Le Prophète au manteau vert

Chapitre 11Les Compagnons des Heures Roses

 

Nous courûmes vers un angle de la place, oùune maison faisait saillie dans la rue. Notre seule chance de nousprotéger était de nous appuyer contre ce mur, séparés par lecontrefort. Ce fut l’affaire de quelques secondes. Un instant, nousavancions en tâtonnant le long de la ruelle ; l’instantd’après, nous étions accolés à un mur et une foule vociférantesurgissait tout autour de nous.

Il me fallut une minute ou deux pour me rendrecompte que nous étions attaqués. Tout homme a une phobieparticulière ; la mienne était d’être la proie d’une foulefurieuse. Je déteste la saleté, la lutte aveugle et les passionsdéchaînées, si différentes de celles d’un bandit solitaire. Toutcela représente à mes yeux un monde obscur, et je n’aime pas lesténèbres. Mais même dans mes cauchemars, je n’avais jamais imaginéd’aventure pareille à celle-ci. La rue étroite et fétide où lesvents glacés balayaient les ordures, le langage inconnu au sonrauque et sauvage et mon ignorance absolue de sa signification, mefirent froid dans le dos.

– Cette fois-ci, ça y est, mon vieux,dis-je à Peter, qui maniait le pistolet que lui avait remis lecommandant à Roustchouk.

Ces pistolets étaient nos seules armes. Lafoule les aperçut et hésita, mais si elle se décidait à se ruer surnous, nos deux pistolets ne seraient que de frêles obstacles.

La voix de Rasta s’était tue. Ayant terminé sabesogne, il s’était sans doute retiré à l’arrière-plan. La foule semit à crier : Alleman ! et un autre mot :Khafiyeh, qui fut répété plusieurs fois. Je ne comprenaispas alors ce que signifiaient ces mots, mais aujourd’hui, je lesais : on nous poursuivait parce que nous étions Boches etespions. Il n’y avait pas trop d’amour entre la racaille deConstantinople et ses nouveaux maîtres. C’était vraiment une ironiedu sort que Peter et moi fussions condamnés pour Boches. Car nousétions condamnés. J’avais bien entendu dire qu’en Orient, où il n’ya ni journaux curieux, ni police intègre, on disparaît trèsfacilement.

Je souhaitai ardemment connaître un mot deturc. Je réussis enfin à me faire entendre un instant et je criaique nous étions des marins allemands qui venions d’amener del’artillerie lourde pour la Turquie et que nous allions regagnernotre pays le lendemain. Je demandai ce qu’on pouvait bien avoircontre nous. Je ne sais si aucun de ces individus comprenaitl’allemand. En tout cas, mes protestations provoquèrent de nouveauxcris, parmi lesquels le mot sinistre de Khafiyeh revenaitsans cesse.

Alors, Peter tira par-dessus leurs têtes. Il yfut obligé, car un individu s’accrochait à son cou. Une grêle deballes s’aplatit aussitôt sur le mur au-dessus de nous. Ils avaientsans doute l’intention de nous prendre vivants et j’avais bienrésolu que cela ne se passerait pas ainsi. Mieux valait mourir dansune bagarre qu’aux mains de Rasta, ce brave de boudoir !

Je ne sais pas exactement ce qui arrivaensuite. La foule se précipita vers moi, et je tirai. Quelqu’unpoussa un cri de douleur et je m’attendais à être étranglél’instant d’après. Puis, tout à coup, la bagarre cessa, et unéclair de lumière vacillante jaillit au milieu des ténèbres.

Je n’ai jamais passé de moments plusangoissants. Le mystère m’avait souvent entouré durant cesdernières semaines, mais je n’avais jamais été appelé à faire faceà un péril immédiat. Lorsque j’avais été aux prises, comme à Loos,avec un risque pressant et physique, j’avais au moins su la naturedu danger qui me menaçait ; je savais ce qui m’attendait.Aujourd’hui, j’étais sous le coup d’une menace à laquelle je nepouvais donner de nom, et qui, loin d’être dans l’avenir, noussaisissait déjà à la gorge.

