Le Prophète au manteau vert

Chapitre 6Les indiscrétions des mêmes

 

Le lendemain matin, Stumm entra chez moi encoup de vent tandis que debout, tout nu au milieu de ma chambre àcoucher glacée, j’essayai de prendre mon bain dans environ un litred’eau ! Il marcha droit sur moi et me dévisagea fixement. Etcomme j’avais une demi-tête de moins que lui et qu’on n’a guèred’assurance, privé de celle que vous donnent vos habits, il avaitdécidément l’avantage sur moi.

– J’ai d’excellentes raisons de croireque vous êtes un menteur ! gronda-t-il.

Je m’enveloppai tant bien que mal dans lecouvre-pieds. Je grelottais, car les serviettes allemandes sontgrandes comme des mouchoirs de poche. J’avoue que j’avais une fortefrousse.

– Un menteur ! répétait-il. Et cecochon de Pienaar aussi !

Je lui demandai ce que nous avions fait, d’unton que je m’efforçais de rendre aussi hargneux que possible.

– Vous avez menti, car vous m’avez ditque vous ne connaissiez pas l’allemand. Votre ami le sait pourtantassez bien pour tenir des propos séditieux et blasphématoires.

Cette nouvelle me rendit du courage.

– Je vous ai dit que je connaissaisquelques mots d’allemand. Et j’ai ajouté hier, à la gare, que Peterle parlait un peu.

Je me félicitai de cette remarquefortuite.

Il s’en souvint sans doute, car son ton seradoucit un peu.

– Vous êtes de fiers roublards,répliqua-t-il. Si l’un de vous est un vaurien, pourquoi l’autre nele serait-il pas ?

– Je ne suis aucunement responsable dePeter, dis-je.

Et en disant ces mots, je me traitai degoujat, bien que dès le début de notre entreprise, nous eussionsconvenu d’agir ainsi.

– Je sais depuis longtemps que c’est ungrand chasseur et un brave, ajoutai-je. Je sais qu’il s’est battuvaillamment contre les Anglais. Mais je ne pourrai rien vous endire de plus. Il faut le juger vous-même. Qu’a-t-il fait ?

Alors, Stumm me raconta ce qu’il venaitd’apprendre par téléphone. Et il voulut bien me permettre d’enfilermon pantalon tandis qu’il me parlait.

C’était bien ce que j’avais pu prévoir. Peter,laissé seul, s’était d’abord ennuyé, puis il était devenuimprudent. Ayant persuadé le lieutenant de le mener souper dans ungrand restaurant berlinois, il s’était enivré, sans doute sousl’influence des lumières et de la musique, qui étaient desnouveautés pour un chasseur de l’arrière-veldt.

Depuis que je connaissais Peter, ceci luiarrivait une fois tous les trois ans, et toujours pour la mêmeraison. Solitaire et ennuyé, Peter avait fait la bombe. Il avait latête solide comme un rocher, mais il parvenait à la conditiondésirée en procédant à des mélanges fantastiques. Pris de vin, ildemeurait toujours un gentleman et n’était jamais violent, mais salangue se déliait facilement. C’est ce qui était arrivé à laFranciscana.

Il avait, paraît-il, débuté en insultantl’empereur. Il but d’abord à sa santé, mais déclara ensuite qu’illui rappelait un porc à verrues. Cette affirmation froissa lelieutenant. Puis un officier, personnage fort important, assis àune table voisine, se plaignit que Peter parlait trop haut. Peterlui répondit fort insolemment en excellent allemand. Après cela,les choses s’embrouillèrent. Il y eut une bagarre au cours delaquelle Peter calomnia l’armée prussienne et tous ses ascendantsféminins. Je ne comprends pas comment il ne fut pas abattu, si cen’est que le lieutenant affirma hautement que c’était un Bœr à demifou. En tout cas, Peter fut mis au violon, et je me trouvais dansde bien vilains draps.

– Je ne crois pas un mot de toute cettehistoire, déclarai-je résolument.

J’étais complètement habillé et me sentaisbeaucoup plus courageux.

– Il s’agit d’un guet-apens, repris-je,pour l’amener à se mettre dans son tort afin de pouvoir l’envoyerau front.

