Le Prophète au manteau vert

Chapitre 15Une toilette difficile

 

J’étais trempé jusqu’aux os. Tandis que Peters’occupait du dîner, je me rendis dans ma chambre pour changer devêtements. Je me frictionnai et endossai mon pyjama afin de melivrer à des exercices, me servant de chaises en guise d’haltères,car cette longue chevauchée à travers la pluie m’avait courbaturéles muscles des épaules et des bras. Or, je dois avouer que monpyjama, d’un bleu foncé, était très ordinaire. Blenkiron l’avaitchipé à ma garde-robe de Londres. En tant que Cornélius Brandt,j’avais porté une chemise de nuit en flanelle.

Ma chambre à coucher donnait sur le salon.J’étais tout occupé de mes exercices lorsque j’entendis la portes’ouvrir. Je crus tout d’abord que c’était Blenkiron, mais lapersonne qui venait d’entrer marchait avec une légèreté qui neressemblait en rien au pas pesant et mesuré de notre ami. J’avaislaissé une lumière au salon, et le visiteur, quel qu’il fut,s’était installé comme chez lui. J’endossai donc une robe dechambre verte que Blenkiron m’avait prêtée et j’allais voir quic’était.

Mon ami Rasta était debout près de la table dusalon sur laquelle il venait de déposer une enveloppe. À monentrée, il se retourna et fit le salut militaire.

– Monsieur, je viens de la part duministère de la Guerre vous apporter vos passeports pour demain,dit-il. Vous voyagerez par…

Tout à coup, sa voix s’éteignit et ses yeuxnoirs disparurent derrière les fentes de ses paupières. Il venaitd’apercevoir quelque chose qui lui fit oublier sa mission. Et à cemoment précis, je vis ce que c’était. Un miroir était accroché aumur derrière lui et, comme je lui faisais face, j’y vis reflétéel’image exacte de l’ingénieur de la péniche du Danube vêtu de sacotte bleue et de son manteau vert. La ressemblance maudite entreces deux costumes lui avait fourni la preuve d’une identité quiétait noyée au fond du Bosphore.

Je dois avouer que Rasta était un hommed’action. En un clin d’œil, il se glissa de l’autre côté de latable, me barrant ainsi la porte, et me considéra d’un œilmauvais.

Je m’étais approché de la table et j’étendisla main vers l’enveloppe, devinant que mon unique espoir résidaitdans la nonchalance.

– Asseyez-vous, monsieur, dis-je. Quevoulez-vous prendre ? Il fait une bien vilaine nuit lorsqu’onest obligé de sortir.

– Merci, Herr Brandt, je ne prendrairien, répondit-il. Vous feriez aussi bien de brûler ces passeports,car vous ne vous en servirez jamais.

– Qu’est-ce qui vous prend ?m’écriai-je. Vous vous trompez, mon petit. Je m’appelle RichardHanau et suis l’associé de M. Blenkiron, qui va rentrer d’iciun instant. Je n’ai jamais connu personne du nom de Brandt, sauf unmarchand de tabac de Denver.

– Vous n’avez jamais été àRoustchouk ? demanda-t-il avec un ricanement.

– Pas que je sache. Mais permettez-moi,monsieur, de vous demander votre nom et la raison de votre présenceici ? Je n’ai l’habitude ni de m’entendre appeler de nomshollandais, ni de souffrir que ma parole soit mise en doute. Dansmon pays, ces procédés ne sont pas admis entre gentlemen.

Je pensai que mon bluff commençait à produireson effet, car ses regards vacillèrent et il me parla pluspoliment.

– Je vous prie de me pardonner, monsieur,si je me suis trompé, mais vous êtes le sosie d’un homme qui étaità Roustchouk il y a une semaine et que le gouvernementrecherche.

– Il y a une semaine, j’étais ballottésur un immonde vieux sabot qui revenait de Constanza, et je n’aijamais visité Roustchouk, à moins que cette ville soit au milieu dela mer Noire. Je crois que vous faites fausse route. Mais, àpropos, j’attendais des passeports. Dites-moi, venez-vous de lapart d’Enver Pacha ?

