Le Prophète au manteau vert

Chapitre 18Sur les toits

 

– J’ai bien souvent regretté que l’èredes miracles soit passée, dit Blenkiron.

Il ne reçut pas de réponse, parce que j’étaisoccupé à tâter les murs de notre prison, à la recherche d’unefenêtre.

– Car il me semble, reprit-il, qu’il nousfaudrait un bon miracle pour sortir de cette impasse qui estcontraire à tous nos principes. J’ai passé ma vie à exercer lestalents que Dieu m’a donnés pour empêcher les choses d’en venir àun point de rude violence, et j’y ai réussi jusqu’à présent. Maisvous êtes arrivé, major, et vous avez précipité un respectablecitoyen d’âge mûr dans un démêlé d’aborigènes. C’est bien indélicatde votre part. Il me semble que c’est à vous de décider maintenantquel parti nous allons prendre, car le cambriolage n’est pas monfort.

– Ni le mien, répliquai-je, mais je veuxêtre pendu si je renonce au jeu !

Sandy se trouvait tout près de nous, quelquepart là dehors, avec une foule bien résolue à ses talons. Ilm’était impossible d’éprouver le désespoir qui, par toutes les loisdu bon sens, semblait convenir à notre situation. Les canonsm’avaient grisé. J’entendais encore leurs voix profondes, bien quedes mètres de bois et de pierres nous séparassent de l’airextérieur.

Nous étions tourmentés par la faim. À part lesquelques bouchées que nous avions pu avaler sur la route, nousn’avions rien mangé depuis le matin, et comme depuis plusieursjours, notre régime était plutôt maigre, nous éprouvions le besoinde nous rattraper. Stumm n’avait plus daigné nous regarder dèsl’instant où nous avions été entassés dans l’auto. On nous avaitconduits jusqu’à une maison quelconque où on s’était empressé denous enfermer dans une cave. Il y faisait noir comme dans un four,et après avoir tâté tous les murs, d’abord debout et ensuite perchésur les épaules de Peter, je décidai qu’il n’y avait pas defenêtres. La cave était sans doute éclairée et ventilée par quelquevasistas pratiqué dans le plafond. Il n’y avait pas un meuble, rienqu’un plancher de terre humide et des murs de pierre nue. Derrièrela porte, vraie relique de l’âge de fer, j’entendais les pascadencés d’une sentinelle. Or, lorsqu’on ne peut rien faire pouraméliorer sa situation il n’y a qu’à prendre son parti et vivred’instant en instant. Nous nous réfugiâmes tous trois dans lesommeil, loin des exigences de nos ventres creux. Le sol de cettecave était bien le plus mauvais des lits, mais en roulant nospaletots en guise d’oreillers, nous en tirâmes le meilleur partipossible. La respiration régulière de Peter m’apprit bientôt qu’ildormait déjà, et, quelques instants plus tard, je l’imitais.

Une douce pression derrière mon oreille gaucheme réveilla. Je crus d’abord que c’était Peter, car c’est là unvieux truc de chasseur pour vous éveiller sans bruit. Mais uneautre voix que la sienne me parla. C’était la voix de Hussin. Il medit qu’il n’y avait pas de temps à perdre et qu’il fallait se leveret le suivre. Peter était déjà éveillé. Nous secouâmes Blenkiron,plongé dans un lourd sommeil. Hussin nous dit d’enlever nosbottines et de les suspendre autour de notre cou par les lacets,comme le font les petits paysans lorsqu’ils s’amusent à courirpieds nus. Et nous nous dirigeâmes sur la pointe des pieds vers laporte qui était ouverte.

Au-delà s’étendait un passage et, à l’une desextrémités, quelques degrés menaient au grand air. Au bas desmarches faiblement éclairées par la lueur des étoiles, je vis unhomme écroulé. C’était notre gardien que Hussin avait bâillonné etligoté.

