Le Prophète au manteau vert

Chapitre 13Je vais dans le grand monde

 

Le lendemain matin, lorsque je sortis de cettemaison bras dessus, bras dessous avec Blenkiron, je ne ressemblaisguère à l’être abandonné qui, la veille, avait vainement cherché unrefuge. D’abord j’étais magnifiquement vêtu. Je portais un completde serge bleue, aux épaules carrées et rembourrées, une cravatenoire, des souliers au bout rond américain et un melon brun. Unesuperbe pelisse, doublée de loup, complétait mon costume, et jefumais un des cigares de Blenkiron. Peter avait taillé sa barbepoivre et sel, il avait l’air d’un domestique fort respectable.Blenkiron avait fait les choses en grand seigneur, ayant apportétous ces vêtements de Londres. Je compris maintenant pourquoi Sandyet lui s’étaient tant préoccupés de ma garde-robe. Sandy s’étaitprocuré le complet de Peter, dont la coupe était beaucoup moinsbonne que celle du mien. Je n’eus aucune difficulté quant àl’accent. Il est facile à tout homme élevé dans les colonies deparler l’américain, et je me flattais de faire preuve d’une trèsbonne connaissance de l’idiome des États de l’Ouest.

Le vent avait viré au sud et la neige fondaitrapidement. Au-dessus de la côte d’Asie, le ciel était bleu, etvers le nord, des masses de nuages blancs vaguaient par-dessus lamer Noire. Cette ville qui, la veille, m’avait paru si sordide, separa d’une beauté étrange ; la beauté d’horizons imprévus etde lagunes d’eau grise serpentant sous des rives parsemées decyprès dépend beaucoup de l’humeur d’appréciation d’un paysage. Jeme sentais de nouveau libre, et je pris plaisir à regarder de tousmes yeux.

Dans la rue, nous croisions toutes lesnationalités possibles. Il y avait des soldats de l’armée régulièreturque dans leur bizarre casque kaki en forme de cône, recruesfarouches qui n’avaient certainement rien à voir avec l’Europe. Ily avait des escouades d’Allemands, coiffés du képi plat, quiregardaient d’un air vague tous ces spectacles nouveaux, mais quidistinguaient vivement l’officier à saluer sur le trottoir. DesTurcs passaient dans des voitures fermées ; d’autrescaracolaient sur de beaux chevaux arabes, d’autres encoresemblaient sortir de l’arche de Noé. Mais mon attention fut surtoutattirée par la foule – une foule farouche et misérable. Je n’aijamais vu pareils essaims de mendiants. Nous descendions la rue,accompagnés par un murmure de supplications et de demandesd’aumônes prononcées dans toutes les langues de la tour de Babel.Blenkiron et moi, nous fîmes semblant d’être des touristesintéressés. Nous nous arrêtions pour jeter 2 sous à tel individu oupour rire de tel autre, en échangeant des remarques d’une voixnasillarde.

Nous nous installâmes dans un café. Unmendiant entra presque aussitôt. Il nous demanda la charité.Jusqu’alors, Blenkiron n’avait pas ouvert sa bourse ; il yprit quelques pièces de nickel et en plaça cinq sur la table. Lemendiant se mit à nous bénir et ramassa trois des pièces. Alors,Blenkiron fit glisser très rapidement les deux autres piécettesdans sa poche.

Cela me parut étrange. C’était bien lapremière fois que je voyais un mendiant rendre de la monnaie, etj’en fis la remarque. Blenkiron ne me répondit pas. Bientôt, nousquittâmes le café et nous nous dirigeâmes vers le port.

Plusieurs petits remorqueurs étaient amarrésle long du quai, ainsi qu’un ou deux navires plus importantschargés de fruits qui, autrefois, louvoyaient en mer Égée. Ilsavaient l’air de pourrir, faute d’usage. Nous nous arrêtâmes devantl’un d’eux et considérâmes un homme, coiffé d’un béret bleu, quiépissait des cordes. Il leva les yeux vers nous, nous regarda, maiscontinua son travail. Blenkiron lui demanda d’où il venait ;il ne répondit pas et secoua la tête, ne comprenant pas l’anglais.Un agent turc s’approcha et nous dévisagea d’un œil soupçonneux, ceque voyant, Blenkiron ouvrit sa pelisse d’un air négligent etrévéla un petit carré de ruban à sa boutonnière. Alors, l’agentsalua. Comme il n’avait pas réussi à lier conversation avec lemarin, Blenkiron lui jeta trois cigares en disant :

– L’ami, vous savez sans doute fumer sivous ne savez pas parler.

