. Julien, qui n’est pas dans lemême cas, a voulu absolument venir avec moi.

Camille balbutia quelques mots deremerciement, mais on voyait bien que son esprit étaitailleurs.

– Comment avez-vous passé votre tempshier, après nous avoir quittés ? continua madame Gémozac. J’aieu grand tort de vous laisser seule dans cette maison, qui ne vousrappelle que de tristes souvenirs. Et, en vérité, je suis obligéed’insister pour que vous la quittiez le plus tôt possible. Nousvous aimons tous, et j’espère que vous vous considérez comme étantde notre famille. Ne nous faites pas le chagrin de vivre si loin denous.

– Je vous suis bien reconnaissante,madame, murmura la jeune fille, mais je vous ai dit pourquoi jedésire rester comme je suis. J’ai un devoir à remplir, et tantque je n’aurai pas retrouvé le meurtrier de monpère…

– Quoi ! vous persistez dans cetteidée, ma chère Camille ! mais c’est de la folie…une folie généreuse, j’en conviens…

– Oui, madame, et je n’en changeraijamais.

– Alors, mademoiselle, dit Julien,permettez-moi de vous rappeler que vous avez accepté monconcours.

– Je le sais, monsieur, et je ne m’enrepens pas. Mais je dois agir de mon côté, et j’ai maintenant desraisons de croire que je découvrirai ce misérable. Je sais qu’il arenoncé au métier qu’il faisait et qu’il n’a pas quittéParis.

– Il est donc impossible qu’il échappeaux recherches, si elles sont bien dirigées. On le reconnaîtra à laforme et à la dimension de ses mains, et je vais commencer pardonner aux agents que j’emploierai ce signalement particulier. Jeme joindrai à eux, s’il le faut, pour traquer cemisérable.

– Je vous remercie, monsieur, de vosbonnes intentions.

Camille pensait :

– Ce n’est pas vous qui retrouverezZig-Zag. Et le seul homme qui soit capable de le retrouver ne vientpas.

Madame Gémozac ne voulait pas contredireson fils, mais elle trouvait qu’il s’engageait très à la légère etelle se réservait de lui parler raison lorsqu’elle serait seuleavec lui.

La visite que cette mère prudentefaisait en ce moment à mademoiselle Monistrol, n’était passeulement une marque d’intérêt qu’elle voulait donner àl’orpheline ; cette visite avait un but. Madame Gémozacs’était fort bien aperçue que son fils était pris, et le matinmême, elle l’avait confessé. Julien, qui ne lui cachait rien,n’avait fait aucune difficulté d’avouer que Camille luiinspirait un amour sérieux. Et madame Gémozac, sansrepousser absolument l’idée d’un mariage avec la très richehéritière de l’inventeur Monistrol, jugeait qu’avant del’approuver, son devoir était de se renseigner sur cette jeunefille qu’elle connaissait à peine.

Camille était charmante, mais lesGémozac ne savaient presque rien d’elle. Ils ne l’avaient jamaisvue avant la mort de son père ; ils ignoraient comment elleavait vécu et ce qu’elle valait, au fond. Les amoureux nes’inquiètent jamais des détails, mais les mères tiennent às’informer.

Madame Gémozac n’était venue que pourcela et si elle avait amené son fils, c’est qu’elle se doutait bienqu’il viendrait sans elle et qu’il irait trop loin dès la premièreentrevue en tête-à-tête. Or, elle n’entendait pas qu’il se déclarâtsans son approbation et elle espérait bien l’empêcher des’embarquer dans une entreprise extravagante pour plaire à unejeune fille exaltée.

En attendant qu’elle pût le chapitrer àloisir, elle commença par détourner la conversation.

– Voilà donc la maison que vous nevoulez pas quitter ! dit-elle. Comment pouvez-vous tenir à unsi triste séjour !

– J’y ai toujours vécu, madame, et monpère y est mort, répondit assez sèchement mademoiselleMonistrol.

– Mais ce n’est pas une habitationconvenable pour une jeune fille.

– Pourquoi, je-vousprie ?

– Mais… parce que vous y êtes tropisolée. Avez-vous au moins, pour vous servir, cette femme dont vousme parliez hier ?

– Brigitte. Oui, madame. Elle est là.Voulez-vous la voir ? Je vais l’appeler.

– Non, c’est inutile. Montrez-moi plutôtcomment vous êtes installée. Votre chambre estlà-haut, je le sais. Mais je voudrais la revoir et revoir aussi cesalon où votre pauvre père est mort. Mon fils m’a raconté tout cequi s’est passé pendant cette horrible nuit.

– Je n’ai pas oublié ce qu’il a faitpour moi, murmura Camille.

– Et moi, mademoiselle, dit vivementJulien, je pense que ce que j’ai fait n’est rien en comparaison dece que je veux faire. Je n’attends qu’un mot de vous pouragir…

– Allons visiter l’intérieur de lamaison, interrompit madame Gémozac, qui voulait couper court auxoffres de services de son fils.

– Y tenez-vous beaucoup ? demandamademoiselle Monistrol.

– Mais, répliqua madame Gémozac, un peupiquée, je ne suppose pas que vous ayez l’intention de nousrecevoir dans cette cour, où tous les passants du boulevardVoltaire peuvent nous voir.

– J’y suis accoutumée, et, comme je n’airien à cacher, il m’importe peu qu’on me regarde.

– Fort bien, mademoiselle. Je comprendsque je vous gêne, et il ne me reste plus qu’à meretirer.

– Vous vous méprenez absolument, madame.Si je ne vous propose pas d’entrer, c’est qu’il m’est toujourspénible de traverser la pièce où l’on a assassiné mon père. Maisnous pouvons ne pas nous y arrêter.

