Le Prophète au manteau vert

Chapitre 17Les fleuves de Babylone

 

C’est de ce moment que date le commencement dema folie. J’oubliais brusquement tous les soucis, toutes lesdifficultés du présent et de l’avenir, et j’allais le cœur légervers la grande bataille où les hommes étaient fort occupés àpoursuivre ce qui était ma véritable carrière. Je compris à quelpoint mes journées solitaires en Allemagne, et la longue semained’oisiveté passée à Constantinople, m’avaient déplu. J’étais enfinlibéré de tout cela, et je me dirigeais vers le grand conflit. Lapensée que nous allions nous trouver du mauvais côté du front ne metroublait nullement. Une espèce d’instinct m’avertissait que plusles choses devenaient sombres et farouches, plus notre chances’affermissait.

– Il me semble, dit Blenkiron en sepenchant tout à coup vers moi, que cette partie de plaisir va seterminer bientôt. Peter a raison. Ce jeune homme va s’amuser àfaire manœuvrer le télégraphe et on nous arrêtera à la prochaineville.

– Il lui faut d’abord trouver un bureaude poste, dis-je. Voilà notre avantage. Je lui laisse bienvolontiers les rosses que nous venons d’abandonner, et je veux êtrependu s’il déniche un télégraphiste avant ce soir. Nous allonsbraver tous les règlements et cette voiture va rendre son maximumde vitesse. Voyons ! plus nous approcherons d’Erzurum, plusnous serons en sûreté.

– Je ne vous suis pas, répondit-illentement. Je crois qu’à Erzurum, on nous accueillera avec desmenottes. Tonnerre ! Pourquoi ces brigands aux peaux de bêtene se sont-ils pas assurés de la personne de ce chenapan ?

– Vous rappelez-vous m’avoir dit un jourque les Boches étaient très sensibles au bluff ? Eh bien, jevais jouer un bluff colossal ! Ils vont naturellement nousarrêter. Rasta fera de son mieux, mais n’oubliez pas que lesAllemands le voient d’un mauvais œil, lui et ses amis.Mme von Einem est au contraire très populaire. Noussommes ses protégés. Donc, plus le personnage allemand que nousverrons sera haut placé, plus je me sentirai en sécurité. Nousavons nos ordres et nos passeports, et celui qui s’avisera de nousarrêter une fois que nous aurons pénétré dans la zone allemandesera bien téméraire. Voilà pourquoi, avec la permission de Dieu, jevais me hâter autant que possible.

Cette randonnée mériterait qu’on lui consacreun poème épique. Le moteur était excellent et je lui fis rendre sonmaximum. Nous dépassâmes des troupes en coupant par ce veldt oùnous prîmes des risques terribles. Une fois, en passant devant unconvoi, nous dérapâmes de telle façon que nos roues de droiteglissèrent presque au-dessus du bord d’un précipice. Noustraversâmes les rues étroites de Sivas à toute allure. Je criai enallemand que nous portions des dépêches au GQG. Quittant une brumefine et pénétrante, nous nous élancions vers de soudains éclats desoleil d’hiver, pour retomber bientôt dans une tourmente de neigequi faillit nous arracher la peau du visage. Devant nous sedéroulait toujours la longue route au bout de laquelle deux arméesétaient aux prises dans une étreinte mortelle.

Ce soir-là, nous ne cherchâmes pas delogement. Nous passâmes la nuit dans l’auto dont la capote étaitrelevée, et nous reprîmes notre chemin en tâtonnant à traversl’obscurité, car les phares étaient heureusement en parfait état.Nous nous arrêtâmes ensuite à l’écart de la route pour prendrequatre heures de sommeil, et je profitai de cette halte pourétudier un peu la carte. Nous repartîmes bien avant l’aube etparvînmes à un défilé dans la vallée d’une grande rivière. L’aubehivernale éclairait l’étendue scintillante de la rivière toutegelée au milieu des prairies avoisinantes. J’appelai Blenkiron.

– Cette rivière doit être l’Euphrate,dis-je.

– Vraiment ? répondit-il, vivementintéressé. Alors, voilà les fleuves de Babylone !Tonnerre ! Dire que j’aurai vu le domaine du roiNabuchodonosor ! Mais savez-vous le nom de cette grandemontagne ?

– C’est peut-être le mont Ararat,criai-je.

Et il le crut !