L’homme se mit à ricaner et attrapa les troiscigares d’un geste adroit. Puis, à mon étonnement, il en rejetaun.

Blenkiron considéra, d’un air railleur, lecigare gisant sur le pavé.

– Ce garçon s’y connaît en tabac,remarqua-t-il.

Et, nous éloignant, je vis l’agent turcramasser le cigare et le glisser dans son képi.

Nous revînmes par la longue rue qui suivait lacrête de la colline. Il y avait là un vendeur d’oranges qui portaitses fruits sur un éventaire. Blenkiron s’arrêta pour les examiner.Je remarquai que l’homme ayant groupé une quinzaine de ces fruitsBlenkiron les tâta comme pour s’assurer s’ils étaient mûrs ;puis il en repoussa deux. L’homme les remit immédiatement dans legroupe sans lever les yeux vers nous.

– Ce n’est pas l’époque de l’année pouracheter des fruits, dit Blenkiron, comme nous reprenions notrechemin. Les oranges sont pourries comme des nèfles.

Nous étions presque parvenus à notre portelorsque je compris ce que signifiait tout ce manège.

– Avez-vous fini votre travail pour cematin ? demandai-je.

– Notre promenade du matin, avez-vousdit ? rectifia-t-il d’un air souriant.

– J’ai dit travail.

Il sourit avec affabilité.

– Je pensais bien que vous découvririezle pot aux roses. Mais oui, j’ai fini ; seulement, il me fautencore me livrer à quelques calculs. Attendez-moi une demi-heure,major, je serai ensuite à vos ordres.

Et dans l’après-midi, après l’excellentdéjeuner que Peter nous prépara, Blenkiron me parla à cœurouvert.

– Mon rôle consiste à me renseigner, etavant d’entreprendre une affaire quelconque, je fais despréparatifs considérables. Pendant tout le temps que j’étais àLondres à déblatérer contre le gouvernement britannique, je tiraimes plans avec sir Walter. Nous nous retrouvions dans les endroitsles plus bizarres et à toutes heures de la nuit. J’ai posé nombrede jalons à Constantinople avant d’y arriver, et notamment unservice de liaison avec le Foreign Office via la Roumanie et laRussie. D’ici un jour ou deux, nos amis seront sans doute aucourant de nos découvertes.

À ces mots, j’écarquillai les yeux.

– Mais oui, reprit Blenkiron. Vousautres, Anglais, vous ignorez absolument combien votre Service derenseignements est vigilant. Ce service est sans aucun doutesupérieur à ceux de tous les autres belligérants. Vous ne vous enêtes jamais vanté, en temps de paix, et vous dédaignez les méthodesthéâtrales chères aux Teutons. Mais vous en aviez posé les fils,très sûrement. Je me figure qu’il ne se passe rien, dans aucun coinde la terre, que vous ne connaissiez vingt-quatre heures plus tard.Je ne dis pas que vos grands chefs fassent bon usage desrenseignements qu’on leur envoie, car je ne prise pas fort vospoliticiens. Ils possèdent sans doute des dons oratoires, mais danscette guerre, on n’a que faire d’orateurs. La politique ressemble àun poulailler : ceux qui y entrent agissent comme si leurpetit enclos comprenait le monde entier. Néanmoins, si lespoliticiens commettent des erreurs, ce n’est pas parce qu’ilsmanquent de renseignements pour les guider. Si j’avais une grandeentreprise en vue et que je puisse choisir mes collaborateurs, jeles prendrais dans le Service de renseignements de l’Amirautébritannique. Oui, monsieur, je salue les limiers de votregouvernement.

– Vous a-t-il donc fourni des espionstout faits ? demandai-je étonné.

