Le Prophète au manteau vert

Chapitre 2 2Le choix des missionnaires

 

Je rédigeai un télégramme pour Sandy, luidemandant de venir me rejoindre par le train de 2h15 et de meretrouver chez moi.

– J’ai choisi mon collègue, dis-je à sirWalter.

– Le fils de Billy Arbuthnot ? Sonpère était à Harrow en même temps que moi. Je le connais, car Harryl’amenait souvent pêcher chez nous. C’est un grand garçon au visagemaigre, avec des yeux bruns de jolie fille. Je connais saréputation. On a souvent parlé de lui dans ce bureau. Il a traverséle Yémen, ce qu’aucun Blanc n’avait réussi avant lui. Les Arabesl’ont laissé passer, car ils le croyaient fou, et ils déclarèrentque la main d’Allah pesait sur lui assez lourdement sans qu’il fûtbesoin de lui faire sentir le poids de la leur. Il est le frère desang de toutes sortes de bandits arabes. Il se mêla aussi depolitique turque et y acquit une véritable réputation. Un Anglaisdéplorait un jour devant le vieux Mahmoud Shevkat la rareté deshommes d’État en Europe occidentale, et Mahmoud lui répondit :« N’avez-vous pas l’Honorable Arbuthnot ? » Vousdites qu’il est de votre bataillon ? Je me demandais ce qu’ilétait devenu. Nous avons essayé plusieurs fois de nous mettre enrapport avec lui, mais il ne nous a pas laissé d’adresse. LudovickArbuthnot… Oui, c’est bien lui. Enterré dans les rangs de laNouvelle Armée ! Eh bien, nous allons l’en faire sortir, etvite.

– Je savais que Sandy avait voyagé un peupartout en Orient, mais j’ignorais qu’il fût un numéro aussiexceptionnel. Il n’est pas homme à se vanter.

– Non, répondit sir Walter. Il a toujoursété doué d’une réserve plus qu’orientale. Eh bien ! j’ai unautre collègue à vous proposer, s’il peut vous plaire.

Il regarda sa montre.

– Un taxi vous mènera au grill-room duSavoy en cinq minutes. Vous entrerez par la porte donnant sur leStrand ; vous tournerez à gauche et vous verrez dans lerenfoncement, à votre droite, une table à laquelle sera assis ungrand Américain. Il est bien connu au grill-room et il occuperaseul la table. Je désire que vous alliez vous asseoir auprès delui. Dites-lui que vous venez de ma part. Il s’appelle JohnScantlebury Blenkiron, citoyen de Boston, mais né et élevé enIndiana. Mettez cette enveloppe dans votre poche, mais n’en lisezle contenu qu’après avoir eu une conversation avecM. Blenkiron. Je veux que vous vous formiez une opinionpersonnelle sur lui.

Je sortis du Foreign Office l’esprit aussiembrouillé que celui d’un diplomate. Je me sentais atrocementdéprimé. Pour commencer, j’avais une frousse intense. Je m’étaistoujours cru aussi brave que la bonne moyenne des hommes ;mais il y a courage et courage, et le mien n’était certainement pasdu genre impassible. Fourrez-moi dans une tranchée, j’y supporteraitout aussi bien que quiconque de servir de cible et jem’échaufferai vite à l’occasion. Sans doute avais-je tropd’imagination. Je n’arrivais pas à me débarrasser despressentiments lugubres qui agitaient mon esprit.

Je calculai que je serais mort d’ici unequinzaine de jours, fusillé comme espion : une vilainefin ! En ce moment, j’étais en sûreté, tandis que je cherchaisun taxi au beau milieu de Whitehall, et néanmoins, la sueur perlaitsur mon front. J’éprouvais une sensation analogue à celle quej’avais eue lors de mon aventure d’avant-guerre. Mais cette fois,c’était bien pis, car tout était prémédité et il ne me semblait pasque j’eusse la moindre chance. Je regardais les soldats en kakipasser sur les trottoirs et je songeai combien leur avenir étaitassuré comparé au mien, en admettant même qu’ils fussent la semaineprochaine à la redoute Hohenzollern, ou dans la tranchée del’Épingle à Cheveux, parmi les Carrières, ou dans ce vilain coinprès de Hooge. Je me demandais pourquoi je n’avais pas été plusheureux le matin même avant de recevoir cette maudite dépêche. Toutà coup, toutes les trivialités de la vie anglaise m’apparurentcomme infiniment chères et très lointaines. Je fus furieux contreBullivant jusqu’au moment où je me souvins combien il avait étéjuste. J’étais seul responsable de mon destin.