À mon étonnement, Stumm ne tempêta pas à cettedéclaration. Il se contenta de sourire.

– C’est ce qui l’attendait depuis que jel’ai vu pour la première fois, déclara-t-il. Il ne peut nous êtreutile qu’un fusil en main. C’est de la chair à canon, et rien deplus. Vous imaginez-vous, imbécile, qu’au beau milieu de la guerre,ce grand empire s’amusera à tendre des pièges à un vulgairetaakhaar ?

– Je m’en lave les mains, dis-je. Si ceque vous me dites est exact, je ne veux y être mêlé en aucunefaçon. Pourtant, c’était mon compagnon et je lui veux du bien. Quevous proposez-vous d’en faire ?

– Nous le garderons à vue, répondit-ilavec une méchante contraction de la bouche. J’ai dans l’idée quecette histoire cache des dessous qui n’apparaissent pas toutd’abord. Nous allons nous renseigner sur les antécédents de HerrPienaar. Et sur les vôtres aussi, mon ami, car nous vous avons àl’œil.

Alors, je fis ce que j’avais de mieux à faire.Partagé entre l’inquiétude et le dégoût, je me fâchai pour debon.

– Voyons, monsieur, m’écriai-je, j’en aiassez ! Je suis venu en Allemagne haïssant l’Angleterre,souhaitant lutter pour vous, mais vous ne me donnez guère deraisons de vous aimer. Depuis deux jours, vous me traitez avec laméfiance la plus insultante. Herr Gaudian est le seul homme propreque j’aie rencontré jusqu’ici. Cependant, je suis prêt à continuercette affaire et à travailler de mon mieux, parce que je croisqu’il y a en Allemagne beaucoup d’hommes qui lui ressemblent. Mais,par Dieu ! je ne lèverai pas un doigt pour vous.

Il me regarda très fixement pendant unmoment.

– Vos paroles sonnent vrai, dit-il d’unevoix courtoise. Vous feriez mieux de descendre déjeuner.

J’étais sauvé pour l’instant, mais je mesentais très déprimé.

Quel serait le sort de mon pauvre Peter ?Je ne pouvais l’aider, même si je le voulais, et du reste, monpremier devoir était de me souvenir de ma mission. Je lui avaisfait comprendre cela très clairement à Lisbonne, et nous étionsd’accord sur ce point. Cependant, c’était affreux de songer que cevieux brave était à la merci du peuple qu’il haïssait le plus. Jeme réconfortai en me disant qu’ils ne pouvaient pas grand-chosecontre lui. S’ils l’envoyaient au front (et ils ne pouvaient rienfaire de pire), il s’échapperait, car je parierais qu’il saurait sefaufiler à travers toutes les lignes possibles. Et ce n’était pastrès drôle pour moi non plus ; je compris tout ce que sacompagnie signifiait, maintenant que j’allais en être privé.J’étais absolument seul et cela ne me plaisait guère. Il mesemblait que j’avais autant de chances de rejoindre Blenkiron etSandy que de m’envoler à la lune.

Après déjeuner, on me dit de m’apprêter.Lorsque je demandai où j’allais, Stumm m’enjoignit de me mêler dece qui me regardait. Je me souvins cependant qu’il avait parlé, laveille, de m’emmener chez lui et de m’y donner des instructions. Jeme demandais où il habitait. Lorsque nous partîmes, Gaudian medonna une tape amicale sur l’épaule et me serra la main. C’était unhomme de premier ordre, et j’étais un peu honteux de songer que jele trompais. Nous montâmes dans la même auto grise et le domestiquede Stumm s’assit à côté du chauffeur. Il gelait ferme ; leschamps nus étaient couverts de givre et les sapins en étaient toutpoudrés. Nous suivîmes une autre route que celle de la veille et,après avoir franchi environ 10 kilomètres, nous parvînmes à unepetite ville pourvue d’une gare très importante. C’étaitl’embranchement d’une grande ligne ; nous montâmes dans letrain après cinq minutes d’attente. Stumm devait être bien connu,car nous occupâmes de nouveau un wagon réservé, bien que le trainfût bondé.