– J’ai cet honneur, dit-il.

– Eh bien ! Enver est un de mes bonsamis. C’est le citoyen le plus intelligent que j’aie rencontré dece côté de l’Atlantique.

L’homme se calmait, et un moment plus tard,ses soupçons eussent disparus. Mais à cet instant, par la plusgrande des malchances, Peter entra, portant un plateau d’assiettes.Il ne fit aucune attention à Rasta et se dirigea vers la table surlaquelle il déposa son fardeau. À sa vue, le Turc fit un pas decôté et je vis, d’après ses regards, que ses soupçons étaientdevenus des certitudes. Car, en bras de chemise et en culotte,Peter était l’image crachée de mon petit compagnon déguenillé deRoustchouk.

Je ne doutai pas un instant du courage deRasta. Il fit un bond vers la porte, tout en me menaçant de sonrevolver.

– Bonne prise ! s’écria-t-il. Lesdeux oiseaux du même coup.

Sa main était sur le bouton de la porte et ilavait la bouche ouverte, prête à crier. Je devinai que sonordonnance l’attendait sur les escaliers. Il avait ce qu’on appellel’avantage stratégique sur moi ; il était à la porte alors queje me trouvais à l’autre extrémité de la table, et Peter était aumoins à 2 mètres de lui. Il avait la voie libre et nous n’étionsarmés ni l’un ni l’autre. Je fis un pas en avant, ne sachant ce queje voulais faire, car je ne voyais pas d’issue. Mais Peter medevança.

Il n’avait pas encore lâché le plateau ;il le lança soudain à toute volée, avec tout le contenu, à la têtede Rasta qui, ouvrant d’une main la porte et me menaçant de sonrevolver de l’autre, reçut la charge en plein visage. Unedétonation retentit et la balle traversa le plateau. Le bruit seperdit heureusement dans le fracas des verres et des porcelaines.L’instant d’après, Peter avait arraché le revolver des mains deRasta et le tenait à la gorge.

Or, un jeune Turc fort élégant, élevé à Pariset à Berlin, a beau être courageux comme un lion, il ne peut luttercontre un chasseur de l’arrière-veldt, même si celui-ci a deux foisson âge. Je n’eus pas besoin d’offrir mon aide. Peter avait samanière, apprise à une rude école, il est vrai, d’assommer sonadversaire. Il bâillonna Rasta méthodiquement et le ligota à l’aidede sa ceinture et de deux courroies prises à une malle de machambre.

– Il est trop dangereux pour le laisserlibre, dit-il, comme si sa manière de procéder était la plusnaturelle du monde. Rasta se tiendra tranquille jusqu’à ce que nousayons le temps de tirer nos plans.

À ce moment, quelqu’un frappa à la porte.C’est ce qui arrive dans un mélodrame au moment précis oùl’assassin vient de terminer sa besogne de la façon la plus propredu monde. La chose à faire en pareil cas est de pâlir jusqu’auxdents et jeter un regard farouche vers l’horizon d’un œil troubléet plein de remords. Mais ce n’est pas la manière de Peter.

– Il vaut mieux mettre un peu d’ordre sinous attendons des visites, observa-t-il avec calme.

Or, il y avait contre le mur une immensearmoire de chêne qui était vide, ne contenant que le carton àchapeau de Blenkiron. Peter déposa Rasta sans connaissance dansl’armoire et tourna la clef.

– Il y a assez de ventilation par lehaut, observa-t-il, pour renouveler l’air.

Puis il ouvrit la porte.

Un magnifique kavass en uniforme bleu etargent se tenait sur le seuil. Il salua et nous tendit une cartesur laquelle les mots « Hilda von Einem » étaient tracésau crayon.

J’eusse demandé quelques instants pour changerde costume, mais la jeune femme était derrière lui. Je vis lamantille noire et les fourrures de zibeline. Peter disparut par laporte de la chambre à coucher et je dus recevoir ma visiteuse dansune chambre pleine de débris de verres brisés et avec un homme sansconnaissance dans l’armoire.