Pendant toutes mes recherches au sujet de laPierre Noire, l’intérêt du problème à résoudre m’avait soutenu.Mais aujourd’hui, quel était ce problème ? Mon esprit nepourrait travailler qu’à déchiffrer trois mots d’un jargonincompréhensible tracés sur une feuille de papier, et un mystèredont sir Walter était convaincu, mais auquel il ne pouvait donnerde nom. Cela ressemblait un peu à la légende de sainte Thérèsepartant, à l’âge de 10 ans, accompagnée de son petit frère, pourconvertir les Maures ! Je demeurai assis dans un coin du taxi,le menton baissé, regrettant presque de n’avoir pas perdu la jambeà Loos, ce qui m’eût tiré d’affaire pour le restant de laguerre.

Je trouvai mon homme au grill-room. Ilmangeait solennellement, une serviette nouée sous le menton. Ilétait grand et gros, gras de visage, imberbe et blafard.

J’écartai d’un geste le garçon qui s’étaitprécipité à ma rencontre, et je m’assis à la petite table del’Américain. Il tourna vers moi des yeux dont le regard nonchalantétait pareil à celui d’un ruminant.

– M. Blenkiron ? dis-je.

– C’est bien ça, monsieur, répondit-il.Mr John Scantlebury Blenkiron. Je voussouhaiterais volontiers le bonjour, si je voyais quoi que ce soitde bon dans ce sacré climat anglais.

– Je viens de la part de sir WalterBullivant, continuai-je en parlant très bas.

– Vraiment ! Sir Walter est un demes bons amis. Je suis heureux de vous rencontrer, monsieur, ouplutôt colonel…

– Hannay, dis-je. Major Hannay.

Je me demandai en quoi ce Yankee endormipourrait bien m’aider.

– Permettez-moi de vous inviter àdéjeuner, major. Garçon, la carte ! Je regrette de ne pouvoiréchantillonner les efforts culinaires de cet hôtel. Je souffre dedyspepsie, monsieur, de dyspepsie duodénale. Cela me prend deuxheures après les repas et me torture un peu au-dessous du sternum.Je suis donc obligé de suivre un régime. Croiriez-vous, monsieur,que je me nourris de poisson, de lait bouilli et d’un peu de toasttrès sec ? Cela me change bien mélancoliquement des jours oùje faisais justice à un lunch chez Sherry et où je soupais decrabes farcis aux huîtres.

Et il poussa un soupir qui semblait sortir desprofondeurs de sa vaste personne.

Je commandai une omelette et une côtelette demouton. J’examinai de nouveau mon compagnon. Ses grands yeuxparaissaient me regarder fixement sans me voir. Ils étaient aussivides que ceux d’un enfant distrait. Cependant, j’éprouvail’impression désagréable qu’ils voyaient beaucoup mieux que lesmiens.

– Vous vous êtes battu, major ? Labataille de Loos ? Ça devait barder ! Nous autres,Américains, nous respectons les qualités militaires du soldatbritannique, mais la tactique de vos généraux nous échappe quelquepeu. Nous sommes d’avis que vos grands chefs possèdent plusd’ardeur guerrière que de science. C’est exact ? Mon pères’est battu à Chattanooga, mais votre serviteur n’a rien vu de plusexcitant qu’une élection présidentielle ! Dites, n’y aurait-ilpas moyen d’assister à une scène de vrai carnage ?

Son sérieux me fit rire.

– On compte nombre de vos compatriotesdans la guerre actuelle, dis-je. La Légion étrangère est pleine dejeunes Américains, et aussi notre Army Service Corps. La moitié deschauffeurs militaires qu’on rencontre en France semblent venird’Amérique.

Il soupira.

– Il y a un an, j’avais bien songé à melancer dans la tourmente ; j’ai réfléchi que le bon Dieun’avait pas doué John S. Blenkiron d’une silhouette qui feraithonneur aux champs de bataille. Puis je me suis souvenu que nousautres, Américains, nous étions neutres, des neutresbienveillants ! Il ne me convenait guère de m’immiscer dansles luttes des monarchies épuisées de l’Europe. Alors, je suisresté chez moi. Cela m’a coûté beaucoup, major, car, pendant toutel’affaire des Philippines, j’avais été malade et je n’ai encorejamais vu les passions déréglées de l’humanité déchaînée sur lethéâtre de la guerre. Je désirerais vivement voir ce spectacle, carj’aime à étudier l’humanité.

– Alors, qu’avez-vous fait ? luidemandai-je.

Ce personnage flegmatique commençait àm’intéresser.