Et pourtant, je n’arrivai pas à me figurer quece danger fût tout à fait réel. Les balles criblaient les mursau-dessus de nous comme autant de pétards ; les visages,devinés plutôt que visibles dans l’obscurité, les rauques clameurs,tout cela était empreint de la folie d’un cauchemar.

Seul Peter, à mes côtés, sacrant sansdiscontinuer en hollandais, était réel.

Puis soudain, la lumière jaillit, rendant lascène encore plus fantastique.

Cette lumière provenait de torches portées pardeux individus farouches, munis de longs gourdins, qui se frayèrentun passage jusqu’au cœur de la foule. La lueur vacillante gravitles murs escarpés, projetant des ombres monstrueuses. Le ventemportait les flammes en longs rubans s’éteignant en gerbesd’étincelles.

Tout à coup, la foule murmura un nouveaumot : Chinganeh ! et ce mot était prononcéplutôt avec crainte qu’avec colère.

Tout d’abord, je ne discernai pas les nouveauxvenus. Ils étaient cachés dans l’obscurité profonde, sous leur daislumineux, car ils portaient haut les torches au bout de leurs braslevés. Ils poussaient des cris farouches et stridents terminésparfois par un jet de paroles rapides qui ne paraissaient pasdirigés contre nous, mais plutôt contre la foule. Et tout à coup,il me vint l’espoir qu’ils avaient pris notre parti pour quelqueraison inconnue.

La foule ne nous enserrait plus. Elle sedispersait rapidement, et j’entendis nos assaillants se houspillertout en dégringolant les rues transversales. Je crus d’abord quenos sauveurs appartenaient à la police turque, mais je changeaid’avis lorsque leur chef apparut dans un cercle de lumière. Il neportait pas de torche, mais un long bâton qu’il assenait sur latête de ceux qui étaient trop serrés pour pouvoir s’enfuir.

On ne pouvait concevoir d’apparition plusfantastique. Imaginez-vous un homme très grand, vêtu de peaux debêtes, les jambes nues et chaussé de sandales. Un morceau de drapécarlate enserrait ses épaules, et une calotte, fabriquée d’unepeau dont la queue se balançait, lui recouvrait la tête etdescendait jusqu’aux yeux. Il bondissait comme un animal sauvage,tout en psalmodiant, sur un ton aigu et monotone, une étrangecomplainte qui me donnait la chair de poule.

Tout à coup, je me rendis compte que la foules’était dispersée. Nous n’avions plus devant nous que ce personnageet ses compagnons, dont quelques-uns portaient des torches. Ilsétaient tous vêtus de peaux de bêtes, et le chef était seul àporter la calotte de fourrure. Tous les autres étaient nu-tête,avec de longues chevelures embrouillées.

Le chef me criait des chosesincompréhensibles, ses yeux étaient vitreux comme ceux d’un fumeurde chanvre, et ses jambes ne cessaient de remuer. On s’imaginerait,n’est-ce pas, que ce personnage était un saltimbanque ? Jepuis pourtant vous assurer qu’il n’était nullement comique, maissinistre et effrayant. Et je n’avais guère envie de rire.

Tout en vociférant, il désignait de son bâtonla rue qui montait la colline.

– Il nous dit de partir, dit Peter. Pourl’amour de Dieu ! Tâchons de nous débarrasser de cesorcier.

Je ne comprenais pas pourquoi, mais il étaitclair que ces maniaques nous avaient délivrés des mains de Rasta etde ses amis.

C’est alors que je commis une grosse erreur.Tirant un souverain de ma bourse, je l’offris au chef. Je désiraislui témoigner ma reconnaissance, et ne pouvant m’exprimer par desparoles, j’essayai de le faire par des gestes.

Son bâton s’abattit sur mon poignet et l’orroula dans le ruisseau. Ses yeux jetèrent des éclairs et il fittournoyer son arme au-dessus de ma tête. Il me maudit (je ledevinais facilement, bien que je ne comprisse pas un mot de cequ’il disait) et ceux de sa suite me maudirent à leur tour. Jel’avais évidemment mortellement froissé et j’avais déchaîné ainsiune fureur encore plus grande que celle des partisans de Rasta.

