Le Robinson de douze ans

Chapitre 13

 

– Histoire de la naufragée. – Construction d’un radeau. –Voyage au vaisseau. – Félix charge son radeau d’objets d’une grandeutilité. – Retour. – Transport des effets sauvés.

 

Le lendemain, ma mère alla chercher tout lesaule et l’osier qu’elle trouva dans mon magasin, et me somma detenir ma parole. Dès qu’elle eut vu la manière dont je m’y prenais,elle m’imita avec beaucoup d’adresse ; aussi l’ouvrage allagrand train. Je pris ce moment pour la prier de me raconter sonhistoire. « C’est, me répondit-elle, un récit biendouloureux ; mais je n’ai rien à refuser à celui qui m’a sauvéla vie. »

Ma mère entra d’abord dans le détail de sonmariage, de ma naissance, des soins qu’elle et mon père avaientpris de mon éducation et des espérances qu’ils avaient conçues dem’y voir répondre. Elle peignit avec feu sa douleur à la mort deson mari ; je ne pus douter que sa tendresse pour moi ne l’eûtseule empêchée de succomber. Mais quand elle parla de monindocilité, de mon humeur vagabonde, des chagrins et desinquiétudes qu’elles lui avaient causés, tous mes remords seréveillèrent ; mon cœur se serra, et je fus près de perdrel’usage de mes sens. Ma mère se reprochait vivement la faiblessequi l’avait empêchée de conserver sur moi toute son autorité etd’user de rigueur pour me corriger ; elle déplorait encoreplus le consentement qu’elle avait donné à mon départ, et seregardait comme la cause de ma mort.

Je reprends ici le récit de ma mère, et je laferai parler à peu près dans les mêmes termes dont elle seservit ; le vif intérêt que j’y prenais les a gravés dans mamémoire.

« Lorsque je me fus séparée de mon cherFélix et que j’eus vu partir la diligence, je repris en pleurant lechemin de mon village. Mes voisines et mes amies, touchées de mapeine, cherchaient à l’adoucir en me visitant souvent. Les mèressurtout me parlaient de mon fils, et m’assuraient que, dansquelques mois, j’aurais de ses nouvelles. C’était la meilleuremanière de me consoler ; dix-huit mois s’écoulèrent sans quej’entendisse parler du vaisseau où il s’était embarqué. À Brest etdans les environs, on était persuadé qu’il avait péri. Pour moi,sans aucune connaissance de la marine, je me laissai amuser par lesdiscours de ceux qui s’intéressaient à moi et qui voulaient mecacher mon malheur. Il me fut enfin connu : deux matelots denotre village avaient échappé au naufrage, ils s’étaient sauvés surun rocher où ils avaient pensé périr de misère ; mais unnavire américain les avait recueillis ; ils étaient revenus aupays. Le coup fut affreux. Je tombai sans connaissance et je nesortis d’un long évanouissement que pour être saisie d’une grossefièvre et d’un délire violent. Je fus plusieurs jours dans cetétat ; quand je revins à moi, mon désespoir fut horrible. Toutle monde cherchait à me consoler. On me dit que tout espoir n’étaitpas perdu. J’aurais tant voulu pouvoir croire que je me mis àespérer encore. Je me persuadai que puisque deux matelots s’étaientsauvés, mon fils pouvait avoir eu le même bonheur, puis, qu’ilexistait peut-être dans quelque coin du monde, et que je lereverrais tôt ou tard. Cette idée fit tant d’impression sur moi,que je tressaillais chaque fois qu’on frappait à ma porte ; jecourais ouvrir avec une extrême émotion, et mon espoir trompé mefaisait retomber dans mon anéantissement.