Je passais trois nouvelles heures d’ennuimortel. Je n’osai fumer et je me bornai à regarder par la fenêtre.Nous traversâmes bientôt un pays accidenté couvert de neige.C’était le 23 décembre. Bien qu’on fût en guerre, il y avait dansl’air la joie de Noël. Je remarquai des jeunes filles portant desbrassées de houx et de verdure. Lorsque nous nous arrêtions à unegare quelconque, tous les soldats permissionnaires avaient un airde fête. L’Allemagne centrale était infiniment plus animée queBerlin ou que les provinces de l’ouest. Les visages des vieuxpaysans et des femmes vêtues de leurs habits du dimanche meplurent, mais je remarquai que leurs traits étaient tirés, commecreusés. Car ici, en pleine campagne, à l’abri des touristes, lamise en scène était moins soignée que dans la capitale.

Pendant le voyage, Stumm essaya de me parler.Je devinais son but. Jusqu’ici il m’avait interrogé, maismaintenant, il essayait de m’attirer dans une conversationordinaire. Il ne savait comment s’y prendre. Il était oupéremptoire et provoquant comme un sergent instructeur, ou d’unediplomatie si évidente que le plus grand imbécile s’en seraitméfié. Voilà la faiblesse de l’Allemand. Il ne sait s’adapter auxdifférents types d’hommes. Il est peut-être pourvu d’un boncerveau, comme celui de Stumm, par exemple, mais c’est le plusdéplorable psychologue qui soit. En Allemagne, le juif seul saitsortir de sa peau quand il le faut, et c’est pourquoi vous ytrouverez le juif derrière la plupart des grandes entreprises.

À midi, nous nous arrêtâmes dans une gare pourdéjeuner. Nous fîmes un excellent repas au buffet où deux officiersentrèrent au moment où nous quittions la table. Stumm se leva,salua et alla leur parler un peu à l’écart. Puis il revint et mepria de le suivre dans la salle d’attente, où il me dit de resterjusqu’à ce qu’il vînt me chercher. Je remarquai qu’il eut soin defermer la porte à clef derrière lui.

Il faisait très froid, et pendant vingtminutes, je battis la semelle. Je vivais heure par heure et je neme troublais plus de cette conduite étrange. Sur une planche,j’aperçus un indicateur et je me mis à le feuilleter nonchalamment.Tout à coup je tombai sur une grande carte des réseaux de voiesferrées et j’eus l’idée de regarder où nous allions. En prenant monbillet, Stumm avait prononcé le mot de Schwandorf. Je trouvai cetendroit après l’avoir cherché longtemps sur la carte. C’était situéau sud de la Bavière et à moins de 80 kilomètres du Danube. Ceci meréconforta beaucoup. Si Stumm habitait là, il m’enverrait sansdoute commencer mes pérégrinations par la ligne qui allait à Vienneet de là, en Orient. Peut-être parviendrais-je à Constantinople,après tout ? Je craignais cependant que ce fût bien inutile,car une fois là, qu’y ferai-je ? Et peut-être Stumm allait-ilme faire quitter l’Allemagne sans que j’eusse découvert le moindreindice.

La porte s’ouvrit et Stumm entra. Il semblaitavoir encore grandi et portait la tête encore plus haut qued’habitude. Ses yeux brillaient orgueilleusement.

– Brandt, dit-il, vous allez avoir leplus grand privilège qui ait été jamais accordé à quiconque devotre race. Sa Majesté Impériale passe par ici, et elle s’y estarrêtée quelques instants. L’empereur m’a fait l’honneur de merecevoir et, après avoir entendu votre histoire, il a exprimé ledésir de vous voir. Vous allez me suivre et être admis en saprésence. N’ayez pas peur. Sa Majesté est gracieuse et pleine demiséricorde. Répondez virilement à ses questions.

J’obéis. Mon cœur battait plus précipitamment.Quelle chance inespérée ! Un train stationnait à l’extrémitéde la gare, un train formé de trois wagons chocolat et rehaussésd’or. Près du train, sur le quai, se tenait un groupe d’officiers,vêtus de longs manteaux gris-bleu. Ils étaient pour la plupart d’uncertain âge et il me semblait en reconnaître deux ou trois d’aprèsles journaux illustrés.

