Le Prophète au manteau vert

Chapitre 22Les canons du nord

 

Les obus cessèrent de tomber.

La nuit s’assombrit et révéla un champd’étoiles scintillantes, car l’atmosphère plus vive faisait prévoirqu’il allait geler. Nous attendîmes une heure, accroupis derrièreles parapets les plus éloignés, mais nous n’entendîmes plus lesifflement familier et lugubre.

Alors, Sandy se leva et s’étira.

– J’ai faim, déclara-t-il. Hussin,donne-nous à manger. Nous n’avons rien pris depuis l’aube. Je medemande ce que cette accalmie signifie.

Je crus pouvoir l’expliquer.

– C’est la manière de Stumm, dis-je. Ilnous tiendra pendant des heures sur le qui-vive, exultant à l’idéedes tortures qu’il nous suppose endurer. Il a juste assezd’imagination pour cela… Oh ! s’il avait un nombre suffisantd’hommes, il nous livrerait un assaut. Mais à défaut, il comptenous faire sauter, lentement, par petits morceaux, en sepourléchant les babines.

Sandy bâilla.

– Eh bien, mon vieux, il faut lui causerune déception, nous n’allons pas nous en faire. Nous sommes toustrois au-dessus de ce genre de frousse.

– En attendant, dis-je, tirons lemeilleur parti possible de la situation. Il nous a repérés trèsexactement. Il nous faut trouver un abri quelconque juste au-dessusdu castrol, où nous pourrons au moins abriter nos têtes.Nous sommes certains d’être amochés quoi qu’il arrive, mais nouslutterons jusqu’au bout. Et qui sait ? Lorsqu’ils sedécideront à livrer assaut, croyant nous avoir tous tués, un denous sera peut-être encore debout pour trouer la peau de Stumm.Qu’en dites-vous ?

Ils partagèrent mon avis. Après notre repas,Sandy et moi sortîmes du castrol en rampant, afind’explorer les alentours, laissant les autres monter la garde aucas où il y aurait une attaque. Nous découvrîmes une excavationdans le glacis, un peu au sud du castrol, et en ytravaillant silencieusement, nous parvînmes à l’élargir et àcreuser dans le flanc de la colline une espèce de cave peuprofonde, qui ne serait d’aucune utilité au cas d’un coup direct,mais servirait du moins de pare-éclats.

Nos ennemis veillaient. Les tirailleurs àl’est lancèrent des fusées éclairantes par intervalles et Stumm enlança une également. Un peu avant minuit, l’enfer se déchaînaautour du fort Palantuken. Notre vallée ne fut plus bombardée parles Russes, mais par contre, la route vers l’est était sous le feu.Tout à coup, une explosion éclata au fort même, une grande lueurrouge fusa dans le ciel. Un dépôt de munitions venait sans doute desauter. Ce bombardement intense dura deux heures. Ensuite, il secalma. Mais je me tournais continuellement vers le nord, car de cecôté, le bruit semblait avoir changé de nature : les coups decanons étaient plus distincts, comme si les obus tombaient dans unevallée étroite dont les murs de roc dédoublaient l’écho.

Les Russes avaient-ils réussi, par un heureuxhasard, à contourner le flanc des montagnes ?

Je dis à Sandy d’écouter à son tour, mais ilsecoua la tête.

– Ces canons sont au moins à unevingtaine de kilomètres d’ici, dit-il. Ils ne sont pas plusrapprochés qu’il y a trois jours. Mais au sud, les Russespourraient avoir une chance… Comment expliqueront-ils la présencede nos restes lorsqu’ils briseront les lignes et se déverserontdans la vallée ? Mon vieux, nous ne sommes plus troisaventuriers inconnus dans un pays ennemi. Nous sommes l’avant-gardedes Alliés. Nos amis ne soupçonnent pas notre existence, et nousallons être coupés, ce qui est déjà arrivé plus d’une fois à desavant-gardes. Mais nous nous trouverons au moins dans notre lignede bataille. Cette pensée ne vous réjouit-elle pas, mon vieuxDick ?