– Il est encore plus simple de resterici. J’ai d’ailleurs très peu de temps à moi, et je vais prendrecongé de vous. Lorsqu’il vous plaira de venir me voir, vous serezbien reçue, et mon mari m’a chargée de vous rappeler que sa caissevous est ouverte.

Camille, blessée au vif, fit unmouvement qui n’échappa point à Julien.

– Il ne s’agit pas de cela, dit-ilvivement. Vous êtes, mademoiselle, l’associée de mon père, etl’argent que vous toucherez vous appartient. Je voudrais payer dema personne pour vous servir, et je vous demande en grâce dem’apprendre tout ce que vous savez sur l’homme que vous cherchez.Vous venez d’affirmer qu’il n’a pas quitté Paris.

– Il y était encore cettenuit.

– Vous l’avez vu ?

– Non, mais j’en suis sûre.

– Vous êtes donc déjà entrée encampagne ? demanda ironiquement madame Gémozac.

– Oui, madame, répondit sans hésiter lajeune fille.

– Vous n’avez pas perdu de temps, à ceque je vois. Et il me semble que vous pouvez vous passer duconcours de Julien.

– Je ne l’ai pas sollicité et si je l’aiaccepté, c’est que je suis déjà l’obligée de monsieur votre fils etqu’il ne m’en coûterait pas de lui devoir encore plus dereconnaissance. Mais je serais désolée qu’il s’exposât pour moi etqu’il risquât sa vie en m’aidant à chercher le meurtrier de monpère.

– Je suis prêt, s’écriaJulien.

À cette réponseenthousiaste, madameGémozac perdit toute mesure.

– Tu es fou, dit-elle à son fils. Je nesouffrirai pas que tu te fasses agent de police pour être agréableà mademoiselle.

– Je suis maître de mes actions,répliqua froidement Julien. Et je dois vous faire observer, mamère, que le lieu est mal choisi pour discuter sur cesujet.

– C’est juste. Partons. Tu ne me feraspas, je suppose, le chagrin de me laisser partirseule ?

– Non, ma mère ; mais j’espère quemademoiselle Monistrol me permettra de revenirbientôt.

Camille s’abstint de répondre. Ellesouffrait horriblement, et le zèle maternel de madame Gémozacmettait sa patience à une rude épreuve. Elle ne voulait ni offenserla mère ni rebuter le fils, mais elle était résolue à ne pas céder,dût-elle s’aliéner à tout jamais la femme du généreux associé deson père et décourager les bonnes intentions de Julien, quis’offrait à la servir.

– Adieu, mademoiselle, dit madameGémozac. Je regrette de vous avoir dérangée. Vous attendezquelqu’un, sans doute, et il est temps que nous lui cédions laplace.

– Vous vous trompez, madame, balbutiaCamille en rougissant.

– Je ne me trompe pas. Tenez ! onvient vous voir en voiture.

Un fiacre, en effet, s’arrêtait devantla palissade qui formait l’entrée de la cour, et, à la portière,apparaissait une figure que mademoiselle Monistrol reconnutparfaitement et qui disparut aussitôt.

– Nous gênerions ce monsieur, repritmadame Gémozac. Viens, mon fils. Nous n’avons plus rien à faireici.

Julien, cette fois, suivit sa mère sansdire un mot et Camille, humiliée, les vit remonter dans le coupéqui les avait amenés.

Le visiteur qui les mettait en fuiteavait baissé vivement le store et se cachait au fond de lavoiture.

– C’est lui ! murmura Camille. Ilcraint de me déplaire en se montrant. Enfin, je retrouve undéfenseur plus sérieux que ce brave jeune homme, qui prétendm’aimer et qui en est encore à compter sur la police pour arrêterZig-Zag.

Le coupé de madame Gémozac filarapidement et Camille crut voir que Julien se penchait à laportière pour tâcher de dévisager l’homme qui se dissimulait dansle fiacre.

Elle eut un remords d’avoir chagriné lefils et irrité la mère, alors qu’elle aurait pu, sans rougir, leurnommer ce visiteur et même le leur présenter. Mais pour leurexpliquer sa visite, il aurait fallu leur raconter les événementsde la nuit et elle sentait que ce récit serait pris en mauvaisepart. D’ailleurs, elle jugeait au moins inutile de leur parlerd’une expédition qui n’avait eu, jusqu’à présent, d’autre résultatque de porter malheur à un homme et à un enfant.

Du reste, elle était tout à la joie devoir arriver son sauveur. Il lui apportait peut-être des nouvellesdes amis disparus et elle avait tant de choses à luidire !

Il attendit, pour se montrer, que lecoupé fût loin et, quand il descendit, mademoiselle Monistrol avaitdéjà fait la moitié du chemin.

Il l’aborda, le chapeau à la main, etelle put apprécier ses avantages physiques, mieux qu’elle nel’avait fait à la clarté d’un bec de gaz de l’avenue de Clichy. Illui parut encore plus charmant. Sa physionomie, naturellementsympathique, avait pris une expression affectueuse et grave. Ilsouriait à peine, et ses yeux cherchaient à lire dans la pensée dela jeune fille qui le regardait sans baisser les siens.

– Excusez-moi d’avoir tant tardé,mademoiselle, dit-il doucement. Je ne suis pas venu ce matin, depeur de troubler votre sommeil. Vous deviez avoir grand besoin derepos. Et je crains d’être encore arrivé trop tôt, car je vous aidérangée… vous n’étiez pas seule.

– J’étais avec madame Gémozac et sonfils. Mon père, quand il est mort, venait des’associer avec M. Gémozac pour exploiter un procédédont il était l’inventeur et le jeune homme que vous avezaperçu en arrivant m’est venu en aide le soir du crime. Mais jevous parle de choses que vous ignorez, car, cette nuit, je n’ai paspu vous raconter mon histoire.