À notre approche, ils se séparèrent et nousnous trouvâmes vis-à-vis d’un seul homme. Il était un peuau-dessous de la taille moyenne, et emmitouflé dans un manteauépais au col de fourrure. Il portait un casque d’argent surmontéd’un aigle, et sa main gauche s’appuyait sur un sabre. Sous lecasque, son visage, dans lequel brillaient ses yeux sombres etinquiets, cernés de bouffissures, était couleur de papier gris.Impossible de ne pas le reconnaître, car son visage est celui quiest le mieux connu dans le monde entier depuis Napoléon.

Je me tins raide comme un tisonnier et fis lesalut militaire. J’avais tout mon sang-froid et j’étais extrêmementintéressé. J’aurai bravé fer et feu pour vivre pareil moment.

J’entendis Stumm qui disait :

– Majesté, voilà le Bœr dont je vous aiparlé.

– Quelle langue connaît-il ? demandal’empereur.

– Le hollandais, répondit Stumm. Maiscomme il vient de l’Afrique du Sud, il parle aussi l’anglais.

Un spasme douloureux contracta le visage del’empereur. Puis il m’adressa la parole en anglais :

– Vous venez d’un pays, qui sera encorenotre allié, afin de mettre votre épée à notre service. J’acceptecette offre et l’accueille comme un heureux présage. J’auraissouhaité donner la liberté à votre race, mais il y a parmi vous desimbéciles et des traîtres qui m’ont méconnu. Je vous libéreraipourtant malgré vous. Êtes-vous nombreux à partager vos convictionspersonnelles ?

– Nous sommes des milliers, Sire !dis-je en mentant avec sérénité. Je ne suis qu’un de ceux quipensent que la vie de notre race dépend de votre victoire. Et jecrois qu’il ne faut pas que cette victoire soit gagnée seulement enEurope. Vous avez triomphé en Orient. Il vous faut maintenantfrapper les Anglais là où ils ne pourront parer le coup. Si nousprenons l’Ouganda, l’Égypte tombera. Et avec votre permission, jevais me rendre là-bas afin de donner du fil à retordre à vosennemis.

Un sourire éclaira le visage ravagé. C’étaitle visage de quelqu’un qui dort peu et qui est harcelé par sespensées comme par un cauchemar.

– Voilà qui est bien parlé, dit-il. UnAnglais a dit une fois qu’il appellerait le Nouveau-Monde pourrétablir l’équilibre de l’Ancien. Nous autres, Allemands, nousallons sonner le rappel sur la terre entière afin de réprimer lesinfamies de l’Angleterre. Servez-nous bien. On ne vous oublierapas.

Puis il me demanda tout à coup :

– Avez-vous servi dans la guerresud-africaine ?

– Oui, Sire, répondis-je. J’étais dans ladivision de Smuts qui vient d’être acheté par l’Angleterre.

– Et quelles furent vos pertes ?demanda-t-il vivement.

Je n’en savais rien, mais je prononçai unchiffre à tout hasard.

– À peu près vingt mille, sur le champ debataille. Mais beaucoup d’autres moururent de maladies et dans lesmaudits camps de concentration des Anglais.

De nouveau, un spasme douloureux contracta sonvisage.

– Vingt mille, répéta-t-il d’une voixassourdie, une simple poignée. Aujourd’hui, nous en perdons autantdans les marais de la Pologne.

Puis sa voix eut des éclats farouches.

– Je n’ai pas cherché la guerre. J’y aiété contraint. J’ai travaillé pour la paix. L’Angleterre et laRussie, surtout l’Angleterre, sont responsables du sang versé pardes millions d’hommes. Mais Dieu les vengera. Celui qui vit parl’épée périra par l’épée. J’ai tiré la mienne du fourreau pour medéfendre. Je suis innocent. Sait-on cela chez vous ?

– Le monde entier le sait,Sire !