– Eh bien, j’ai attendu, tout simplement.Le Seigneur m’a gratifié d’une fortune à gaspiller, ce qui fait queje n’ai pas eu à me décarcasser pour contracter des engagements deguerre. Et puis je me disais que je serais certainement mêlé à lapartie d’une façon ou d’une autre, et c’est ce qui est arrivé.Étant neutre, j’étais particulièrement bien placé pour faire monjeu. Pendant quelque temps, ça a marché comme sur des roulettes.Alors, je me suis résolu à quitter le pays pour aller voir un peuce qui se passait en Europe. Je me suis tenu à l’écart du carnage,mais, comme dit votre poète : « La paix compte desvictoires non moins glorieuses que celles remportées par laguerre » ; ce qui veut dire, major, qu’un neutre peut semêler à la lutte aussi bien qu’un belligérant.

– Voilà bien la meilleure sorte deneutralité dont j’aie jamais entendu parler, déclarai-je.

– C’est la vraie neutralité, dit-ilsolennellement. Voyons, major, pourquoi vous battez-vous, vous etvos copains ? Pour essayer de sauver vos peaux, votre empireet la paix de l’Europe. Eh bien, voilà des idéaux qui ne nousconcernent aucunement. Nous ne sommes pas européens et, jusqu’àprésent, il n’y a pas de tranchées boches sur Long Island. Vousavez dressé l’arène en Europe ; si nous venions nous y mêler,ce serait contre les règles, et vous ne nous feriez pas bonaccueil ! Vous auriez sans doute raison. Notre délicatessenous empêche d’intervenir, et voilà ce que voulait dire mon ami, leprésident Wilson, lorsqu’il a déclaré que l’Amérique était tropfière pour se battre. Donc, nous sommes neutres, mais nous sommesaussi des neutres bienveillants. D’après ce que je vois desévénements, un putois en liberté parcourt en ce moment le monde, etson odeur va empuantir la vie jusqu’à ce qu’on ait réussi àl’abattre. Nous n’avons rien fait pour exciter ce putois, mais ilnous faut tout de même aider à désinfecter la planète. Vousconcevez. Nous ne nous battons pas, mais, Bon Dieu ! certainsd’entre nous vont suer sang et eau jusqu’à ce que ce grabuge aitcessé. Officiellement, nous nous contentons de lâcher des notes,comme une chaudière qui fuit lâche la vapeur. Mais en tantqu’individus, nous nous sommes engagés dans la lutte corps et âme.Donc, me conformant à l’esprit de Jefferson Davis et de Wilson, jem’en vais être le plus neutre des neutres et je ferai si bien quele Kaiser regrettera bientôt de n’avoir pas déclaré la guerre àl’Amérique dès le début !

J’avais retrouvé toute ma bonne humeur. Cepersonnage valait son pesant d’or et sa verve me redonnait del’énergie.

– Vous autres, Anglais, vous étiez, jecrois, des neutres de la même espèce, lorsque votre amiral prévintla flotte allemande de ne pas entraver les plans de Dewey dans labaie de Manille, en 98, ajouta M. Blenkiron en buvant unedernière goutte de lait, après quoi, il alluma un mince cigarenoir.

Je me penchai vers lui.

– Vous avez vu sir Walter ?dis-je.

– Je l’ai vu et il m’a donné à comprendrequ’il avait une affaire en train que vous alliez diriger. Ce grandhomme n’exagère rien, et s’il dit que c’est sérieux, vous pouvez mecompter de la partie.

– Vous savez qu’il s’agit d’une aventuretrès dangereuse ?

– C’est ce que j’avais compris. Mais ilne faut pas nous mettre à compter les risques. Je crois en uneProvidence d’une sagesse suprême et bienfaisante ; mais ilfaut nous fier à elle et la laisser agir. Qu’est-ce que la vie,après tout ? Pour moi, cela se traduit ainsi : observerun régime sévère et avoir de fréquentes douleurs d’estomac. Pourvuque le jeu en vaille la chandelle, ce n’est pas grand-chose aprèstout que de renoncer à la vie. D’ailleurs, le risque est-iltellement grave ? À 1 heure du matin, pendant une insomnie, ilvous paraîtra haut comme le mont Blanc, mais si vous courezbravement à sa rencontre, il ne vous semblera plus qu’une collineque vous franchirez facilement. Vous jugez le grizzly bieneffrayant quand vous prenez votre billet pour les montagnesRocheuses, mais ce n’est qu’un ours tout comme un autre lorsquevous épaulez votre fusil pour le viser. Je ne songerai aux risquesque lorsque j’y serai enfoncé jusqu’aux oreilles… sans savoircomment m’en dépêtrer.

J’écrivis mon adresse sur un morceau de papierque je tendis à ce gros philosophe.

– Venez dîner ce soir chez moi à 8heures, lui dis-je.