Nous étions maintenant entourés de grandescollines sombres et rocailleuses, d’où l’on découvrait, à traversdes clairières, un arrière-plan de pics neigeux. Je me surpris àchercher continuellement du regard le castrol de mon rêvequi ne cessait de me hanter. J’étais à peu près certain maintenantque cette vision n’appartenait pas à mes souvenirs sud-africains.Je ne suis pas superstitieux, mais ce kranz était siprésent à mon esprit que je ne pouvais m’empêcher de penser qu’ils’agissait peut-être d’un avertissement de la Providence. Etj’éprouvais la quasi-certitude que dès l’instant où j’apercevraisle castrol, je me trouverais dans de multiples ennuis.

Pendant toute la matinée, nous remontâmescette large vallée qui s’élargit encore davantage ; la routelongea les rives du fleuve et je découvris les toits blancs d’uneville. Une épaisse couche de neige recouvrait le sol, mais le ciels’était éclairci, et vers midi, nous aperçûmes quelques cimes quis’élevaient en scintillant comme des joyaux contre l’azur. Lesarches d’un pont franchissant deux bras du fleuve apparurentsoudain devant nous. Je ralentis, et au même instant le « Quivive ! » d’une sentinelle retentit d’un blockhaus voisin.Nous étions à la forteresse Erzincan, quartier général d’un corpsd’armée turc et porte de l’Arménie.

Je montrai nos laissez-passer à la sentinelle.Au lieu de saluer et de nous permettre de continuer notre chemin,l’homme appela un autre soldat qui sortit du corps de garde et nousfit signe de le suivre. Il descendit une allée de traverse au boutde laquelle se dressait une grande caserne gardée par plusieurssentinelles. L’homme nous interpella en turc, et Hussin luirépondit. Il nous dit qu’il y avait dans cette caserne quelqu’unqui désirait vivement nous voir.

– « Au bord des fleuves de Babylone,nous avons pleuré en nous souvenant de Sion ! » citaBlenkiron doucement. Je crains, major, que nous ne nous souvenionsbientôt de Sion !…

J’essayai de me convaincre qu’il ne s’agissaitque des formalités ordinaires d’une forteresse de frontière, maisje devinais instinctivement les difficultés qui nousattendaient.

J’étais résolu, au cas où Rasta aurait déjàréussi à télégraphier, à bluffer de la façon la plus éhontée. Nousétions encore à 90 kilomètres d’Erzurum, et il nous fallait à toutprix gagner la ville avant la nuit.

Un officier d’état-major fort affairé nousaccueillit à la porte de la caserne. En nous apercevant, il appelaun de ses amis.

– Venez voir ! Les oiseaux sontpris ! Un gros homme, deux maigres et un sauvage qui ressembleà un Kurde. C’est bien ça ! Appelez les gardes et emmenez-lesau bloc. Il n’y a pas moyen de se tromper sur leur identité.

– Excusez-moi, monsieur, dis-je. Nousn’avons pas de temps à perdre. Nous voulons parvenir à Erzurumavant la nuit. Je vous prierai donc d’accomplir aussi rapidementque possible toutes les formalités d’usage. Cet homme – et jedésignai la sentinelle – détient nos laissez-passer.

– Du calme, dit-il insolemment, vous nerepartez pas encore, et quand vous partirez, ce ne sera pas dansune auto volée.

Il prit les passeports et se mit à lesfeuilleter négligemment. Mais tout à coup, il lut une phrase quilui fit hausser les sourcils.

– Où avez-vous volé ces papiers ?dit-il d’un ton moins assuré.

Je lui répondis doucement :

– Vous me paraissez faire erreur,monsieur ; ce sont nos laissez-passer. Nous avons ordre denous présenter à la Place d’Erzurum sans aucun délai. Quiconquenous retarde devra en rendre compte au général von Liman. Nous vousserions très obligés de nous conduire immédiatement au gouverneurde la Place.

– Vous ne pouvez voir le général Posselt.D’ailleurs, ceci me regarde. J’ai reçu une dépêche de Sivasm’annonçant que quatre hommes venaient de voler l’auto appartenantà un officier d’état-major d’Enver Pacha. Le signalement s’appliqueen tous points à vous et à vos amis. De plus, on m’a prévenu quedeux d’entre vous étaient des espions bien connus recherchés par legouvernement impérial. Qu’avez-vous à répondre ?