D’un commun accord, nous prîmes nos jambes ànotre cou. Nous n’allions pas chercher querelle à des démoniaques.Nous parvînmes à l’étroite rue escarpée, suivis de près par cettefolle cohorte. Les torches s’étaient éteintes, car il régnait uneobscurité complète, et nous trébuchâmes maintes fois contre des tasd’ordures et franchîmes des égouts. Les hommes étaient sur nostalons ; plus d’une fois, je sentis un bâton s’abattre sur mesépaules. Mais la peur nous prêta des ailes. Tout à coup, nous vîmesdevant nous des lumières et la rue déboucha dans une des voiesprincipales de la ville. La meute s’en rendit compte et ralentitson allure. Un peu avant d’atteindre la rue, nous nous arrêtâmes etjetâmes un regard en arrière. La sombre allée descendant jusqu’auport était déserte. Tout était silencieux.

– C’est un pays étrange que celui-ci,Cornélius, remarqua Peter en se tâtant. Il s’y passe trop de chosesen trop peu de temps. Je n’en puis plus.

La grande rue où nous venions de déboucherlongeait le sommet de la colline. Il y avait des réverbères,quelques fiacres et des boutiques d’assez bonne apparence. Noustrouvâmes bientôt l’hôtel que Kuprasso nous avait recommandé –grand édifice donnant sur une cour, muni d’un porche fort démoli etde stores verts que le vent d’hiver faisait claquermélancoliquement. C’était, comme je le craignais, bondé d’officiersallemands. J’obtins avec quelque difficulté une entrevue avec lepropriétaire, le Grec habituel, et lui dis que je venais de la partde M. Kuprasso. Ceci ne lui fit pas le moindre effet, et ilnous eût mis carrément à la porte si, par bonheur, je ne m’étaispas souvenu du laisser-passer de Stumm.

Je lui expliquai donc que nous venionsd’Allemagne avec du matériel de guerre et que nous voulions deschambres seulement pour une nuit. Je lui montrai le laissez-passeret bluffai de mon mieux. À la fin, il se radoucit et promit defaire son possible pour nous être agréable.

Ce ne fut pas brillant. On nous conduisit àune toute petite chambre meublée de deux lits pliants, où le ventsifflait par les fenêtres aux carreaux cassés. Nous dînâmes fortmal de mouton filandreux, de légumes bouillis et d’un fromage blancqui sentait si fort qu’il eût pu réveiller les morts. Mais je meprocurai une bouteille de whisky qui me coûta un souverain ;nous réussîmes à allumer le poêle dans notre chambre et à fermerles volets. Puis un verre de grog nous mit du cœur au ventre etnous dormîmes d’une traite pendant douze heures. Il faut avouer quedepuis Roustchouk, notre sommeil avait été plutôt agité !

En m’éveillant, le lendemain matin, je visqu’il neigeait. Avec beaucoup de peine, je trouvai un domestique àqui je demandai de nous apporter du café. Nous étions tous deuxassez déprimés.

– L’Europe est bien froide et ne vaut pasqu’on se batte pour elle ! dit Peter. Il n’y a qu’un pays pourles Blancs : l’Afrique du Sud.

Et j’étais bien près d’être de son avis.

Assis sur le bord de mon lit, j’examinai notresituation. Elle n’était pas très encourageante. Il me sembla quenous nous étions amusés à amasser des ennemis. Il y avait d’abordRasta, que j’avais oublié mais qui se souviendrait longtemps demoi. Il était entouré de sa racaille turque et nous« aurait » sûrement, tôt ou tard. Ensuite, il y avait lemaniaque à la calotte de fourrure. Il n’aimait pas Rasta, et jedevinai qu’il appartenait, ainsi que ses partisans, à un partihostile aux Jeunes-Turcs. Mais, d’autre part, il ne nous aimait pasnon plus, et nous aurions des ennuis si nous le rencontrions denouveau. Enfin, il y avait Stumm et le gouvernement allemand. Lesautorités de Roustchouk allaient être mises sur nos traces :ce n’était plus qu’une question d’heures. Il leur serait facile denous dépister à partir de Chataldja, et, une fois entre leursmains, nous serions absolument perdus.