Certaines situations sont d’une telleextravagance qu’elles aiguisent l’esprit pour y faire face. Jeriais presque lorsque la jeune femme franchit le seuil avecdignité.

– Madame, dis-je en faisant un salut quifit honte à ma vieille robe de chambre et à mon pyjama voyant, vousme surprenez dans un piteux état. Je suis rentré trempé de mapromenade et j’allais changer d’habits. Mon domestique vient debriser le contenu de ce plateau et je crains bien que cette chambrene soit pas digne de vous recevoir. Accordez-moi de grâce troisminutes afin de me rendre présentable.

Elle inclina la tête gravement et s’assitauprès du feu. En entrant dans ma chambre, j’y trouvai Peterdissimulé derrière la porte et je lui enjoignis brièvement de sedébarrasser de l’ordonnance de Rasta sous n’importe quel prétexte.Puis je revêtis précipitamment des habits convenables et rentraidans le salon, où je trouvai ma visiteuse plongée dans une profonderêverie.

En entendant entrer, elle s’éveillabrusquement et se leva, laissant le manteau de fourrure tomberautour de son corps mince.

– Nous sommes seuls ?demanda-t-elle. Nous ne serons pas dérangés ?

J’eus tout à coup une inspiration. Je mesouvins qu’au dire de Blenkiron, Frau von Einem ne voyait pas lesJeunes-Turcs d’un bon œil. J’eus comme l’intuition que Rasta nedevait pas lui plaire.

Alors, je lui dis la vérité.

– Il faut que je vous prévienne qu’unautre invité est présent ce soir. Je crois même qu’il est bien malà son aise. En ce moment, il est troussé comme une volaille sur laplanche de cette armoire.

Elle ne détourna même pas la tête.

– Est-il mort ? demanda-t-elle aveccalme.

– Pas du tout, mais il ne peut pas parleret je ne pense pas qu’il puisse entendre beaucoup.

– C’est lui qui vous a apportéceci ? demanda-t-elle, désignant l’enveloppe toujours sur latable et qui portait le grand sceau du ministre de la Guerre.

– C’est lui-même, dis-je. Je ne suis pasabsolument sûr de son nom, mais je crois qu’il s’appelle Rasta.

Elle ne broncha pas, mais j’eus l’impressionque cette nouvelle lui faisait plaisir.

– Il vous a donc contrarié ?demanda-t-elle.

– Mais oui. Il est bouffi d’orgueil, etcela lui fera du bien de passer une heure ou deux sur la planche decette armoire.

– C’est un homme puissant,remarqua-t-elle. Un émissaire d’Enver ! Vous vous êtes fait unennemi dangereux.

– Je n’en donnerais pas quatre sous,déclarai-je tout en réfléchissant amèrement que ma tête valait bienen fait ce prix-là.

– Vous avez peut-être raison, dit-elle,le regard sérieux. De nos jours, il n’y a pas d’ennemi dangereuxpour un homme hardi. Monsieur Hanau, je suis venue pour parleraffaires, comme on dit dans votre pays. On m’a dit du bien de vous,et aujourd’hui, je vous ai vu. J’aurai peut-être besoin de vous,comme vous aurez sûrement besoin de moi.

Elle s’arrêta et ses yeux étranges medévisagèrent de nouveau. Ils étaient comme des phares brûlants quiéclairaient chaque recoin de l’âme. Je devinai que ce seraithorriblement difficile de jouer mon rôle sous leur regardtout-puissant. Elle ne pouvait m’hypnotiser, mais elle savaitm’arracher mon déguisement et me laisser nu au milieu de lamascarade.

– Qu’êtes-vous venu chercher ?demanda-t-elle. Vous ne ressemblez pas au gros Américain Blenkiron,amoureux d’une puissance de pacotille et fervent de la petitescience. Votre visage indique plus que cela. Vous êtes de notrecôté, mais vous n’êtes pas pour les Allemands avec leur amour d’unempire rococo. Vous venez d’Amérique, le pays des folies pieuses oùles hommes adorent l’or et les paroles. Je vous le demande,qu’êtes-vous venu trouver ici ?