– Vous m’avez dit seulement que vouspoursuiviez l’assassin de votre père.

– Elle est simple et courte, monhistoire. Un misérable s’est introduit, un soir, dans notre maison.Il s’est jeté sur mon père, il l’a étranglé et il a pris la fuite.Je l’ai poursuivi jusqu’à la place du Trône où je l’ai vu seglisser dans une baraque de saltimbanques. J’y suis entrée, j’aivoulu le faire arrêter. Personne ne m’a écoutée et peu s’en estfallu qu’on ne m’arrêtât moi-même. M. Julien Gémozac setrouvait là par hasard et il m’a protégée sans me connaître… Maisquand je suis rentrée ici avec lui, j’ai trouvé mon pèremort.

– C’est affreux ! Commentn’avez-vous pas dénoncé l’assassin ?

– Je suis restée plusieurs jours entrela vie et la mort. Quand j’ai pu agir, il était trop tard. On avaitinterrogé un clown que j’avais signalé et on l’avait relâché. C’esthier seulement que j’ai pu retrouver sa trace… et vous savezcomment a fini le voyage que j’ai entrepris…

– Sur les indications des deux personnesqui vous accompagnaient, je suppose.

– Oui…, un homme qui faisait partie dela troupe de ce Zig-Zag.

– Quel singulier nom !

– L’assassin en a un autre, mais je neconnais encore que son nom de guerre. Le misérable s’estsauvé avec la femme d’un de ses camarades…, celui quim’a renseignée. Ce pauvre homme a un fils de douze ans, que nousavons emmené avec nous et qui a disparu comme son père. Mais,pardonnez-moi, monsieur… Je ne songe pas à vous prier d’entrer chezmoi.

Elle se dirigea vers lamaisonnette, M. de Menestreau l’accompagnaet ils trouvèrent à la porte Brigitte qui, s’étonnait de l’absenceprolongée de mademoiselle Monistrol et qui resta tout ébahie en lavoyant revenir avec un beau monsieur.

La brave femme aurait pu s’étonner aussique sa jeune maîtresse consentît à mener ce monsieur dans le salonoù elle venait de refuser d’admettre madame Gémozac. Mais ellen’avait pas assisté à l’entretien de Camille avec la mère et lefils et, d’ailleurs, elle n’entendait rien aux nuances de lapolitesse.

Camille conduisit tout droit sondéfenseur au premier étage et lui fit traverser la salle à manger,où elle ne mangeait plus depuis le crime.

– C’est là que l’assassin s’est caché,dit-elle.

– Comment s’y était-il pris pour ypénétrer ? demanda M. de Menestreau.Votre domestique n’avait donc pas fermé la porte de lamaison ?

– Nous n’avions pas de domestique. Celleque vous venez de voir n’est ici que depuis peu de jours. Mon pèrene songeait guère à se garder. Nous ne possédions rien qui pûttenter un voleur. Malheureusement, nous avions reçu, ce jour-là,vingt mille francs de M. Gémozac. Comment l’assassin l’a-t-ilsu ? Je l’ignore, mais il est certain qu’il lesavait.

Et voici comment l’horrible scène s’estpassée : mon père était assis devant cette table. Il achevaitun dessin qu’il devait remettre à son associé. Moi,j’étais ici, et je travaillais à l’aiguille. À la placeoù vous êtes, les rideaux étaient fermés, comme ils le sontencore. Tout à coup, entre les deux portières j’ai vu passer unemain qui les écartait…

– Comme ceci, ditM. de Menestreau en se reculant un peu.

En même temps, il se dégantait et de samain nue, il soulevait le rideau, une main blanche et fine, unemain aristocratique avec des doigts effilés et des ongles taillésen amande, juste le contraire de ce pouce crochu terminé par unegriffe, que Camille avait revu plus d’une fois dans sesrêves.

– Oui, murmura mademoiselle Monistrol,c’est là qu’elle était et c’est tout ce que l’assassin m’a montréde sa personne.

– Quoi ! vous ne connaissez pas sonvisage !

– Non… En se jetant sur mon père il arenversé la lampe… elle s’est éteinte, et…

– Alors, comment espérez-vous leretrouver ?

– Il a des mains de gorille, et il mesuffira de les voir pour dire « C’est lui ! » sansme tromper.

– En effet, voilà une particularité quipourra nous aider… si nous parvenons à le rencontrer.

– Vous en doutez donc ?

– Je crains que l’expédition de cettenuit ne l’ait décidé à décamper… si tant est que ce soit lui quioccupât la maison en ruines dont vous m’avez parlé.

– N’importe ! mes amis y sontrestés. Je ne les y laisserai pas.

– Je viens vous chercher pour vous yconduire. J’y serais bien allé seul, mais je ne sais au juste oùest situé ce coupe-gorge. Vous me le montrerez et nousaviserons.

– Merci. Je n’attendais pas moins devous, et je suis prête à vous suivre.

– Le fiacre qui m’a amené ici noustransportera à la porte de Saint-Ouen. Une fois là, nouscontinuerons à pied, et c’est vous, mademoiselle, qui m’indiquerezle chemin.

– Le chemin ? répéta Camille. Oui,j’espère que je le reconnaîtrai… et cependant, hier, je ne suis paspassée par la porte de Saint-Ouen.

– N’importe, mademoiselle, dit Georgesde Menestreau. Je me charge de vous conduire à l’endroit où je vousai rencontrée. Quand nous y serons, vous me signalerez la maison.Elle ne doit pas être très loin de là.

– À quelques centaines de pas, tout auplus.

– Alors ce sera facile… et je suisheureux de constater que vous avez confiance en moi, puisque vousvoulez bien m’accepter comme compagnon de voyage.

– Oh ! de grand cœur. Quepourrais-je craindre de vous, qui m’avez sauvée ?