Il me parut clair qu’à moins de trouver unsanctuaire et de dépister tous nos poursuivants, pour cette journéedu moins, nous étions définitivement perdus. Mais où trouver cesanctuaire ? Nous ne connaissions, ni l’un ni l’autre, un motde turc, et je ne voyais aucun moyen d’assumer de nouveaux rôles.Pour le faire, il nous eût fallu des amis et de l’aide, et je nesavais où en trouver. Il est vrai que Blenkiron devait être dansces parages, mais comment communiquer avec lui ? Quant àSandy, j’avais à peu près renoncé à l’espoir de le revoir. Dès ledébut, son plan m’avait paru insensé et destiné à ne pasréussir.

Il était probablement en Asie Mineure, et enparvenant à Constantinople, d’ici un mois ou deux, il apprendraitl’histoire de deux Hollandais à demi fous qui avaient disparu on nesavait où.

Le rendez-vous chez Kuprasso ne valait rien.C’eût été différent si nous étions arrivés sans avoir éveillé aucunsoupçon et si nous pouvions fréquenter l’endroit tranquillementjusqu’à ce que Blenkiron vînt nous y rejoindre. Mais pour cela, ilnous eût fallu du loisir et de la tranquillité… et nous avions unemeute à nos trousses. Le café de Kuprasso était déjà suffisammentdangereux. Si nous nous y montrions, nous y serions cueillis parRasta, ou par la police militaire allemande, ou par le fou à lacalotte de fourrure. Il fallait donc renoncer à y retourner dans letrès faible espoir d’y rencontrer Blenkiron.

Je me dis amèrement que ce jour-là était le 17janvier, jour fixé pour notre réunion. Pendant toute la descente duDanube, j’avais entretenu l’espoir de rencontrer Blenkiron, car jesavais qu’il parviendrait à temps au rendez-vous. Je lui auraisdonné les renseignements que j’avais eu la chance de réunir ;nous les aurions ajoutés à ceux qu’il avait pu se procurer, et nousserions peut-être parvenus à bâtir toute l’histoire que sir Walterdésirait si ardemment connaître. Après quoi, j’estimais qu’il meserait facile de gagner la Roumanie et de rentrer en Angleterre viala Russie. J’aurais rejoint mon bataillon au mois de février, ayantaccompli d’aussi bonne besogne que quiconque dans cette guerre.

Mais aujourd’hui, il me semblait bien que mesrenseignements disparaîtraient avec moi, à moins que je pusserejoindre Blenkiron avant la nuit.

Je discutai de tout cela avec Peter. Ilpartagea mon avis : nous étions fichus ! Nous décidâmesde nous rendre tout de même chez Kuprasso dans l’après-midi, et denous fier à notre veine pour le reste. Comme il ne fallait passonger à errer à travers la ville, nous demeurâmes assis dans notrechambre toute la matinée à nous raconter de vieilles histoires dechasse pour nous empêcher de pleurer sur le présent. À midi, nousdéjeunâmes de mouton froid et de fromage, et nous achevâmes notrewhisky. Puis je payai la note, car je ne voulais à aucun prixpasser une deuxième nuit dans cet hôtel, et à 3 heures et demie,nous sortîmes, sans soupçonner où nous coucherions le soir venu. Ilneigeait très fort, ce qui était une vraie aubaine. Mais ce pauvrevieux Peter n’avait pas de pardessus. Nous allâmes donc chez unjuif, marchand d’habits, où nous achetâmes un horrible paletot toutfait. À quoi bon ces économies quand l’avenir était aussisombre ? Les rues étaient désertes à cause de la neige, etlorsque nous nous engageâmes dans la ruelle menant au bac deRatchik, nous la trouvâmes tout à fait tranquille. Nous nerencontrâmes pas âme qui vive avant d’arriver chez Kuprasso.