Il tendit la main à Stumm et se détourna. Jele vis s’éloigner d’un pas de somnambule, entouré de sa suite. Jecompris que je contemplais une tragédie encore plus grande quetoutes celles que j’avais vues sur le front. Cet homme avaitdéchaîné l’enfer, et les furies de l’enfer s’étaient emparées delui. Ce n’était pas un homme ordinaire, car j’avais ressenti en saprésence un attrait qui n’était pas simplement dû à l’autoriténaturelle de quelqu’un habitué à commander. Cela ne m’eût produitaucune impression ; car je ne me suis jamais reconnu demaître. Mais c’était un être humain qui, contrairement à Stumm etaux hommes de sa sorte, savait se mettre à la place d’autreshommes. C’était là l’ironie de la chose. Stumm se souciait commed’une guigne de tous les massacres de l’histoire. Mais cet homme,ce chef d’une nation de Stumms, payait le prix de la guerre par lesdons qui lui avaient précisément réussi dans la paix. Il possédaitde l’imagination et des nerfs, et je n’aurais pas voulu être danssa peau, même si l’on m’eût offert le trône de l’Univers.

Tout l’après-midi, nous roulâmes vers le sud àtravers un pays boisé et accidenté. Stumm fut très agréable. Sansdoute son Maître Impérial s’était-il montré particulièrementaimable pour lui, et j’en profitais. Mais il tenait à s’assurer àtout prix que j’avais reçu une bonne impression.

– Comme je vous l’ai dit, leTout-Puissant est très miséricordieux.

J’acquiesçai.

– La miséricorde est la prérogative desrois, déclara-t-il sentencieusement. Mais nous autres, gens demoindre importance, nous pouvons fort bien nous passer de cetattribut.

Je hochai la tête en signe d’approbation.

– Moi, je ne suis pas indulgent,continua-t-il, comme s’il était utile de me l’apprendre. Siquelqu’un se dresse sur mon chemin, je l’écrase. C’est la manièreallemande. C’est ce qui nous a rendus puissants. Nous ne faisonspas la guerre en gants de peau et avec de belles phrases. Nous lafaisons avec de l’acier et des cerveaux bien trempés. Nous autres,Allemands, nous allons guérir le monde de sa chlorose. Les nationss’élèvent-elles contre nous ? Pouf ! Elles sont de chairmolle et la chair ne saurait résister au fer. La charrue brillantetrace son sillon à travers des hectares de boue.

Je me hâtai de lui dire que je partageais sesavis.

– Que diable me font vos opinions !Vous n’êtes qu’un rustre de l’arrière-veldt… Néanmoins, vouspossédez une certaine ardeur une fois que nous autres, Allemands,l’avons forgée.

Le crépuscule d’hiver tombait. Nous avionsquitté les collines et nous traversions maintenant un pays trèsplat. De temps à autre, on apercevait le cours d’une rivière, etdans une des gares où nous passâmes, j’aperçus une église curieusedont le clocher était surmonté d’un objet en forme d’oignon. C’eûtpresque pu être une mosquée, à en juger d’après certains dessinsque j’avais vus. Et je regrettai amèrement n’avoir pas accordé plusd’attention autrefois à la géographie.

Nous nous arrêtâmes bientôt et Stumm meprécéda. Le train avait dû stopper exprès pour lui, car c’était unpetit endroit désolé dont je ne pus déchiffrer le nom.

Le chef de gare faisait des courbettes, et uneautomobile munie de gros phares nous attendait. Un instant plustard, nous glissions à travers de grands bois couverts d’une couchede neige beaucoup plus épaisse que dans le nord. L’air était assezvif, et aux tournants, on dérapait facilement.

Nous n’allâmes pas très loin. Après avoirgravi une petite colline, l’auto s’arrêta à la porte d’un grandchâteau sombre, qui paraissait énorme dans la clarté hivernale.Aucune lumière n’éclairait la façade. Un vieillard nous ouvrit laporte avec mille difficultés et on le réprimanda pour sa lenteur.L’intérieur du château était très ancien et d’allure noble. Stummtourna la lumière électrique et je vis un grand hall rempli desombres portraits vernissés d’hommes et de femmes vêtus à la moded’autrefois. Les murs étaient ornés de trophées de chasse. Ladomesticité paraissait très réduite. Le vieux serviteur nousinforma que le dîner était servi. Nous entrâmes sans plus tarderdans la salle à manger, autre pièce très vaste dont les lambris dechêne étaient surmontés de murs de pierre brute. Nous trouvâmes desviandes froides placées sur une petite table près du feu. Leserviteur apporta bientôt une omelette au jambon et nous soupâmes.Je me souviens que l’eau fut notre seule boisson.