En gravissant ces marches, nous parvînmes àune petite cour autour de laquelle les murs des maisons voisines sedressaient comme autant de hautes falaises. Nous nous arrêtâmes uninstant. Hussin écouta attentivement, puis, s’étant assuré que toutétait tranquille, il nous mena vers un côté de la cour où le murétait recouvert d’un solide treillage en bois, qui avait peut-êtrejadis servi de support à des figuiers. À présent, les arbresétaient morts et on ne voyait que quelques tendrons et quelquessouches pourries. Peter et moi eûmes vite fait de grimper le longdu treillage, mais ce fut autrement difficile pour Blenkiron !Il n’était pas entraîné et se mit bientôt à haleter comme undauphin. Il paraissait avoir le vertige des hauteurs. Mais il étaittrès brave et se mit vaillamment à la tâche jusqu’au moment où sesbras le trahirent. Alors, nous l’encadrâmes, lui prenant chacun unbras, comme j’avais vu faire une fois à un homme souffrant devertige dans la Cheminée de Kloof, sur le Mont de la Table. Je fusjoliment content lorsque je l’eus hissé haletant au haut du mur oùHussin nous rejoignit.

Après avoir rampé le long d’une muraille assezlarge, couverte d’une couche de neige poudreuse, nous dûmesescalader un arc-boutant pour atteindre le toit plat d’une maisonvoisine. Ce fut encore pour Blenkiron une épreuve bien pénible, etje crois qu’il serait tombé s’il avait pu voir l’abîme s’ouvrant àses pieds. Peter et moi étions continuellement sur le qui-vive.Puis la difficulté de notre tâche s’aggrava. Hussin désigna dudoigt un rebord qui passait devant un groupe de cheminées et quimenait à un autre édifice un peu moins haut : c’était la routequ’il désirait suivre. Alors, je m’assis résolument et j’enfilaimes chaussures. Les autres imitèrent mon exemple, car dans despérégrinations de ce genre, des pieds gelés ne seraient guère unavantage à notre actif.

Ce fut encore un mauvais pas pour Blenkiron,et il ne réussit à le franchir qu’en passant le visage tourné versPeter et moi qui nous tenions adossés au mur. Nous n’avions aucuneprise, et s’il avait trébuché, nous serions tous trois tombés dansla cour. Mais il réussit à passer sans encombre et nous nouslaissâmes glisser aussi doucement que possible sur le toit de lamaison voisine. Hussin nous invita au silence, un doigt sur leslèvres, et je vis bientôt la raison de ces précautions. Une fenêtreéclairée brillait dans le mur le long duquel nous venions dedescendre. Je ne sais quel démon me souffla le désir de m’attarderun peu et d’explorer les alentours. Blenkiron et Peter suivirentHussin et atteignirent bientôt l’extrémité du toit où se dressaitun pavillon en bois. J’essayai de jeter un coup d’œil par lafenêtre illuminée dont les deux battants étaient fermés et voiléspar un rideau. Par l’entrebâillement de ce rideau, je vis unepetite chambre éclairée par une seule lampe. Devant une tableencombrée de papiers et de documents, un homme très grand étaitassis.

Je le regardai, fasciné, tandis qu’il setournait pour consulter ses documents et tracer une marque sur lacarte posée devant lui. Puis il se leva, s’étira, et ayant jeté unregard vers la fenêtre, il sortit et descendit un escalier de boisen faisant un grand bruit. Il laissa la porte entrebâillée et lalampe brûlait toujours.

Je devinai qu’il était allé jeter un coupd’œil sur ses prisonniers, et dans ce cas, la partie était perdue.Mais j’étais poussé par un désir insensé de voir la carte qu’ilétudiait. C’était une de ces folles impulsions qui dominententièrement la raison. Cette impulsion fut si vive que pourparvenir jusqu’à cette table, j’étais prêt à arracher le châssis dela fenêtre. Ce ne fut pas nécessaire. L’espagnolette céda sansdifficulté et la fenêtre s’ouvrit toute grande. Après m’être assuréque je n’entendais pas de bruit dans l’escalier, je me glissai dansla pièce et, saisissant la carte, je la fourrai dans ma poche avecle document. Puis j’enlevai avec soin toutes traces de mon passage,je balayai la neige tombée sur le parquet, je tirai de nouveau lerideau et, ressortant sur le toit, je refermai la fenêtre. Aucunbruit n’annonçait le retour de Stumm. Alors, je rattrapai mescompagnons, que je retrouvai en train de grelotter dans un petitpavillon à l’extrémité du toit.

– Il faut nous dépêcher, leur dis-je, carje viens de cambrioler le bureau du vieux Stumm. Entendez-vous,Hussin, mon garçon ? Ils sont peut-être sur nos traces en cemoment, et je supplie le ciel que nous tombions bientôt sur unchemin plus facile.