Nous traversâmes le café vide et descendîmesle sombre corridor jusqu’à la porte donnant sur le jardin. Jefrappai, et la porte s’ouvrit. Nous vîmes la cour froide, couvertede neige, et à l’extrémité opposée, un éclat de lumière provenantdu Pavillon. Nous payâmes le droit d’entrée au nègre et passâmesl’après-midi glaciale dans un salon fort criard.

Quarante ou cinquante personnes étaientréunies à boire du sirop et du café, et à fumer du latakia. Laplupart étaient des Turcs vêtus à l’européenne, coiffés dufez ; il y avait aussi quelques officiers allemands, etquelques civils qui étaient sans doute des mécaniciens boches del’arsenal ou des commis de l’auxiliaire. Une femme vêtue d’une robevoyante était assise au piano et plusieurs autres femmes aux voixstridentes buvaient avec les officiers. Peter et moi nous assîmesmodestement dans le coin le plus proche de l’entrée. Kuprasso nousaperçut et nous envoya du café. Une fille au type juif vint à nouset se mit à parler français, mais elle s’en alla en me voyantsecouer la tête.

Bientôt, une autre fille apparut sur l’estradeet se mit à danser, en faisant tinter ses tambourins et en setortillant frénétiquement. J’ai vu des femmes indigènes, dans unkraal du Mozambique, danser mieux que cela. Une autre chanta unecomplainte allemande, très sentimentale, où il était question decheveux d’or et d’arc-en-ciel, et tous les Allemands présents semirent à applaudir.

L’ambiance était si commune que j’eus de lapeine à la supporter après mon long et dur voyage. J’oubliai quecette salle de danse vulgaire était pour nous aussi périlleusequ’un repaire de brigands.

Peter ne partageait pas mon impression. Ilétait fort intéressé par tout ce qui se passait autour de lui. Dureste, le nouveau l’attirait toujours. Il avait le génie de vivrede moment en moment.

Je me souviens que le rideau de scènereprésentait un lac bleu entouré de collines très vertes. Et peu àpeu, comme la fumée s’épaississait et que les violons selamentaient, ce paysage m’hypnotisa. Il me sembla que jecontemplais par une fenêtre un merveilleux paysage d’été où il n’yavait ni guerres, ni dangers. Je crus sentir les chauds rayons dusoleil et humer le parfum des fleurs de ces îles. Et puis, tout àcoup, je me rendis compte que l’atmosphère de la salle de danseétait tout imprégnée d’un parfum étrange.

Des brasiers brûlaient aux deux extrémités dela salle, et la fumée légère qui s’en dégageait avait une odeurd’encens. Quelqu’un avait jeté une poudre bleue sur les flammes, ettout à coup un grand silence tomba sur toute l’assemblée. Lesviolons pleuraient encore, mais dans le lointain, comme des échos.Toutes les lumières s’éteignirent, à l’exception d’un cerclelumineux au milieu de la scène. Et mon ennemi à la calotte defourrure bondit soudain dans ce cercle.

Il était accompagné de trois autres individus.J’entendis un murmure derrière moi et quelqu’un chuchota les mêmesmots que Kuprasso avait prononcés la veille. Ces maniaques étaientappelés les Compagnons des Heures Roses, et Kuprasso nous avaitpromis des danses merveilleuses.

J’espérais vivement qu’ils ne nousapercevraient pas, car ils m’inspiraient une véritable horreur.Peter éprouvait la même impression, et nous nous fîmes aussi petitsque possible dans notre coin sombre. Mais les nouveaux venus ne sesouciaient guère de nous.