– Rien, sinon que ce sont là desbalivernes. Mon bon monsieur, ne venez-vous pas de voir nospasseports ? Notre mission n’est pas de celles qu’on peutcrier sur les toits, mais cinq minutes de conversation avec legénéral Posselt remettrait tout au point. Vous regretterezprofondément de nous retarder un instant de plus.

Malgré lui, il fut impressionné, et aprèsavoir tiré sa moustache d’un geste irrésolu, il fit volte-face etnous quitta. Il revint quelques instants plus tard et nous dit quele gouverneur consentait à nous recevoir. Nous le suivîmes par unlong corridor, jusqu’à une grande chambre dont les fenêtresdonnaient sur la rivière. Un homme d’âge mûr, occupé à écrire deslettres, était assis près du poêle.

C’était Posselt. Il avait été gouverneurd’Erzurum jusqu’au moment où sa santé l’obligea à démissionner, etil avait été remplacé par Ahmed Fevzi. Il avait la réputationd’être un excellent ingénieur et d’avoir rendu Erzurum imprenable.Pourtant, d’après l’expression de son visage, je crus deviner qu’àce moment précis, sa réputation était plutôt menacée.

L’officier d’état-major lui dit quelques motsà voix basse.

– Oui, oui, je sais, répondit Posseltd’un ton irrité. Ce sont les hommes en question. Ils ont l’air defameux chenapans ! Que dites-vous ? Ils nient. Maispuisqu’ils ont l’auto, ils ne peuvent le contester ! Ditesdonc, vous, ajouta-t-il en s’adressant à Blenkiron, qui diableêtes-vous ?

Ne comprenant pas un mot à tout ceci,Blenkiron se contenta de sourire d’un air las. J’entrepris derépondre à sa place.

– Nos passeports vous montrent noslettres de créance, général, dis-je.

Il les examina et son visage s’allongea.

– Ils sont en bon ordre. Maisqu’avez-vous à dire concernant l’automobile ?

– Le fait est exact, répondis-je, mais jepréférerais l’exprimer autrement. Vous verrez d’après nos papiersqu’il est recommandé à toutes les autorités qui se trouvent surnotre route de nous fournir les meilleurs moyens de transport dontils disposent. Notre machine s’étant démolie, nous avions pu, aprèsun long délai, nous procurer trois misérables rosses. Il est d’uneimportance capitale que nous parvenions sans retard à Erzurum,c’est pourquoi j’ai pris la liberté de m’approprier une auto quistationnait à vide devant une auberge. Je regrette d’avoir causéquelque ennui au propriétaire de l’auto, mais notre mission estd’une nature trop grave pour supporter aucun retard.

– Pourtant, le télégramme affirme quevous êtes des espions notoires ?

Je souris.

– Quelle est donc la personne qui aenvoyé cette dépêche ? demandai-je.

– Je ne vois pas pourquoi je vouscacherais son nom. C’est Rasta Bey. Il ne fait pas bon avoir mailleà partir avec lui !

Cette fois, je ne me contentai pas de sourire,– j’éclatai de rire.

– Rasta ! m’écriai-je. C’est un dessatellites d’Enver. Cela m’explique beaucoup de choses. Général,j’aimerais vous dire un mot en particulier.

Il fit un signe à l’officier. Dès que celui-cifut sorti, je pris une expression fort digne.

– Je puis parler librement, puisque jem’adresse à un officier allemand, dis-je. Vous savez certainementqu’Enver Pacha et ceux dont je fais partie sont plutôt en froid. CeRasta s’est dit qu’il avait une belle occasion de nous retarder,c’est pourquoi il a inventé toute cette sotte histoired’espionnage. Les Comitadjis voient des espions partout… EtRasta exècre Frau von Einem.

À ce nom, il sursauta.

– Elle vous a donné des ordres ?demanda-t-il d’un ton respectueux.

– Mais oui, dis-je, et ces ordres nesauraient attendre.

Il se leva et se dirigea vers une table. Puisil se tourna vers moi d’un air hésitant.

– Je suis partagé entre les Turcs et mescompatriotes, dit-il. Si je satisfais les uns, j’offense lesautres, et il en résulte la plus abominable des confusions. Vouspouvez continuer votre route vers Erzurum. Toutefois, je vais vousfaire accompagner, afin de m’assurer que vous vous présentez à laPlace. Je le regrette, messieurs, mais vous devez comprendre que jene puis courir aucun risque dans cette affaire. Rasta a une dentcontre vous, mais il vous sera facile de vous cacher derrière lesjupes de la dame en question. Elle a passé par ici il y a deuxjours.