Tandis qu’elle parlait, il me semblaitcontempler la vision d’une divinité antique considérant la naturehumaine d’une grande altitude, une divinité méprisante dénuée depassions mais pourvue d’une grande magnificence. Cela enflamma monimagination et je répondis en me servant des arguments que j’avaissouvent réunis lorsque j’essayais de m’expliquer comment onparviendrait à soutenir le procès de la cause des Alliés.

– Je vais vous le dire, madame. Moiaussi, j’ai poursuivi une science, mais je l’ai poursuivie dans desendroits sauvages et je l’ai retournée de fond en comble. À monavis, le monde était devenu un endroit trop facile, trop moelleux.Les hommes oubliaient leur virilité dans le tourbillon des parolesdouces et s’imaginaient que les règles de leur civilisationsatisfaite étaient les lois de l’univers. Mais ce n’est pasl’enseignement de la science, et ce n’est pas non plusl’enseignement de la vie. Nous avons oublié les plus grandes vertuset nous devenions des hypocrites émasculés dont les dieux étaientnos propres faiblesses. Puis la guerre advint, et l’air s’allégea.L’Allemagne, malgré sa grossièreté, apparut comme le Fléau de Dieu.Elle eut le courage de rompre les liens de l’hypocrisie et de semoquer des fétiches de la masse. Je suis donc du côté del’Allemagne. Mais je suis venu ici pour une autre raison. Je neconnais rien de l’Orient, mais si je ne me trompe, c’est du désertque doit venir la purification. Quand l’humanité est comme étoufféesous de faux-semblants, des phrases, des idoles peintes, il souffletout à coup un vent des solitudes pour nettoyer et simplifier lavie. Le monde a besoin d’espace et de grand air. La civilisationdont nous nous sommes tant vantés n’est qu’une boutique de jouetset une impasse. J’aspire à la rase campagne.

Elle accueillit très favorablement toutes cesbalivernes. Ses yeux pâles brillaient de la clarté froide d’unefanatique. Avec ses cheveux blonds, elle ressemblait à quelquefurie destructive de la légende Scandinave. C’est à ce moment, jecrois, que je l’ai crainte pour la première fois. Jusque-là jel’avais à demi détestée et à demi admirée. Dieu merci ! Dansson recueillement, elle ne remarqua pas que j’avais oublié deparler avec l’accent de Cleveland (Ohio).

– Vous faites partie de la Demeure de laFoi, déclara-t-elle. Vous apprendrez bien des choses d’ici peu, carla Foi marche vers la Victoire. En attendant, laissez-moi vous direque vous et votre compagnon allez vous diriger vers l’est.

– Nous allons en Mésopotamie, dis-je. Jecrois que voilà nos passeports.

Et je désignai l’enveloppe.

Elle la ramassa, l’ouvrit ; puis, l’ayantdéchirée, elle la jeta au feu.

– Les ordres sont contremandés,déclara-t-elle. J’ai besoin de vous. Vous allez donc m’accompagner,non pas vers les plaines du Tigre, mais vers les hautes collines.Vous recevrez d’autres passeports demain.

Elle me tendit la main, puis se détourna. Surle seuil de la porte, elle s’arrêta et, jetant un coup d’œil versl’armoire en chêne, elle dit :

– Je vous débarrasserai demain de votreprisonnier. Il sera plus en sûreté entre mes mains.

Elle me laissa dans le plus completahurissement. Nous voici sur le point d’être attachés aux roues duchar de cette furie et lancés sur une entreprise à côté de laquellela perspective de combattre contre les nôtres devant Kut semblaitfort raisonnable ! D’autre part, Rasta m’avait reconnu et jedétenais enfermé dans une armoire l’envoyé de l’homme le pluspuissant de Constantinople ! Il nous fallait à tout prixgarder Rasta à vue, mais j’étais bien résolu à ne pas le livrer àcette femme. Je n’allais pas être complice de l’assassinat qu’ellepréméditait.

Nous étions dans de beaux draps. Mais enattendant, n’ayant rien mangé depuis 9 heures du matin, je décidaiqu’il me fallait prendre quelques aliments. Je partis donc à larecherche de Peter.