Je fus intrigué que Stumm pût soutenir soncorps puissant par un régime aussi sévère, car il appartenait autype d’homme qu’on s’attend à voir lamper des seaux de bière etfaire une seule bouchée de pâtés entiers.

À la fin du repas, il sonna le vieux serviteuret lui dit que nous passerions le reste de la soirée dans sonbureau.

– Fermez tout et allez vous coucher dèsque vous le voudrez, dit-il. Mais que le café soit prêt demainmatin à 7 heures précises.

Dès l’instant où j’étais entré dans cechâteau, j’avais éprouvé la sensation désagréable d’être enfermédans une prison. Je me trouvai seul avec un individu qui pouvait metordre le cou et qui le ferait sans hésiter s’il le voulait. Berlinet les autres endroits m’avaient fait l’impression d’être pourainsi dire en rase campagne. Il me semblait que je pouvais ycirculer librement et prendre la clef des champs si les chosestournaient mal. Mais ici, j’étais pris au piège et je devais à toutmoment me répéter que j’étais l’hôte de Stumm, son ami et soncollègue. En fait, je craignais Stumm. Je l’avoue. C’était un typeque je ne connaissais pas et qui ne me plaisait guère. J’eussepréféré qu’il s’enivrât un peu.

Nous montâmes au premier étage et parvînmes àune pièce à l’extrémité d’un long corridor. Stumm ferma la porte àclef derrière lui et posa la clef sur la table. Je fus toutdéconcerté par l’aspect de cette pièce, tant il était imprévu. Loinde présenter la sombre austérité des salles du bas, elle étaittoute pleine de couleurs, de luxe et de lumière. Elle était trèsgrande, mais peu élevée, et les murs étaient ornés de petitesniches contenant des statues. Un épais tapis de feutre grisrecouvrait le plancher ; les fauteuils étaient bas etmoelleux. Un feu flambait dans la cheminée et il y avait dans l’airun relent de parfum qui faisait songer à de l’encens ou à du boisde santal brûlé. Une pendule posée sur la cheminée marquait 8h10.Il y avait des bibelots à profusion, partout, sur les petitestables et dans des vitrines. À première vue, on eût dit que c’étaitle boudoir d’une femme. Mais jamais main de femme n’avait touchéles murs de cette chambre. C’était la pièce d’un homme ayant ungoût pervers pour les choses délicates et efféminées. C’était lecomplément de sa brutalité et de sa rudesse. Je commençais àdeviner la bizarrerie de mon hôte, bien connue dans l’arméeallemande. Cette pièce me fit l’effet d’un endroit horriblementmalsain, et je redoutai Stumm plus que jamais.

Stumm sembla humer le confort de la piècecomme un animal satisfait. Puis il s’assit devant une écritoire,ouvrit un tiroir et en retira quelques papiers.

– Ami Brandt, me dit-il, nous allonsdécider votre affaire. Vous allez vous rendre en Égypte, et vous yrecevrez des ordres de la personne dont le nom et l’adresse sontdans cette enveloppe. Cette carte, continua-t-il, en me tendant uncarton gris portant dans un coin un grand cachet et quelques motschiffrés, cette carte sera votre passeport. Vous la montrerez àl’homme que vous cherchez. Gardez-la jalousement et ne vous enservez jamais, à moins qu’on ne vous l’ordonne ou qu’elle demeurevotre dernière ressource. C’est votre insigne d’agent accréditéauprès de la Couronne d’Allemagne.

Je pris le carton et l’enveloppe, et lesserrai avec soin dans mon portefeuille.

– Où dois-je aller en quittantl’Égypte ? demandai-je.

– Cela reste à voir. Sans douteremonterez-vous le Nil Bleu. Riza, l’homme que vous rencontrerez,vous donnera vos directives. L’Égypte est un nid où nos espionstravaillent tranquillement à la barbe du service anglais.