– Avec plaisir. N’ayez pour moi qu’un peude poisson bouilli et du lait chaud. Vous m’excuserez si je vousemprunte votre chaise longue après dîner, et si je passe la soiréeétendu sur le dos, mais c’est ce que me conseille mon nouveaumédecin.

Je sautai dans un taxi et me rendis à monclub. En chemin, j’ouvris l’enveloppe que sir Walter m’avaitdonnée. Elle contenait plusieurs fiches : le dossier deM. Blenkiron. Il avait accompli des merveilles aux États-Unisen faveur des Alliés. Ce fut lui qui révéla le complot de Dumba etqui aida à la saisie du portefeuille du Dr Albert. Les espions deVon Papen avaient même essayé de l’assassiner, après qu’il eutdéjoué un attentat contre une des grandes fabriques demunitions.

À la fin du dernier feuillet, sir Walter avaitécrit ces mots : « C’est le meilleur de nos agents,meilleur que Scudder. Il sortirait de l’enfer muni d’une boîte detablettes de bismuth et d’un jeu de patience ».

Je m’installai dans un petit fumoir. Aprèsavoir ravivé le feu et emprunté une carte à la bibliothèque duclub, je me mis à songer. M. Blenkiron m’avait ragaillardi.Mon cerveau commençait à travailler et à entrevoir toute l’affaire.Je ne pouvais résoudre le mystère en demeurant à réfléchir assisdans un fauteuil, mais je commençais à bâtir un plan d’action. Àmon grand soulagement, Blenkiron, en me faisant honte, m’avaitempêché de songer davantage au danger. Je n’aurais pas moins deressort qu’un dyspeptique sédentaire !

Je retournai à mon appartement à 5 heures.Paddock, mon valet de chambre, était parti à la guerre depuislongtemps, et j’avais emménagé dans une de ces nouvellesconstructions de Park Lane où l’on fournit, en même temps que lelogement, le service et la nourriture. Je conservais cepied-à-terre afin d’avoir un lieu où descendre lorsque je revenaisen permission ; car ce n’est pas drôle de passer sa perme àl’hôtel !

Je trouvai Sandy qui dévorait des biscuitschauds avec toute la résolution sérieuse d’un convalescent.

– Eh bien, Dick ! Quellesnouvelles ?

– Sachez que vous et moi, nous allonsdisparaître de l’armée de Sa Majesté. Nous sommes mobilisés pour leservice spécial.

– Ô ma mère ! s’écria Sandy. De quois’agit-il ? Pour l’amour de Dieu, ne me faites pas languir.Devons-nous piloter des missions de neutres suspects à travers lesfabriques de munitions, ou bien nous faut-il conduire en auto lejournaliste frissonnant, là où il peut s’imaginer voir unBoche ?

– Les détails peuvent attendre. Je vousdirai toujours ceci : il n’y a pas plus de risques à se lancerà travers les lignes boches armé seulement d’une canne qu’à courirl’aventure que nous allons entreprendre.

– Tiens, ce n’est pas si mal ! ditSandy.

Et il attaqua joyeusement les muffins.

Il faut que je présente Sandy au lecteur, caron ne peut lui permettre de rentrer dans cette histoire par lapetite porte.

Consultez le Peerage et voustrouverez que Edward Cospatrick, quinzième baron Clanroyden, eut,en 1882, un fils cadet, Ludovick-Gustave Arbuthnot, appelél’Honorable Arbuthnot. Ce fils fit ses études à Eton et au NewCollège d’Oxford ; il devint ensuite capitaine dans unrégiment du Tweeddale, et servit quelques années comme attaché dansplusieurs ambassades.

Le Peerage ne vous donnera pasd’autres renseignements. Pour connaître la fin de l’histoire, ilfaut vous adresser à des sources bien différentes. On voit parfoisdes hommes maigres et bruns, venus des confins de la terre, vêtusd’habits froissés, qui marchent du pas long et léger desmontagnards, et se faufilent furtivement dans les clubs comme s’ilsne se rappelaient plus très bien s’ils en font ou non partie. Ilsvous donneront des nouvelles de Sandy. On vous parlera encore delui dans les petits ports de pêche oubliés, là où les montagnes del’Albanie baignent dans l’Adriatique. Rencontrez-vous un pèlerinagesur le chemin de La Mecque ? Il est fort probable que voustrouverez plusieurs amis de Sandy parmi les pèlerins. Dans leshuttes des bergers, au milieu des montagnes du Caucase, voustrouverez des lambeaux de ses vêtements, car il a la manied’éparpiller ses costumes là où il passe. Il est connu dans lescaravansérails de Bokhara et de Samarkand, et certains shikaris,parmi les Pamirs, parlent encore de lui lorsqu’ils s’assemblentautour de leurs feux… Si vous aviez l’intention de visiter Rome,Pétrograd ou Le Caire, il serait bien inutile de lui demander deslettres d’introduction, car s’il vous en donnait, elles vousmèneraient dans des repaires étranges. Mais si le destin vousobligeait à aller à Lhassa, à Yarkand ou à Seistan, il voustracerait le plan de votre voyage et passerait le mot à des amistout-puissants.

