Le Prophète au manteau vert

Chapitre 3Peter Pienaar

 

Nos départs eurent lieu sans bruit, sauf celuide l’Américain. Sandy passa une quinzaine fort occupé à sa façonobscure, tantôt au British Museum, tantôt parcourant le pays pourrevoir de vieux compagnons d’exploration, tantôt au War Office.Mais on le trouvait le plus souvent chez moi méditant profondément,enfoui dans un fauteuil. Il partit enfin pour Le Caire le1er décembre comme messager du Roi. Je savais qu’unefois là, le messager du Roi disparaîtrait et serait remplacé parquelque étrange chenapan oriental. C’eût été de l’impertinence dema part de m’informer de ses projets, car Sandy était un véritableprofessionnel, alors que je n’étais qu’un amateur.

Avec Blenkiron, ce fut tout différent. SirWalter m’avertit qu’il y aurait du grabuge, et je me doutais, rienqu’à son regard, de ce qui allait se passer.

L’Américain se hâta d’écrire aux journaux unelettre ouverte, signée de son nom. Il venait d’y avoir à la Chambredes Communes un débat sur la politique étrangère. Le speech d’unidiot quelconque lui fournit le thème qu’il cherchait. Blenkirondéclara qu’au début de la guerre, il avait été de cœur et d’âmeavec les Anglais, mais qu’il se voyait maintenant obligé, quoique àregret, de changer d’avis. Il affirma hautement que notre blocusconstituait un défi aux lois de Dieu et de l’humanité, et que laGrande-Bretagne était, au moment actuel, l’incarnation même duprussianisme.

Cette lettre provoqua un gros esclandre, et lejournal qui l’imprima eut maille à partir avec la censure.

Mais ce n’était là que le début de la campagnede Mr Blenkiron. Il s’acoquina avec quelques individus qui sedisaient appartenir à la Ligue des Démocrates contre l’Agression,et qui estimaient que l’on ne pourrait rien reprocher à l’Allemagnesi nous voulions bien nous abstenir de la froisser ! Unmeeting organisé sous leurs auspices, où il fit un discours, futdispersé par la foule indignée. Mais John S. avait eu le tempsd’exprimer nombre de sentiments extraordinaires. Je n’y étais pas,mais un de mes amis m’affirma qu’il n’avait jamais entendu unpareil ramassis de sottises.

Blenkiron déclara, entre autres choses, quel’Allemagne avait raison de désirer la liberté des mers, quel’Amérique la soutiendrait en cela et que la paix mondiale étaitautrement menacée par la flotte britannique que par l’armée duKaiser. Il admit qu’il avait pensé autrement, mais étant honnêtehomme, il ne craignait pas de regarder les faits en face. Sondiscours se termina brusquement au moment où un chou de Bruxelles,lancé d’une main experte, vint l’atteindre en plein dans l’œil. Etsur ce, il se mit à jurer de la façon la moins pacifiste dumonde.

Il écrivit ensuite d’autres lettres à lapresse, déclarant que la liberté de parole n’existait plus enAngleterre, et il trouva un tas d’imbéciles pour le soutenir.Quelques Américains voulurent le lyncher et on l’expulsa du Savoy.On agita la question de le déporter et il y eut même desinterpellations à ce sujet au Parlement. Le sous-secrétaire d’Étataux affaires étrangères affirma qu’il suivait l’affaire. Trouvantque Blenkiron dépassait peut-être la mesure, j’allai voir sirWalter qui me rassura.

– Notre ami est extrêmement minutieuxdans tout ce qu’il entreprend, me dit-il. Il sait très bien cequ’il fait. Nous venons de lui demander officiellement de quitterle pays, et il s’embarquera lundi à Newcastle. Nous allons le filerpartout où il ira, et nous espérons provoquer de nouveaux troubles.C’est un garçon très habile !

Je vis Blenkiron pour la dernière fois dansSaint James Street ; je m’approchai la main tendue, mais il medit que mon uniforme était une pollution et fit même un petitdiscours à ce sujet à quelques badauds qui s’étaient réunis. Il futsifflé et dut se réfugier dans un taxi.