– Rien, assurément. Et si vous pensezque personne n’y trouvera à redire…

– Qui donc pourrait me blâmer ?Depuis que j’ai perdu mon père, je suis seule au monde et nul n’ale droit de contrôler mes actions.

– Quoi ! vous n’avez pas même untuteur ?

– Non. Si j’en avais un, ce seraitM. Gémozac, le commanditaire et l’associé de mon pauvre père.Mais, à quoi bon le faire nommer ? Il est montuteur de fait, puisqu’il a entre les mains tout ce que jepossède. C’est lui qui encaissera l’argent queproduira le brevet d’invention dont j’ai hérité, c’est lui quiadministrera mon revenu…

– Raison de plus pour vous mettre enrègle avec la loi. Vous n’êtes pas majeure et il faut, de toutenécessité, qu’on vous nomme un tuteur ou qu’on vous émancipe. Maispardonnez-moi, mademoiselle, de me mêler ainsi de vos affaires.L’intérêt que je vous porte est ma seule excuse. Et puis, j’ail’expérience qui vous manque et si elle peut vous être utile, jeserai tout à votre disposition, en toute circonstance.

Pour le moment, il ne s’agit que de nousmettre en campagne et je vous demande la permission de préciserl’objet de notre expédition. Vous vous proposez d’abord deretrouver ce clown que vous accusez et qui porte un surnombizarre…

– Zig-Zag. C’est l’assassin, j’en suissûre.

– Je le crois, puisque vous le dites.Mais je doute fort qu’il nous attende dans la maison où vous avezinutilement essayé de le surprendre cette nuit. La tentative quevous avez faite a dû le mettre en défiance, et il se sera empresséde changer de domicile. Tout ce que nous pouvons espérer, c’estqu’il aura laissé des traces de son passage dans cette masure… desindices que nous utiliserons pour continuer lapoursuite.

– C’est cela, murmura Camille, quin’espérait guère mieux.

– Mais, repritM. de Menestreau, vous vous proposez aussi deretrouver vos deux auxiliaires que vous avez été forcéed’abandonner sous peine de partager leur sort.

– Oui, monsieur, eux surtout. Ils sesont sacrifiés pour moi, et j’ai déjà beaucoup trop tardé à lessecourir.

– Vous n’avez pas à regretter le tempsperdu, car, de deux choses l’une : ou ce bandit les a enfermésdans la cave où ils sont tombés, m’avez-vous dit, et dans ce cas,nous les délivrerons, car ils doivent y être encore – on ne meurtpas de faim en dix-huit heures – ou ils sont morts, soit queZig-Zag les ait assassinés, soit que la chute terrible qu’ils ontfaite les ait tués. Et, je ne vous le cache pas, cette dernièrehypothèse est probablement la vraie.

– Ils ont dû tout au moins se blesser entombant.

– S’ils ne sont que blessés, nouspourrons les retirer de ce caveau et les ramener chez vous, sansmettre qui que ce soit dans la confidence de cette étrangeaventure. Mais, s’ils sont morts sur le coup, laisserons-nous làleurs cadavres ?

– Non, certes. Ce seraitodieux.

– Il faudra donc, alors, faire unedéclaration au commissaire de police, lui raconter de point enpoint votre expédition nocturne, lui expliquer comment vous êtesentrée en relation avec ces gens-là, qui étaient des saltimbanques,camarades de l’assassin. Il se peut qu’on doute de la vérité de cerécit, et, si on y croit, la justice s’emparera de l’affaire. Vousserez mise de côté et vous ne pourrez plus poursuivre vosrecherches.

– Il m’en coûterait d’yrenoncer ; il m’en coûterait aussi d’être accusée de mensonge.Mais je souffrirai tout, plutôt que de laisser sans sépulture lecorps de mes malheureux amis.

– Je vous approuve, mademoiselle, ditchaleureusement M. de Menestreau, et, quoiqu’il advienne, je serai là pour vous conseiller et pour voussoutenir.

Maintenant que nous sommes d’accord surce que nous devons faire, nous n’avons plus qu’à partir.

– Je suis à vous, monsieur, réponditCamille. Veuillez aller m’attendre dans la voiture, je vais vous yrejoindre.

Le chevalier de mademoiselle Monistrols’inclina et sortit pendant que sa protégée montait au second étagepour se mettre en tenue d’expédition.

Quelques instants après, Brigitte,consternée, la vit passer devant la cuisine, et n’osa pas lui faireune objection sur ce départ improvisé, pas même lui demander oùelle allait ainsi, escortée par un beau jeune homme.

Et Camille ne jugea point à propos de lelui dire. Elle monta sans hésiter à côté deM. de Menestreau et le cocher, qui avait reçu lesordres de son voyageur, fouetta ses chevauximmédiatement.

En prenant place, la jeune fille sentitsous ses pieds un paquet assez volumineux.

– J’ai pensé à tout, lui dit son nouvelami. Je serai sans doute obligé d’explorer des lieux souterrains.Je me suis donc précautionné d’une corde et de quelques outils quipourront nous servir, là-bas.

– Je vous remercie, monsieur, réponditCamille, et j’entends vous accompagner partout.

– Je ne m’y oppose pas, à conditionpourtant que vous ne vous exposerez pas inutilement.

– Vous vous exposez bien, vous quin’avez personne à venger.