– Je veux bien, dis-je. Mais comment merendrai-je en Égypte ?

– Vous voyagerez via la Hollande etLondres. Voici votre route. (Il déplia un papier qu’il tira de sapoche.) Vos passeports sont prêts. On vous les délivrera à lafrontière.

C’était un beau gâchis ! On m’embarquaitpour Le Caire par mer. Le voyage me prendrait des semaines, et Dieusait quand je réussirais à me rendre de l’Égypte àConstantinople ! Je voyais tous mes plans s’écrouler au momentprécis où ils semblaient si bien se dessiner.

Stumm interpréta l’expression qu’il surpritsur mon visage pour de la peur.

– Vous n’avez rien à craindre, dit-il,nous avons fait savoir à la police anglaise d’avoir à tenir à l’œilun suspect Sud-Africain appelé Brandt, un des rebelles de Maritz.Il ne nous est pas difficile de faire parvenir des avis de ce genreà qui de droit. Mais la description ne s’appliquera pas à vous.Vous serez Van der Linden, un honnête marchand de Java qui retourneretrouver ses plantations après un séjour dans son pays natal. Ilvaut mieux apprendre votre dossier par cœur ; mais je vousaffirme qu’on ne vous demandera rien. Nous savons arranger ceschoses-là assez bien en Allemagne.

Je regardai fixement le feu tout enréfléchissant profondément. Je savais que les Boches ne meperdraient pas de vue avant que je fusse en Hollande. Une fois là,il me serait impossible de revenir. Dès que j’aurai quitté cettemaison, je ne pourrais plus leur faire faux bond. Pourtant, j’étaisbien sur le chemin de l’Orient, car le Danube ne pouvait être àplus de 80 kilomètres d’ici. Et c’était la route de Constantinople.Je me trouvais dans une situation vraiment désespérée. Sij’essayais de m’échapper, Stumm me retiendrait et il y avait deschances pour que j’allasse rejoindre Peter dans quelque immondeprison.

Je passai là quelques-uns des moments les pluspénibles de ma vie. J’étais absolument pris, comme un rat dans unetrappe. Il me semblait que je n’avais rien de mieux à faire que deretourner à Londres et de dire à sir Walter que la partie étaitperdue. Mais cela m’était aussi amer que de mourir. Stumm meregarda et se mit à rire.

– Ah ! votre courage flanche, monpetit Bœr ; vous redoutez les Anglais ? Mais je vais vousdire une chose qui vous réjouira : vous n’avez à craindrepersonne au monde… sauf moi. Échouez ! Alors vous aurez raisonde frissonner. Trahissez-moi ! Et il eût mieux valu pour vousne jamais naître.

Son vilain visage railleur était penchéau-dessus du mien ; tout à coup, il étendit les mains et mesaisit l’épaule comme il avait fait lors de notre premièreentrevue.

J’oublie si j’ai dit que parmi les blessuresque je reçus à Loos, j’en portais une occasionnée par un shrapnellau bas du cou. La blessure s’était assez bien cicatrisée, mais elleétait très douloureuse par le froid. Les doigts de Stumm secrispèrent dessus et la douleur fut intolérable.

La ligne de démarcation séparant le désespoirde la rage folle est fort étroite. J’avais presque renoncé à lapartie lorsque la douleur dans mon épaule réveilla ma résolution.Stumm vit sans doute la rage qui brilla dans mes yeux, car sonregard se fit tout à coup très cruel.

– Ah ! la fouine cherche àmordre ! s’écria-t-il. Malheureusement, la pauvre fouine atrouvé son maître. À bas, vermine ! Souriez ! Ayez l’airaimable ! Autrement, je vous réduirai en pulpe ! Comment,vous osez me faire la grimace ?

Je grinçai des dents, mais ne soufflai mot. Jesuffoquais et je n’aurais pu prononcer une syllabe, même si jel’eusse voulu.

Tout à coup, il me lâcha avec un rictusdémoniaque.

Alors, je m’éloignai d’un pas et lui allongeaisubitement un formidable coup de poing entre les yeux.