Mais au moment où le taxi démarrait, il medécocha un clignement d’œil. Je lus, le lundi suivant, qu’il venaitde partir, et tous les journaux remarquèrent que c’était un fameuxdébarras.

Le 3 décembre, je m’embarquai à mon tour àLiverpool sur un navire à destination de l’Argentine, faisantescale à Lisbonne. Je dus naturellement obtenir un passeport duForeign Office afin de pouvoir quitter l’Angleterre, mais dès lors,je n’eus plus aucun rapport avec le gouvernement.

J’avais envisagé avec soin tous les détails demon voyage. Lisbonne était un excellent endroit où débarquer, carc’est le rendez-vous de chenapans venant des différentes parties del’Afrique. Mon équipement se composait d’une vieille valise et mesvêtements étaient les reliques de ma campagne sud-africaine. Jelaissai pousser ma barbe plusieurs jours avant mon départ, et j’eusvite un menton broussailleux digne d’un véritable jeune Bœr. Jem’appelai Brandt, Cornélius Brandt. C’est du moins ce qu’affirmaitmon passeport, et les passeports ne mentent jamais.

Il n’y avait que deux autres passagers sur cethorrible bateau. Ils ne firent leur apparition que lorsque nouseûmes franchi le golfe de Biscaye. Je fus assez malade moi-même,mais je réussis pourtant à me tenir debout, car la puanteur de macabine eût dégoûté un hippopotame… Le vieux sabot mit deux jours etdeux nuits pour aller d’Ushant au Finisterre. Puis le tempschangea, et nous laissâmes derrière nous les bourrasques de neigepour plonger en plein été. Les collines du Portugal étaient bleueset vertes comme le Kalahari, et avant d’atteindre le Tage, jecommençais à oublier que j’eusse jamais quitté la Rhodésie. Parmiles marins, il y avait un Hollandais avec qui je baragouinais letaal – et ce fut là toute ma conversation pendant latraversée, à part le « Bonjour » et le« Bonsoir » que j’échangeai quotidiennement avec lecapitaine.

Nous amarrâmes près des quais de Lisbonne parun matin bleu et très chaud. Il me fallait dorénavant être trèsprudent. Je laissai partir la barque qui allait à terre et nequittai pas le bateau, mais déjeunai lentement. Je remontai ensuitesur le pont et j’aperçus, jetant l’ancre au milieu du fleuve, unautre navire à la cheminée bleue et blanche que je connaissaisbien. Je me dis qu’un mois auparavant, ce même navire avait quittéles marais de manguiers d’Angola. Rien ne pouvait mieux servir mondessein. Je résolus de l’aborder (prétendant que je cherchais unami) et de n’aller à terre que dans un de ses canots. De cettefaçon, si quelqu’un à Lisbonne témoignait une curiosité quelconqueà mon égard, il penserait que j’arrivais tout droit de l’Afriqueportugaise.

Je hélai un des nombreux passeurs et descendisdans sa barque avec ma valise. Nous abordâmes le navire, quis’appelait Henri le Navigateur, au moment où le premiercanot quittait le bord, emportant une foule de Portugais, ce qui meconvenait à merveille.

La première personne que je rencontrai au hautde l’échelle fut le vieux Peter Pienaar.

C’était là une chance absolumentinvraisemblable.

Peter ouvrait des yeux et une bouchedémesurés, et il venait de prononcer : Allemachtig,lorsque je le rembarrai brusquement.

– Brandt, dis-je. Je suis CornéliusBrandt à présent. Qui est capitaine de ce navire ? Est-cetoujours le vieux Sloggett ?

– Ja, dit Peter en se ressaisissant. Ilparlait de vous hier.

De mieux en mieux. J’envoyai Peter à larecherche de Sloggett, avec qui j’eus bientôt une petiteconversation derrière la porte close de sa cabine.

– Il faut m’inscrire sur le livre debord, lui déclarai-je. J’ai embarqué à Mossamedes, et je m’appelleCornélius Brandt.