– Je pourrais vous répondre que c’estpour l’amour de l’art. J’adore les aventures et le danger m’attiretoujours. Mais j’aime mieux vous avouer que c’est surtout parsympathie pour vous, mademoiselle. Vous m’inspirez un sentimentparticulier que je ne sais comment définir. Vous vous moqueriez demoi si je vous disais que l’amour m’est venu subitement quand jevous ai rencontrée dans la plaine Saint-Denis, enblouse d’apprenti. Je ne crois pas plus que vous, aux coups defoudre. Mais la sympathie peut naître d’une circonstance commecelle qui nous a rapprochés. Je ne songeais pas à vous et vous nesongiez point à moi. Vous êtes seule au monde ; moi, je suisseul aussi. Je m’imagine que nous avons à peu près le mêmecaractère. Il n’en faut pas davantage pour que nous nousentendions, et sans doute il était écrit que nous devions noustrouver un jour face à face.

Mais je m’aperçois que j’ai l’air devous faire une déclaration. Ce serait tout au moins prématuré, etje vous prie de n’en rien croire.

– Je crois que vous êtes le plus loyalet le plus généreux des hommes, dit mademoiselle Monistrol trèsémue.

– D’ailleurs, reprit gaiement Georges deMenestreau, si je me permettais de vous adresser une déclaration,ce ne serait que pour le bon motif. Et je ne saurais à qui demandervotre main, puisque vous n’avez ni père ni mère, ni tuteur. Jeserais obligé, faute de mieux, de m’adresser à M. Gémozac, etce fabricant serait homme à s’imaginer que je n’en veux qu’à votrefortune.

– Je ne sais s’il vous prêterait dessentiments qui ne sont pas les vôtres, interrompit mademoiselleMonistrol, mais je ne dépends pas de M. Gémozac, et si jamaisje me marie, je choisirai moi-même celui que j’épouserai. Pour lechoisir, il faudra que je le connaisse bien…

– Et vous ne me connaissez pas du tout.Aussi je ne vous demande, quant à présent, que de me laisserespérer qu’après cette expédition, quel qu’en soit le résultat, nosrelations n’en resteront pas là.

– J’en serais très fâchée, dit vivementCamille ; vous serez toujours le bienvenu chez moi. Et,d’ailleurs, comment me passerais-je de votreappui ? Nous n’en finirons certes pas aujourd’hui avec cemisérable Zig-Zag… et je n’ai que vous pour m’aider à ledécouvrir.

– M. Gémozac connaît cependant vosprojets ?

– Oui, mais il lesdésapprouve.

– Et puis, il est trop vieux ; maisson fils ?… ce jeune homme que j’ai aperçu dans votre jardin,lorsque je suis arrivé ?

– Il les approuve, lui…, ou du moins ilfeint de les approuver… malheureusement il est incapable de s’yassocier utilement… tout à l’heure encore il me parlait d’employerdes agents de police.

– Qui ne trouveraient rien du tout. Ilstenaient le coupable, et ils l’ont laissé échapper. On ne peut pascompter sur eux. Et à nous deux, mademoiselle, nous ferons demeilleure besogne. Mais ayez donc la bonté de me renseigner avantque nous n’arrivions sur le terrain. Vous n’avez vu de ce Zig-Zagque ses mains, mais vous m’avez parlé d’une femme qu’il a enlevée.Comment est-elle ?

– Grande et brune. Je l’ai vue uninstant sur les tréteaux, où elle faisait la parade, et je l’aireconnue cette nuit, quand elle s’est montrée à la fenêtre de lamaison où nous allons.

– Bon ! vous la reconnaîtrez encorebien mieux ailleurs. Mais n’a-t-il pas été aussi question d’unchien ?

– Oui, le chien de Zig-Zag. Le bravehomme qui me servait l’a attrapé sur la place du Trône, au momentoù il tenait dans sa gueule une cassette qu’il rapportait à sonmaître. Courapied l’a muselé, enchaîné…

– Courapied, c’est le mari de lamaîtresse de Zig-Zag, n’est-ce pas ?… tous ces gens-là ont desnoms étranges.

– La femme s’appelle Amanda.

– Ça, ce n’est que ridicule. Alors,c’est le chien qui vous a guidés ?

– Oui, jusqu’à la maison en ruines. Ils’y est précipité. Courapied a voulu le suivre…

– Et il a fait la culbute dans le trou.Maintenant, mademoiselle, me voilà suffisamment informé. C’estcomme si j’avais fait partie de l’expédition. Et je suis en mesured’éviter les fausses manœuvres. Nous ne tarderons guère à entrer enaction. Ce fiacre, par miracle, a un cheval qui va comme le vent etnous approchons de la porte de Saint-Ouen.

– Il me tarde d’y être, dit simplementCamille.

La conversation tomba et un quartd’heure après, la voiture s’arrêta dans l’avenue, à la place mêmeoù la jeune fille s’était expliquée la veille avec son sauveur aupied d’un bec de gaz.

Les deux voyageursdescendirent ; M. de Menestreau sechargea du paquet qu’il avait apporté, et passa la porte, flanquéde Camille, qui, cette fois, ne redoutait plus l’inspection descommis de l’octroi.

Elle reprit avec son protecteur lechemin qu’elle avait parcouru la nuit, et elle reconnutparfaitement l’endroit où ils s’étaient rencontrés.

La maison de briques apparaissait dansla plaine, à quelques centaines de mètres de la route de laRévolte.

Mademoiselle Monistrol la montra àGeorges de Menestreau.

– C’est plus près que je ne pensais,dit-il, et je suis charmé de voir qu’il n’y a pas d’habitationsdans le voisinage. Nous pourrons opérer tout à notre aise. Personnene viendra nous déranger.

Il avait raison de compter sur lasolitude, car ces parages excentriques sont moinsfréquentés le jour que la nuit. Les rôdeurs qui s’y embusquent ouqui s’y réfugient pour dormir n’aiment pas la clarté dusoleil.

– Mais ne perdons pas de temps, repritGeorges ; il nous en faudra, pour visiter de fond en comblecette masure. Avançons, mademoiselle, je vous prie.