– Pas précisément, mais il m’a donné laclef, et j’ai pu prendre ensuite mes dispositions personnelles. EnAllemagne, je me suis terré dans l’atmosphère locale et n’ai pasmis le nez dehors une seule fois. C’était mon jeu, car je cherchaisquelque chose en Allemagne même, et je ne voulais pas d’influencesétrangères. Comme vous le savez, je n’ai eu aucun succès là où vousavez réussi. Mais sitôt que j’eus traversé le Danube, je me mis àétablir mes lignes de communication. Je n’étais pas ici depuis deuxjours que mon téléphone marchait. Je vous en expliquerai lemécanisme un jour ou l’autre, car c’est une jolie invention. Jepossède un chiffre fort amusant… Non, je ne l’ai pas inventé.L’honneur en revient à votre gouvernement. N’importe qui, enfantimbécile ou ramolli peut porter mes messages. Vous m’avez vu enenvoyer plusieurs aujourd’hui. Mais il faut de la tête pourraccorder les morceaux, et moi, de mon côté, je suis obligé de melivrer à de longs calculs pour déchiffrer le résultat. Je vousraconterai tout cela un jour ou l’autre ; je suis certain devous intéresser.

– Comment vous servez-vous de cesystème ? demandai-je.

– Eh bien ! je reçois de bonne heuredes nouvelles de tout ce qui se passe dans ce patelin. Je reçoiségalement des nouvelles authentiques du reste de l’Europe, et jepuis envoyer un message à M. X. à Pétrograd, à M. Y. àLondres, où si je le désire à M. Z. à New York. C’est un peulà comme poste, n’est-ce pas ? Je suis l’homme le mieuxrenseigné de Constantinople, car le vieux général Liman n’entendqu’un son de cloche et, la plupart du temps, c’est un sonmensonger ; Enver préfère ne rien écouter du tout. Je pourraisleur donner quelques détails sur ce qui est en train de se passer àleur porte, car notre ami Sandy est un gros bonnet parmi lessaltimbanques les plus habiles à soutirer les secrets du cœurd’autrui. Sans lui et ses amis, je n’aurais pas fait grand progrèsdans cette ville.

– Je voudrais que vous me disiez unechose, Blenkiron, déclarai-je. Depuis un mois, je jouecontinuellement un rôle et, à la longue, cela me détraque lesnerfs. Est-ce que cette nouvelle affaire est très fatigante ?Dans ce cas, je ne sais si je pourrai l’entreprendre.

Il prit un air songeur.

– Notre travail n’est jamais une cure derepos, dit-il. Il faut toujours avoir l’œil ouvert, et puis il y atoujours la chance du petit paquet de dynamite qui part à la minutela plus imprévue. Mais à tout prendre, cette affaire me paraîtfacile. Nous n’avons qu’à nous montrer naturels. Nous portons noshabits habituels, nous parlons anglais, nous arborons un sourire àla Teddy Roosevelt, et nous n’avons à déployer aucun talentthéâtral. Mon métier m’a paru difficile lorsqu’il m’obligeait àêtre naturel, parce que je ressemblais par ma nature à tous ceuxqui m’entouraient, mais alors il me forçait tout le temps à fairedes choses contre mon gré. Il n’est guère facile d’aller parleraffaires et boire des cocktails avec M. Rosenheim, lorsque,l’heure suivante, on sera tout occupé à essayer de faire sauter lesamis dudit M. Rosenheim ! Et c’est rudement difficile desoutenir un rôle qui vous sort absolument de votre vie ordinaire.Je n’ai jamais essayé cela. Mais vous l’avez fait depuis bientôt unmois, major, et vous avez dû trouver cela bien fatigant !

– Fatigant n’est pas le mot, dis-je. Maisje voudrais savoir encore autre chose. Il me semble que le signeque vous avez adopté est aussi bon que possible. Mais il estabsolument rigoureux. Il nous entraîne loin, et ce ne sera guèrefacile d’y renoncer.

