Le Robinson de douze ans

Chapitre 15

 

– Rencontre inattendue. – Réception dans la grotte. –L’hospitalité. – Aventure des Anglais. – Offres de services.–  Les Anglais retournent à bord. – Sir Walter. – Séjour dansl’île. – Départ. – On s’embarque pour Plymouth. – Adieux. – Lafamille passe en France. – Le retour au pays natal. – Les affairess’arrangent. – Félicité de la famille.

 

Nous avions attendu les beaux jours sansimpatience ; mais nous ne vîmes pas sans plaisir la naturereprendre ses charmes, les arbres se couvrir de fleurs, les oiseauxse rassembler dans nos bocages, et, tout autour de nous, reprendreune vie nouvelle. La chasse et la pêche étaient mes plaisirsfavoris ; je commençais à m’y livrer. Un matin, je voulusgagner un endroit où la côte était très poissonneuse ; ilfallait traverser un petit bouquet de bois. J’y étais à peine entréque j’aperçus quatre hommes armés de fusils qui s’avançaient versmoi. À la vue de ces étrangers, j’éprouvai une violenteémotion ; c’est à peine si je pouvais marcher, tant je mesentais heureux de retrouver des hommes. En un instant, je songeaisqu’enfin, sans doute, j’allais pouvoir quitter ma solitude et êtrerendu à la société. Pour eux, en me voyant, ils firent des gestesde surprise, et m’abordèrent en m’adressant quelques mots dans unelangue qui m’était inconnue ; je répondis dans la mienne.Alors l’un d’eux, s’approchant de moi, me secoua la main, et me diten mauvais français : « Jeune homme, vous êtesFrance ; vous, comment venu ici ? Nous, Anglais, maisamis de tous les hommes ; conduire nous dans votre demeure, sivous avez. »

Charmé qu’au moins un de ces inconnus pûtm’entendre, je le priai de me suivre avec ses compagnons ; jel’assurai que je me ferais un plaisir de les recevoir chez moi.Chemin faisant, je leur racontai rapidement l’histoire de monnaufrage ; je vis qu’elle intéressait beaucoup celui quipouvait la comprendre ; il la répéta en anglais aux troisautres, qui vinrent tour à tour me secouer cordialement lamain.

On peut juger de l’étonnement de ma mère à lavue des quatre étrangers ; elle les reçut gracieusement ;la table fut bientôt couverte de tout ce que nous pouvions offrirde meilleur. L’eau-de-vie et les liqueurs que nous avions ménagéesjusqu’à ce jour furent prodiguées à nos hôtes, qui furentextrêmement satisfaits de notre réception. Ils parlaient beaucoupentre eux ; et, quoique nous n’entendissions pas leursdiscours, nous devinâmes à leurs gestes et à l’air de leursvisages, qu’ils prenaient des arrangements pour nous emmener aveceux ; ce qui nous fut confirmé par celui qui parlait un peu lefrançais et qui était le chirurgien-major du vaisseau. Voici ensubstance ce qu’il nous apprit.

Un navire de la Compagnie, commandé par lecapitaine Edward Walter, revenant de la mer du Sud, après avoirpassé le détroit de Magellan, devait relâcher à Rio-Janeiro, où ilse serait ravitaillé : de là, cingler vers la Jamaïque, où ileût fait une nouvelle relâche, débarqué quelques-unes de sesmarchandises pour en charger d’autres en place, et eût repris saroute pour se rendre en Angleterre. Mais bientôt le temps, quil’avait favorisé jusqu’alors, changea tout à coup, et une violentetempête le jeta au loin et le fit errer au gré des vents pendantune dizaine de jours. Les vivres commençaient à manquer ainsi quel’eau douce, dont chaque matelot ne recevait par jour que le quartde sa ration ordinaire. Le vaisseau était endommagé ; lecapitaine et tout son équipage cherchaient à découvrir quelqueterre où ils pussent le radouber, se pourvoir de vivres et surtoutfaire de l’eau. Une côte environnée de récifs s’était offerte àleurs regards ; le vent ayant considérablement diminué, ilscinglèrent vers le rivage. À la distance d’un quart de lieue onjeta l’ancre ; une chaloupe fut envoyée pour visiter la côteet trouver une place d’abordage ; elle portait huit matelots,deux officiers, le pilote et le chirurgien. En longeant le rivage,ils poussèrent une pointe et découvrirent une baie où la mer étaitcalme. Les matelots se répandirent dans l’île pour y chercher del’eau, et les officiers y pénétrèrent d’un autre côté, dansl’espérance de tuer du gibier ou de rencontrer quelque autreressource. Je leur offris, en attendant qu’ils fissent une grandechasse, mon troupeau, pour la subsistance de l’équipage ; ilconsistait en deux boucs, quatre chèvres et huit jeunes chevreaux.Je me promettais aussi de leur indiquer les champs de riz et depatates, et les endroits où ils trouveraient des tortues enabondance.

Les Anglais se montrèrent très reconnaissantsde ces offres obligeantes, ils s’étaient empressés de retourner àbord pour les communiquer au capitaine. Nous allâmes ensemble à larecherche des matelots ; ils avaient déjà rempli plusieurstonnes d’eau. Nous nous rendîmes à l’endroit où était la chaloupe,et du haut d’un rocher j’aperçus le navire à l’ancre. Nous nousséparâmes avec de grands témoignages d’amitié, et je regagnai lagrotte pour m’entretenir avec ma mère des espérances que cetévénement devait nous donner. Je la trouvai dans une grandeagitation, et j’avoue que je la partageai. Depuis que nous étionsréunis, nous pensions que rien ne manquait à notre bonheur ;mais le nom de patrie remuait délicieusement nos cœurs ; et sil’espoir que nous concevions de la revoir était trompé, il était àcraindre que notre solitude n’eût plus pour nous autant decharmes.

Confiant dans la promesse qu’on nous avaitfaite, nous songions avec attendrissement au moment où nousrentrerions dans notre village, à notre joie de revoir nos parentset nos voisins.

Lorsque nous eûmes tout mis en ordre cheznous, je proposai à ma mère de la conduire à la baie où les Anglaisétaient descendus. Elle s’appuya sur mon bras et nous en prîmes lechemin : Tomy marchait devant nous en bondissant comme unjeune chevreau. Lorsque nous fûmes arrivés, nous remarquâmes ungrand mouvement à bord du vaisseau ; une heure après, lesancres furent levées, les voiles hissées, et le navire prit laroute de la baie ; il y entra heureusement et vint mouiller àpeu de distance du rivage. Une chaloupe fut aussitôt détachée etnous nous trouvâmes dans les bras de sir Walter, qui, dans notrelangue, qu’il parlait avec facilité, se félicita de notre rencontreet prit l’engagement de nous retirer de cette île et de nousprocurer les moyens de repasser en France. Après avoir donné sesordres à ses gens, il nous suivit avec son second jusqu’à notrehabitation. Il fut surpris et charmé de tout ce qu’il y vit, et nese lassait point d’admirer que, dans un âge aussi tendre, j’eussepu me suffire pendant cinq années et fournir seul à tous mesbesoins. Il approuva le conseil que j’avais donné à sesofficiers ; mais, quant à mon troupeau, il m’assura qu’il nepermettrait pas qu’on en tuât une seule bête ; il voulaitl’embarquer vivant pour les besoins de la traversée, pensant avecraison que la chasse et la pêche fourniraient abondamment à lasubsistance de tout son monde pendant qu’il resterait dans l’île.Tandis que nous nous entretenions amicalement, quatre matelotsarrivèrent chargés de biscuits, de fromage, d’un superbe jambon etd’une caisse de vin de Bordeaux. Ce présent du capitaine nous futagréable et nous l’en remerciâmes vivement.

Sir Edward Walter me prit en amitié. Les douzejours qu’il séjourna dans l’île pour réparer son navire, je fus lecompagnon de toutes ses courses. Pendant nos excursions, ma mères’occupait de nous préparer une nourriture restaurante, car lecapitaine mangea avec nous tout le temps qu’il fut à terre. Lachasse fournit aux Anglais assez de provisions pour tenir durant letemps qui leur était nécessaire pour gagner les Antilles, dont aureste ils n’étaient pas fort éloignés. Sir Walter nous fit préparerà bord une cabine voisine de la sienne. Lorsque le navire eutréparé ses avaries, nous nous y embarquâmes, non sans donner desregrets à la terre hospitalière où nous avions trouvé lenécessaire, la tranquillité, et où nous avions eu le bonheur denous rejoindre après une longue séparation. Nous n’emportâmes quenos vêtements et la cassette de madame d’Altamont. Je fis présentau capitaine de mon perroquet ; il était si bien instruit etparlait si distinctement, qu’il devait avoir un grand prix pour lesamateurs. On pense bien que je n’abandonnai pas mon ami, monsauveur, le fidèle Castor. Plusieurs officiers me proposèrent del’acheter, mais j’avais trop d’attachement pour ce bonanimal : c’était entre nous à la vie et à la mort.

Après trois semaines de navigation, nousarrivâmes à l’île de Saint-Christophe. Sir Walter y avait des amiset des correspondants ; il se logea dans un fort bel hôtel, etexigea de notre amitié d’y prendre aussi un logement. Dès qu’il eutmis ordre à ses affaires, il s’occupa des nôtres. Voyant que nousbrûlions du désir de revoir la France, il arrêta notre passage surun vaisseau anglais en partance pour Plymouth, et ne négligea rienpour que nous jouissions de toutes les commodités possibles pendantla traversée. Quand nous voulûmes régler le compte de notredépense, notre hôte nous apprit que tout était payé. Le capitainene nous permit pas de lui exprimer notre reconnaissance, etprétendit que c’était lui qui était notre obligé. Il vint nousconduire au vaisseau ; nos adieux furent très tendres ;Walter profita de l’effusion générale pour se jeter dans lachaloupe, d’où il nous fit, avec son mouchoir, des signes d’amitiétant que nous pûmes l’apercevoir.

La traversée, qui fut fort heureuse, ne nousennuya nullement, quoique nous ne puissions faire société avecaucun de ceux oui montaient le vaisseau, dont pas un n’entendait unmot de français. Nous ne restâmes que trois jours à Plymouth pournous reposer. Nous prîmes la poste pour Douvres, et nous montâmessur le paquebot pour nous rendre à Calais. La santé de ma mère nousobligea de passer quelques jours dans cette ville ; elle eutplusieurs accès de fièvre. Je fis venir un médecin, et nos soinsréunis la rétablirent assez promptement. Nous étions en France,mais nos vœux n’étaient pas encore remplis, nous soupirions aprèsnotre pays natal, les lieux que nous avions habités semblaientpouvoir seuls nous dédommager du séjour agréable et paisible denotre île. Nous partîmes de Calais dans la diligence, le voyage futgai ; nous avions très bonne compagnie, et les charmes d’uneconversation intéressante nous distrayaient de l’extrême impatienceque nous avions d’arriver. Enfin nous sommes à Brest. À peine nousdonnons-nous le temps de prendre un léger repas, nous montons dansune petite voiture, et moins d’une heure après nous apercevons leclocher de notre village. Des larmes de joie mouillent nospaupières, tous les objets que nous reconnaissons font palpiter noscœurs. Voici la belle avenue de tilleuls qui conduit auvillage ; nous sommes sur la place où les vieillards serassemblent pour parler du passé, où la jeunesse danse le dimancheau son d’une musette champêtre, où les enfants se livrent aux jeuxbruyants de leur âge. Pour moi, je me rappelais le moment de mondépart, cette impatience que j’avais de quitter ma mère, et lesmalheurs qui avaient été la juste punition de mon ingratitude.

Nous avions dû dépenser quatre mille francssur la somme que nous avions en dépôt. Nous fîmes remettre lacassette aux héritiers de madame d’Altamont, en leur demandanttrois mois pour vendre une pièce de terre et remplacer la somme quenous avions été forcés d’en distraire. Le fermier qui avait louénotre maison et les terres qui en dépendaient était un homme peulaborieux, et qui, par conséquent, faisait fort mal sesaffaires ; il consentit à nous remettre le tout, moyennant undédommagement de peu d’importance.

Nous rentrâmes ainsi dans la possession denotre maison et de nos terres ; tout cela était en fortmauvais état, mais nous avions les moyens et la volonté d’améliorernotre bien.

Deux principaux héritiers de madame d’Altamontvinrent en personne nous trouver.

On leur avait suscité un procès injuste, etles papiers que nous avions sauvés leur en assuraient le gain. Ilsne voulurent jamais entendre parler de la restitution que nousvoulions leur faire, et forcèrent ma mère d’accepter une bellebague comme un gage de leur gratitude.

Nos biens prospèrent chaque jour ; nousvivons dans une douce aisance, et notre attachement mutuel nousrend aussi heureux qu’on peut l’être en ce monde. Tomy va àl’école ; à dix ans je le mettrai au collége, afin qu’ilpuisse un jour choisir l’état qui lui conviendra.

Estimés de nos voisins, tranquilles dans notreintérieur, nous faisons partager notre félicité à ceux qui nousentourent.

Mon existence montre combien il est utiled’acquérir de bonne heure un grand nombre de connaissances ;de s’endurcir à la fatigue, aux intempéries des saisons, de bannirles vaines frayeurs, et de fortifier son âme contre tous lesévénements. Ceux qui composent la vie de l’homme sont si variésqu’on ne peut prévoir les situations où l’on pourra setrouver ; mais la patience et le courage sont de puissantesarmes dans toutes les situations.

FIN.

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