» J’avais reçu une certaine éducation,j’étais moins ignorante que les autres personnes de maclasse ; mais je n’avais pas la moindre idée de géographie. Unnouveau maître venait de s’établir dans notre village ; ilenseignait cette science aux enfants des riches bourgeois dont lescampagnes étaient voisines. Il me vint un si grand désir de prendrede ses leçons que je n’y pus résister. J’y mis du mystère, parceque je craignais qu’on se moquât de moi. J’allais le soir chezl’instituteur. J’appris bientôt à connaître les cartes ;depuis ce moment ma principale occupation fut de les examiner, desuivre la route des vaisseaux qui vont dans l’Inde ou dans noscolonies d’Amérique, de considérer cette immense quantité d’îlesencore inhabitées. Quand mes yeux s’arrêtaient sur un archipel, jene pouvais les en détacher ; je croyais voir mon fils dans unede ses îles, sans réfléchir qu’un si jeune enfant n’aurait putrouver les moyens d’y subsister, et qu’il eût été la proie desbêtes féroces contre lesquelles il n’eût point eu de défense.

» Ces chimères occupèrent mon espritpendant trois ans. Cependant je dépérissais chaque jour ; masanté s’altérait de plus en plus, lorsque j’appris que madamed’Altamont, riche veuve, qui habitait Brest, allait partir pour laMartinique, où elle avait à recueillir une succession considérable,et qu’elle cherchait une personne de confiance pour l’accompagner.Mon imagination s’enflamma à cette nouvelle. Si je pouvais suivrecette dame, je verrais sans doute les mêmes lieux où mon fils avaitpassé ; je m’en informerais partout ; je le retrouveraispeut-être. Cette pensée me poursuivait jour et nuit. Je me fisrecommander à madame d’Altamont ; on m’avait prévenue quecette dame était d’un caractère impérieux et dur, et que je nepourrais manquer d’avoir à souffrir de son humeur. C’était unfaible obstacle pour un désir comme le mien ; j’obtins laplace que j’ambitionnais. Je pris tous les arrangements nécessairespour assurer ma petite fortune à mon fils s’il revenait, ou, à sondéfaut, à mes héritiers légitimes, en cas d’une issue funeste.

» Mes dispositions furent bientôt faites,je me rendis à Brest. Ma nouvelle maîtresse fut surprise de mondésintéressement ; je ne voulus faire aucune condition avecelle ; je m’abandonnai entièrement à sa générosité. Pourvu queje fusse transportée dans le Nouveau-Monde, tous mes vœux étaientremplis.

» Je n’ai que trop abusé de votrepatience en vous entretenant si longtemps de mes douleurs. Je nevous raconterai point les contrariétés que j’éprouvai pendant latraversée. Madame d’Altamont avait effectivement le caractère leplus fantasque et le plus bizarre ; malgré tous mes efforts,je ne pouvais la servir à son gré ; elle me faisait durementsentir ma dépendance et supporter sa mauvaise humeur ; maisj’étais fort peu sensible à ses procédés. Uniquement occupée du butde mon voyage, le plus souvent je n’entendais pas ses reproches,ou, comme je pouvais me rendre témoignage qu’ils n’étaient pasmérités, je les écoutais avec indifférence. Elle fut assezlongtemps tourmentée du mal de mer ; heureusement je n’en fusque légèrement incommodée ; aussi, je pus lui donner les soinsqu’elle avait droit d’attendre de moi. Nous relâchâmes à l’île deMadère, et madame d’Altamont y recouvra la santé. Le reste de latraversée se passa sans aventures fâcheuses, jusqu’au moment oùnous essuyâmes l’horrible tempête qui fracassa notre vaisseau surles rochers qui environnent cette île. Au milieu de laconsternation générale, je m’occupais de porter des secours à mamalheureuse maîtresse, qui, agitée d’affreuses convulsions,semblait n’avoir qu’un moment à vivre. Quant à moi, j’avais fait lesacrifice de ma vie, et l’espoir de rejoindre mon époux et mon filsme faisait regarder la mort de sang-froid. Cependant le navire,couché sur le côté, se remplissait d’eau ; elle gagnait lapetite chambre où nous étions retirées. Le mouvement qui se faisaiten haut et les cris de l’équipage me firent juger que les matelotsallaient se jeter dans les chaloupes. J’en avertis madamed’Altamont, en l’engageant à monter sur le pont pour profiter de cemoyen de salut. Elle retrouva des forces pour suivre mon avis. Leschaloupes, déjà surchargées de monde, allaient s’éloigner duvaisseau ; la voix gémissante de ma maîtresse fit consentirces hommes à nous recevoir ; ils nous crièrent de nous laisserglisser à l’aide d’une corde qui pendait le long du bord. Madamed’Altamont s’en saisit la première et entra dans la chaloupe. Je lasuivais de près ; mais une vague éloigna l’esquif au moment oùj’allais y mettre le pied, et je tombai dans la mer. Le bruit de latempête et les ténèbres qui nous environnaient empêchèrent sansdoute qu’on s’en aperçût et qu’on pût me secourir. Je perdisconnaissance et je ne revins à moi qu’au moment où vos soinsgénéreux m’ont rendue à la vie. Je ne conçois pas comment j’ai étéportée vivante sur le rivage de cette île, et je n’espère plusrevoir mon fils. Mais ma vie me sera chère, si je puis être utile àcelui qui me l’a conservée. Je n’ai plus de fils, mon jeuneami ; soyez le mien ; souffrez que je remplisse près devous les devoirs d’une mère, et rendez-moi le bien dont le sort m’aprivée. »