Hussin comprit. Il nous mena rondement d’untoit à l’autre, car ils étaient tous à la même hauteur et n’étaientséparés que par des parapets très bas. Nous ne vîmes pas âme quivive. Il est vrai qu’on ne choisit pas une nuit d’hiver pour sepromener sur son toit ! J’étais aux aguets, m’attendanttoujours à entendre du bruit derrière nous. Et en effet, cinqminutes plus tard, des clameurs éclatèrent. Une voix surtoutretentissait au-dessus de toutes les autres : celle de Stumm.Jetant un coup d’œil par-dessus mon épaule, j’aperçus une lueur delanternes : Stumm avait constaté sa perte et découvert lestraces du voleur.

Hussin jeta un regard en arrière et puiscontinua sa course à toute allure. Le vieux Blenkiron le suivait enhaletant et en trébuchant. Les cris se firent tout à coup plusforts, comme si quelqu’un avait discerné des mouvements dansl’obscurité faiblement éclairée par le scintillement des étoiles.Il était bien évident que nous serions vite rattrapés s’ilscontinuaient la poursuite, car sur un toit, Blenkiron était à peuprès aussi agile qu’un hippopotame.

Enfin, nous arrivâmes au bord d’un mur quitombait à pic et pourvu d’une sorte d’échelle rejoignant un rebordétroit, lequel disparaissait à gauche dans un gouffred’obscurité.

Hussin me saisit le bras.

– Suivez ce mur, me dit-il, et vousparviendrez à un toit qui franchit la rue. Traversez-le ; vousvous trouverez en face d’une mosquée. Tournez à droite. Le cheminest facile pendant une cinquantaine de mètres et bien abrité parles toits plus élevés. Pour l’amour d’Allah, restez à l’abri de cetavant-mur ! Je vous rejoindrai dans ces parages.

Il nous fit suivre le rebord pendant quelquesmètres et retourna ensuite sur ses pas. Il eut soin de recouvrir deneige nos empreintes. Puis il continua son chemin tout droit,faisant des pas courts et sautillants comme un oiseau. Je devinaison but. Il voulait attirer nos ennemis sur sa trace, et pour cela,il lui fallait multiplier ses empreintes et s’en remettre àl’espoir que les limiers de Stumm ne se rendraient pas comptequ’elles étaient toutes faites par un seul homme.

Il fallut toute ma présence d’esprit pourarriver à faire franchir ce rebord à Blenkiron. Il était à bout deforces et suait de terreur. En fait, il courait un des plus grandsrisques de sa vie, car nous n’avions pas de cordes et il ne tenaitqu’à lui de se casser le cou. Je l’entendis invoquer quelque déitéinconnue du nom de Holy Mike, mais il s’en tira vaillamment et nousnous trouvâmes enfin sur le toit qui franchissait la rue. Notreroute fut alors plus facile, mais ce ne fut guère amusant decontourner la coupole de cette mosquée de malheur. Ayant enfindécouvert le parapet, nous respirâmes plus à l’aise, car nousétions bien abrités du côté d’où pouvait venir le danger. Je jetaiun coup d’œil en arrière et je vis un spectacle étrange de l’autrecôté de la rue, à environ 30 mètres de nous.

La poursuite se continuait sur les toitsparallèles à celui sur lequel nous nous trouvions. Je vis letremblotement des lanternes, qui décrivaient des courbes éperdueslorsque leurs porteurs glissaient sur la neige ; et j’entendisdes cris qui ressemblaient aux aboiements de limiers suivant unepiste. Stumm n’était pas parmi eux, sa taille l’excluait de cegenre d’aventure. Ils nous dépassèrent et continuèrent sur notregauche, tantôt cachés derrière une cheminée, tantôt se détachantnettement contre le ciel. Les toits qu’ils fouillaient étaientd’environ 15 centimètres plus hauts que le nôtre, de sorte que denotre abri, il nous était facile de suivre leur parcours. Et nousnous trouverions dans une situation fort embarrassante si, commeils paraissaient fort y songer, ils poursuivaient Hussin à traverstout Erzurum.

Mais, tout à coup, nous vîmes un autrespectacle. Les lanternes vacillaient à 300 ou 400 mètres de nous,lorsque la silhouette d’un homme se dessina soudain sur les toitsdu côté opposé de la rue. Je crus tout d’abord que c’était un denos adversaires, et nous nous dissimulâmes tant bien que mal. Jereconnus alors l’agilité mince de Hussin. Il avait dû rebrousserchemin, se tenant à la gauche des policiers et courant ainsi degros risques dans les espaces découverts. Il nous faisaitprécisément face et n’était séparé de nous que par la largeur de larue.