Elle me réjouissait profondément, car jecomprenais maintenant quel était le poids qui avait pesé sur moncœur depuis le jour où j’avais accepté la mission de sir Walter.C’était la solitude. Je me battais loin de tous mes amis, loin dufront véritable de la guerre. Je jouais un aparté qui, malgré sonindéniable importance, était dépourvu de l’exaltation de l’effortprincipal. Mais maintenant, nous nous retrouvions sur un terrainfamilier. Nous ressemblions à ces Écossais dont la retraite futcoupée à Cité Saint-Auguste le premier jour de la bataille de Loos,ou aux Gardes Écossaises à Festubert. Seulement, nos amis n’ensauraient rien et n’entendraient jamais parler de notre sort. SiPeter réussissait, il leur raconterait peut-être notre odyssée.Mais il était plus que probable qu’il était déjà étendu mort entreles lignes russes et turques. Tout le monde nous ignorerait, seuldemeurerait notre travail. Sir Walter le saurait, et il apprendraità nos parents et à nos amis que nous étions morts au service de lapatrie.

Nous avions réintégré le castrol etnous étions de nouveau assis sous les parapets. Sandy devaitpartager mes pensées, car tout à coup, il se mit à rire.

– Quelle fin étrange, Dick ! Nousnous évanouissons dans l’infini. En admettant que les Russesréussissent à passer, ils ne reconnaîtront jamais ce qui restera denous parmi tous les débris de la bataille. La neige nous recouvriravite, et au printemps, on ne trouvera que quelques ossementsblanchis. Par mon âme, c’est bien la mort que j’ai toujourssouhaitée !

– Mais notre œuvre vit, m’écriai-je avecun grand sanglot de joie. C’est l’œuvre qui importe, et non leshommes qui l’accomplissent. Et notre œuvre est terminée. Nous avonsgagné la partie, mon vieux. On ne peut le nier. Nous sommes, quoiqu’il arrive, bons gagnants, et pourvu que Peter ait eu la veine depasser, nous raflons la cagnotte… Après tout, nous n’avons jamaispensé nous tirer sains et saufs de cette aventure.

Blenkiron, la jambe étendue droite et raide,chantonnait à voix basse, selon son habitude lorsqu’il était debonne humeur.

– Ça va ? lui dis-je.

– Très bien, major. Je suis l’homme leplus veinard de la terre. J’ai toujours désiré me trouver dans unegrande bataille. Seulement, je ne voyais pas très bien commentcette occasion se présenterait à un citoyen rangé comme moi, vivantdans une maison à chauffage central et se rendantconsciencieusement à son bureau chaque matin. J’enviais souvent monvieux père qui s’était battu à Chattanooga, et qui n’oubliaitjamais de vous le dire. Mais Chattanooga ne venait sûrement pas àla cheville de cette histoire-ci ! Et lorsque je rencontreraimon vieux père au ciel, il faudra bien qu’il m’écoute à sontour !

 

Blenkiron venait de parler lorsque Stumm nousrappela sa présence. Le tir était bien réglé, car une marmite tombasur le rebord du castrol, tuant le Compagnon qui y étaitde garde, et en blessant grièvement un autre ; un éclat melaboura la cuisse. Nous nous réfugiâmes dans la grotte, mais unevolée de balles nous rappela presque aussitôt aux parapets, dans lacrainte d’une attaque. Il ne s’en produisit pas. Aucune autremarmite ne tomba et la nuit redevint silencieuse.

Je demandai à Blenkiron s’il avait de prochesparents.

– Non, seulement un neveu, le fils de masœur, un étudiant qui n’a que faire de son oncle. C’est heureux quenous n’ayons pas de femmes, nous trois. Je n’éprouve pas deregrets, car j’ai joliment joui de la vie. Ce matin, je songeaisque c’était vraiment regrettable de m’en aller précisément aumoment où j’avais amené mon duodénum à entendre raison. Mais c’estsans doute une grâce de plus. Le bon Dieu m’a délivré de mon mald’estomac afin que je puisse me présenter devant lui l’esprit libreet le cœur reconnaissant.