Ces tendres paroles me pénétrèrent jusqu’aufond du cœur : je me jetai aux genoux de ma mère, et je luipromis le respect, la docilité et l’affection d’un fils.

« Eh bien ! me dit-elle, je seraidoublement heureuse ; je me persuaderai que cet enfant est levôtre, et le titre de grand’mère me fera goûter de nouveauxplaisirs. »

À ces mots, elle accabla de caresses notrecher Tomy, qui ne se possédait pas de joie d’avoir une si bonnemaman.

Ma mère voulut absolument se charger de lacuisine et de tout le détail du ménage. J’allais tous les jours àla chasse ou à la pêche, et je rapportais ou du gibier délicat, oud’excellents poissons. Je trouvais toujours sur la grève quelquesdébris du vaisseau, et je travaillais en secret à la constructiond’un radeau, pendant que ma mère s’occupait dans la grotte et mepréparait quelque surprise agréable. Elle savait faire du beurre,mais elle manquait de baratte ; son adresse y suppléa ;un jour elle me servit une tasse de noix de coco pleine d’un beurrefin et délicieux. Ce mets, qui me rappelait mon pays, me flattainfiniment. Depuis ce moment nous n’en manquâmes plus, et ma mèreeut le moyen de faire de bonnes sauces et de varier nosaliments.

Quand mon radeau fut achevé, j’eus latentation d’aller visiter le vaisseau sans en prévenir mamère ; mais la soumission que je lui devais et la crainte delui causer de l’inquiétude ne me le permirent pas. Je lui demandaila permission de faire ce voyage, et j’eus bien de la peine àl’obtenir. Je lui représentai que choisissant pour mon départ letemps de la marée descendante, elle me porterait tout naturellementvers le rocher où le vaisseau était échoué, que j’attendrais à bordle moment du flux, à l’aide duquel je regagnerais le rivage, etqu’en cas d’accident la distance n’était pas assez grande pour queje ne pusse revenir à la nage. Depuis mon séjour dans l’île,j’étais devenu un excellent nageur ; je voulus, pour rassurerma mère, la rendre témoin de ma vigueur et de mon adresse dans cegenre d’exercice. Je parvins à diminuer ses craintes, mais elleexigea que je prisse avec moi mon fidèle Castor, dont l’attachementm’avait déjà une fois sauvé la vie.

Il ne s’agissait plus que de mettre le radeauà flot ; je l’avais conduit tout près du bord de la mer sur unterrain en pente. Lorsque la mer montait, elle en soulevait unbout ; nous enlevâmes l’autre au moyen de deux forts leviers,et nous eûmes le plaisir de le voir glisser doucement et flotterenfin sur l’eau. Nous l’attachâmes au tronc d’un arbre par un fortlien, et j’attendis avec impatience le moment où le reflux mepermettrait de me mettre en mer.

Ma mère m’indiqua la chambre de sa maîtresse,elle se trouvait dans la partie du vaisseau où probablement l’eaune pouvait gagner, car la proue étant entièrement enfoncée dans lamer, nécessairement la poupe était fort élevée. Une petite mallecontenait les effets de ma mère.