Faisant un pas en arrière, il se ramassa surlui-même pour prendre élan et bondit par-dessus l’abîme. Il tombacomme un chat sur le parapet au-dessus de nous, et la forced’impulsion le fit culbuter sur nos têtes.

– Nous sommes sauvés pour l’instant,déclara-t-il, mais ils feront demi-tour dès qu’ils s’apercevront dema disparition. Il faut nous hâter.

Nous passâmes la demi-heure qui suivit àparcourir un véritable dédale de tournants et de lacets, à glisserle long de murs recouverts d’une couche de glace, à escaladerd’innombrables cheminées.

Le brouhaha de la ville s’était tu et aucunbruit ne montait des rues noires ; mais vers l’est, legrondement du canon retentissait toujours. Nous arrivâmes enfin autoit d’un hangar donnant sur une cour. Hussin poussa un criétrange, comme le ululement du hibou, et quelque chose bougea à nospieds.

C’était une grande charrette recouverte d’unebâche remplie de bottes de fourrage et tirée par quatre mulets. Aumoment où nous sautions du toit sur le fumier gelé qui jonchait lacour, un homme sortit du hangar et se mit à parler à Hussin à voixbasse. Aidé de Peter, je hissai Blenkiron dans la charrette et j’ygrimpai à ses côtés. Rien ne m’a jamais semblé aussi délicieux quela tiède douceur de ce fourrage après les toits gelés que nousvenions de traverser ! J’avais tout à fait oublié ma faim etje n’aspirais qu’au sommeil. La charrette sortit bientôt de la courpour s’engager lentement dans les rues sombres.

Alors, Blenkiron se mit à rire. C’était unlong roulement intérieur qui le secouait tellement qu’une botte defourrage lui tomba sur la tête. Je crus tout d’abord qu’ilsouffrait d’une attaque de nerfs due à la détente soudaine de latension que nous éprouvions depuis plus d’une heure. Mais je metrompais. Son corps manquait d’entraînement, mais ses nerfs étaientfort bien équilibrés. Il ne s’agissait que d’un accès d’honnêtehilarité.

– Dites donc, major ! s’écria-t-ilenfin. Je ne nourris généralement pas d’antipathie pour messemblables, mais, je ne sais pourquoi, je ne portais pas le colonelStumm dans mon cœur. Et pourtant, ce soir, je l’aime presque !Vous lui aviez déjà flanqué un rude coup en Allemagne, etmaintenant, vous venez d’annexer son dossier secret, qui doit êtrefort important, autrement, il n’aurait pas entrepris cesteeple-chase sur les toits. Je n’ai pas couru pareille aventuredepuis au moins quarante ans, depuis le jour où j’ai fracturé lehangar à bois de Brown pour lui chiper sa sarigue[16] apprivoisée. C’est la première fois queje me suis vraiment amusé depuis le début de notre entreprise.

Et bercé par le rire de Blenkiron, j’imitail’exemple de Peter et je m’endormis.

Il faisait encore sombre quand je m’éveillai.La charrette s’était arrêtée dans une cour ombragée par de grandsarbres. La couche de neige était plus épaisse ici et, à en jugerpar l’air, nous avions quitté la ville et étions parvenus à unealtitude plus élevée. De hauts édifices se dressaient d’un côté, etde l’autre, on apercevait la pente d’une colline. Il n’y avait pasde lumière ; tout était plongé dans l’obscurité la plusprofonde, et cependant, je devinai près de moi d’autres présencesque celles de Hussin et du conducteur. On nous fit entrerrapidement dans une annexe où nous descendîmes quelques marchesmenant à une cave spacieuse. Blenkiron n’était qu’à moitiéréveillé. Hussin alluma une lanterne et je vis que nous noustrouvions dans un ancien fruitier. Le sol était parsemé de goussesdesséchées et une forte odeur de pommes imprégnait toute la pièce.On avait empilé de la paille dans les coins en guise de lits ;une table de bois grossier et un divan de planches recouvert depeaux de moutons complétaient le mobilier.

– Où sommes-nous ? demandai-je àHussin.

– Dans la maison du maître !répondit-il. Vous y serez en sécurité, mais il ne faut pas bougeravant l’arrivée du maître.