– Nous sommes des veinards ! déclaraSandy. Car nous nous en sommes donné à cœur joie, convenez-en.Quand je pense aux bons moments que j’ai passés, j’ai envie dechanter un cantique de louanges ! Nous avons vécu assezlongtemps pour apprendre à nous connaître et pour nous former assezbien. Mais songez à tous ces garçons qui ont donné librement leursexistences avant de connaître le sens de la vie. Ils n’étaientqu’au commencement du chemin à parcourir et ils ignoraient lespassages ardus qui s’étendaient devant eux. Tout était clair etensoleillé, et pourtant, ils y ont renoncé sans un instantd’hésitation. Et songez aussi aux hommes dont les femmes et lesenfants étaient la raison d’être ! Mais ce serait de lalâcheté si des types comme nous reculaient ! Nous, nousn’avons pas de mérite à tenir bon, mais ces autres sont allésrésolument en avant. C’étaient des héros !…

Après cette tirade, nous demeurâmessilencieux. Dans un pareil moment, les pensées semblent avoir unepuissance multipliée, et la mémoire se fait très nette et claire.J’ignore à quoi les autres songeaient, mais je sais les pensées quiremplissaient mon esprit.

Je m’imagine que ce ne sont pas ceux quitirent le plus de l’existence et qui sont toujours gais et animésqui redoutent le plus la mort. Ce sont plutôt les âmes faibles,ternes, qui s’agrippent le plus farouchement à la vie. Elles neconnaissent pas cette joie de vivre qui est une espèced’immortalité… Je songeais surtout à toutes les choses agréablesque j’avais vues et faites ; j’y songeais sans regret etplutôt avec reconnaissance. Les panoramas des midis bleus en pleinveldt se déroulèrent devant moi, ainsi que les nuits de chasse dansla brousse, le souvenir du sommeil, l’âpre stimulant de l’aube, lajoie de la libre aventure, les voix des vieux amis éprouvés.Jusqu’ici, la guerre avait semblé rompre avec tout ce qui laprécédait, mais à présent, la guerre faisait partie du tableau. Jesongeai à mon bataillon, aux braves garçons qui le composaient etdont un grand nombre était tombé sur les parapets de Loos.Moi-même, je n’avais jamais cru en réchapper.

Mais j’avais été épargné et j’avais eu lachance de m’attaquer à une plus grande entreprise que j’avais menéeà bien. C’était là le fait capital, et j’éprouvai un orgueiltriomphant et une humble reconnaissance envers Dieu. La mort étaitun faible prix à payer. Et comme dirait Blenkiron, j’avais reçu bonpoids pour mon argent…

La nuit devenait glaciale, comme il arrivesouvent avant l’aube. Il gelait de nouveau et le froid très piquantaviva notre appétit. Je sortis les restes des provisions, le vin,et nous fîmes notre dernier repas.

– Nous venons de faire notre repaspascal, dit Sandy. Quand prévoyez-vous la fin ?

– Un peu après l’aube, dis-je. Stummattend le jour pour tirer toute la saveur de sa revanche.

 

Le ciel se mua subitement de l’ébène au gris,contre lequel les contours noirs des collines se détachèrent. Levent souffla dans la vallée, nous apportant une odeur de brûlé etaussi quelque chose de la fraîcheur de l’aube, qui éveille chez moid’étranges pensées. Et pour la première fois pendant cette longueveille, je fus déchiré par un regret soudain.

– Il faut nous réfugier dans la grotteavant qu’il ne fasse grand jour, dis-je. Nous allons tirer au sortpour savoir qui de nous doit y aller.

Le sort désigna un des Compagnons etBlenkiron.