Nous autres, Anglais, nous nous appelonsinsulaires, mais en vérité, nous sommes la seule race qui produisedes hommes capables de s’identifier aux autres peuples. LesÉcossais excellent en cela peut-être plus encore que lesAnglais ; mais nous sommes mille fois supérieurs à tous lesautres. Sandy personnifiait l’Écossais errant à un degré deperfection frisant le génie. Dans les temps anciens, il eûtcertainement prêché une croisade ou découvert une nouvelle routemenant aux Indes ; de nos jours, il avait erré au gré de safantaisie, jusqu’au moment où la guerre l’entraîna dans sontourbillon et le déposa dans mon bataillon.

Je tirai de mon portefeuille le papier que sirWalter m’avait remis. Ce n’était pas l’original du document (qu’ildésirait très naturellement conserver), mais une copie trèssoignée. Je me dis qu’Harry Bullivant n’avait probablement pas prisces notes pour son usage personnel. Les gens de sa carrièrepossèdent en général une bonne mémoire. Envisageant la possibilitéde sa mort, il avait dû prendre ces précautions afin que ses amiseussent ainsi une indication au cas où son corps serait retrouvé.Je me dis donc que ces notes seraient sans doute intelligibles àquelqu’un de notre langue, mais qu’elles seraient le plus purgalimatias pour le Turc ou l’Allemand qui les liraient.

Je n’arrivai pas à comprendre le premier mot,« Kasredin ». J’en demandai la signification à Sandy.

– Vous voulez dire Nasr-ed-din,déclara-t-il tout en mangeant paisiblement des madeleines.

– Qu’est-ce que c’est ? demandai-jevivement.

– C’est le général qui commande,croit-on, les forces qui luttent contre nous en Mésopotamie. Je merappelle l’avoir vu il y a très longtemps, à Alep. Il parlait unfrançais exécrable et buvait le plus doux des champagnes.

J’examinai le papier attentivement.

Le K était tracé très clairement. On nepouvait pas s’y méprendre.

– Kasredin ne signifie rien. Enarabe, cela veut dire la maison de la foi, et cela peut s’appliquerà tout ce qu’on veut depuis Hagia Sofia jusqu’à une villasuburbaine. Voyons l’énigme suivante, Dick. Prenez-vous part à unconcours de journaux ?

– C’est Cancer, dis-je.

– En latin, cela signifie crabe. C’estégalement le nom d’une pénible maladie, et c’est aussi un dessignes du zodiaque.

– v. I., dis-je enfin.

– Ah ! là, vous m’arrêtez. On diraitle chiffre d’une auto. La police découvrirait cela pour vous. Il mesemble qu’il s’agit d’un concours assez difficile ? Quel estle prix d’honneur ?

Je lui tendis le papier.

– Qui a écrit cela ? demanda-t-il.On dirait quelqu’un de bien pressé.

– C’est Harry Bullivant, dis-je.

Le visage de Sandy s’allongea.

– Ce vieil Harry ! Nous avions lemême précepteur. C’était le meilleur garçon du monde. Oui, j’ai vuson nom dans la liste de nos pertes devant Kut… Harry ne faisaitpas les choses sans raison. Quelle est l’histoire de cepapier ?

– Donnez-moi quelques heures, luirépondis-je. Je vais prendre un bain et me changer. J’attends unAméricain pour dîner ; je vous dirai tout après. Il faitpartie de la combinaison.

Mr Blenkiron arriva, ponctuel, vêtu d’unmanteau de fourrure digne d’un grand-duc. Maintenant que je levoyais debout, je le jugeais plus facilement. Bien que son visagefût gras, il n’avait pas trop d’embonpoint et on devinait despoignets vigoureux sous ses manchettes. Je m’imaginais qu’ilsaurait se servir de ses mains si l’occasion s’en présentait.

Sandy et moi fîmes un repas solide, maisl’Américain s’amusa avec son poisson bouilli et but son lait goutteà goutte.

Lorsque le garçon eut débarrassé la table,Blenkiron tint parole et s’étendit sur le sofa. Je lui offris unbon cigare, mais il préféra fumer un des siens. Sandy s’installa àl’aise dans un fauteuil et alluma sa pipe.

– Et maintenant, Dick, nous attendonsvotre histoire, me dit-il.