– Voilà précisément où je voulais envenir, dit-il. J’allais vous donner quelques tuyaux à ce sujet.Quand j’entrepris cette affaire, je prévoyais vaguement qu’un jourou l’autre j’aurais à faire face à une situation analogue àcelle-ci. Je me dis qu’à moins d’avoir un rôle bien défini, etplein de bluff, je n’obtiendrais pas les confidencesindispensables. Il nous faut être au cœur même de l’intrigue et yprendre vraiment part. Nous ne devons pas nous contenter d’être desspectateurs. Je décidai donc que je serais un grand ingénieur (et,en fait, pendant un certain temps, il n’y en avait pas de pluséminent que John S. Blenkiron aux États-Unis). Je parlai librementaux Turcs de tout ce qu’on pourrait faire en Mésopotamie afin dejeter les Anglais à l’eau, ou plutôt à la rivière. Eh bien !ils mordirent à ces discours. Ils connaissaient mon ancienneréputation d’expert hydraulique. Nos Boches souriaient à l’idée deme gagner à leur cause. Je leur dis qu’il me fallait un aide, et jeleur parlai de mon ami Richard Hanau, un excellent Allemand, quiarrivait par la Russie et la Roumanie en sa qualité de neutrebienveillant. Mais dès qu’il parviendrait à Constantinople, ilcomptait lâcher sa neutralité et redoubler de bienveillance. Ilsreçurent des États-Unis des rapports télégraphiques sur vous –j’avais pris mes précautions avant de quitter l’Angleterre. Vousallez donc être accueilli à bras ouverts, tout comme je l’ai été.Nous avons tous deux des rôles que nous pouvons tenir et,maintenant que vous avez endossé ces beaux habits, vous êtes leplus brillant des jeunes ingénieurs américains… Seulement, nous nepouvons retourner sur nos pas. Si nous voulions nous rendre àConstanza la semaine prochaine, les autorités nous refuseraientfort poliment tout laissez-passer. Il nous faut poursuivre cetteaventure jusqu’au bout, et continuer à avancer en Mésopotamie, enespérant que notre chance tiendra ! Dieu sait quand nous noustirerons d’ici ! Mais à quoi bon prévoir le malheur ?Comme je l’ai déjà remarqué, je crois en une Providence sage etbienfaisante, mais il faut lui donner une occasion d’agir.

J’avoue que la perspective me renversa. Nouspouvions très bien être contraints de combattre contre les nôtres.Peut-être même pis que cela ! Je me demandai s’il ne seraitpas plus sage de prendre la poudre d’escampette. J’en parlai àBlenkiron qui secoua la tête.

– Je ne crois pas. Premièrement, nousn’avons pas encore tous les renseignements voulus. Grâce à vous,nous savons qu’il s’agit de Manteau-Vert, mais nous ne possédonspas beaucoup de détails au sujet de ce saint homme. Deuxièmement,notre équipée ne sera pas aussi grave que vous vous l’imaginez.Toute cette combinaison manque de cohésion ; elle ne durerapas éternellement. Je me figure qu’avant que nous soyons parvenusau jardin que fréquentaient Adam et Ève, il y aura du changement.En tout cas, on peut miser là-dessus.

Sur quoi, il prit des feuilles de papier etm’y traça le plan de la disposition des forces turques. Jen’imaginais en rien qu’il suivait la guerre d’aussi près, car sonexposé valait un cours de tactique militaire. Les troupes libéréesde Gallipoli devaient être reformées et ne parviendraient quelentement à la frontière transcaucasienne menacée par les Russes.L’armée de Syrie n’était en somme qu’une foule sous la conduite deDjamal, atteint de folie. Il n’y avait pas la plus petite chancequ’elle entreprenne une invasion sérieuse de l’Égypte. Il n’y avaitqu’en Mésopotamie que tout semblait en bonne voie pour les Turcs,grâce aux erreurs de la stratégie anglaise.

– Vous pouvez me croire, ajoutaBlenkiron. En admettant que la vieille Turquie ait mobilisé unmillion d’hommes, elle en a déjà perdu au moins 40 pour cent. Etelle va bientôt en perdre davantage, si j’y vois tant soit peuclair !

Il déchira les feuilles de papier et se mit àdiscourir sur la politique.