Au début, Sloggett fit quelques objections. Ildéclara que c’était une félonie. Je lui répondis que c’était bienpossible, mais qu’il devait le faire quand même pour des raisonsque je ne pouvais lui dire, mais qui étaient à l’éloge de tous. Àla fin, il consentit, et je vérifiai la chose. J’avais l’avantagesur lui, car je le connaissais depuis longtemps, alors qu’ilpossédait un remorqueur délabré sur la baie de Delagoa.

Peter et moi débarquâmes. Nous nous pavanâmesdans les rues de Lisbonne comme si nous possédions des De Beers.Nous prîmes des chambres au Grand Hôtel, situé en face dela gare, et nous nous conduisîmes comme deux vulgairesSud-Africains bambochards. Il faisait très beau ; je louai uneauto que je conduisis moi-même. On nous recommanda d’aller visiterSintra et on nous indiqua la route. Je voulais trouver un endroittranquille où parler sans crainte, car j’avais beaucoup de choses àdire à Peter Pienaar.

Je baptisai l’auto « La Terreur deLusitanie ». C’est par miracle que nous ne fûmes pas tués. Ily avait quelque chose d’irrémédiablement détraqué dans l’embrayage.Nous dérapâmes plusieurs fois sur la route évitant la catastrophe.Nous arrivâmes néanmoins sains et saufs à Sintra où nous déjeunâmesvis-à-vis du palais mauresque. Laissant l’auto au garage, nousallâmes faire un tour parmi les collines. Ce fut là, assis surl’herbe maigre qui ressemblait beaucoup à celle du veldt, que jemis Peter au courant de la situation.

Mais il faut tout d’abord vous dire quelquesmots de Peter. C’est lui qui m’a appris tout ce que j’ai jamais suconcernant la vie du veldt, et concernant la nature humainepar-dessus le marché. Il venait de l’ancienne colonie deBurghersdorp je crois, mais il émigra au Transvaal lorsqu’oninaugura les mines d’or de Lydenbourg. Il fut tour à tourprospecteur, agent de transport et chasseur, mais surtout chasseur.Et dans ces temps-là, ce n’était guère un citoyen recommandable. Ilavait été au Swaziland avec Bob Macnab, et vous savez ce que celaveut dire, n’est-ce pas ? Puis il se mit à vendre de faussesmines d’or à de gros bonnets de Kimberley et de Johannesburg – etje vous prie de croire qu’il n’ignorait rien de l’art de truquerune mine ! Ensuite, il alla au Kalahari, où son nom devintcélèbre. Il connut une ère de respectabilité relative pendant laguerre Matabele, car il fut un éclaireur remarquable. Cecil Rhodesvoulut l’installer dans une ferme à bestiaux du côté de Salisbury,mais Peter était trop indépendant pour se reconnaître un maître. Ilse mit alors à chasser le gros gibier : c’était sa spécialité,car il savait suivre un tsessebe[2] à traversla brousse, et de ma vie je ne rencontrai meilleur tueur de gibier.Il conduisait des bandes de chasseurs aux hauteurs de Pungwe etdans le Barotseland, et même jusqu’au Tanganyika. Puis il sespécialisa dans la région de Ngami, où j’ai chassé une fois aveclui, et il m’accompagna lorsque je partis comme prospecteur dans leDamaraland.

Quand la guerre des Bœrs éclata, Peter serangea du côté des Anglais, comme beaucoup d’autres de ses pareils,et il se chargea du service des renseignements dans le nord duTransvaal. Beyers l’aurait fait pendre s’il avait pu mettre la mainsur lui, et pendant très longtemps, les relations entre Peter etses compatriotes furent très tendues. La guerre finie et le calme àpeu près rétabli, il s’installa à Bulawayo, et il m’accompagnaitlorsque je partais sur le trek. Au moment où je quittai l’Afriquedeux ans auparavant, je l’avais perdu de vue depuis des mois etj’appris qu’il était au Congo en train de voler des éléphants. Ilavait toujours eu derrière la tête l’idée de provoquer des troublesen Angola, afin que le gouvernement de l’Union soit forcé del’annexer pour rétablir la paix. Après Cecil Rhodes, Peter étaitcertainement l’homme possédant les plus vastes idées au sud del’Équateur.