Je commençai donc, à l’exemple de sir Walter,à leur parler du mystère de l’Orient. Je leur fis un exposé assezréussi, car j’y avais réfléchi longuement et le mystère de cetteaffaire m’attirait. Sandy fut vivement intéressé.

– Tout cela est fort possible. Je m’yattendais même, bien que je ne puisse imaginer quel atout lesAllemands détiennent. Cela peut être vingt choses différentes. Il ya une trentaine d’années, une fausse prophétie a causé un beaugâchis dans le Yémen. Il s’agit peut-être d’un drapeau comme celuique possédait Ali-Wad-Helt ou d’un joyau comme le collier deSalomon en Abyssinie ? On ne sait jamais ce qui détermine uneDjihad ! Mais je crois qu’il s’agit plutôt d’un homme.

– Mais d’où vient sa puissance ?

– C’est difficile à dire. S’il nes’agissait que de tribus sauvages comme les Bédouins, cet hommeaurait pu acquérir la réputation d’un saint et d’un faiseur demiracles. Mais n’est-ce pas plutôt quelque individu prêchant unereligion pure, comme celui qui a fondé la secte des Senoussi ?Cependant, je serais porté à croire qu’il s’agit d’une personnalitédouée d’une influence particulière, s’il peut jeter un sort sur lemonde musulman tout entier. Le Turc et le Persan ne suivraient pasle nouveau truc théologique ordinaire. Il doit être du Sang. LesMahdis, Mullahs et Imans étaient des rien du tout, car ilsn’avaient qu’un prestige local. Pour captiver tout l’Islam (etc’est ce que nous craignons, n’est-ce pas ?), l’homme doitappartenir au Koreish, à la tribu même du Prophète.

– Mais comment un imposteur prouverait-ilcela ?… Car je présume qu’il s’agit d’un imposteur.

– Il lui faudrait combiner pas mal detitres. D’abord, il faut que sa descendance soit à peu prèsétablie, et rappelez-vous que certaines familles se réclament dusang des Koreishites. Ensuite, il lui faudrait être unepersonnalité assez remarquable, très saint, très éloquent, etc. Etsans doute devrait-il montrer un signe, mais je n’ai pas la moindreidée de ce que ce signe pourrait être.

– Mais vous qui connaissez, l’Orientmieux que personne, croyez-vous pareille chose possible ?dis-je.

– Parfaitement, dit Sandy, avec un visagetrès grave.

– Eh bien ! voilà du moins leterrain préparé. Il y a ensuite les témoignages de presque tous cesagents secrets. Tout cela semble prouver le fait. Mais nous n’avonspas d’autres données, ni d’autres détails que ceux fournis parcette feuille de papier.

Sandy l’examina, les sourcils froncés.

– Cela me dépasse, mais c’est peut-êtrela clef du mystère, malgré tout. À Londres, tel indice peut êtremuet, et devenir lumineux à Bagdad.

– Voilà précisément où je voulais envenir. Sir Walter déclare que cette affaire est aussi importantepour la réussite de notre cause que le développement de notreartillerie lourde. Il ne peut me donner aucun ordre, mais ilm’offre d’aller découvrir quel est le mal. Seulement, il faut agirau plus vite, car à tout moment la mine peut sauter. J’ai accepté.Voulez-vous m’aider ?

Sandy considérait attentivement leplafond.

– J’ajouterai que cette tâche présente àpeu près autant de sûreté que si nous avions joué à pile ou face aucarrefour de Loos, le jour où nous étions de la partie. Et en casd’insuccès, personne ne pourra nous aider.

– Oh ! naturellement, répondit Sandyd’une voix distraite.

Ayant terminé sa sieste de digestion,M. Blenkiron s’était assis et avait attiré un petit guéridonprès de lui. Prenant un jeu de cartes dans sa poche, il se mit àfaire une réussite. Il paraissait ne prendre aucun intérêt à notreconversation.

J’eus tout à coup l’impression que jem’embarquais dans une entreprise absolument folle. Nous voilà, toustrois réunis dans un appartement de Londres, projetant de nousrendre dans la citadelle de l’ennemi sans avoir une idée très nettede ce que nous devions y faire, ni de la manière dont nousprocéderions. L’un des trois considérait le plafond, en sifflantdoucement à travers ses dents, l’autre faisait une réussite !Je fus si frappé par le comique de la situation que j’éclatai derire.

Sandy me jeta vivement un regard.