À peine commençais-je mon repas tardif queSandy entra. Il devançait l’heure de sa visite et il avait l’airgrave d’un hibou malade. Je me précipitai sur lui comme un naufragés’accroche à une épave. Son visage s’allongea lorsque je lui narrail’incident de Rasta.

– C’est mauvais, déclara-t-il. Vous ditesqu’il vous a reconnus, dans ce cas, tous vos agissements ne ledétromperont point. C’est bien ennuyeux, mais il n’y a qu’un moyende nous tirer de là. Il faut que je le mette entre les mains de mesgens, ils le garderont jusqu’à ce que nous ayons besoin de lui.Seulement, il ne faut pas qu’il me voie.

Et il quitta précipitamment la chambre. Je fissortir Rasta de sa prison. Il avait repris connaissance et meconsidérait d’un regard dur et malveillant.

– Je suis désolé, monsieur, de tout cequi est arrivé, dis-je. Mais vous ne m’avez pas laissé le choix.J’ai une grande entreprise en train et je ne puis permettre àpersonne d’intervenir. Vous payez le prix de votre naturesoupçonneuse. Quand vous en saurez davantage, vous voudrez me fairedes excuses. Je vais m’assurer qu’on vous tienne à l’écart pendantun jour ou deux. Ne soyez pas inquiet, vous ne souffrirez aucunmal. Je vous donne ma parole d’honneur de citoyen américain.

À cet instant, deux des mécréants de Sandyentrèrent et l’emportèrent. Sandy revint presque aussitôt. Lorsqueje demandai où Rasta allait être conduit, Sandy me déclara ne pasle savoir.

– Ils ont reçu leurs ordres qu’ilsexécuteront à la lettre. Il existe à Constantinople tout unquartier inexploré où il est fort facile de cacher quelqu’un, et oùle Khafiyeh ne pénètre jamais.

Puis se laissant tomber dans un fauteuil, ilalluma sa vieille pipe.

– Dick, me dit-il, notre tâche devientfort difficile et sombre. Mais depuis quelques jours, j’ai fait unedécouverte. J’ai élucidé le sens du deuxième mot tracé par HarryBullivant.

– Cancer ? demandai-je.

– Oui, le mot est pris au sens littéral.Manteau-Vert se meurt depuis des mois. Cet après-midi, un médecinallemand ne lui a donné que quelques heures à vivre. Il estpeut-être mort à cette heure.

Cette nouvelle me bouleversa, et pour uninstant, j’y vis la solution de toutes choses.

– Mais leur coup a manqué, dis-je. Il nepeut pas y avoir de croisade sans prophète !

– Je voudrais bien le croire. C’est lafin d’une étape, mais c’est aussi le commencement d’une nouvelle,peut-être encore plus sombre. Croyez-vous qu’une femme commecelle-là se laissera abattre par un événement d’aussi peud’importance que la mort de son Prophète ? Elle lui trouveraun remplaçant, l’un des quatre ministres ou bien quelqu’un d’autre.C’est le démon incarné que cette femme, mais elle possède l’âmed’un Napoléon. Le grand danger ne fait que commencer.

Alors, il me raconta ce qu’il avait faitdepuis notre dernière rencontre. Il avait pu trouver assezfacilement la maison de Frau von Einem et, aidé de ses compagnons,il y avait donné un spectacle devant les domestiques. Le Prophèteavait une grande suite et la renommée des ménestrels parvintbientôt aux oreilles de leurs Saintetés, car les Compagnons étaientbien connus dans tout le pays d’Islam. Sandy, chef de cette coterieplus qu’orthodoxe, fut pris en faveur et attira l’attention desquatre ministres. Il habita bientôt la villa avec sa demi-douzainede compagnons, et fut vite admis dans la confiance de tous à causede sa connaissance de la doctrine islamique et de son évidentepiété. Frau von Einem l’accueillit comme un allié, car lesCompagnons étaient les plus zélés propagateurs de la nouvellerévélation.