– Ne comptez pas sur moi, dit-il, si vousvoulez trouver un homme qui soit encore vivant lorsque nos amisviendront s’assurer du butin ! Je préfère rester ici, si vousn’y voyez pas d’inconvénient. J’ai fait la paix avec mon Créateuret j’aimerais attendre tranquillement qu’il m’appelle. Je vaisfaire une réussite pour passer le temps.

Comme il ne voulait entendre aucun refus, noustirâmes de nouveau au sort et, cette fois, Sandy fut désigné.

– Je promets que je ne manquerai pas moncoup si je suis le dernier à mourir ! Stumm me suivra sanstarder.

Il nous tendit la main, avec un sourirejoyeux. Puis, suivi du Compagnon, il se glissa par-dessus leparapet dans les dernières ombres qui précédèrent l’aube.

 

Blenkiron étala ses cartes sur un rocher plat.Il était parfaitement calme et chantonnait son éternel refrain.Quant à moi, je buvais ma dernière gorgée d’air des montagnes. Moncontentement s’évanouissait et tout à coup, j’éprouvai l’amerregret de mourir.

Blenkiron dut aussi éprouver quelque chosed’analogue. Il leva tout à coup la tête et demanda :

– Sœur Anne, sœur Anne, ne vois-tu rienvenir ?

Je me tenais tout près du parapet, surveillantchaque détail du paysage que l’aube révélatrice me dévoilait peu àpeu. Des monceaux de neige débordaient des falaises sur le haut desPalantuken, et je me demandais s’ils tomberaient en avalanche. Surle flanc d’un des coteaux, il y avait une espèce de métairie, et lafumée s’élevait en spirale d’une hutte. Les artilleurs de Stummétaient éveillés et tenaient comme un conseil. Un convois’avançait, dans le lointain, sur la grand-route, et j’entendis legrincement des roues à plus de 3 kilomètres de distance, car l’airétait absolument immobile.

Puis tout à coup, le monde se précipita dansune activité hideuse, comme si un ressort se fût brusquementdéclenché. Les canons grondèrent soudain tout autour de l’horizon.Ils s’acharnaient surtout au sud, où ils envoyèrent une rafalecomme je n’en ai jamais entendue. Et jetant vivement un coup d’œilen arrière, je vis le défilé des collines tout noyé de fumée et depoussière.

Mes regards étaient fixés sur le nord. Delongues flammes s’élevaient dans différents quartiers d’Erzurum, etle bruit sec des pièces de campagne résonnait dans la valléeau-delà de l’Euphrate. Fou d’impatience, les yeux fixes, l’oreilletendue, j’essayai de déchiffrer l’énigme.

– Sandy, hurlai-je, Peter a réussi !Les Russes ont contourné la colline ! La ville est en flammes.Dieu soit loué ! Nous avons gagné ! Nous avonsgagné !

Au moment où je parlais, la terre parut sefendre à mes côtés et je fus projeté en avant sur le gravierrecouvrant la tombe de Hilda von Einem.

Lorsque je me relevai et me trouvai indemne, àmon grand étonnement, je vis Blenkiron qui se frottait les yeux etalignait une carte. Et maintenant, il chantait à tue-tête.

– Dites donc, major, s’écria-t-il, jecrois bien que mon jeu se fait !

J’étais presque fou. Je délirais à la penséeque mon vieux Peter avait réussi, au-delà de nos plus follesespérances, et que si nous mourrions, ceux qui arrivaientexigeraient la plus complète vengeance.

Bondissant sur le parapet, j’agitai la mainvers Stumm, en hurlant mon défi. Des coups de feu partirentderrière moi et je retombai dans le castrol juste à tempspour recevoir la deuxième marmite, qui tomba sur le glacis, car ilsavaient visé trop court.

Mais la suivante éclata sur le parapet le plusproche, creusant un grand trou dans le kranz rocheux.Cette fois, mon bras pendit inerte, brisé par un fragment depierre. Pourtant, je ne ressentis nulle douleur. Blenkiron semblaitêtre préservé par un charme, car il était indemne bien que couvertde terre. Il souffla délicatement la poussière recouvrant sescartes et continua à jouer.