– Vous avez ce sentiment ?… Moiaussi, c’est idiot – mais toute guerre est idiote –, et c’estl’idiot le plus convaincu qui gagne. Il faut nous lancer sur cettefolle piste là où nous pensons pouvoir la découvrir… Eh bien !je suis des vôtres. Mais je veux bien vous avouer avoir une salefrousse. Je m’étais ajusté à la vie des tranchées et j’y étais trèsheureux. Et maintenant que vous m’en arrachez, je suisglacé !

– Je croyais que vous ignoriez la peur,dis-je.

– Vous vous trompez, Dick, répondit-ilsérieusement. Tout homme qui n’est pas un maniaque connaît la peur.J’ai couru nombre de folles aventures, mais je ne les ai jamaisentreprises sans souhaiter qu’elles fussent terminées. Une foisembarqué, je me sens plus à l’aise, et au moment de m’en tirer, jeregrette que ce soit fini… mais au début, j’ai toujours les piedsgelés !

– Alors, si je comprends bien, vous mesuivez ?

– Je vous crois, dit-il. Voyons, vous nesupposiez pas que j’allais vous lâcher ?

– Et vous, monsieur ? dis-je àBlenkiron dont la réussite touchait à sa fin.

Il complétait huit petits tas de cartes avecun grognement satisfait. En m’entendant, il leva ses yeux lourdsvers moi et hocha la tête.

– Mais certainement, dit-il. J’espère quevous n’avez pas cru que je n’ai pas suivi votre intéressanteconversation. Je n’en ai pas perdu un mot. À mon avis, lesréussites stimulent la digestion après les repas, et aident àréfléchir tranquillement. John S. Blenkiron est des vôtres,soyez-en sûrs.

Il battit les cartes et les aligna ensuite denouveau.

Je ne m’attendais pas à un refus de sa part.Toutefois, son assentiment spontané me rasséréna considérablement.Je n’aurais pas pu tenter l’aventure seul.

– Voilà qui est décidé. Maintenant,voyons les moyens et le chemin à suivre. Nous devons nous mettre enmesure de découvrir le secret de l’Allemagne… et aller là où lesecret est connu. Il nous faut donc atteindre Constantinople –d’une façon quelconque, – et, afin de battre la plus grande étenduede territoire possible, il faut y aller par trois routesdifférentes. Vous, Sandy, vous allez pénétrer en Turquie. Vous êtesle seul d’entre nous qui connaisse ce charmant peuple. Vous nepourrez pas y pénétrer facilement par l’Europe ; il vous fautdonc y aller par l’Asie. Que diriez-vous d’essayer la côte d’AsieMineure ?

– Ça peut se faire, répondit-il. Maislaissez-moi décider tout cela. Je verrai le meilleur moyen. Jeprésume que le Foreign Office m’aidera à parvenir à mon point dedépart ?

– Rappelez-vous qu’il est inutile depénétrer trop avant en Orient, lui dis-je, car en ce qui nousconcerne, le secret se trouve encore à l’ouest deConstantinople.

– C’est ce que je vois. Je remonterai leBosphore par le chemin le plus court.

– Quant à vous, monsieur Blenkiron,dis-je me tournant vers lui, je vous conseillerai de suivre laroute directe. Vous êtes américain, vous pouvez donc voyagerdirectement via l’Allemagne. Mais je me demande pourtant jusqu’àquel point vos agissements à New York vous permettront de passerpour neutre ?

– J’ai réfléchi à cela, dit-il ;j’ai du reste accordé quelque réflexion à la psychologieparticulière de la grande nation allemande. D’après mes déductions,les Boches sont malins comme des chats, et si vous essayez de ruseravec eux, ils vous rouleront à chaque coup. Oui, monsieur, ce sontdes limiers de premier ordre. J’aurai beau acheter une paire defaux favoris, teindre mes cheveux, m’habiller comme un pasteurbaptiste, et aller en Allemagne pour faire une propagandepacifiste, ils me dépisteront en deux temps et trois mouvements. Etje serai ou fusillé avant une semaine, ou au secret dans la prisonMoabite. Mais les Allemands n’ont pas la vue large. On peut lesbluffer. Donc, avec votre approbation, je visiterai le Vaterlandtout bonnement comme John S. Blenkiron, dont le départ d’Amériqueenleva jadis une épine du pied de leurs plus brillants partisans delà-bas. Mais ce sera un John S. Blenkiron très différent. Je croisqu’il aura éprouvé un revirement de sentiments. Il en sera venu àapprécier la grande âme pure et noble de l’Allemagne… et ilregrettera amèrement son passé. Il sera, lui aussi, victime de labassesse et de la perfidie du gouvernement britannique. Je m’envais avoir une sale histoire avec votre Foreign Office au sujet demon passeport, et je dirai volontiers, ouvertement, dans toutLondres, ce que je pense de cette institution. Je m’en vais êtrefilé par vos limiers jusqu’à mon port d’embarcation, et sans douteme disputerai-je quelque peu avec les légations britanniques enScandinavie. À ce moment, nos amis boches seront en train de sedemander ce qui est arrivé à John S… et ils se diront qu’ils sesont peut-être trompés sur son compte.