– Je crois estimer les Jeunes-Turcs etleur fameux Comité à leur juste valeur en disant qu’ils ne valentrien. Enver est assez fin et roublard, mais il manque declairvoyance. Il ne comprend pas toute la complexité de lasituation. Les Allemands se joueront de lui jusqu’au jour où ilperdra patience et se mettra à ruer comme une mule. Talât est unchien hargneux qui voudrait assener des coups de massue surl’humanité entière. Ils n’ont aucun don d’organisation. Ils n’ontqu’une idée : se servir de leurs armes ; et le peuplecommence à se lasser du coup de la Main Noire. Ils dominent le paysexactement comme un homme armé d’un browning tient en respect unefoule munie de cannes. Les têtes les plus réfléchies du Comitécommencent à se méfier d’eux, et le vieux renard de Djavid se tientcoi jusqu’à ce que son heure ait sonné. Or, il est facile à voirqu’une bande de ce genre-là est obligée de se serrer les coudes sielle veut maintenir son prestige. Néanmoins, ils n’exercent aucunpouvoir sur le Turc ordinaire, si ce n’est qu’ils sont actifs etpossèdent des fusils chargés.

– Et que dites-vous des Boches ?demandai-je.

Blenkiron se mit à rire.

– Ah ! ils ne sont guère unis.Seulement, les Jeunes-Turcs savent que sans le soutien allemand,ils seraient pendus comme Aman[13], et deleur côté, les Boches ne peuvent se permettre de négliger aucunallié. Songez à ce qui arriverait si la Turquie se lassait etenvisageait une paix séparée ? La route de la mer Égée seraitouverte aux Russes. Ferdinand le Bulgare serait contraint deprésenter sans tarder ses marchandises dépréciées sur un autremarché. La Roumanie se rangerait du côté des Alliés. Et ce contrôlede l’Orient sur lequel l’Allemagne tablait semblerait, ma foi,assez menacé. Le Kaiser déclare qu’il faut empêcher cela à toutprix. Mais comment faire ?

Le visage de Blenkiron était redevenu trèsgrave.

– Cela ne se fera pas, à moins quel’Allemagne ne dispose d’un gros atout. Elle a, dès à présent, àpeu près perdu la partie, mais elle a encore une chance. Et cettechance se compose d’une femme et d’un vieillard. Je crois que notrepropriétaire a infiniment plus de cerveau qu’Enver Pacha ou Liman.C’est elle la véritable tête de toute l’intrigue. À mon arrivée àConstantinople, je suis allé lui faire mon rapport. Vous serezobligé de faire de même. Je suis curieux de savoir l’impressionqu’elle vous produira, car je veux bien avouer qu’elle m’arenversé.

– Notre mission me semble loin d’êtreaccomplie, dis-je.

– Elle est à peine commencée, répliquaBlenkiron.

Cette conversation me remonta considérablementle moral, car je compris que cette fois-ci, nous chassions vraimentdu gros gibier. Je suis fort économe de nature, et si je risque lapendaison, je veux du moins que l’enjeu en vaille lapeine !

Alors commencèrent une série d’expériencesvariées. Je me réveillais le matin, me demandant où je metrouverais le soir ; j’étais pourtant heureux de cetteincertitude. Manteau-Vert devint une espèce de mythe pour moi. Jen’arrivais pas à me faire de lui une idée définie. La seule imageque je réussis à former en mon esprit fut celle d’un vieil homme àturban surgissant d’une bouteille, au milieu d’un nuage de fumée,que je me souvenais avoir vue dans une édition enfantine desMille et une Nuits !

Mais si Manteau-Vert était un personnage bienvague, la dame en question l’était encore davantage. Parfois, je mela représentais comme une grosse vieille Allemande, parfois,portant un pince-nez, comme une femme aux traits accusés de pionne,aux lèvres minces. Puis me souvenant qu’il me fallait ajouter unetouche orientale à mon portrait, je me l’imaginais très jeune, avecun air languissant de houri voilée. J’essayai plusieurs fois desonder Blenkiron à ce sujet, mais il se retrancha dans le silencele plus absolu, car il prévoyait de grands ennuis dans cettedirection et ne voulait pas en parler d’avance.

Nous menâmes une existence paisible. Blenkironavait congédié les portiers turcs, qui furent remplacés par dessuivants de Sandy ; ils travaillaient comme des nègres sousl’œil vigilant de Peter. J’en vins à me dire que je n’avais jamaisété aussi bien servi. Je me promenais à travers la ville avecBlenkiron, les yeux ouverts et observant une grande retenue deparoles.