Camille ne se fit pas répéterl’invitation. Elle ne demandait qu’à marcher. Courapied et Georgetétaient là peut-être, ensevelis vivants sous les ruines etattendant avec angoisse qu’on les délivrât. Chaque minute de retardpouvait leur coûter la vie.

Elle arriva bientôt devant la façadedélabrée de la maison rouge, et elle reconnut sans peine la façadeoù Amanda s’était montrée et l’entrée du corridor où sesauxiliaires avaient disparu.

Les volets de cette fenêtre étaientrestés ouverts. La complice de Zig-Zag n’avait pas pris la peine deles refermer, après le coup de la trappe, et on pouvait en conclurequ’elle s’était empressée de déguerpir avec son amant et sonchien.

M. de Menestreau se fitexpliquer la scène telle qu’elle s’était passée et lorsque Camillelui eut indiqué le chemin que ses amis avaient pris, ildit :

– Si vous m’en croyez, mademoiselle,nous allons commencer par faire le tour de la maison. Elle doitavoir une porte de derrière, par laquelle les coquins se sontsauvés, et par laquelle nous allons entrer, sans risquer de tomberdans un trou.

Le conseil était bon. MademoiselleMonistrol le suivit et reconnut que l’autre façade avait encoreplus souffert. Le mur présentait de larges brèches, et les partiesqui restaient debout menaçaient de s’écrouler. Les briquessemblaient avoir été calcinées par la flamme etdisjointes par une explosion.

– J’y suis ! s’écria Georges ;cette bâtisse servait de dépôt à un artificier ; un beau jourles pièces auront pris feu et tout a sauté. L’accident n’est pasd’hier, car des plantes ont poussé dans les fentes de la muraille,et depuis, ces ruines ont dû servir de refuge à tous les malandrinsde la banlieue. Je ne serais pas surpris qu’on y eût fait de lafausse monnaie, mais j’ai peine à croire que Zig-Zag et samaîtresse aient habité là… fût-ce provisoirement.

Ah ! voici l’autre entrée… Au basd’un escalier dont les marches ne me paraissent passolides.

– Elles le sont assez pour nous porter,dit Camille en s’y lançant, avant queM. de Menestreau pût la retenir.

Il fut bien obligé de la suivre et ilarriva en même temps qu’elle dans une grande chambre, absolumentvide.

Il n’y avait que les quatre murs, unplafond crevassé et un plancher branlant.

– Nos coquins ont séjourné là, dit lejeune homme en poussant du pied une bougie éteinte qui avait rouléjusqu’à la porte.

– Oui, dit Camille, c’est dans cettechambre qu’ils se tenaient quand nous sommes arrivés devant lamaison. Je n’ai vu distinctement que la femme au moment où elles’est approchée de la fenêtre, mais je suis sûre que l’homme setenait dans le fond. J’ai même cru l’entrevoir uninstant.

– Il y était, n’en doutez pas,mademoiselle, reprit M. de Menestreau ;et le chien a passé par ici, car voilà son collier.

– Et, la corde qui s’est cassée,lorsqu’il a échappé à Courapied… et la courroie qui a servi à lemuseler.

– Donc, ces coquins l’ont emmené aveceux. Tant mieux ! il nous aidera peut-être à les retrouverencore une fois. Ce qui m’étonne, c’est qu’après avoir escamoté vosdeux compagnons, ils ne vous aient pas poursuivie.

– Je crois qu’ils l’auraient fait sid’autres bandits ne m’avaient pas assaillie sur la route. Ils seseront dit que ceux-là allaient leur épargner la peine de metuer.

– Quoi qu’il en soit, il ne paraît pasqu’ils aient passé le reste de la nuit dans cette masure. Il n’y ad’autre lit que le plancher. Je ne suppose pas non plus qu’ils yreviennent, maintenant que la mèche est éventée. Ils auront trouvéun domicile plus confortable…

– À moins qu’ils ne se soient réfugiésdans la cave où mes amis sont tombés.

– C’est invraisemblable. On a beau êtrescélérat, on n’aime pas à coucher près des cadavres des gens qu’ona tués.

Reste à savoir pourtant ce que sontdevenues leurs victimes, et, si vous m’en croyez, mademoiselle,nous allons les chercher. Ce n’est pas dans cette chambre vide quenous les trouverons. Sortons-en et allons visiter lecorridor.

Ils redescendirent l’escalier ensembleet en avançant le long du mur lézardé ; ils reconnurent que cecorridor traversait la maison de part en part. Et pas plus de cecôté-là que de l’autre, il n’y avait de porte pour en fermerl’entrée.

Il s’agissait d’explorer ce couloir seméd’embûches, et naturellement M. de Menestreautint à passer le premier. Il voulait même empêchermademoiselle Monistrol de le suivre, mais elle s’accrocha à sonpardessus et elle entra immédiatement derrière lui. Dureste, le chemin était assez large et on voyait le jour au bout, desorte qu’ils ne risquaient pas de mettre les pieds dans le vide.Ils marchaient d’ailleurs avec précaution et Georges ne faisait pasun pas avant d’avoir éprouvé la solidité des planches qui leportaient.

– Je vois le trou, dit-il au bout d’uninstant ; la trappe est restée ouverte. Voici le momentd’allumer ma lanterne pour explorer les profondeurs de cecaveau.

Il défit son paquet, en tira un fanalattaché au bout d’une longue corde qu’il déroula, et fit de lalumière avec des allumettes apportées à cette intention, car ilavait tout prévu ; après quoi, il se remit à avancerlentement jusqu’à l’ouverture, toujours suivi de prèspar Camille.

– Tiens ! il y a une échelle,s’écria-t-il.

Il y en avait une, en effet, dont lesdeux montants dépassaient le plancher et dont l’extrémité devaitposer sur le sol de la cave.

– J’espère bien que vous n’allez pasdescendre, dit vivement Camille.