» J’espère donc que lorsque jeparviendrai en Allemagne, ils m’attendront les bras ouverts. Jeleur confierai certains renseignements importants sur lespréparatifs anglais et je dépeindrai le lion britannique commeétant le plus vil bâtard. Fiez-vous à moi. Je produirai uneimpression excellente. Après quoi, je me dirigerai vers l’Orientafin d’assister au dépouillement de la Grande-Bretagne dans cettepartie du globe. À propos, où nous retrouverons-nous ?

– Nous sommes aujourd’hui le 17 novembre.Si d’ici deux mois nous n’arrivons pas à découvrir ce que nouscherchons, autant renoncer à l’affaire. Il faut nous réunir àConstantinople le 17 janvier. Le premier arrivé attendra lesautres. Si à cette date nous ne sommes pas présents tous trois, lesautres considéreront que le manquant se trouve empêché etrenonceront à l’attendre. À propos, si jamais nous y parvenons,comme nous viendrons chacun de différents côtés et sous des aspectsdivers, il nous faut un lieu de réunion où s’assemblent d’ordinaireles gens les plus hétéroclites. Sandy, vous connaissez bienConstantinople. À vous de fixer notre rendez-vous.

– J’y ai déjà pensé, dit-il.

Il se leva, et allant vers mon bureau, il pritune feuille de papier et se mit à y tracer un petit plan.

– Voyez-vous cette allée ? Elleconduit du bazar kurde de Galata au bac de Ratchik. À mi-chemin,sur la gauche, se trouve un café tenu par un Grec nommé Kuprasso.Derrière le café, il y a un jardin entouré de murs très hauts quiappartenaient autrefois au vieux théâtre byzantin. Au bout dujardin s’élève un édifice appelé le Pavillon de Soliman le Rouge.Cela a été un lieu de danse, un tripot… et Dieu sait quoi ! Cen’est certainement pas un endroit pour des gens respectables, maisles extrémités du monde semblent y converger et l’on n’y demanderien à personne. C’est le meilleur rendez-vous auquel je puissesonger.

La bouilloire chantait sur le feu. Il faisaitune nuit claire et froide, et l’heure était propice au punch.

– Et quant au langage, dis-je, vousn’aurez pas de difficulté, Sandy ?

– Je connais l’allemand assez bien etparle couramment le turc. J’écouterai le premier, et parlerai lesecond.

– Et vous ? dis-je à Blenkiron.

– Moi ?… On m’a oublié le jour de laPentecôte, répondit-il. J’ai le regret de vous avouer que je n’aipas le don des langues. Mais le rôle que je me suis attribué nem’oblige pas à être polyglotte. Songez que je suis tout simplementJohn S. Blenkiron, citoyen de la grande république américaine.

– Vous ne nous avez pas encore dit votrerôle, Dick, observa Sandy.

– Je vais atteindre le Bosphore vial’Allemagne. Et n’étant pas neutre, ce ne sera pas uneplaisanterie.

Sandy eut l’air grave.

– Ça paraît sérieux ! Êtes-vousassez sûr de votre allemand ?

– Oh ! je le parle bien… tout à faitassez bien pour passer pour Boche, mais officiellement, je n’encomprendrai pas un mot. Je serai un Bœr, venant de la partie ouestde la colonie du Cap : je serai un des anciens adhérents deMaritz qui aura réussi à parvenir en Angola après bien du mal etqui viendra de débarquer en Europe. Je ne parlerai que lehollandais. Et ma parole ! le taal contient quelquesjurons passables. Je serai très ferré sur l’Afrique et j’aspireraià pouvoir taper sur les verdommt ruinek. Avec quelquechance, je puis espérer que l’on m’enverra en Ouganda ou en Égypte.J’aurai soin de m’y rendre via Constantinople. Si les Boches ontl’intention de se servir de moi auprès des indigènes musulmans, ilsme révéleront presque sûrement l’atout qu’ils détiennent. Du moins…c’est mon avis.

Nous remplîmes nos verres – deux de punch etun de whisky – et nous bûmes à notre prochaine réunion.

Puis Sandy se mit à rire, et je l’imitai. Jefus de nouveau frappé par la folie insensée de cette aventure. Lesmeilleurs plans que nous pouvions tracer ressemblaient à quelquesseaux d’eau jetés pour soulager la sécheresse du Sahara. Je songeaiavec sympathie à la petite sainte Thérèse.

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