– Sœur Anne, demanda-t-il, ne vois-turien venir ?

À ce moment, un obus tomba à l’intérieur ducastrol sur la terre molle. J’étais décidé, au risque derecevoir une balle, à sortir à découvert, car si Stumm continuait ànous bombarder ainsi, nous nous vouions à une mort certaine enrestant dans le castrol. Je saisis Blenkiron par la tailleet, éparpillant ses cartes, je bondis avec lui sur le parapet.

– Ne vous excusez pas, sœur Anne, dit-il.Le jeu était pour ainsi dire réussi. Mais lâchez-moi, pour l’amourde Dieu, car si vous continuez à m’agiter ainsi, comme l’étendardde la liberté, je m’en vais être amoché pour de bon.

Je n’avais qu’une seule pensée : nousmettre à couvert quelques instants, car je devinais que la fin denotre veille approchait. Les défenses d’Erzurum croulaient commedes châteaux de cartes, mais j’étais comme sourd au bruit, ce quiprouve la tension de mes nerfs. Stumm nous avait vus traverser leparapet et il se mit à arroser tous les alentours ducastrol. Blenkiron et moi demeurâmes accroupis comme uneéquipe de travailleurs surpris entre les lignes par desmitrailleuses. Sandy avait au moins un abri, mais nous noustrouvions sur le versant extrême de la montagne, et tout tirailleurposté de ce côté nous tenait à sa merci. Cependant, aucun coup nepartit, et je vis que le flanc est de la colline qui, quelque tempsauparavant, avait été tenu par nos ennemis était maintenantabandonné.

Alors, j’aperçus sur la grand-route unspectacle qui me fit hurler comme un possédé. Une cohue d’hommes etde caissons d’artillerie dévalait par le vallon, une foule affoléese bousculait et débordait au-delà de la route jusqu’aux pentesrapides, laissant derrière elle de nombreuses taches sur laneige.

Les portes du sud avaient enfin cédé, et lesRusses les franchissaient.

À cette vue, j’oubliai complètement notredanger. Je me souciais comme d’une guigne des marmites de Stumm. Jene croyais pas qu’il pourrait m’atteindre. La fatalité, qui nousavait épargnés pour nous donner l’avant-goût de la victoire, nousserait clémente jusqu’au bout.

Je me souviens que je fis filer Blenkiron lelong de la pente à la recherche de Sandy. Mais il savait déjà lanouvelle, car le même flot humain déferla dans notre vallon. Etderrière lui, dans le défilé même, j’aperçus les cavaliers de lapoursuite.

Nicolas avait lancé sa cavalerie dans lamêlée !

Sandy était debout, les lèvres serrées, leregard perdu. Son visage était noir de hâle, autrement, on eût puvoir qu’il était pâle comme un linge. Car, lorsqu’un homme de satrempe se décide à mourir et se voit tout à coup rendu à la vie, ilen éprouve une violente commotion. Je crus qu’il ne se rendait pascompte de ce qui se passait, et je lui donnai une fortebourrade.

– Voyez-vous lui criai-je, lesCosaques ! Les Cosaques ! Dieu ! comme ils dévalentcette pente. Ça y est ! Ils les ont rejoints. Par Dieu !Nous allons chevaucher à leurs côtés. Prenons les chevaux despièces.

Un petit tertre empêchait Stumm et ses hommesde voir ce qui se passait dans le haut de la vallée ; ils nes’en rendirent compte que lorsque la première vague de la débâcleles eut rejoints. Ils avaient continué à bombarder lecastrol et les environs pendant que le monde s’écroulaitsur leurs têtes. L’attelage de la pièce était posté dans le creuxau-delà de la route, et nous nous traînâmes au bas de la colline,parmi les rochers. Blenkiron boitait comme un canard, et mon brasgauche pendait inerte.