– Je vais commencer par éclairer cesous-sol et quand je saurai ce qu’il y a au fond, je verrai cequ’il faut faire, répondit le jeune homme.

Et il laissa filer la corde au bout delaquelle se balançait la lanterne.

– Georget ! appela mademoiselleMonistrol, en se penchant sur le bord du trou noir.

Personne ne répondit.

– Ils sont morts, murmura-t-elle, en seserrant contre son nouvel ami.

– C’est fort à craindre ; le falotne touche pas encore le fond et j’ai déjà déroulé aumoins dix pieds de corde. Ah ! il y touche enfin ! unechute de cinq mètres, c’est plus qu’il n’en faut pour assommer unhomme et surtout un enfant. Et si vos amis avaientsurvécu à l’accident, ils se seraient servis de l’échelle pourremonter… à moins que Zig-Zag ne l’ait placée là après coup…pour aller les achever. C’est ce dont je vais m’assurer, carj’ai beau promener ma lanterne, je ne vois rien qu’un terrainnoirâtre, et je la remonte pour m’éclairer endescendant.

– Eh bien, je descendrai avec vous, ditCamille.

– Vous n’y pensez pas, mademoiselle.D’abord, ce chemin n’est pas praticable pour une jeune fille…encore, si vous étiez comme hier habillée en homme ! mais vosjupes vous gêneraient trop, et ce n’est pas tout : si lescorps de ces deux malheureux sont là, comment supporteriez-vous cespectacle !

À cette pensée, Camille ne puts’empêcher de frissonner.

– D’ailleurs, repritM. de Menestreau, ne faut-il pas toutprévoir ? Si Zig-Zag, caché quelque part dans ces ruiness’avisait tout à coup de nous couper la retraite en retirantl’échelle, nous resterions pris dans le traquenard, tandis qu’enrestant ici, vous veillerez sur la trappe ; au premier bruitsuspect, vous m’avertiriez du danger et je remonterais vivementpour vous porter secours.

– Et si au contraire, le misérable setenait au fond de cette cave… s’il se jetait sur vous…

– Il serait mal reçu. J’ai en poche unbon revolver à six coups et je lui casserais la tête avant qu’il metouchât. Et il ne pourrait pas me surprendre, car je vais avoirsoin de me faire précéder par ma lanterne.

Ayant, dit, le jeune homme, pour coupercourt à de nouvelles objections, mit le pied sur lepremier échelon et commença à descendre sans lâcher la corde qu’ilavait eu soin d’attirer à lui, afin de mettre son fanal hors de laportée d’un assaillant caché dans le caveau.

Camille resta dans des angoissesinexprimables. Ses yeux suivaient la lumière qui s’éloignait d’elleà mesure que M. de Menestreaus’enfonçaitdavantage et qui ne dissipait que très imparfaitement les ténèbresoù il se plongeait de plus en plus.

Enfin, la voix du brave explorateur luiarriva claire et distincte. Il luicriait :

– J’ai pris pied et jusqu’à présent jene vois rien. Je vais faire le tour du souterrain. Ne vous effrayezpas, si vous perdez de vue ma lanterne. Ce ne sera paslong…

En effet, la lumière disparut etcette éclipse, quoique annoncée, mit le comble aux terreursde mademoiselle Monistrol.

Il lui semblait qu’elle ne reverraitjamais son hardi défenseur, le seul véritable ami qui luirestât.

Elle attendit une minute, deux minutes,et n’y tenant plus, elle appela M. de Menestreaupar son nom.

L’appel resta sans réponse et le fanalne reparut pas. Alors le désespoir la prit.

– Il est mort, murmura-t-elle. Zig-Zagl’attendait… Zig-Zag l’aura étranglé. Zig-Zag… tue tous ceux quej’aime. Eh bien ! il me tuera aussi.

Et, sans plus réfléchir, elle se préparaà descendre à son tour dans ce gouffre d’où personne nerevenait.

Heureusement, mademoiselle Monistroln’eut pas le temps de donner suite à ce projet insensé.

Au moment où elle posait le pied sur lepremier échelon, une voix amie lui cria d’en bas :

– Me voici, mademoiselle.

Jamais soldat d’Afrique, égaré dans lessolitudes du Sahara algérien n’entendit avec plus de joie leclairon de sa compagnie qu’il cherchait depuis de longuesheures.

Camille reprit pied sur le plancher ducorridor et en se retournant, vit au-dessous d’elleM. de Menestreau qui remontait lestement avec salanterne.

Peu s’en fallut qu’elle ne se jetât àson cou quand il arriva en haut, un peu essoufflé, maisintact.

– Eh bien ? luidemanda-t-elle.

– Eh bien, il n’y a personne. Vos amisn’y sont pas et Zig-Zag est loin d’ici.

– Dieu soit loué ! J’ai eu bienpeur. Je ne voyais plus votre lumière et vous ne me répondiez pasquand je vous appelais.

– C’est que je n’entendais pas. Cettecave est très vaste et j’ai voulu en faire le tour pour savoir sielle a une issue. Je suis fixé maintenant. On n’y peut entrer et onn’en peut sortir que par cette trappe. Et elle n’ajamais servi qu’à emmagasiner du charbon. Il y en a encore des tasréduits en poussière noire.

– Alors, que sont devenus Courapied etson fils ? Ce misérable Zig-Zag aurait-il enterré leurs corpsà la place où ils sont tombés ?

– J’ai eu la même pensée que vous, maisj’ai examiné le sol avec beaucoup de soin et je mesuis assuré qu’il n’a pas été remué.

– Ils se seraient donc sauvés par cetteéchelle ?… c’est impossible, car, en tombant, ils ont dû seblesser gravement.

– Non. La poussière de charbon a amortile coup. Et j’admets très bien qu’ils se sont servis de l’échellepour sortir du caveau.