Pienaar mesurait plus de 1,80 mètre ; ilétait très maigre, très actif et fort comme un buffle. Ses yeuxétaient d’un bleu pâle, son visage était doux comme celui d’unejeune fille, et il avait une voix traînante et douce. D’après samise, il était évident qu’il venait de passer de durs moments, carses habits provenaient sûrement de Lobito Bay. Maigre comme unclou, très hâlé par le soleil, la barbe entremêlée de nombreux filsgris, il avait 56 ans et paraissait bien son âge.

Je lui demandai ce qu’il avait fait depuis ledébut de la guerre. Il cracha à terre selon l’habitude cafre et ditqu’il avait passé par l’enfer.

– J’ai été retardé sur le Kafue, medit-il. Lorsque le vieux Letsitela m’apprit que les Blancs sebattaient, j’eus la brillante idée d’essayer de pénétrer dans leSud-Ouest africain allemand par le nord ; vous comprenez, jesavais très bien que Botha ne resterait pas longtemps étranger à laguerre. Eh bien, j’ai en effet réussi à entrer en territoireallemand ; mais une fois là, un skellum[3] d’officier est arrivé qui a réquisitionnétous mes mulets et voulait me réquisitionner moi-même !C’était un homme très laid, au visage tout jaune.

Peter se mit à bourrer une pipe avec le tabacqu’il tirait d’une blague en peau de kudu.

– Et avez-vous été réquisitionné ?demandai-je.

– Non. Je lui ai tiré un coup de fusil.Je ne voulais pas le tuer, mais seulement le blesser grièvement.J’étais dans mon droit, car il avait tiré le premier, et la ballem’avait atteint à l’épaule gauche. Alors, j’ai voyagé aussi viteque possible, et je suis enfin parvenu à Ovamba. J’ai fait bien desvoyages, mais jamais de plus dur. Je fus quatre jours sans eau etsix jours sans nourriture. Puis la malchance voulut que jerencontre N’Kitla. Vous vous souvenez de lui ? Il affirma queje lui devais de l’argent pour le bétail que je lui avais acheté,lorsque j’avais passé par là avec Carowab. Ce n’était pas vrai,mais il ne voulut pas en démordre, et refusa de me donner desmoyens de transport. J’ai donc traversé les monts Kalahari à pied.Brr ! J’avançai aussi lentement qu’une vrow[4] revenant de nachtmaal[5]. Je mis plusieurs semaines à franchir cesmontagnes, et lorsque je parvins enfin au kraal de Lechwe, j’apprisque les combats avaient cessé et que Botha avait vaincu lesAllemands. Cela n’était pas vrai non plus, mais cette nouvelle metrompa, et je me dirigeai vers le nord, du côté de la Rhodésie, oùj’appris la vérité. Alors, je jugeai que la guerre était tropavancée pour pouvoir en tirer aucun profit, et je m’en fus enAngola à la recherche de réfugiés allemands. Dès ce moment, jehaïssais ce peuple plus que le diable.

– Mais que pensiez-vous donc enfaire ? demandai-je.

– J’avais dans l’idée qu’ils essayeraientde susciter quelques ennuis au gouvernement dans ces régions. Jen’aime guère le Portugais, mais je suis toujours pour lui contreles Allemands. Eh bien, j’avais raison, il y eut en effet dugrabuge et je me suis bien amusé pendant un mois ou deux. Peu àpeu, tout s’est tassé. Alors, je me suis dit que je ferais mieux dedéguerpir pour l’Europe, car l’Afrique du Sud se calmaitprécisément au moment où le spectacle devenait intéressant. Ainsi,mon vieux Cornélius, me voilà. Croyez-vous qu’ils m’accepteraientdans l’aviation si je me rasais la barbe ?

– Vous venez avec moi, mon gars, luirépondis-je. Nous allons en Allemagne.