Les pauvres bêtes tiraient sur leurs longes ethumaient le vent du matin qui leur apportait les lourdes fumées dugrand bombardement, les cris confus et indescriptibles d’une arméeen déroute. La cohorte affolée nous devança avant que nous eussionspu atteindre les chevaux. Des hommes haletant dans leur fuite, dontbeaucoup étaient tout sanglants et chancelaient, épuisés, prêts àmourir, se ruèrent sur ces bêtes.

Je vis une douzaine de mains s’abattre sur leschevaux, et il y eut une lutte sauvage pour s’en emparer. Maiscomme nous faisions halte, nos regards fixèrent la batterie sur laroute qui nous surplombait, et où déferlait l’avant-garde de laretraite.

C’était la première débâcle que je voyais. Jen’avais jamais vu le moment où des hommes arrivent au bout de leurrésistance et où seules leurs ombres brisées trébuchent vers lerefuge qu’elles ne trouvent jamais. Et Stumm non plus, pauvrediable ! Je n’éprouvais plus de ressentiment contre lui, bienque j’avoue avoir espéré, tout en descendant la colline, que nousnous trouverions face à face. C’était une brute et un bravache.Mais par Dieu, c’était un homme ! J’entendis son grandrugissement lorsqu’il aperçut la débâcle, et l’instant d’après, jevis sa silhouette monstrueuse s’acharnant au canon. Il le fit virervers le sud et le braqua sur les fugitifs.

Mais le coup ne partit jamais. La foulel’entourait déjà et le canon fut renversé. Stumm se dressa,dominant tous les autres de plus d’un pied ; avec sonrevolver, il essaya d’enrayer la débandade. Mais il y a unepuissance dans le nombre, même lorsque chaque unité est brisée etfuyante.

Stumm représenta tout à coup l’ennemi aux yeuxde cette foule farouche, qui disposait d’assez de force pourl’écraser. La vague l’entoura et puis se rua sur lui. Je vis lescrosses des fusils s’abattre sur son crâne et ses épaules ; etl’instant d’après, le torrent humain franchissait son cadavre…

Tel fut le jugement que Dieu prononça sur unhomme qui s’était placé au-dessus de ses semblables.

Sandy me saisit l’épaule et me cria àl’oreille :

– Dick ! Ils viennent ! Voyezles diables gris ! Dieu soit loué ! Ce sont nos amis…

L’instant d’après, nous dégringolions lapente. Blenkiron sautillait sur une jambe entre nous. J’entendisvaguement Sandy crier : « Oh ! Bravo, lesnôtres ! » et Blenkiron entonner de nouveau sa chanson.Mais je n’avais ni voix, ni désir de crier. Je sais que les larmesme montèrent aux yeux, et que si j’avais été seul, je me serais misà pleurer de joie et de reconnaissance, car un nuage de cavaleriegrise se précipitait ventre à terre dans la vallée. Des cavaliersmontés sur de petits chevaux robustes passèrent comme unarc-en-ciel en fuite, l’acier de leurs lances scintillait dans lesoleil d’hiver. Ils chevauchaient vers Erzurum.

Rappelez-vous que, depuis trois mois, nousvivions avec l’ennemi sans jamais voir le visage d’un de nos frèresd’armes. Nous avions été privés de la confraternité d’une grandecause comme un fort assiégé. Et maintenant que nous étionsdélivrés, nous étions aussi sensibles à la chaude joie de lacamaraderie qu’à l’exaltation de la victoire.

Nous jetâmes toute précaution au vent etdevînmes fous de joie.

Sandy, toujours vêtu de son turban et de sonmanteau vert, criait la bienvenue aux Cosaques dans toutes leslangues de la terre. Le chef l’aperçut, et d’un mot arrêta seshommes. Ce fut une chose étonnante que de les voir immobiliserleurs chevaux dans une course aussi éperdue. Une douzaine detroupiers se dégagèrent de l’escadron et s’avancèrent vers nous. Unhomme, vêtu d’un pardessus gris et d’un bonnet de peau de mouton,sauta à terre et nous saisit les mains.