– Et ces brigands qui avaient tendu lepiège les auraient laissés fuir ! Je ne puis lecroire.

– Je vous dirai tout à l’heure,mademoiselle, comment j’explique leur disparition. Mais nousn’avons plus rien à faire ici, Permettez que j’éteigne mon fanal etque je supprime une preuve de notre passage.

Il souffla sa lanterne, la posa sur leplancher, empoigna les montants de l’échelle, lasouleva d’un bras vigoureux, et quand il lui eut fait perdre sonpoint d’appui par en bas, la lâcha dans le vide.

Elle tomba avec fracas sur le sol de lacave.

– Que faites-vous ? demanda Camillestupéfaite.

– Je prends mes précautions pour quepersonne ne passe plus par ce chemin. Maintenant partons !dit M. de Menestreau en ramassant sa cordeet son falot qu’il venait d’empaqueter.

Mademoiselle Monistrol ne fit pasd’objection. Elle subissait l’ascendant de son défenseur et elle nesongeait point à discuter ses actes ni à résister à sesconseils.

Ils firent encore une fois le tour de lamaison et ils reprirent en sens inverse le chemin qu’ils avaientsuivi pour y arriver.

Camille attendait queM. de Menestreau parlât, et elle n’osait pasl’interroger.

– Mademoiselle, dit-il tout à coup, jevais vous affliger en vous enlevant une illusion. Vous me demandezoù sont ces deux saltimbanques auxquels vous vous êtes fiée. Maconviction est qu’ils sont allés rejoindre Zig-Zag, et qu’ilsétaient d’accord avec lui pour vous attirer dans unpiège.

– Eux ! c’est impossible !Courapied hait ce lâche scélérat qui lui a pris sa femme et Georgetdéteste sa belle-mère qui ne cessait de le maltraiter.

– Tous ces coquins s’entendaient contrevous. La scène de la trappe était préparée d’avance. Vos deuxguides s’y sont jetés sachant bien qu’ils tomberaient sur un tas depoussière de charbon et qu’ils ne se feraient pas de mal.Ils comptaient que vous les suivriez dans cetrou…

– Mais ils auraient pu tout aussi bienme tuer avant d’arriver à la maison.

– Pas impunément. On vous aurait trouvéemorte sur la route de la Révolte ; on aurait ouvert uneenquête et les soupçons se seraient peut-être portés sur lemeurtrier de votre père. Zig-Zag ne voulait pas mettre une secondefois la police à ses trousses. Il aimait beaucoup mieux vousétrangler dans cette cave ou tout simplement vous y enfermer etvous y laisser mourir de faim. Il aurait retiré l’échelle qui aservi à ses complices pour s’évader ; il aurait refermé latrappe et personne ne serait jamais venu vous délivrer, car cettemaison en ruines est abandonnée depuis des années. Le coup étaitbien combiné et c’est un miracle qu’il ait manqué. Savez-vouspourquoi ils ne vous ont pas poursuivie ? C’est qu’ils ont cruque vous étiez tombée dans le caveau et qu’ils y ont courud’abord.

Camille baissait la tête et ne pouvaitpas se décider à condamner ses amis.

– Veuillez raisonner froidement,reprit M. de Menestreau. Ce Courapied et sonfils ne sont pas restés dans le souterrain. On les a donc aidés àen sortir. Comment se fait-il que vous ne les ayez pas revus ?S’ils étaient vos amis, ils auraient couru tout droit chez vous.Ils s’en sont bien gardés. Donc, ils étaient contre vous, et toutprouve qu’ils ont décampé avec les autres bandits. Mais rienne prouve qu’ils ne recommenceront pas. Zig-Zag saitmaintenant que vous avez juré de le poursuivre à outrance ; ila dû jurer, lui, qu’il se débarrasserait de vous. Et nous voyons dequoi il est capable. Il ne se tiendra pas pour battu. Il voustendra d’autres pièges, et Dieu veuille que vous y échappiez. Ilpeut aussi vous attaquer la nuit dans cette maison où vous vivezseule et où vous avez eu l’imprudence de recevoir sescomplices.

– Que faire donc ? murmura la jeunefille. Conseillez-moi, monsieur, vous qui m’avez sauvée.

– Je vous conseille de déménager, delouer un appartement dans un quartier plus habité et de prendre undomestique sûr. Je pourrais, si vous m’y autorisiez, me charger devous trouver tout cela.

– Madame Gémozac m’a fait la mêmeproposition… et j’ai refusé.

– Acceptez, mademoiselle, et ne vousbrouillez pas avec une famille dont le chef a votre fortune entreses mains. Quand vous serez logée convenablement, renoncez auxexpéditions dangereuses, et fiez-vous en à moi pour découvrirl’assassin de votre père.

– Comment le reconnaîtrez-vous ?…Vous ne l’avez jamais vu.

– Et vous, mademoiselle, vous n’avez vuque ses mains et vous me les avez décrites. J’en sais donc autantque vous et j’ai sur vous un grand avantage, c’est que Zig-Zag neme connaît pas. Voulez-vous me donner plein pouvoir d’agir à votreplace ? Je vous promets que je réussirai.

Camille hésitait à répondre. Georges deMenestreau reprit :

– Donnez-vous le temps de réfléchir,mademoiselle. Je ne vous propose pas de vous reconduire auboulevard Voltaire. Je vais, si vous me le permettez, vous mettreen voiture, et demain, à quatre heures, j’aurai l’honneur de meprésenter chez vous pour vous soumettre des projets que je ne puispas… que je n’ose pas vous expliquer ici.

– Je vous attendrai, monsieur, ditmademoiselle Monistrol, très émue, très troublée, mais trèsdésireuse de savoir où son nouvel ami voulait en venir.

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