Dix minutes plus tard, nous filions à traversles rues boueuses et étroites ; un lieutenant imperturbableétait assis à mes côtés.

Il faisait une de ces rares journées d’hiveroù, entre deux chutes de neige, on jouit d’une température doucecomme au mois de mai. La route était belle, bien construite, etassez bien entretenue malgré la circulation intense, qui pourtantne nous retarda guère. Cette route était suffisamment large pournous permettre de passer de front avec les troupes et les convoisque nous croisions. Le lieutenant était d’assez bonne humeur, maissa présence suffit très naturellement à faire languir laconversation. Je n’avais du reste guère envie de parler. J’essayaisd’échafauder un plan, pièce par pièce ; je n’y réussissaispas, car je manquais des données qui en seraient la base. Il nousfallait trouver Hilda von Einem et Sandy ; nous devionsensuite essayer de couler l’entreprise de Manteau-Vert. Ceci fait,peu importait ce qui pouvait nous advenir. D’après mes déductions,les Turcs devaient se trouver dans un bien mauvais cas, peut-êtremême étaient-ils tout prêts à s’écrouler devant la Russie, à moinsque Manteau-Vert ne vînt à la rescousse. J’espérais que dans ladéroute, nous aurions quelque occasion de changer de côté, mais ilétait inutile de regarder trop en avant. Il fallait tout d’abordretrouver Sandy.

Or, j’étais toujours en cette disposition debravade insouciante que j’avais ressentie après avoir volé l’auto.Je ne me rendis pas compte que notre histoire ne tenait pas deboutet que Rasta pouvait facilement avoir de hautes protections au GQG.Autrement, j’eusse jeté le lieutenant par-dessus bord bien avantd’arriver à Erzurum et, avec l’aide de Hussin, j’aurais trouvé unmoyen quelconque de me mêler au gros de la population. Mais depuisnotre entrevue avec Posselt, j’éprouvais une grande confiance et jeme disais que nous réussirions bien à bluffer toute la bande.

Je fus préoccupé pendant tout l’après-midi parune bêtise. J’essayais de découvrir mon petit castrol. Àchaque tournant, je pensais voir la colline se dresser devant nous.Vous savez peut-être que j’ai toujours raffolé de hautes montagnesdepuis que je puis marcher seul ? Mon père me conduisit toutenfant au Basutoland, et je crois bien que j’ai escaladé toutes leshauteurs du sud du Zambèze, depuis la Hollande des Hottentotsjusqu’au Zoutpansberg, y compris les vilains kopjes jaunes duDamaraland, et les nobles pentes du Mont aux Sources. En rentranten Europe, je m’étais réjoui à la pensée de faire de l’alpinismeet, me trouvant maintenant entouré de pics qui me paraissaientbeaucoup plus élevés que les Alpes, j’eus de la peine à tenir monregard sur la route. J’étais à peu près certain que moncastrol se trouvait parmi ces montagnes ; ce rêveexerçait décidément une prise extraordinaire sur mon imagination.Fait étrange, je cessai d’y songer comme à un endroit de mauvaisaugure ; car on oublie vite l’atmosphère d’un cauchemar. Maisj’étais convaincu que j’étais sous peu destiné à le voir.

Nous fûmes surpris par la nuit à quelqueskilomètres d’Erzurum, et la dernière étape de notre voyage futassez pénible. Des dépôts du génie et du train bordaient la routede chaque côté. Je remarquai pas mal de petits détails – sectionsde mitrailleuses, équipes de brancardiers, escouades d’éclaireurs –qui révèlent l’approche d’une armée, et dès que la nuit fut venueles longs doigts blancs des projecteurs fouillèrent le ciel.

Et puis la voix des grands canons s’élevaau-dessus du brouhaha de la route. Les obus éclataient à 6 ou 8kilomètres de nous, mais les pièces étaient sans doute encore assezéloignées. Cependant, au milieu de la nuit glacée, ils semblaientextrêmement rapprochés dans cette plaine entourée de montagnes. Ilspoursuivaient leur litanie solennelle avec une minute d’intervalleentre chaque éclatement. Ce n’était pas la rafale qui gronde commeun tambour, mais la persistance continue d’un tir d’artillerieréglé sur une cible déterminée. Je pensai qu’ils bombardaient sansdoute les forts extérieurs d’Erzurum. J’entendis même une fois uneviolente explosion et j’aperçus un flamboiement rougeâtre quim’apprit qu’un dépôt de munitions venait de sauter.