– La dame franque est-elle aussiici ? continuai-je.

Hussin hocha la tête en signe d’affirmation ets’occupa de vider une besace d’où il sortit des raisins secs, de laviande froide et un pain. Nous tombâmes sur ces provisions commedes vautours, et Hussin disparut. Je remarquai qu’il prit soin defermer la porte à clef derrière lui.

Dès que nous eûmes achevé cette légèrecollation, mes compagnons reprirent leur sommeil interrompu. Mais,à présent, j’étais tout à fait réveillé, et j’étais fort préoccupépar plusieurs problèmes. Je m’emparai de la lampe électrique deBlenkiron et m’étendis sur le divan pour y étudier la carte deStumm. Dès le premier coup d’œil, je me rendis compte que j’avaisfait une véritable trouvaille. C’était la carte d’état-major desdéfenses d’Erzurum. On y distinguait les forts et les tranchées, etelle portait de nombreuses annotations inscrites de l’écriturenette et minuscule de Stumm. Je sortis la grande carte que je prisdans la poche de Blenkiron et je me rendis compte de la situationdu terrain. Je vis le fer à cheval du Deve Boyun que l’artillerierusse harcelait vers l’est. La carte de Stumm ressemblaitabsolument à ces cartes d’artillerie dont nous nous servons enFrance, à l’échelle d’un dix-millième. De fines lignes rougesreprésentaient les tranchées, mais seules les tranchées turquesétaient indiquées en détail, tandis que les tranchées russesn’étaient tracées que fort grossièrement. C’était en somme le plansecret de toute l’enceinte d’Erzurum et ce serait d’une valeurinestimable pour l’ennemi. Il n’était guère surprenant que cetteperte eût rendu Stumm furieux.

Les lignes de Deve Boyun me parurent trèspuissamment fortifiées et je connaissais la valeur du soldat turc àl’abri de fortes défenses. Il me semblait que la Russie couraitau-devant d’un deuxième Plevna ou d’un nouveau Gallipoli. Alors, jeme mis à étudier les flancs. Vers le sud, la rangée des montsPalantuken se dressait munie de forts défendant les défilés oùpassaient les routes menant à Mus et au lac de Van. De ce côtéégalement, les positions turques paraissaient assez solides. Jedistinguai deux grands forts, Tafta et Kara Gubek, qui protégeaientla route d’Oltn au nord de la vallée de l’Euphrate. Sur cettepartie de la carte, Stumm avait fait de nombreuses annotationsauxquelles j’accordais toute mon attention. Je me rappelai queBlenkiron m’avait dit que les Russes avançaient sur un large front,car il était fort clair que Stumm se préoccupait du flanc de laforteresse.

Le point intéressant était Kara Gubek, situésur une crête entre deux cimes qui s’élevaient à pic. Tant que lesTurcs tenaient cette position, aucun envahisseur ne pourraitdescendre vers la vallée de l’Euphrate. Stumm avait ajoutél’annotation « pas fortifié » à côté de ces cimes, et àenviron 3 kilomètres vers le sud, je remarquai une croix au crayonrouge et le nom « Prjévalsky ». Je me dis que c’étaitsans doute le point extrême atteint par l’aile droite de l’attaquerusse.

J’examinai ensuite le document duquel Stummavait copié les annotations reportées sur la carte. C’était unefeuille dactylographiée, où étaient inscrites des notes relatives àdivers points de la ligne de défense turque. Une de ces notes,intitulée Kara Gubek, était ainsi conçue :

« Nous n’avons pas le temps de fortifierles pics. Il est difficile mais non impossible pour l’ennemi d’ymonter des batteries. C’est le point véritablement dangereux, carsi Prjévalsky enlève les pics, Kara Gubek et Tafta tomberontforcément, et l’ennemi menacera alors l’arrière-garde gauche de laposition principale de Deve Boyun. »

J’étais assez bon soldat pour comprendrel’immense importance de cette note. La défense d’Erzurum dépendaitde Kara Gubek, qui n’était qu’un roseau brisé pour celui qui savaitoù se trouvait le point faible. Et pourtant, en examinant denouveau la carte, je ne croyais pas qu’aucun chef pût voir depossibilités dans les pics voisins, même s’il ne les croyait pasfortifiés. Ces renseignements n’étaient connus que des états-majorsturcs et allemands, mais si l’on parvenait à transmettre cesrenseignements au Grand-Duc, il lui serait facile de réduireErzurum en une journée. Autrement, il continuerait à bombarder lacrête de Deve Boyun pendant des semaines entières, et les Turcsrecevraient les renforts des divisions de Gallipoli bien avantqu’il n’emporte cette position. Le Grand-Duc se verrait alorscontraint à une lutte inégale et sa chance aurait disparu.