En un clin d’œil, d’une salle de dansecommune, qui eut tout aussi bien pu être située à Chicago ou àParis, le pavillon se transforma en un lieu rempli de mystère, etaussi de beauté. C’était de nouveau le pavillon de Soliman le Rouge– Sandy avait eu raison de dire que les extrémités de la terre s’yrencontraient. Je perdis toute conscience de mes voisins. Allemandobèse, Turc en redingote ou juive sale, je ne voyais que cessilhouettes étranges bondissant dans le cercle lumineux –silhouettes qui sortaient de l’obscurité la plus profonde pourcréer de la magie.

Le chef jeta une poignée de poudre bleue surle brasier et une grande flamme bleue, en forme d’éventail, surgitaussitôt. Il tissait des cercles et il chantait une mélopée claireet aiguë, que ses compagnons accompagnaient en chœur de leur voixmonotone. Je ne saurais vous dire ce qu’était cette danse. J’avaisvu les ballets russes un peu avant la guerre, et cet homme merappelait un des danseurs. Mais sa danse était la partie la moinsimportante de tout le spectacle. L’enchantement n’était créé ni parle son, ni par le mouvement, ni par le parfum, mais par quelquechose de beaucoup plus puissant. La toile de fond criarde avaitdisparu. Il me semblait que je regardais par une fenêtre le plusbeau paysage du monde éclairé par la lumière pure du matin.

Il me semblait que j’apercevais une partie duveldt, mais un veldt que je ne connaissais pas. C’était à la foisplus farouche et plus riant. En vérité, je revoyais ma premièrejeunesse. J’éprouvais cette espèce de légèreté immortelle quel’adolescent est seul à connaître à l’aube de sa vie. Je necraignais plus aucunement ces magiciens. C’étaient d’aimablessorciers qui m’avaient emmené au pays des fées.

Puis des notes de musique tombèrent lentementde ce silence. Elles ressemblaient à des gouttes d’eau tombant detrès haut dans une coupe, et chacune d’elles possédait la qualitéessentielle du son pur. Nous autres, Occidentaux, nous avons oubliéle charme des notes solitaires dans notre amour des harmoniescompliquées. Les indigènes de l’Afrique le connaissent, et je mesouviens qu’un érudit me dit un jour que les Grecs avaient possédécet art. Ces clochettes argentines tintèrent dans l’espace infini –si exquises et si parfaites qu’aucune parole mortelle n’eût pus’adapter à elles.

Puis lentement, très lentement, cette musiquese transforma. Le flamboiement passa du bleu au pourpre et puis semua en un rouge sombre. Peu à peu, les notes se fondirent l’unedans l’autre et formèrent enfin une harmonie – une harmoniefarouche et inquiète. Et je reprenais conscience de la salle et desdanseurs aux peaux de bête qui gesticulaient dans leur cerclelumineux.

On ne pouvait plus se méprendre sur le sens deleur danse. Toute la grâce, toute la jeunesse s’en étaient envoléeset la passion battait l’air – une passion terrible et sauvage, quin’appartenait ni au jour, ni à la nuit, ni à la vie, ni à la mort,mais à ce monde intermédiaire qui les sépare. Les danseursm’apparurent soudain monstrueux, inhumains, diaboliques. Les lourdsparfums qui s’échappaient du brasier avaient comme un relent desang frais. Les spectateurs poussèrent des cris – des cris decolère, de désir, de terreur. J’entendis une femme sangloter, etPeter, qui est cependant le plus hardi des mortels, me saisit lebras.

Je compris alors que les Compagnons des HeuresRoses étaient les seuls êtres qu’il me fallait redouter. À côtéd’eux, Rasta et Stumm n’étaient que des nigauds. Dans une seconde,ces diables de sorciers dépisteraient leurs ennemis. Je sentis lesyeux ardents de leur chef fouiller l’obscurité pour me trouver. Àmes côtés Peter marmottait des prières et j’aurais souhaitél’étrangler. Son bavardage nous trahirait sûrement, car il mesembla qu’il n’y avait personne dans la salle, sauf nous et lesmagiciens.