– Vous êtes sauvés, mes vieux amis !nous dit la voix de Peter. Je m’en vais vous ramener à l’armée etvous faire déjeuner.

– Ah ! çà, jamais de la vie !cria Sandy. Nous avons eu tout le mal de la tâche et maintenant,nous voulons en avoir le plaisir. Tenez, prenez soin de Blenkironet de mes hommes. Quant à moi, je vais chevaucher vers la ville auxcôtés de vos cavaliers.

Peter dit un mot et deux des Cosaques mirentpied à terre. L’instant d’après, je me trouvais mêlé au nuage demanteaux gris, descendant au galop la route que nous avions eu tantde peine à gravir le matin même.

Ce fut la plus belle heure de ma vie. Avec monbras gauche cassé, je n’avais aucune prise sur ma monture, à qui jeme confiai, la laissant aller à sa guise. Tout noirci de poussièreet de fumée, sans chapeau et sans uniforme d’aucune sorte, jeprésentais un aspect plus fantastique qu’aucun Cosaque. Je fusbientôt séparé de Sandy, qui disposait de ses deux mains et d’unmeilleur cheval, et qui semblait bien résolu à parvenir àl’avant-garde. C’eût été me suicider que d’essayer de le suivre.J’avais déjà du mal à me tenir parmi ceux qui m’entouraient. Mais,grand Dieu, quelle heure que celle-là ! On tira sur notreflanc gauche, mais cela ne nous arrêta pas, quoique l’attelage d’unhowitzer autrichien, se débattant follement devant unpont, nous donnât quelque embarras. Tout passait devant moi commede la fumée, ou plutôt comme la finale effrénée d’un rêve, aumoment précis où on s’éveille. Je ne sentais les mouvements de mamonture et la camaraderie des hommes que très vaguement, car dansmon cœur j’étais seul, luttant avec la réalisation d’un mondenouveau. Je sentis les ombres se dissiper dans le vallon dePalantuken, et je fus frappé du grand éclat de la lumière lorsquenous pénétrâmes dans la vallée. En face de nous s’élevait une fuméeépaisse, toute striée de flammes rouges, derrière laquelle ondevinait l’obscurité des montagnes plus élevées.

Mais pendant tout ce temps, je rêvais, et jechantais des refrains. Car j’étais si heureux, si follementheureux, que je n’osais pas penser. Je murmurai une espèce deprière faite de mots bibliques que j’adressai à Celui qui m’avaittémoigné sa bonté dans le monde des vivants.

Pourtant, je repris pleinement consciencelorsque, quittant les collines, nous approchâmes de la longuedescente menant à la ville. Je humai la forte odeur des peaux demoutons et surtout l’odeur des incendies. À mes pieds, Erzurumbrûlait en plusieurs endroits, et vers l’est, des cavaliersl’encerclaient au-delà des forts muets. Je criai à mes camaradesque nous serions les premiers à pénétrer dans la ville. Ilsacquiescèrent, heureux, d’un signe de tête, et proférèrent leursétranges cris de guerre. En parvenant au sommet de la dernièrecrête, j’aperçus l’avant-garde de notre charge, une masse sombrecontre la neige ; tandis que des deux côtés les ennemis endéroute jetaient leurs armes et se répandaient à traverschamps.

Tout en avant, approchant des remparts de laville, un homme chevauchait seul. Il était comme l’extrémité acéréede la lance qui va bientôt percer sa proie. Et dans l’atmosphèreclaire du matin, je vis que cet homme ne portait pas l’uniforme desCosaques. Il était coiffé d’un turban vert et chevauchait comme unpossédé. Je distinguai un chatoiement émeraude contre la neige. Etil me sembla qu’à mesure qu’il avançait, les Turcs en déroutes’arrêtaient et s’effondraient sur la route, suivant du regard lasilhouette insouciante.

Alors, je compris que le Prophète avait ditvrai : la révélation tant attendue s’accomplissait enfin.

Manteau-Vert se manifestait au peuple quil’espérait.

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