C’était, selon la description de Sandy, uneaffaire étrange. Manteau-Vert se mourait dans de grandes douleurs,mais il luttait pourtant afin de satisfaire les exigences de saprotectrice. Les quatre ministres étaient, à l’avis de Sandy, desascètes dénués de toute ambition terrestre. Le Prophète lui-mêmeétait un saint, mais un saint pratique, possédant quelques notionsde la politique. C’était la femme qui était le chef et l’âme del’entreprise. Sandy parut avoir gagné la faveur et même l’affectiondu Prophète. Il en parlait avec une espèce de pitié désespérée.

– Je n’ai jamais vu un homme pareil.C’est le gentleman le plus parfait que vous puissiez imaginer, sadignité ressemble à celle d’une haute montagne. C’est un rêveur etaussi un poète, un génie autant que je puis juger de ces choses. Jecrois que je l’estime correctement, car je connais un peu l’âme del’Orient. Mais ce serait bien trop long de vous raconter celamaintenant. L’Occident ignore tout du vrai Oriental. Elle se lefigure vautré dans de la couleur, dans l’oisiveté, dans le luxe etles rêves magnifiques. Tout cela, c’est faux. L’Oriental aspire àun Kâf, qui est une chose très austère. C’est l’austéritéde l’Orient, qui est sa beauté et en fait la terreur. Au fond, ilaspire toujours aux mêmes choses. Le Turc et l’Arabe sont sortisdes grands espaces et ils en ont la nostalgie. Ils s’installent,croupissent, et peu à peu, ils dégénèrent en cette subtilitéeffrayante qui est la déviation de leur passion dominante. C’estalors que vient une grande révélation et une grande simplification.Ils désirent vivre face à face avec Dieu sans en être séparé paraucun écran de rituel, d’images ou de prêtrise. Ils veulent allégerla vie de ses fanges stupides et retourner à la stérilité noble dudésert. Rappelez-vous, ils ont toujours subi l’enchantement dudésert et du ciel vides, de la clarté chaude, purificatrice, dusoleil qui consume toute pourriture. Ce n’est pas inhumain. C’estl’humanité d’une partie de la race humaine. Ce n’est pas lanôtre ; mais elle a de la valeur. Il y a des jours où ellem’étreint si fortement que j’ai envie d’abjurer les dieux de mespères.

» Eh bien ! Manteau-Vert est leprophète de cette grande simplicité. Il s’adresse directement aucœur de l’Islam, et c’est un message honorable que le sien. Maispour notre malheur, on s’est emparé de lui pour servir lapropagande allemande. On a profité de la naïveté de Manteau-Vertpour effectuer une manœuvre politique fort habile, on s’est servide son credo d’espace et de simplicité pour l’avancement de ce quiest le dernier mot en dégénérescence humaine. Bon Dieu ! Dick,c’est comme si on voyait saint François commanditer Messaline.

– La femme vient de venir ici, dis-je.Elle m’a demandé quel était mon but, et j’ai inventé une histoireinsensée qu’elle a paru approuver. Mais je ne vois qu’unechose : elle et le Prophète courent peut-être sous dedifférentes couleurs, mais leur but est le même.

Sandy tressaillit.

– Elle est venue ici ? s’écria-t-il.Eh bien ! Dick, qu’en pensez-vous ?

– Je la crois aux trois quarts folle.Mais le quatrième quart ressemble joliment à de l’inspiration.

– Votre appréciation est à peu prèsjuste, dit-il. J’ai eu tort de la comparer à Messaline. Elle estbien plus compliquée que cela. Elle soutient le Prophète parcequ’elle partage sa croyance, seulement ce qui est beau et sain enlui est horrible et fou chez elle. Vous comprenez, l’Allemagnedésire également simplifier la vie.

– Je sais, dis-je. Je le lui ai dit il ya une heure à peine, lorsque je lui ai débité toutes cesbalivernes. Leur souvenir m’empêchera de dormir pendant le reste dema vie.