Trois jours plus tard, nous fûmes invités àdîner chez Moellendorff. Nous revêtîmes donc notre tenue de soiréeet nous montâmes dans un fiacre délabré. Blenkiron avait eu soind’emporter de Londres mon habit, dont on avait enlevé le nom dutailleur anglais, y substituant celui d’un tailleur de NewYork.

Le général Liman et l’ambassadeur allemandMetternich étaient remontés jusqu’à Nich pour y rencontrer leKaiser qui faisait un voyage d’inspection dans ces régions –Moellendorff était donc la personnalité allemande la plusimportante de la ville. C’était un individu mince, rusé, d’unevanité monstrueuse, mais assez intelligent. Il n’était guèrepopulaire ni auprès des Allemands, ni auprès des Turcs. Il semontra fort poli avec nous. Il me faut avouer que j’éprouvai uninstant de frayeur intense lorsque, entrant dans la pièce,j’aperçus Gaudian.

Je doute qu’il m’eût reconnu, même dans lesvêtements que je portais lorsque je le vis en compagnie de Stumm,car il avait une très mauvaise vue. De fait, je ne courais pasgrand risque d’être reconnu en habit, les cheveux brossés enarrière, et arborant un magnifique accent américain. Je luiadressai de grands compliments en tant que collègue, et jetraduisis une partie d’une conversation excessivement technique queBlenkiron eut avec lui. Gaudian était en uniforme, et l’expressionde son honnête visage me fit encore meilleure impressionqu’auparavant.

Mais le grand événement de la soirée fut laprésence d’Enver Pacha. C’était un homme mince, à la manière deRasta, avec de grands raffinements de toilette, un visage ovalecomme celui d’une jeune fille, et d’assez beaux sourcils trèsdroits et noirs. Il parlait parfaitement l’allemand, et n’était niinsolent, ni impérieux. Il avait aussi le tic de s’adresser à toutela table pour obtenir la confirmation de ses dires et d’engloberainsi tout le monde dans la conversation. Non qu’il parlâtbeaucoup, mais tout ce qu’il disait était empreint de bon sens etil s’exprimait avec le sourire.

Il contredit une ou deux fois Moellendorff, etje devinai qu’il n’y avait pas de sympathie entre eux. Je me disque je ne voudrais pas d’Enver comme ami ; il était bien tropfroid et artificiel ; mais j’étais encore plus certain de nepas vouloir de lui comme ennemi. On ne pouvait nier, cependant, saqualité ; il était tout empreint d’un courage glacial, commel’acier bleu et luisant d’une épée.

J’obtins un véritable succès à ce dîner.D’abord, je parlais allemand, ce qui me donnait un avantage surBlenkiron. Ensuite, j’étais de fort bonne humeur et je pris un vraiplaisir à jouer mon rôle. Ils se vantèrent de tout ce qu’ilsavaient fait et de tout ce qu’ils allaient faire ; et Enverparla beaucoup de Gallipoli. Il déclara à certain moment que si cen’avait été pour une intervention malheureuse, il eût détruit toutel’armée britannique. À ces mots, Moellendorff lui lança des regardsfoudroyants. En somme, ils témoignèrent tant d’amertume et de rageau sujet de l’Angleterre et de ses exploits que j’en conclus qu’ilsen éprouvaient une grande frayeur, et ceci me mit de fort bonnehumeur. Je crains de ne pas m’être retenu de témoigner égalementune certaine amertume à ce sujet, et j’émis des opinions au sujetde mon pays dont le souvenir me réveille la nuit !

Enfin, Gaudian aborda le sujet de la puissancehydraulique dans la guerre et me fournit ainsi la réplique.

– Dans mon pays, déclarai-je, lorsquenous voulons nous débarrasser d’une montagne, nous chargeons leseaux de l’emporter. Rien au monde ne peut résister à l’eau. Or,messieurs, permettez-moi de vous dire très respectueusement – et enparlant comme un novice absolu dans l’art militaire – que j’éprouveparfois de la surprise à constater qu’on ne se sert pas davantagede cette arme dans la guerre actuelle. Je n’ai visité aucun desfronts, mais je les ai étudiés d’après les cartes et les journaux.Prenons, par exemple, votre situation dans les Flandres. Ehbien ! Si j’étais un général anglais, je vous garantis que jevous rendrais cette situation intenable.