Peter ne témoigna aucun étonnement. Il secontenta de dire :

– Rappelez-vous que je n’aime guère lesAllemands. Je suis bon chrétien, mais j’ai un sacré caractère.

Alors, je lui racontai l’histoire de notremission.

– Nous allons nous faire passer tous deuxpour des partisans de Maritz. Nous sommes allés en Angola, etmaintenant, nous nous dirigeons vers le Vaterland pour nous vengerun peu de ces diables d’Anglais. Nous ne parlons pas allemand, dumoins, pas en public. Il faut nous mettre d’accord sur lesbatailles auxquelles nous avons pris part : que pensez-vous deKakamas et de Schuit Drift ? Avant la guerre, vous étiez unchasseur de Ngamiland. Comme ils n’auront pas votre dossier, vouspourrez leur raconter toutes les blagues que vous voudrez. Quant àmoi, je serai un Afrikander instruit, un des bras droits de Beyerset un copain du vieil Hertzog. Nous pouvons donner libre cours ànos imaginations, seulement il ne faut pas nous contredire.

– Ja, Cornélius, dit Peter. (Il m’avaitappelé Cornélius dès l’instant où je lui avais appris mon nomd’emprunt. Il excellait à comprendre immédiatement un rôlenouveau.) Mais qu’arrivera-t-il quand nous serons enAllemagne ?… Au début, ça ira à la douce. Mais je ne saisispas très bien notre rôle une fois que nous serons au milieu de cespiffres[6] ? Il nous faut découvrir ce qui sepasse en Turquie ? Quand j’étais enfant, le prédicateur nousparlait souvent de ce pays. Que ne suis-je mieux instruit et que nepuis-je me rappeler au juste où la Turquie se trouve sur lacarte !

– Laissez-moi ce soin, dis-je, je vousexpliquerai tout cela avant que nous arrivions. Nous n’avons pasune piste bien fameuse, mais avec un peu de chance, nous latrouverons. Je vous ai vu faire aussi difficile quand nouschassions des kudu, sur le Kafue.

Peter hocha la tête.

– Allons-nous nous enterrer dans uneville allemande ? demanda-t-il d’une voix inquiète. Jen’aimerai guère cela, Cornélius.

– Nous nous orienterons peu à peu versl’est, et vers Constantinople, dis-je.

Peter eut un ricanement silencieux.

– Allons, nous verrons du pays. Ça me va.Comptez sur moi, Cornélius, mon ami. J’ai toujours désiré voirl’Europe.

Il se leva et s’étira.

– Commençons tout de suite.Sacrebleu ! je me demande ce qu’est devenu ce vieux SollyMaritz, avec sa trompette de poivrot. Ah ! ça bardait fermependant que j’étais assis jusqu’au cou dans la rivière de l’Orange,espérant que les gars de Brits prendraient ma tête pour unepierre !

Une fois lancé, Peter était un aussi fieffécomédien que Blenkiron. Pendant le trajet de retour jusqu’àLisbonne, il discourut si éloquemment sur Maritz et ses aventuresdans l’Afrique occidentale allemande que je crus presque qu’ellesétaient vraies. Il imagina une excellente histoire de nos faits etgestes, et insista si bien que je la sus vite par cœur. Telle étaitla manière de Peter. Il déclarait que si on devait jouer un rôle,il fallait y songer, s’en convaincre comme d’une vérité jusqu’à cequ’on soit arrivé à agir tout naturellement. Et de fait, si lesdeux hommes qui avaient quitté l’hôtel le matin même étaient desimposteurs, ceux qui y rentrèrent le soir étaient de véritablesdesperados qui mouraient d’envie de se mesurer contrel’Angleterre !

Nous passâmes toute la soirée à empiler despreuves en notre faveur. Une république quelconque venait d’êtredéclarée au Portugal. En temps ordinaire, les cafés eussent étéremplis de politiciens, mais la guerre avait mis fin à toutes lesdisputes locales, et on ne s’entretenait que de ce qui se passaiten France et en Russie. Nous nous dirigeâmes vers un café trèséclairé, dans une des principales artères de la ville. Il y avaitlà nombre d’hommes aux regards perçants qui allaient et venaient.Je devinai que c’étaient sans doute des policiers et des espions.Je savais que l’Angleterre est peut-être le seul pays qui ne sesoucie pas de ce genre de sport et que nous pouvions nous laisseraller en toute sécurité.