– La simplicité de l’Allemagne est celledu neurasthénique et non celle de l’homme primitif. C’est uncomposé de mégalomanie, d’égoïsme et d’orgueil dont les résultatssont identiques. Elle désire détruire et simplifier, mais ce n’estpas la simplicité de l’ascète qui est celle de l’esprit, maisplutôt la simplicité du fou qui réduit toutes les inventions de lacivilisation à une monotonie sans relief. Le Prophète désire sauverl’âme de son peuple, l’Allemagne veut dominer le corps inanimé dumonde. Mais les mêmes paroles peuvent servir à ces deux fins. C’estainsi que l’on voit l’association de saint François et deMessaline. Dites-moi, Dick, avez-vous jamais entendu parler dusurhomme ?

– Il y eut un temps où les journaux neparlaient de rien d’autre, répondis-je. N’est-ce pas une inventiond’un individu du nom de Nietzsche ?

– Possible ! répliqua Sandy. Levieux Nietzsche serait mort plutôt que de soutenir les sottisespour lesquelles il a été blâmé. Mais le surhomme est une manie dela nouvelle et brave Allemagne. C’est un type conçu de chic qui nepourrait jamais exister réellement, pas plus que l’homme économiquedes politiciens. L’homme possède un sentiment d’humour qui l’arrêteà la limite de l’absurdité finale. Il n’y a jamais eu et il n’yaura jamais de surhomme… Mais il se pourrait très bien qu’il y eûtune surfemme !

– Mon petit, vous aurez des ennuis sivous parlez de la sorte, lui dis-je.

– C’est pourtant vrai. Les femmes sontdouées d’une logique dangereuse que nous ne posséderons jamais – etles meilleures d’entre elles ne voient pas la folie de la vie de lamême façon que nous autres, hommes. Elles peuvent dépasser debeaucoup les hommes, car elles savent aller droit au cœur deschoses. Aucun homme n’a jamais été si près de la divinité queJeanne d’Arc. Mais je les crois également capables d’être plusodieuses qu’aucun être qui ait jamais porté culotte, car elles nesavent pas s’arrêter de temps à autre et se moquer d’elles-mêmes.Il n’y a pas de surhomme. Les pauvres imbéciles qui s’imaginentjouer ce rôle sont ou des professeurs au cerveau fêlé qui nesauraient diriger une école du dimanche, ou des soldats quis’imaginent que la condamnation du duc d’Enghien fait un Napoléon.Mais il y a une surfemme : elle s’appelle Hilda von Einem.

– Et moi qui croyais que notre entrepriseétait presque terminée, me lamentai-je. On dirait qu’elle n’a mêmepas commencé. Bullivant a pourtant dit que nous n’avions qu’àdécouvrir la vérité.

– Bullivant ne savait pas. Personne nesait, sauf vous et moi. Je vous dis que cette femme a une puissanceénorme. Les Allemands lui ont confié leur atout, elle va le jouerde son mieux. Nul crime ne l’arrêtera. Elle a lancé la balle, ets’il le faut, elle égorgera tous ses Prophètes et mènera l’intrigueelle-même… Franchement, je ne vois pas très bien ce que vous etBlenkiron aurez à faire. Mais je suis tout à fait fixé sur monpropre devoir. Elle m’a admis dans sa confidence et je m’ymaintiendrai dans l’espoir de trouver quelque moyen de l’empêcherde réussir. Nous nous dirigeons demain vers l’Orient… avec unnouveau Prophète au cas où l’ancien serait mort.

– Où allez-vous ? dis-je.

– Je ne sais pas. Mais d’après lespréparations, je conclus qu’il s’agit d’un long voyage. Et à enjuger d’après les vêtements qu’on nous a distribués, il doit fairefroid là où nous allons !

– Eh bien ! nous vous accompagnons,déclarai-je. Vous ne savez pas encore notre version. Apprenez queBlenkiron et moi avons été admis dans la meilleure société comme degrands ingénieurs américains qui vont donner du fil à retordre auxAnglais sur le Tigre. Je suis un ami d’Enver et il m’a offert saprotection. Le regretté Rasta nous a apporté nos passeports pour levoyage vers la Mésopotamie que nous devions entreprendre demain,mais il y a une heure à peine, votre protectrice les a déchirés etles a jetés dans le feu. Il paraît que nous l’accompagnons vers leshautes collines.