J’arpentai la cave de long en large en proie àl’agitation la plus fébrile. J’eus donné tout au monde pourposséder une TSF, un pigeon voyageur, un aéroplane ou un appareilquelconque qui pût franchir rapidement les 10 kilomètres qui meséparaient des lignes russes. C’était exaspérant d’être ainsi tombépar hasard sur des nouvelles aussi vitales et de ne pouvoir s’enservir. Comment trois fugitifs cachés dans une cave, ayant déjàtoute l’Allemagne et toute la Turquie à leurs trousses,pouvaient-ils espérer envoyer à qui de droit ce message de vie oude mort ?

Je repris la carte et j’examinai les positionsrusses les plus proches. Elles y étaient soigneusement soulignées.Au nord, Prjévalsky ; le plus gros de l’armée se trouvaitau-delà du Deve Boyun, tandis que les colonnes du sud montaientjusqu’aux défilés de Palantuken, mais sans les franchir. Je nesavais lesquelles de ces lignes étaient les plus proches de nous,car il fallait d’abord me rendre compte du lieu où nous noustrouvions. Et tout en songeant à cela, j’entrevis les rudimentsd’un plan désespéré dont l’accomplissement dépendait de Peter, quià ce moment même ronflait comme un chien exténué sur un lit depaille.

Hussin avait fermé la porte à clef ; ilme fallait donc attendre son retour pour me renseigner. Mais, toutà coup, je remarquai au plafond une trappe par laquelle ondescendait sans doute les vivres conservés dans cette cave. Cettetrappe était mal ajustée et ne paraissait point cadenassée. Jetirai donc la table au-dessous de la trappe que je pus souleveravec un petit effort. J’étais conscient de courir un risqueimmense, mais je ne m’en souciais guère, tant mon projetm’intéressait. Après quelques difficultés, je parvins à soulever latrappe et, faisant un rétablissement, je me hissai à genoux, sur lerebord.

Je me trouvai dans le bâtiment auquel notrerefuge servait de cave. Il y régnait un demi-jour. Il n’y avaitpersonne et je fouillai la pièce jusqu’à ce que j’eusse trouvé ceque je cherchais : une échelle, qui menait à une espèce degrenier par où on accédait sur le toit. Là, il me fallut être fortprudent, car on pouvait me repérer des bâtiments voisins. Par unechance extraordinaire, une espèce de treillage pour espalierstraversait le toit, m’offrant un abri. Alors, couché à plat ventre,je considérai fixement le vaste horizon.

Au nord, j’aperçus la ville à travers unbrouillard de brumes matinales, et, au-delà, la plaine del’Euphrate et le débouché de la vallée où la rivière surgissait descollines. Plus haut, parmi les cimes neigeuses, se trouvaient Taftaet Kara Gubek. À l’est, j’apercevais la crête de Deve Boyun, là oùla brume se dissipait dans le soleil d’hiver. Je remarquai lesconvois sur les routes y conduisant, et aussi le cercle des fortsintérieurs ; les canons s’étaient tus un instant. Au sud sedressait le grand mur d’une montagne blanche, que je pris pour lePalantuken. Je voyais les routes menant aux défilés et les fuméesdes camps à l’abri des hautes falaises.

Je savais ce que je voulais savoir. Nous noustrouvions dans les dépendances d’une grande maison de campagne, à 3ou 4 kilomètres de la ville : et le point le plus proche dufront russe était parmi les assises du Palantuken.

Au moment où je redescendais, j’entendis laplainte du muezzin qui fusait des minarets d’Erzurum, frêle etbelle comme le cri d’un oiseau sauvage.

Mes amis étaient éveillés lorsque je melaissai glisser par la trappe. Hussin alignait des aliments sur latable et considéra ma descente d’un air de désapprobationinquiète.

– Ça va bien, dis-je. Je ne recommenceraipas, car j’ai appris tout ce que je voulais savoir. Peter, monvieux, tu vas bientôt affronter la plus belle aventure de tavie.

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