Je connaissais le portugais assez bien, etPeter le parlait comme un cabaretier de Lourenço-Marques ; ilajoutait même des quantités de mots shangaan comme remplissage. Ilprit d’abord du curaçao ; c’était sans doute un breuvagenouveau pour lui, car sa langue se délia vite. Plusieurs de nosvoisins de table dressèrent l’oreille, et nous fûmes bientôt lecentre d’un petit cercle.

Nous parlâmes de Maritz et de nos aventures,sujets qui ne furent pas appréciés par notre public. Un grandgarçon, très bien, déclara que Maritz n’était qu’un sale porc quiserait bientôt pendu. Peter saisit cet impudent à la gorge et aupoignet et exigea qu’il lui fît des excuses. Il les obtint.

Après cet incident, notre coin fut plutôthouleux. Nos voisins immédiats demeurèrent polis et froids. Maisles autres firent des remarques. Peter déclara que si le Portugal –qu’il avouait aimer beaucoup – demeurait fidèle à l’Angleterre, ilmisait sur le mauvais cheval. À ces mots, un murmure dedésapprobation s’éleva dans la salle. Un vieil homme trèsrespectable, qui paraissait être capitaine de vaisseau, rougit detout son honnête visage et se leva, regardant Peter droit dans lesyeux. Je compris que nous venions de froisser un Anglais, et je ledis à Peter en hollandais. Ce dernier joua son rôle à laperfection. Il se tut tout à coup, jeta des regards furtifs autourde lui et se mit à me parler à voix basse. Il était l’image crachéed’un conspirateur de mélodrame.

Le vieil Anglais nous considérait toujoursfixement.

– Je ne comprends pas très bien votresacré patois, dit-il. Mais si, par hasard, vous dites quoi que cesoit contre l’Angleterre, je vous demanderai de bien vouloir lerépéter. Et si vous le répétez, je vous casserai la gueule à l’unou à l’autre !

C’était un homme à mon goût, mais je devaisavant tout jouer mon rôle. Je dis à Peter qu’il ne fallait pas nousdisputer dans un endroit public.

– Rappelez-vous la grande affaire !lui dis-je mystérieusement.

Peter fit un signe affirmatif, et après nousavoir considérés quelques instants avec mépris, le vieux capitainesortit en crachant par terre.

– Le temps approche où l’Anglaisdéchantera ! fis-je observer à la foule.

Après avoir payé un verre à deux ou troishommes présents, nous gagnâmes la sortie à notre tour. À peineétions-nous dans la rue que je sentis une main me saisir le bras.Baissant les yeux, je vis un tout petit homme enfoui dans un grandmanteau de fourrure.

– Ces messieurs veulent-ils prendre unverre de bière avec moi ? dit-il dans un hollandaishésitant.

– Qui diable êtes-vous ?demandai-je.

– Gott strafeEngland ! Que Dieu punissel’Angleterre ! répondit-il.

Et, rejetant le revers de son manteau, il memontra un insigne quelconque passé à sa boutonnière.

– Amen ! dit Peter.Conduis-nous, l’ami. Nous voulons bien.

Le petit homme nous mena jusqu’à une ruetransversale où, après avoir gravi deux étages, nous nous trouvâmesdans un appartement fort agréable rempli de belles laques rouges,ce qui me fit croire que nous étions chez un antiquaire. Car,depuis que la république a dissout les couvents et vendu les biensdes grands nobles, on trouve des occasions merveilleuses auPortugal en tant que laques et curiosités.

Notre hôte remplit deux grands bocks d’unetrès bonne bière munichoise.

– Prosit ! dit-il en levantson verre. Vous venez de l’Afrique du Sud. Que faites-vous enEurope ?