Je n’avais pas entendu de bruit pareil depuisprès de cinq mois et j’en perdis la tête. J’avais entendu cetonnerre pour la première fois à la crête de Laventie. Il m’avaitdonné une certaine frayeur et une grande gravité ; mais tousmes nerfs en avaient été comme vivifiés. Alors, c’était dans ma viela chose nouvelle qui me faisait frémir par anticipation :maintenant, l’expérience ancienne que j’avais partagée avec tantd’autres braves garçons, mon véritable travail – la seule tâchedigne d’un homme. Au son des canons, il me semblait que je meretrouvais de nouveau dans mon ambiance naturelle, il me semblaitque j’arrivais chez moi.

Nous nous arrêtâmes devant une longue rangéede remparts. Un sergent allemand nous dévisagea, puis, apercevantle lieutenant, il se mit au port d’armes. Nous continuâmes notreroute à travers une série de petites rues étroites et tortueuses,toutes encombrées de soldats, où il m’était fort difficile deconduire.

Il y avait peu de lumières. De temps à autrele flamboiement d’une torche révélait les maisons de pierre griseaux fenêtres munies de treillages et de volets. J’avais éteint lesphares et me dirigeais seulement à la lueur des lanternes, de sorteque je fus obligé d’avancer à tâtons à travers le labyrinthe.J’espérais que nous découvririons bientôt le gîte de Sandy, carnous avions très faim. Il gelait fort et nos vêtements nousfaisaient l’effet d’être minces comme du papier.

Le lieutenant se chargea de nous guider. Nousdûmes montrer nos passeports et je croyais ne pas avoir plus dedifficultés qu’en débarquant à Boulogne, mais je voulais en finirrapidement avec toutes ces formalités, car la faim me tenaillait etil faisait terriblement froid. Les canons continuaient à gronder,telle une meute aux abois devant une proie. Erzurum était horsd’atteinte, mais je remarquai des lueurs étranges sur une crêtevers l’est. Nous arrivâmes enfin à la Place. Après avoir traverséune belle voûte de pierre toute sculptée, nous pénétrâmes dans unecour et, de là, dans un hall plein de courants d’air.

– Il vous faut voir leSektionschef ! déclara notre guide.

Je tournai la tête pour m’assurer que nousétions tous présents et je remarquai que Hussin avait disparu. Celan’avait d’ailleurs pas d’importance, puisqu’il n’était pas inscritsur les passeports.

Nous obéîmes aux injonctions du lieutenant etpénétrâmes par une porte ouverte derrière laquelle se tenait unhomme qui, le dos tourné vers nous, était très occupé à étudier unecarte accrochée au mur. C’était un homme très grand, au cou énormedébordant de son col.

Ce cou m’était étrangement familier. Jel’aurais reconnu parmi un million d’autres. En l’apercevant, je fisdemi-tour pour m’enfuir. Mais il était trop tard. La porte étaitdéjà refermée et deux sentinelles armées montaient la garde.L’homme se tourna lentement et rencontra mon regard. J’espérais queje saurais bluffer, car je portais d’autres habits et j’étais rasé.Mais il est difficile de passer dix minutes dans une lutte à mortsans que votre adversaire apprenne à vous reconnaître.

Il devint extrêmement pâle, puis, seressaisissant, sa bouche dessina son rictus habituel.

– Tiens ! fit-il, le petitBœr ! Nous nous rencontrons après bien longtemps.

Il était inutile de mentir ou de répondre. Jegrinçai des dents et j’attendis.

– Et vous, Herr Blenkiron, reprit-il, jene vous ai jamais aimé. Vous bavardiez trop, comme tous voscompatriotes, du reste.

– Il me semble que vos antipathiespersonnelles n’ont rien à voir dans cette affaire, répliquaBlenkiron. Êtes-vous le chef ? Dans ce cas, je vous prierai dejeter un coup d’œil sur nos passeports, car nous ne pouvonsattendre indéfiniment.

Cette phrase exaspéra Stumm.

– Je vous apprendrai à vivre !s’écria-t-il.

