Le Robinson de douze ans

Chapitre 11

 

– Soins de Félix pour Tomy. – La promenade du soir. – Lespremiers pas de l’enfance. – Voyages. – Travaux. – L’hiveragréable. – Plan d’éducation. – Tomy est habillé. – Heureusesdispositions du petit noir. – Il a une voiture. — Voyage enfamille.

 

On pense bien qu’à mon réveil ma premièrepensée fut pour Tomy ; son sommeil était paisible et lesourire était sur ses lèvres. Je ne pouvais me lasser de lecontempler ; je songeais à l’horrible catastrophe qui l’avaitrendu orphelin, et je me faisais un bonheur de remplacer auprès delui ses parents que les monstres avaient dévorés.

Tomy s’éveilla. Là chèvre accourut à sescris ; quand il eut satisfait son premier besoin, je m’occupaides soins qu’exigeaient la propreté et la santé de mon enfant. Jele plongeai dans une eau pure que j’avais exposée la veille àl’ardeur du soleil, une écaille de tortue fut sa baignoire. J’avaisfait plusieurs nattes qui me servaient à différents usages ;j’en étendis une sur la terre  ; j’y posai Tomy, quicommença à se rouler et à exercer ses forces naissantes. Ilessayait de se lever et retombait aussitôt ; tous sesmouvements me semblaient avoir une grâce particulière ; je lecontemplai avec délices. Castor vint partager ses jeux, et rendrece spectacle encore plus intéressant ; le bon animalparaissait craindre de blesser son petit camarade, et sesprécautions ne me laissaient aucune inquiétude.

Cependant je travaillai au berceau de monenfant ; j’y mis plus de soins qu’à tous mes autres ouvrages.Quand il fut achevé, je le garnis de peau en dedans, puis j’y misun matelas de mousse sèche. Il fut placé près de mon lit, etl’enfant s’y trouva si bien qu’il s’endormit profondément. En levoyant aussi fort, je pensai qu’il devait avoir besoin d’unenourriture plus solide que le lait de la chèvre. J’avais vu souventles femmes de mon pays faire de la bouillie à leursnourrissons : rien ne m’était plus facile, puisque j’avais dulait et du riz. Je résolus de réserver le peu qui m’en restait pourmon enfant, et de m’en priver jusqu’à la récolte.

Obligé de faire une guerre continuelle auxvoleurs de mon bien, je ne vivais guère alors que de petits oiseauxque je tuais à coups de flèches, ou que je prenais avec deslacets ; je profitais pour la chasse des moments où je voyaismon enfant endormi ; à mon retour je lui apportais quelquesfruits. Déjà il me reconnaissait et me tendait ses petits bras, dèsque j’entrais dans la grotte. Je lui parlais sans cesse ; jesavais bien qu’il ne comprenait pas ; mais je pensais que,pour lui apprendre à parler, je devais lui prononcer souvent lesmêmes mots. Coco avait appris bien vite son nom, et il appelaitTomy du matin au soir.

Tous les jours, lorsque la chaleur étaitpassée, je prenais dans mes bras mon petit garçon, et je mepromenais le long du rivage ; puis je m’asseyais sur unquartier de rocher. J’imaginais quelques jeux pour amuser mon cherenfant et pour le faire rire, ce qui était toujours pour moi unplaisir nouveau.

Dans les premiers temps, ivre de mon bonheur,toutes mes idées s’étaient concentrées sur l’objet de ma tendreaffection et de mes plus douces espérances. Je vivais dans leprésent et dans l’avenir ; le passé semblait effacé de mamémoire. Un soir cependant que je considérais la mer, unie alorscomme une glace, je me rappelai l’apparition des canots pleins desauvages, et je cherchai à m’en rendre raison. Depuis environquatre ans que je vivais dans cette île, c’était la première foisque j’en avais aperçu ; j’en conclus qu’elle ne leur était pasconnue, et que le hasard, ou quelque circonstance que je ne pouvaisdeviner, les avait amenés de ce côté. Je savais, par les récits desmatelots, qu’on trouve, parmi les sauvages, quelques nations à quil’humanité n’est pas étrangère, qui pratiquent l’hospitalité,plaignent et secourent les malheureux ; mais je me souvenaisaussi qu’il en existait d’autres dont la plus atroce barbarieformait le caractère, et que les infortunés qui tombaient entreleurs mains ne devaient s’attendre qu’à une mort cruelle. Je frémisen songeant que ceux que j’avais vus étaient peut-être de cesderniers, qu’ils pouvaient avoir remarqué mon île et y descendrequelque jour. « S’ils allaient m’enlever mon enfant !pensais-je. Quand je pourrais moi-même leur échapper, vivrais-jeheureux, si j’en étais privé ? » Cette crainte fit unetelle impression sur mon esprit, que je fus tenté d’abandonner mademeure et de m’enfoncer dans les terres ; mais un paysdécouvert ne me paraissait pas encore une retraite assez sûre pourcacher mon trésor. La forêt noire était le seul asile où j’étaiscertain que les sauvages ne pénétreraient pas. La caverne de laMort ne me paraissait plus si affreuse, puisqu’elle pouvait dérobermon enfant à toutes leurs recherches ; mais comment l’ynourrirais-je, puisque j’avais manqué moi-même y mourir defaim ? Cette idée et beaucoup d’autres me détournèrent de monextravagant projet. Je ne voulus pas priver mon cher Tomy desbeautés de la nature pour l’enfermer dans une sombre prison.

Les beaux jours s’écoulèrent fort agréablementpour moi ; jusqu’à ce moment j’avais occupé mes bras ;mon esprit n’avait pas été oisif, mais mon cœur avait besoin d’unobjet auquel il pût s’attacher, et qui partageait les sentimentsqu’il m’inspirerait. Je l’avais trouvé ; je jouissais paravance de l’amitié qu’aurait pour moi mon cher Tomy ;uniquement occupé de lui, j’avais le droit de compter sur un retourde tendresse qui ferait mon bonheur. L’aimable enfant sedéveloppait à vue d’œil.

Mes travaux ne souffraient nullement de ladistraction qu’il me procurait ; si j’étais un moment forcé dem’en éloigner, je confiais sa garde à mon fidèle Castor, quiparaissait tout fier de cet emploi et qui s’en acquittaitparfaitement. Mon jardin était devenu un lieu de délices ;tous les ans je l’embellissais des plantes et des arbustes les pluspropres à l’orner.

Les pluies m’obligèrent enfin de me renfermerdans ma grotte : de nouveaux plaisirs m’y attendaient. Tomycommençait à bégayer quelques mots ; le nom de papa avait déjàfrappé mon oreille et fait palpiter mon cœur. C’était, selon moi,le moment de commencer à l’instruire. Combien je regrettais alorsde n’avoir pas mieux profité des leçons que j’avais reçuesautrefois. Je résolus avant tout de former son caractère :heureusement la tâche était facile.

Je prévenais tous ses besoins, mais jen’accordais rien à ses caprices. S’il demandait, par des gestesexpressifs, quelque chose que je dusse lui refuser, un fruitmalsain, un outil qui aurait pu le blesser, ses cris et ses pleursne le lui faisaient point obtenir. Convaincu de leur inutilité, iln’en versait que quand il souffrait ; j’en cherchais alors lacause avec une tendre sollicitude, et je parvenais à le soulager ouà le distraire.

Craignant pour mon cher enfant la fraîcheur dela caverne, je lui fis de petits vêtements. J’eus quelque peine àl’accoutumer à les souffrir ; il n’aimait pas ce qui gênaitses mouvements toujours très vifs. Je lui fabriquai une espèce detunique qui descendait jusqu’aux genoux, et je lui fis prendrel’habitude de la porter. Je ne jugeai pas à propos de lui faire dechaussures ; je pensai qu’accoutumé dès sa plus tendre enfanceà marcher les pieds nus, les siens s’endurciraient comme ceux despetits paysans qui couraient sans être blessés.

Cependant ses progrès étaient rapides ;ses pas commençaient à s’assurer ; il prononçait distinctementune assez grande quantité de mots ; mais ce qui me charmaitdavantage, c’est qu’il annonçait un bon naturel et beaucoup desensibilité. Il partageait avec Castor tout ce que je luidonnais ; il distinguait parmi mes chèvres celle qui l’avaitnourri et lui faisait mille caresses ; mais j’étais l’objet deson plus tendre attachement. Il ne se trouvait bien qu’auprès demoi, et, dès que je l’appelais, il quittait tous ses jeux pourcourir dans mes bras. Il montrait déjà le goût imitatif quidistingue les enfants ; si je tressais du jonc ou de l’osier,il en saisissait quelques brins et cherchait à faire commemoi ; si j’arrachais dans mon jardin les plantes parasites, ilvoulait encore m’imiter. Cette remarque me fit comprendre combienceux qui élèvent la jeunesse doivent veiller sur toutes leursactions, pour ne rien laisser échapper qui soit d’un dangereuxexemple. C’est plutôt sur la conduite d’un maître que l’enfantforme la sienne que sur les maximes qu’on lui enseigne, et qui nesont d’aucun fruit si elles ne sont soutenues par l’exemple.

Au retour du printemps, Tomy pouvait avoirdix-huit à dix-neuf mois. Il était beaucoup plus fort que ne lesont ordinairement les enfants de cet âge ; il courait etparlait distinctement. Le beau temps acheva de le fortifier. Jel’accoutumai à faire de petites courses, à me rendre mille petitsservices ; il n’était jamais plus content que quand il croyaitque j’avais besoin de lui, et se montrait déjà sensible au plaisird’être utile. Il régnait entre lui et Castor la plus touchanteamitié ; j’en voulus profiter pour accoutumer le bon animal àporter l’enfant sur son dos quand nous aurions une longue route àfaire. Je composai avec des peaux une espèce de bât que j’attachaifortement sous le ventre de mon chien ; avec des lanières desmêmes peaux, j’y fis un dossier pour soutenir le petit garçon etdes appuis pour ses pieds. Je fis plusieurs essais de cetteinvention avant d’oser entreprendre une course de cettemanière ; mais l’allure douce de Castor, qui marchait avecprécaution, comme s’il eût connu l’importance du dépôt que je luiconfiais, l’assurance de Tomy qui goûtait fort cette façon d’aller,tout cela me tranquillisa, et je me décidai à partir accompagné detoute ma maison, pour visiter les bords de la grande rivière. Jeménageais les forces de mon chien ; quand je le voyaisfatigué, je prenais l’enfant dans mes bras ; notre marcheétait plus lente, mais rien ne me pressait et mon temps était àmoi.

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