Le temps vint de démarrer ; je détachaile radeau ; une longue perche me servit à l’éloigner de terreet à le diriger. Je fis heureusement le court trajet jusqu’auvaisseau ; des cordages m’aidèrent à y monter. Il étaitabsolument disjoint, et dans un tel état, qu’il ne pouvait manquerde se disloquer à la moindre tempête. Je songeai donc à profiter dece voyage pour rassembler ce qui m’était le plus nécessaire, nepouvant me flatter d’en faire un second. La malle de ma mèren’était pas trop lourde ; je la portai sur le pont, et, aumoyen d’une grosse corde, je la descendis sur le radeau. J’y fiscouler aussi de gros rouleaux de cordages de différentes grosseurs.Je visitai ensuite toute la partie du vaisseau qui n’était passubmergée ; je trouvai dans la chambre du capitaine plusieursmalles remplies de linge et d’habits : comme elles étaientfort pesantes, je les vidai, et je fis des paquets de ce qui meconvenait. Je pris aussi une cannevette pleine de bouteillesd’eau-de-vie et de liqueurs. J’aurais désiré me procurer quelquesbarils de biscuits, mais l’entrepont étant plein d’eau, je n’ypouvais pénétrer, et d’ailleurs tout devait y être gâté. J’eus donclieu de me féliciter de ce que, les productions de l’île suffisantaux besoins de notre vie, je n’avais à m’occuper que de ce quipouvait la rendre agréable. Plusieurs matelas firent partie de monchargement ; il fut complété par tout ce que je pus trouverd’ustensiles utiles au ménage : marmites, casseroles,cafetières, plats, assiettes, cuillères, fourchettes et couteaux.Je ne vis pas sans envie grand nombre d’armes à feu ; j’avaistoujours souhaité d’en être pourvu en cas d’attaque ; combienle désirais-je davantage, actuellement que j’avais à défendre toutce que j’avais de plus cher au monde, ma mère et l’enfant de monadoption ! J’eus le chagrin de ne pouvoir me procurer de lapoudre ; elle était toute renfermée dans la partie du vaisseaudont l’eau ne me permettait pas d’approcher. Je laissai donc, ensoupirant, les fusils et les pistolets, mais je me chargeai de deuxgrands sabres. Craignant de surcharger mon radeau, et voulantprofiter de la marée qui commençait à monter, je quittai levaisseau et ramai courageusement du côté du rivage ; mafamille m’y attendait. Dès que je touchai la terre, ma mère vint àmoi les bras ouverts, et, tout en me témoignant sa joie de me voirarriver sain et sauf, elle me supplia, avec les expressions lesplus touchantes, de ne plus m’exposer à de pareils dangers et delui promettre de ne plus retourner au vaisseau ; je l’enassurai, et, délivrée de ses inquiétudes, elle m’aida gaîment àdécharger notre radeau. Je voulais transporter sur-le-champ, dansma grotte, tous les effets que j’avais sauvés, mais ma mère exigeaque je réparasse auparavant mes forces par un bon dîner. Nousprîmes donc le chemin de la grotte, chargés seulement, moi de lacannevette de liqueurs, et elle des assiettes, couverts, etc. Notrerepas était tout prêt ; une bonne soupe et la moitié d’unjeune chevreau rôti le composaient. Je couvris la table d’une bellenappe ; j’y arrangeai des assiettes et des couverts, et, pourla première fois depuis cinq ans, j’eus le plaisir de manger à lafaçon des Européens. Tomy, fort étonné de tout ce qu’il voyait,faisait de grandes exclamations, voulait nous imiter, répandait surlui le bouillon ou se piquait la langue avec sa fourchette ;mais il ne faisait que rire de ces petits accidents. Un doigt decrème des Barbades, que je lui donnai au dessert, acheva de lemettre en belle humeur ; sa joie excita la nôtre, et nouseussions prolongé cet agréable repas, si d’importantes occupationsne nous eussent rappelés au rivage. Avant la nuit, avec l’aide dela claie et de Castor, nous eûmes transporté toutes nos richessesdans notre demeure. Après les avoir mis en sûreté, nous sentantexténués de fatigue, nous étendîmes deux matelas sur chacun de noslits, et nous nous couchâmes.

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