Sandy émit un long et doux sifflement.

– Je me demande ce qu’elle peut bienvouloir de vous ! Cette affaire devient rudement compliquée,Dick !… À propos, où diable est Blenkiron ? Il doit êtreau courant de la haute politique.

Blenkiron entra dans la chambre de son paslent et assuré au moment où Sandy finissait de prononcer ces mots.Je vis d’après son maintien qu’il ne souffrait pas de sa dyspepsie,et ses yeux brillaient avec animation.

– Dites-moi, mes petits, je vous apportedes nouvelles assez sensationnelles. Il y a eu de grands combatssur la frontière orientale, et les Turcs ont bu un rudebouillon.

Il avait les mains pleines de papiers,desquels il tira une carte qu’il étala sur la table.

– Ils taisent cette nouvelle dans lacapitale, mais depuis quelques jours, je m’amuse à rapiécer lesbribes de cette histoire, et je crois que j’y vois clair. Il y aune quinzaine de jours, ce vieux Nicolas est descendu de sesmontagnes et a rejeté ses ennemis en déroute à Kuprikeui – là où laprincipale route vers l’Orient traverse l’Araxe. Ce ne fut que lecommencement de l’affaire, car il continua de progresser sur unfront très étendu, et le monsieur appelé Kiamil, qui commande dansces régions, a eu toutes les peines du monde à résister. Les Turcsont été refoulés au nord, à l’est et au sud, et aujourd’hui, leMoscovite s’est installé devant les forts extérieurs d’Erzurum. Jepuis vous assurer qu’on est bien troublé de cette situation dansles hautes sphères.

» Enver sue sang et eau dans l’effortqu’il fait pour envoyer de nouvelles divisions de Gallipoli àErzurum. Mais c’est un long trajet et il y a tout lieu de croirequ’ils arriveront après la chute du rideau… Vous et moi, major,nous partons demain pour la Mésopotamie, et c’est bien la plusgrande malchance qui me soit jamais arrivée ! Nous ratonsl’occasion de voir la bataille la plus sanglante de toute lacampagne !

Je ramassai la carte que j’empochai.

Les cartes, ça me connaît, et j’en cherchaisprécisément une.

– Nous n’allons pas en Mésopotamie,déclarai-je. Nos ordres sont annulés.

– Mais je viens de voir Enver, qui m’adit qu’il vous avait fait porter nos passeports.

– Ils sont dans le feu, répliquai-je. Lesnouveaux passeports nous parviendront demain matin.

Alors, Sandy m’interrompit, les yeux luisantsd’émotion.

– Les hautes collines !… Nous allonsà Erzurum… Ne voyez-vous pas que les Boches jouent leur grosatout ? Ils envoient Manteau-Vert vers le point menacé dansl’espoir que sa venue ralliera la défense turque. Ah ! monvieux Dick, l’action se précipite. Nous n’aurons plus à faire lepied de grue. Nous sommes engagés jusqu’au cou, et la Providenceaidera le plus vaillant. Et maintenant, je file, car j’ai à faire.Au revoir. Nous nous retrouverons bientôt sur les collines.

Blenkiron avait encore l’air ahuri, je luiracontai les événements de la soirée. Et en m’écoutant, toute sasatisfaction s’éteignit et son visage prit une curieuse expressiond’étonnement puéril.

– Je n’ai pas à me plaindre, car ils’agit de notre devoir. Mais j’imagine que notre caravane marche àla rencontre de difficultés. C’est Kismet. Il n’y a doncqu’à nous incliner. Mais je ne vous cache pas que cette perspectivem’effraie considérablement.

– Moi aussi, répliquai-je. Cette femme medonne le frisson. Cette fois-ci, ça y est. Néanmoins, je préfèreêtre admis à figurer à la représentation de gala, car je n’aimaisguère l’idée d’être engagé pour la tournée de province.

– Vous êtes dans le vrai. Mais jesouhaite que le Seigneur ait l’idée de réclamer bientôt à Lui cettebelle dame. Elle est beaucoup trop troublante pour un homme rangéde mon âge !

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