Puis l’enchantement fut tout à coup rompu. Laporte s’ouvrit toute grande et le vent s’engouffra dans lepavillon, faisant voler en nuages les cendres des brasiers.J’entendis des voix très animées à l’extérieur et une bagarre seproduisit dans la salle. Nous demeurâmes un instant dansl’obscurité la plus complète, puis quelqu’un alluma un des becs degaz près de la scène. Alors, toute la saleté sordide d’une salle dedanse de troisième ordre se trouva révélée, visages blafards, yeuxlourds, chevelures grasses et sales.

Les Compagnons des Heures Roses avaientdisparu. À la porte se tenaient des hommes en uniformes. UnAllemand murmura :

– Ce sont les gardes du corps d’EnverPacha.

Je l’entendis très distinctement.

La salle se vida instantanément. Turcs etAllemands se bousculèrent, tandis que Kuprasso poussait deslamentations désespérées. On n’arrêta personne et je compris tout àcoup pourquoi. Les gardes étaient venus pour nous. C’était enfin larevanche de Stumm. Les autorités nous avaient dépistés et nousétions perdus.

Une révulsion soudaine vous laisse avec unevitalité fort affaiblie. Je ne fus pas autrement ému. Nous étionsperdus, voilà tout. C’était Kismet, la volonté de Dieu, iln’y avait qu’à nous soumettre. Je n’avais pas le moindre désir derésister ni de m’échapper. La partie était irrémédiablementperdue.

Un sergent nous désigna et dit quelques mots àKuprasso qui acquiesça. Nous nous levâmes lourdement et nousdirigeâmes vers eux. Après avoir traversé la cour entre deux gardeset remonté le sombre corridor, nous débouchâmes dans la ruecouverte de neige. Une voiture fermée nous attendait et on nous fitsigne d’y monter. Elle ressemblait exactement au panier àsalade.

Nous demeurâmes assis très tranquilles, lesmains sur les genoux, comme des gamins pris en flagrant délitd’école buissonnière. Je ne savais où nous allions et je ne m’ensouciais guère. Nous remontions la côte, puis je remarquai des rueséclairées.

– C’est la fin, Peter, dis-je.

– Ja, Cornélius,répondit-il.

Ce furent les seules paroles que nouséchangeâmes.

Enfin, la voiture s’arrêta. Quelqu’un ouvritla portière. Nous descendîmes, et nous nous trouvâmes dans une courentourée de très hauts bâtiments. Je me dis que c’était la prisonet je me demandai si on nous donnerait des couvertures, car ilfaisait un froid glacial.

Nous entrâmes dans un grand hall en pierre. Ily faisait fort bon, ce qui me donna quelque espoir pour noscellules. Un homme vêtu d’une espèce d’uniforme nous fit signe demonter. À l’étage supérieur, un deuxième geôlier vint à notrerencontre et nous conduisit jusqu’à une porte au bout du corridor.Puis il s’arrêta et nous fit signe d’entrer.

Je devinai que c’était là le bureau dugouverneur de la prison et qu’il allait procéder à uninterrogatoire. Mon cerveau était trop embrouillé pour penserclairement et je résolus d’observer le plus strict silence. Oui,même si on me mettait les poucettes. Je n’avais préparé aucunehistoire, mais j’étais bien résolu à ne pas me trahir.

En tournant le bouton de porte, je me demandaiquelle espèce de Turc ou de Boche nous allions y voir.

Nous nous trouvâmes dans une grande salleagréable, au parquet ciré. Un feu flambait dans l’âtre. À côté dufeu, un homme était étendu sur un canapé, un petit guéridon tiréprès de lui. Sur ce guéridon, un petit verre de lait était poséprès d’une réussite alignée.

Je considérai ce spectacle sans mot dire. Puisun autre personnage attira mon attention. C’était l’homme à lacalotte de fourrure, le chef des maniaques. En l’apercevant, nousfîmes instinctivement un pas en arrière, puis nous nous arrêtâmesnet…

Car le danseur traversa la pièce en deuxenjambées et me saisit les mains dans les siennes.

– Ah ! mon vieux Dick !s’écria-t-il. Je suis réellement heureux de vous revoir !

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer