Le Robinson de douze ans

Chapitre 7

 

– Nouveau voyage. – Le bananier. — Pêche singulière. – Leflamant. – Félix fait un bon souper. – Le bois de palmiers. – Maisc’est du vin ! – Rien ne manque au dîner. – Le perroquet. –L’ananas. – La claie ; Castor y est attelé. – Lejardin.

 

Je partis, le cœur rempli de l’espérance defaire de nouvelles découvertes dans les parties de l’île que jen’avais pas encore visitées ; je pris la côte qui s’étend versle midi. Comme je ne pouvais marcher sur le rivage à cause del’amas de rochers coupés à pic en plusieurs endroits, je montai lepenchant de la côte pour descendre ensuite au delà ; mais ausommet je trouvai les arbres si rapprochés et si embarrassés delianes qu’il me fut impossible de pénétrer dans la forêt quis’offrit alors à mes regards. Je marchai quelque temps sur lesommet des rochers, ayant d’un côté cette mer immense et de l’autrecette forêt qui bornait ma vue. Bientôt les arbres devinrent plusrares, la côte s’abaissa, et je pus apercevoir, à près d’une lieuedevant moi, le rivage, qui, comme une belle nappe de verdureentremêlée de bouquets de bois, s’étendait au midi, de l’est àl’ouest. Je descendis avec empressement dans cette superbe prairienaturelle, qui m’offrait à chaque pas les ombrages les plusagréables, et où je découvrais de nouvelles productions que jen’avais pas aperçues dans les autres cantons que j’avais parcourus.Mon temps était à moi ; rien ne me rappelait dans ma demeure,où j’avais laissé tout en ordre. Je résolus d’examinerattentivement tous les arbres et toutes les plantes quim’entouraient, afin d’en tirer quelque utilité.

Pour la clarté de mon récit, je désigneraidésormais les uns et les autres par leurs noms, que j’ai apprisdepuis ma sortie de l’île ; je leur en donnais alorsd’analogues à ce qu’ils me fournissaient pour mes besoins.J’appelai le karatas à fleurs rouges l’arbre à amadou, parce que samoelle m’en tenait lieu, et ainsi des autres.

Le bananier attira d’abord mon attention parsa singularité. Je voyais un arbre qui ne paraissait pas avoir detronc, c’était comme un rouleau de feuilles couchées les unes surles autres. Cette grosse tige verdâtre avait à peu près trois foisma hauteur ; elle était si tendre que j’en abattis une d’unseul coup de hache ; je m’assis pour la considérer à mon aise.Les feuilles d’un bananier sont d’une grandeur énorme ; ilporte des fruits assez semblables aux concombres ; je lestrouvais d’un goût aigrelet et très agréable ; mais je ne saispourquoi je m’imaginais qu’ils vaudraient encore mieux cuits.L’heure du dîner approchait ; il devait être composé d’œufsd’oiseaux et de patates. Je creusai dans la terre comme un petitfour, j’y mis plusieurs de ces fruits et je mis mon feu au-dessus.Cet essai me réussit ; je trouvai les bananes très bonnes etpresque aussi nourrissantes que du pain. Après mon repas, jecherchai l’ombrage le plus épais pour m’y abriter durant la grandechaleur ; je le trouvai sous des mangliers élevés, et formantune multitude de berceaux entrelacés ; ils s’étendaient àl’extrémité du rivage, et allaient former encore au loin dans lamer des arbres et des voûtes de verdure des formes les plusvariées. Le manglier ou figuier sauvage croît sur les bords de lamer et dans les terrains marécageux ; les racines qui sortentde terre s’élèvent, s’étendent de tous côtés, et atteignentquelquefois une hauteur démesurée.

Cependant, je fus distrait de mes observationspar un spectacle tout à fait divertissant ; c’était une partiede pêche qui se faisait à cent pas de moi. Les pêcheurs étaient unetroupe de gros oiseaux aux ailes couleur de feu, qu’on nommeflamants ; ils étaient rangés en file le long du rivage, etressemblaient à un régiment en uniforme rouge, rangé en bataille.Une chose si nouvelle pour moi excitait ma curiosité, jeconsidérais ces oiseaux, sans oser bouger ni faire le moindrebruit, de peur que si je les effrayais ils ne prissent leurvol ; je remarquai qu’il y en avait quelques-uns quiparaissaient posés en sentinelles pour veiller à la sûreté de toutela troupe. Je me cachai dans le feuillage pour n’en être pasaperçu, et je m’amusai longtemps à les voir manger de petitspoissons ou des coquillages, et fouiller dans la vase avec leur becpour y trouver des insectes dont ils sont friands. Malgré leplaisir que j’avais à les regarder, je désirais en tirer un autreprofit. Je m’approchai doucement entre les mangliers, et quand jefus à portée de la bande, je lançai au milieu une grosse pierre.J’avais visé si juste que j’en fis tomber un grièvement blessé. Lessentinelles poussèrent un cri perçant, et toute la troupe s’envolaà tire-d’aile. Je m’emparai de mon flamant ; comme il étaitaussi grand que moi, je ne pus le porter ; mais je le traînai,au moyen d’une ficelle, à l’ombre des mangliers. Il avait perdutant de sang par sa blessure, qu’il n’avait pas la force de donnerdes coups de bec. Je lui coupai la tête et je commençai à leplumer, me proposant de ne le mettre à la broche que le lendemain.Je régalai Castor de ses entrailles, et quand il fut proprementarrangé, je le suspendis aux branches d’un arbre que j’avais choisipour y passer la nuit.

La fraîcheur du soir m’invitait à me promenerau bord de la mer. J’y remarquai beaucoup de petits poissons ;c’était sans doute ce qui attirait les oiseaux pêcheurs. Je fis àla hâte une ligne, je mis au bout un clou recourbé provenant ducoffre et je l’amorçai avec des boyaux de flamant. Grâce à cetengin primitif, je parvins à prendre assez de poissons pour enfaire mon souper ; je les grillai sur le charbon et lestrouvai excellents. Je terminai cette journée intéressante enallant goûter le repos au milieu de l’épais feuillage d’unmanglier.

Le lendemain matin je tournai mes pas vers unjoli bois de palmiers ; mon flamant m’embarrassait, parcequ’il était fort lourd et que j’étais déjà chargé. Je m’avisai dele lier sur le dos de Castor, et moitié par autorité, moitié parcaresse, j’obtins du bon animal de porter ce fardeau, dont je ledébarrassai dès que nous eûmes gagné le bois, où je voulais passerla matinée et apprêter mon dîner. Ce fut dans ce lieu que je pusobserver les différentes espèces de palmiers dont chacun m’offraitquelque avantage. Celui que l’on nomme latanier ou palmier-éventailest ainsi appelé parce que ses feuilles sont placées en éventail àl’extrémité des branches ; il est fort élevé, mais sa grosseurne répond pas à son élévation. J’en abattis facilement un toutjeune, le tronc ayant très peu de bois. Il contient une grandequantité de moelle semblable à de la filasse ; nouveauxmatériaux pour mes cordes et mes ficelles. J’en fis une provisionque je mis sécher au soleil pour en remplir mon sac.

Le palmier porte à son sommet un amas defeuilles tendres qu’on nomme chou. C’est un excellent aliment, dontle goût ressemble à celui de l’artichaut.

On en fait si grand cas, qu’on abat l’arbrepour se le procurer. Mon ignorance m’empêcha d’en tirer parti pourma nourriture ; cependant le hasard me fit découvrir que cetarbre fournit une boisson délicieuse. Voulant juger de l’épaisseurde son écorce, je fis une incision au tronc ; il en coulaaussitôt quelque chose de liquide que je recueillis dans une tasse.C’était un vin doux et tout à fait agréable à boire ; il seconserva trois jours fort bon, puis se changea en vinaigre.

Je vis encore le palmier-sagou ; avecplus de connaissance j’aurais tiré de sa moelle une pâtesucculente. Combien j’ai regretté depuis mon peu d’instruction, quim’a privé des avantages que m’eussent offerts tant de différentesproductions si j’avais connu leurs propriétés !

Le superbe cocotier s’élevait au milieu detous ces arbres ; je ne me lassais point de l’admirer ;il me semblait que lui seul pouvait suffire aux premiers besoins del’homme. Tout est utile dans cet arbre : les feuilles, séchéeset tressées, peuvent couvrir les cabanes ; il fournit uneliqueur, comme le palmier, par le moyen des incisions, et son jeunefruit produit un lait délicieux ; dans sa maturité, il fournitune amande blanche et ferme comme la noisette, dont elle a un peule goût. Sa coque donne des vases, et le brou qui l’entoure peuts’employer, comme je l’avais fait, pour faire de la ficelle et descordages.

Le temps s’était écoulé bien promptement enconsidérant tant de choses merveilleuses ; il fallait préparerle repas splendide auquel ce jour-là rien ne devait manquer,puisque d’excellent vin accompagnerait la bonne chaire. Le flamantfut rôti avec soin ; il rendit beaucoup de graisse huileuse,que je recueillis dans une tasse de coco. J’avais encore dans magrotte celle de tous les animaux que j’avais mangés ; maisl’idée qui me vint en cet instant ne s’était pas encore présentée àmon esprit. Je me dis que cette graisse pourrait être bonne àbrûler aussi bien que celle du bœuf ou du mouton. « Que jeserais heureux, m’écriai-je, si je pouvais avoir une lampe pourm’éclairer pendant les tristes soirées d’hiver ! Eh !pourquoi non ? j’ai tout ce qu’il me faut pour cela ; unecoquille de Saint-Jacques sera ma lampe, le fil des bas que j’aidéfaits me fournira des mèches et la graisse de mes rôtis servirad’huile. » Je sautai de joie à cette invention ; mais uncoup de pied que je donnai dans le vase renversa toute la graissedu flamant, ce qui ne m’affligea guère, puisque j’avais de quoi laremplacer. Je me rappelai la fable de la Laitière et le Pot aulait, que j’avais apprise par cœur, et le rapport que j’avaisavec elle me fit éclater de rire. Ce fut dans cet excès de gaîtéque je me mis à table, c’est-à-dire que je m’assis sur un gazonbien frais. Des feuilles de cocotier servaient de nappe ; j’yplaçai mon rôti, accompagné, d’un côté, d’une belle noix de coco,et, de l’autre, d’une pyramide de pommes de terre ; deuxtasses de vin de palmier étaient aux deux bouts : ainsi rienne manquait à la somptuosité du festin. Castor, assis devant moi,attendait avec impatience sa part du gibier. En bon maître, je leservis le premier, et tous deux nous satisfîmes notre appétit.

L’après-dîner, je montai sur plusieurs arbrespour y chercher des nids ; j’y trouvai des œufs de pigeons etde tourterelles ; mais ma plus précieuse découverte fut celled’un nid de perroquets, dont les petits étaient éclos depuisquelques jours et commençaient à se couvrir de plumes. Je priscelui qui me parut le plus fort, désirant l’élever, et me faisantune idée charmante de lui apprendre à parler, et d’entendre encoreune fois les accents d’une voix humaine. Je descendis doucementavec mon petit prisonnier ; il était tout tremblotant ;je le rassurai par mes caresses et le réchauffai ; ensuite jelui fis boire du vin de palmier, et le posai dans ma corbeille surun petit lit de feuilles.

J’avais quelquefois eu la crainte d’oublier lefrançais, n’ayant nulle occasion de le parler ; songeant que,par la suite, il pourrait aborder des hommes dans mon île, jedésirais pouvoir me faire entendre. Je prenais plaisir à répéter àhaute voix, en me promenant, tout ce que j’avais appris par cœurdans mon enfance. Mais l’espoir de causer avec mon perroquet meflattait bien davantage ; aussi je me fis un plaisir à l’idéede son éducation. Je ne pouvais supporter la pensée d’oublier lepeu que je savais, me trouvant déjà bien assez malheureux de nepouvoir rien apprendre de nouveau. Je ne songeais pas quel’expérience était mon maître ; j’acquérais tous les jours,presque à mon insu, quelque nouvelle connaissance.

Après huit ou dix jours de voyage, quioffrirent de nouveaux objets à ma curiosité et m’enrichirent deplusieurs choses utiles, je me trouvai, sans m’en douter, de retourà mon habitation, où j’arrivai d’un autre côté que celui d’oùj’étais parti. Les rochers offraient, dans cet endroit, l’aspect leplus pittoresque ; ils me représentaient une belle serre oùles pots à fleurs étaient remplacés par les petites terrasses, lesfentes, les saillies de la montagne. Chacune de ces sortes detablettes s’était couverte des plantes les plus rares et les plusvariées qui charmaient les yeux. C’étaient surtout des plantesgrasses, aux feuilles épaisses et charnues, la plupart épineuses.Les karatas, les aloès, les superbes cierges épineux, y étaient entrès grand nombre, et la serpentine laissait pendre le long desrocs ses nombreuses tiges entrelacées.

Au milieu de ces différentes productions, jedécouvris un fruit que son parfum délicieux m’invitait àgoûter ; chaque plante n’en portait qu’un au sommet de satige, haute de deux pieds et de la grosseur du pouce ; lefruit avait la forme d’une pomme de pin ; il était jaune endehors. Rien ne m’a tant flatté que le goût de sa chair blanche quilaisse dans la bouche une fraîcheur délicieuse : c’estl’ananas, le plus parfait des fruits du Nouveau-Monde. J’étaisassez sensuel pour me réjouir de cette trouvaille, mais tropraisonnable pour ne pas lui préférer des choses plus nécessairesdans ma position. En arrivant à ma demeure, où je trouvai tout dansle plus bel ordre, j’éprouvai le regret de n’avoir pu y transportermille objets que j’avais rencontrés dans mon voyage et dont jesentais toute l’utilité. J’avais rempli mon sac de filasse quem’avait fournie le latanier, et je l’avais attaché sur le dos deCastor ; pour moi, j’étais chargé d’un faisceau de cannes àsucre, de noix de coco, et de la corbeille où j’avais logé mon cherpetit perroquet. C’était là tout ce que, faute de moyens detransport, j’avais pu rapporter de mon expédition.