Un instant, il ne se rendit pas compte de cequi était arrivé. Sans doute personne n’avait osé lever la main surlui depuis son enfance. Il cligna doucement des yeux, puis sonvisage s’empourpra brusquement.

– Par le Dieu tout-puissant, déclara-t-iltranquillement, je m’en vais vous tuer.

Et il s’écroula sur moi comme unemontagne.

Je m’attendais à cette attaque et je la parai.J’étais absolument calme, tout en ayant peu d’espoir. Cet hommeavait les bras longs comme un gorille et pesait bien une douzainede kilos de plus que moi. Il était dur comme du granit, tandis quej’étais à peine convalescent. Je manquais aussi tout à faitd’entraînement. Il me tuerait certainement s’il le pouvait et je nevoyais rien qui pût l’en empêcher. Il me fallait à tout prix éviterd’en venir aux prises avec lui, car il écraserait mes côtes en deuxsecondes. Il me semblait que j’étais plus vif et plus léger quelui, et puis je visai juste. Black Monty de Kimberley m’avaitappris à me battre, mais il n’y a pas d’art qui puisse empêcher ungrand homme d’acculer un adversaire plus petit lorsqu’ils luttentdans un espace restreint. C’était le danger qui me menaçait.

Nous bondîmes silencieusement l’un devantl’autre sur le tapis épais. Il ne savait pas comment se défendre etje lui allongeai quelques bons coups. Puis je remarquai une choseétrange. Chaque fois que je le touchais, il clignotait ets’arrêtait quelques instants. Je devinai pourquoi. Il avaittraversé la vie en suivant toujours le haut du trottoir et personnene lui avait jamais tenu tête. Il était loin d’être poltron, maisc’était un bravache qui n’avait jamais été frappé. Maintenant qu’ilrecevait des coups sérieux, il était ahuri et en devenait fou derage.

Je gardai un œil sur la pendule. J’avais uncertain espoir et je guettais une chance favorable. Je couraiscependant le risque de me lasser plus vite que lui et de tomber àsa merci.

Ce fut alors que j’appris une vérité que jen’ai jamais oubliée. Si vous vous battez avec un homme résolu àvous tuer, il a bien des chances de réussir à moins que vous soyezégalement décidé à le tuer. Tout à coup, alors que je surveillaisses yeux, il me lança un violent coup de pied vers le bas-ventre.S’il m’avait atteint, mon histoire s’arrêterait là ; mais,grâce à Dieu ! je sautai de côté et sa lourde botte ne fitqu’effleurer ma cuisse gauche, précisément à l’endroit où tout leshrapnell avait pénétré. La douleur me serra le cœur et jetrébuchai. Puis je me remis sur pied, éprouvant un sentimentnouveau. Il fallait que je tombe Stumm à tout prix.

La rage froide que j’éprouvais me donna unepuissance nouvelle. Il me semblait que je ne me fatiguerais jamais,et je continuai à danser devant lui, parant les coups, luilabourant le visage où le sang se mit à couler. Sa poitrinerembourrée m’offrait une trop mauvaise cible.

Il se mit à respirer difficilement.

– Sacré goujat ! lui dis-je dansl’anglais le plus pur, je m’en vais vous flanquer une pile.

Mais il ne comprit pas.

Enfin, il me fournit la chance que jeguettais. Il trébucha contre un petit guéridon et son visage futprojeté en avant. Je l’attrapai sur le menton et mis toute ma forcedans le coup que je lui portai. Il s’écroula à terre, renversantune lampe et brisant un grand vase de Chine. Je me souviens que satête était engagée sous l’écritoire d’où il avait tiré monpasseport.

Je ramassai la clef et j’ouvris la porte. Puisje remis un peu d’ordre dans ma tenue et aplatis mes cheveux devantun des grands miroirs dorés. Ma colère s’était tout à fait dissipéeet je n’éprouvais plus de ressentiment particulier contre Stumm.C’était un homme doué de qualités remarquables qui lui eussent valules plus hautes distinctions à l’âge de pierre.

Je sortis et refermai la porte à clef derrièremoi. Puis je commençai la deuxième étape de mon voyage.

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