Et faisant un pas en avant, il se pencha poursaisir l’épaule de Blenkiron, truc qu’il avait déjà employé deuxfois avec moi.

Blenkiron ne broncha pas et ne retira pas lesmains de ses poches.

– Ne bougez pas ! dit-il d’une voixnouvelle. Je vous vise, et si vous mettez la main sur moi, jetrouerai votre vilaine tête !

Stumm se ressaisit avec un effort. Il sonna etse mit à sourire. Une ordonnance apparut aussitôt, et Stumm lui ditquelques mots en turc. Une file de soldats pénétra alors dans lapièce.

– Messieurs, je vais vous faire désarmer,dit-il. Nous pourrons poursuivre notre conversation beaucoup plusagréablement sans revolvers.

Il était inutile de résister. Nous livrâmesnos armes, et Peter en pleurait de rage. Stumm s’assit à cheval surune chaise et appuya le menton sur le dossier en me regardant.

– Votre partie est perdue, dit-il. Cesimbéciles de la police turque avaient bien dit que les Bœrs étaientmorts, mais j’étais mieux inspiré. Je savais que le Bon Dieu lesavait sauvés pour me les livrer ! J’en fus certain lorsque jereçus le télégramme de Rasta, car vos agissements me rappelaientcertain petit tour que vous m’aviez déjà joué sur la route deSchwandorf. Pourtant, je ne pensais pas prendre en même temps cettegrosse caille, dit-il en adressant un sourire à Blenkiron.Ah ! Ah ! Deux éminents ingénieurs américains et leurdomestique se rendant en Mésopotamie pour une mission de la plushaute importance ! C’était bien trouvé ! Mais si j’avaisété à Constantinople, ce mensonge aurait été vite percé. Je memoque de Rasta et de ses amis. Mais vous avez abusé de la confiancede certaine dame, et ses intérêts sont les miens. Et puis vousm’avez offensé, et cela, je ne le pardonne pas. Par Dieu !s’écria-t-il d’une voix vibrante de colère, avant que je ne vouslâche, vos mères pleureront dans leurs tombes du regret de vousavoir conçus !

Alors, Blenkiron parla de la voix calme d’unprésident de compagnie véreuse. Elle tomba sur cette atmosphèretrouble comme un acide sur de la graisse.

– Toutes ces belles paroles nem’impressionnent nullement. Vous vous trompez si vous essayez dem’effrayer par ce langage de roman-feuilleton. Vous ressemblez auramoneur qui a été pris dans la cheminée ; vous êtes un peutrop gros pour votre rôle. Il me semble que vous possédez un talentde romancier qui est tout à fait perdu chez un militaire. Mais sivous avez l’intention de me jouer de vilains tours, je vous feraisavoir que je suis citoyen américain, et fort bien vu dans votrepays comme dans le mien. Et vous suerez sang et eau plus tard. Vousvoyez, colonel Stumm, je vous en avertis loyalement.

Je ne sais quels étaient les plans de Stumm.Toujours est-il que les paroles de Blenkiron éveillèrent dans sonesprit précisément l’incertitude voulue. Vous comprenez, il noustenait bien, Peter et moi, mais il ne savait encore quels rapportsBlenkiron avait avec nous. Il redoutait de nous frapper tous troisou de relâcher Blenkiron. C’était fort heureux pour nous quel’Américain se fût taillé un petit succès dans le Vaterland.

– Rien ne presse, déclara Stumm avecaménité. Nous allons passer de longues heures très agréablesensemble. Je vais vous emmener chez moi, car je me sens d’humeurfort accueillante. Vous y serez plus en sûreté que dans la geôlemunicipale où il y a beaucoup de courants d’air, qui permettraientà certains d’entrer et qui pourraient fort bien en laisser échapperd’autres.

Il donna un ordre et nous sortîmes de lapièce, flanqué chacun d’un soldat. Nous fûmes tous trois empilésdans le tonneau de l’auto. Deux hommes s’assirent devant nous,leurs fusils entre les genoux, et un troisième grimpa sur lesbagages, tandis qu’un autre s’assit à côté du chauffeur de Stumm.Entassés comme des sardines, nous traversâmes les rues escarpéesau-dessus desquelles les étoiles scintillaient dans des lambeaux deciel.

Hussin avait disparu de la face de la terre.Il avait eu raison, somme toute. C’était un brave garçon, mais iln’avait pas à se mêler à nos ennuis.

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