Oh ! combien j’aurais désiré pouvoirfabriquer une voiture, même des plus primitives ! Maisl’essieu, et surtout les roues, passaient les bornes de monindustrie, et le métier de charron m’était entièrement inconnu.J’aurais cependant donné de bon cœur mes ananas, mes fraises etmême mes cannes à sucre pour la moindre brouette. Après avoir bienrêvé, je ne trouvai d’autre expédient que de me faire une claie,sur laquelle je pusse charger les objets que je voulais transporterchez moi. Je sentais que j’aurais beaucoup de peine à la conduirepuisqu’elle serait dépourvue de roues ; mais je me flattaiqu’en y attelant mon chien, et la poussant moi-même par derrière,je parviendrais à la faire marcher. Je ne voulus pas différer à enfaire l’essai ; je tressai des branches de saule, et j’enformai une claie de quatre pieds environ de longueur et de trois delargeur ; je sciai une planche du premier coffre, et j’en fisde petites lattes que je clouai dessous pour lui donner plus deforce et de solidité. Dans l’intervalle de mon travail, jecommençai à faire usage de mon filet de pêche ; je prisplusieurs poissons qui ressemblaient au mulet, et qui, grillés surle charbon, étaient d’un fort bon goût. Quand ma claie fut achevée,l’occasion de m’en servir se présenta fort à propos ; je tuaiune assez grosse tortue sur le bord de la mer ; je la posaisur la claie et j’y voulus atteler Castor. Ce ne fut pas sans peineque j’en vins à bout ; il fut récalcitrant, et chaque fois quej’essayais de l’attacher, il se débarrassait de ses liens par unmouvement brusque et s’enfuyait bien loin. Je fus obligé de lefrapper pour le rendre plus docile, et je le fis à regret ;enfin il prit le parti de la soumission ; et, travaillant tousdeux de concert, nous parvînmes à conduire ma claie jusque dans magrotte. J’étais charmé de ce succès, mais je souffrais pour mon boncamarade, que les cordes dont il était lié blessaientnécessairement. Pour y remédier, j’imaginai de lui faire, avec despeaux de bouc, quelque chose qui ressemblerait au harnais d’uncheval ; les traits que je fis pour l’attacher étaient doux,flexibles, et ne pouvaient lui faire aucun mal ; aussi s’yaccoutuma-t-il assez facilement.

Le temps s’écoulait en courses et entravaux ; je m’aperçus avec beaucoup de joie que trois de mesjeunes chèvres allaient être mères ; elles commencèrent à medonner du lait dont j’étais privé depuis longtemps. Mon perroquet,que j’avais nommé Coco, croissait à vue d’œil et prononçait déjàquelques mots ; je le nourrissais de fruits, de bananes et devin de palmier ; il était si familier qu’il me suivait danstoutes mes promenades, perché sur mon épaule et me baisant de tempsen temps. Ma taille et mes forces augmentaient étonnamment ;je portais des fardeaux que je pouvais à peine remuer l’annéeprécédente, et j’étais obligé de me baisser pour entrer dans magrotte, dont l’ouverture était d’abord de ma hauteur. Tout celam’encourageait à former de nouvelles entreprises. Je résolus defaire un jardin tout près de ma demeure, et de rassembler, pourainsi dire, sous ma main, les arbres, les plantes et les racinesqui m’étaient le plus nécessaires ou le plus agréables. Je fisd’abord un enclos, formé de jeunes arbres que je déracinai ettransplantai à une petite distance l’un de l’autre ; c’étaientdes acacias, des sureaux et beaucoup d’autres espèces. L’espace queje laissai entre eux était rempli par des plantes rampantes, quidevaient l’année suivante former une haie impénétrable ; jedivisai l’espace qu’elle entourait en divers petits carrés, où jecultivai séparément des pommes de terre, des fraises, du riz, ettoutes les autres choses qui pouvaient m’être utiles. Ce travailfut long et pénible ; il fallait de grandes courses pour allerchercher des objets éloignés de ma demeure, les y amener au moyende ma claie, puis semer, planter, arroser, tourner et retourner laterre. Aussi, malgré mes fatigues et mon assiduité au travail, monjardin ne fut qu’ébauché avant la saison des pluies.

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