– Comment cela ? fitMoellendorff.

– Mais je la ferais emporter par leseaux. Il y a bien des mines de charbon derrière le frontbritannique où il serait facile de puiser la force motricenécessaire, et il me semble qu’il y a une ample provision d’eaudans les rivières et les canaux. Il serait facile de faire emporterles 35 centimètres de sable jusqu’à ce qu’on parvienne à la pierre.Oui, je vous garantis que je vous forcerais à déguerpir en moins devingt-quatre heures malgré tous vos canons. Je ne puis comprendrepourquoi les Anglais n’ont pas encore eu cette idée. Ils possèdentpourtant des ingénieurs assez brillants.

Enver saisit le joint tout de suite, beaucoupplus rapidement que Gaudian. Il m’interrogea de telle façon qu’ilme fut facile de voir qu’il savait au moins aborder un sujettechnique, même s’il ne possédait pas de connaissances spéciales.Il était occupé à me dessiner le plan des inondations deMésopotamie lorsqu’un aide de camp entra et lui remit un message.L’ayant lu, il se leva précipitamment.

– Assez bavardé, dit-il. Il me faut vousquitter, mon aimable hôte. Messieurs, toutes mes excuses et mesadieux.

Avant de partir, il me demanda mon nom et monadresse qu’il nota avec soin.

– Cette ville n’est pas d’un séjour trèssain pour les étrangers, monsieur Hanau, dit-il dans un anglaisexcellent. Mais je possède quelque pouvoir et puis protéger mesamis. Je me mets à votre disposition.

Il me dit ces mots du ton condescendant d’unroi promettant sa faveur à un de ses sujets. Il m’amusa beaucoup,et me fit pourtant une certaine impression. Je le dis à Gaudian,mais celui-ci ne fut pas de mon avis.

– Je ne l’aime pas, déclara-t-il. Noussommes alliés, mais non pas amis. Ce n’est pas un véritable suivantde l’islamisme, qui est une noble foi et qui méprise les menteurs,les vantards et les renégats.

Tel était le verdict que cet honnête hommeprononçait sur Enver. La nuit suivante, j’appris l’opinion deBlenkiron sur quelqu’un de bien plus considérable qu’Enver.

Blenkiron était sorti seul ; il rentratard, le visage tiré, blême de douleur. Notre nourriture, quin’était pas du tout mauvaise dans son genre, et le vent d’estavaient réveillé sa dyspepsie. Je le vois encore occupé à se fairebouillir du lait sur une lampe à alcool, tandis que Peters’efforçait de lui chauffer de l’eau pour une bouillotte. Ils’exprimait en termes violents sur son estomac.

– Nom d’une pipe ! Major, si j’avaiscomme vous un excellent estomac, je vaincrais le mondeentier ! Mais, moi, je ne puis travailler qu’avec la moitié demon cerveau pendant que l’autre moitié veille sur mesintestins !

Le lait étant bouillant, il se mit à le boirepar petites gorgées.

– Je suis allé voir notre bellepropriétaire, me dit-il. Elle m’a fait appeler et je me suis renduchez elle avec une valise pleine de plans – car elle est trèsemballée au sujet de la Mésopotamie.

– Rien de neuf à propos deManteau-Vert ? demandai-je avidement.

– Non, mais je suis pourtant arrivé à laconclusion que voici : à mon avis, le malheureux Prophète necoule pas des heures douces auprès de Mme vonEinem. Je crois même qu’il souhaitera bientôt être au paradis. Carsi jamais le Seigneur a créé un démon-femme, c’est bienMme von Einem.

Il but encore quelques gorgées de lait, levisage très grave.

– Ce n’est pas ma dyspepsie duodénale quiparle, major. C’est le verdict d’une longue expérience. Sachez queje possède un jugement calme et pénétrant, même si mon estomac estdétraqué. Et après avoir mûrement réfléchi, je vous dis que cettefemme est foncièrement mauvaise et folle, mais surtoutmauvaise.

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