Nous prîmes tous deux un air maussade etrenfrogné.

– Ça nous regarde, dis-je. Vous ne pensezpas acheter notre confiance avec un verre de bière, jeprésume ?

– Vraiment ? Alors, je vous parleraidifféremment. D’après votre conversation dans le café, j’ai bien vuque vous ne portiez pas les Anglais dans votre cœur.

À cela, Peter répondit qu’il aimerait« piétiner leurs grand-mères », phrase cafre qui sonnaitd’une façon sinistre en hollandais.

L’homme se mit à rire.

– Voilà tout ce que je voulais savoir.Vous êtes pour les Allemands ?

– Ça, ça reste à voir, dis-je. S’ils metraitent bien, je me battrai pour eux, ou pour quiconque fait laguerre à l’Angleterre. L’Angleterre a volé mon pays, corrompu mescompatriotes et m’a exilé ! Nous autres, Afrikanders, nousn’oublions pas. Peut-être sommes-nous lents, mais à la fin, nousgagnons toujours. Nous deux, nous valons un gros prix. L’Allemagnecombat l’Angleterre dans l’Est africain ? Nous connaissons lesindigènes comme aucun Anglais ne pourra jamais les connaître. Ilssont trop bons enfants, trop mous… et les Cafres s’en moquent. Maisnous, nous savons manier les Noirs et les faire combattre comme desdémons, tant ils nous craignent. Et quel sera le prix de nosservices, mon petit homme ?… Je vais vous le dire. Il n’y aurapas de prix, nous n’en demandons pas ! Nous nous battons parhaine de l’Angleterre.

Peter émit un grognement d’approbation.

– Voilà qui est bien parlé, dit notrehôte dont les yeux brillèrent. Ah ! il y a du travail enAllemagne pour des hommes de votre trempe. Où allez-vousmaintenant ?

– En Hollande, dis-je. Nous irons ensuitepeut-être en Allemagne. Nous sommes las de voyager et nous voulonsnous reposer. La guerre sera longue et notre chance se présenteraun de ces jours.

– Mais vous manquerez peut-être votrecoup, dit-il d’une voix significative. Si vous m’en croyez, vousvous embarquerez sur le navire qui lève l’ancre demain pourRotterdam.

C’était ce que je voulais, car si nous nousattardions à Lisbonne, il était fort possible qu’un véritablesoldat de Maritz arrivât gâter notre jeu.

– Je vous conseille de voyager sur leMachado, répéta-t-il. Il y a du travail… beaucoup detravail pour vous, en Allemagne. Mais si vous tardez trop, lachance peut passer. Je vais m’occuper de votre voyage. C’est monrôle d’aider les alliés du Vaterland.

Il prit note de nos noms et écrivit un résuméde nos aventures que Peter consentit à lui raconter avec l’aide dedeux bocks de bière. C’était un Bavarois, et nous bûmes à la santédu prince Rupprecht, le même que j’avais essayé de descendre àLoos ! C’était d’une ironie que Peter ne put malheureusementpas apprécier. Autrement, il en eût été ravi.

Le petit homme nous reconduisit à notre hôtelet vint nous trouver le lendemain à déjeuner, nous apportant nosbillets. Mais, suivant mon avis, il ne nous accompagna pas jusqu’aunavire. Je lui dis qu’étant des sujets britanniques rebelles, nousne voulions courir aucun risque à bord, dans le cas où nous serionssurpris par un croiseur anglais. Mais Peter le soulagea de 20livres sterling, pour ses frais de voyage, car c’était chez lui unprincipe de ne jamais oublier de refaire ses ennemis.

Comme nous descendions le Tage, nous passâmesle Henri le Navigateur.

– J’ai rencontré Sloggett dans la rue, cematin, me dit Peter. Il m’a confié qu’un petit bonhomme allemandavait abordé, dès l’aube, pour examiner la liste des passagers.Vous avez eu un rude flair, Cornélius, mon ami. Je suis content quenous allions voir les Allemands. C’est un peuple prudent qu’il estagréable de rencontrer.

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