Le Robinson de douze ans

Chapitre 3

 

– Les patates. – Les glands doux. – Le cocotier. –Construction d’une cabane. – Félix mange du rôti. – La porte de lacabane. – Le toit. – Les œufs de tortue. – Le sel. – Sujetd’inquiétude. – Projet de voyage. – Départ. – Les noix de coco. –Les chèvres. – Félix en prend une. – Il revient à sademeure.

 

Le lendemain, quand il fallut partir, ce futun jeu pour moi de descendre la montagne ; tantôt jem’asseyais et glissais ainsi un long espace de chemin ; quandje trouvais un sol uni, je me roulais comme une boule, et ma courseétait encore plus rapide. Arrivé en bas, je trouvai un beau champcouvert de fleurs blanches et lilas qui s’épanouissaient sur leurstiges en formant de charmants bouquets. Je reconnus sans peine lapatate ou pomme de terre. Ma mère en cultivait dans son jardin, etj’étais chargé du soin de les arroser mais, comme j’étais alors unpetit paresseux, je les laissais souvent manquer d’eau. Cettetrouvaille devenait ici bien précieuse pour moi ; mes yeux semouillèrent de larmes de joie, et je me mis à déterrer autant depommes de terre que mes poches en purent contenir ; j’enremplis aussi mon mouchoir, et je fus délivré de la crainte demourir de faim. Je ne prévoyais pas que bientôt je ne pourraisfaire aucun usage de cet aliment, puisque, mon amadou épuisé, jen’aurais plus la possibilité de faire du feu. Je n’étais pasaccoutumé à réfléchir, et je jouissais du présent sans songer àl’avenir.

Je sortis du champ de pommes de terre et jecôtoyai un ruisseau bordé de roseaux et de joncs ; il meconduisit à un bois que j’eus beaucoup de peine à traverser, àcause des broussailles et des lianes entrelacées qui me barraientsouvent le chemin ; j’en coupai quelques-unes avec moncouteau ; j’écartai les autres avec les mains, moyennantquelques égratignures ; enfin, je parvins à une place où lesarbres, moins serrés, laissaient un espace vide qui formait un jolisalon de verdure. Ce lieu était charmant pour prendre le repos dontj’avais le plus grand besoin, et j’y arrivai au moment où lachaleur n’était plus supportable. Je jouissais avec délices de cebienfaisant ombrage ; mais la faim qui me tourmentait ne mepermit pas de rester oisif. Après avoir couvert mes patates deterre, je fis du feu sur la place où je les avais mises. Castor,qui ne sentait rien qui fût propre à satisfaire son appétit, partitpour une de ses excursions. Pendant que mes pommes de terrecuisaient, j’examinai avec attention les arbres et les plantes quim’environnaient ; je reconnus avec un extrême plaisir le chênemajestueux, si commun dans le lieu de ma naissance ; sonfeuillage était un peu différent de celui de l’Europe, mais lesglands répandus sur la terre ne me laissèrent pas douter que ce nefût la même espèce. Il me prit envie d’en goûter ; je lestrouvai très doux et très agréables, et, pendant que mon repas sepréparait, je m’en régalai, en me réjouissant d’avoir découvertcette nourriture. Plus loin, je voyais des arbres d’une grandeélévation ; ils n’avaient des feuilles qu’au haut de leurtronc, où je les voyais rassemblées comme une couronne ;au-dessous étaient des fruits aussi gros que ma tête, et formantdes espèces de grappes. Un de ses fruits était tombé ;j’aurais bien voulu savoir ce qu’il contenait, mais la coque étaitsi dure, que mon couteau ne pouvait l’entamer ; j’essayai dela briser en la frappant avec un gros caillou, mais je fus forcéd’y renoncer. L’odeur des pommes de terre grillées m’invitait àdîner ; je m’assis sous un chêne, et fis un excellentrepas ; je m’avisai d’arroser mes pommes de terre avec du jusde citron, et fus fort content de cet assaisonnement. Mon bon chienarriva en ce moment, l’oreille basse et la mine affamée ; jevis bien que sa chasse n’avait pas été heureuse ; je luiprésentai des pommes de terre, et, faute de mieux, il s’enaccommoda ; il ne dédaigna pas même les glands et en croquajusqu’à ce qu’il fût rassasié.

La grande chaleur étant passée, je songeai àsortir du bois pour continuer ma route. Les arbress’éclaircissaient peu à peu ; je jetai un cri de joie enapercevant la mer à une petite distance. Quelques rochers bordaientcette côte, mais ils étaient rares et peu élevés ; dansd’autres endroits la rive était plate et formait une belle grève.Je pressai ma marche pour arriver à cette place, et je l’atteignisavant le coucher du soleil ; je le vis se perdre à l’horizondans des flots de lumière, et ne pus détacher mes yeux de ce beauspectacle que lorsqu’il disparut entièrement à mes regards. Alorsje m’occupai de choisir un emplacement pour dormir ; je montaiau haut d’un arbre planté sur un rocher. Ses racines avaientpénétré dans les fentes de la pierre, et lui donnaient assez desolidité pour braver les orages et la fureur des vents. Cependantcet asile était plus sûr que commode. Je ne pouvais m’accoutumer àdormir perché comme un oiseau ; le matin je me sentais lecorps brisé et j’éprouvais des douleurs dans tous lesmembres ; je soupirais après le bonheur de dormir étendu surquelque chose de moins dur que les branches d’un arbre ; mais,pour y arriver, il fallait construire une cabane qui me mît àl’abri des attaques ; j’y songeai presque toute la nuit, et jerésolus de me mettre le lendemain même à l’ouvrage. Dès que le jourparut, je descendis sur le rivage ; les sommets des rochersétaient parés d’une riante verdure et d’une grande variétéd’arbres. L’espace entre eux et la mer était couvert en partie dehautes herbes, en partie de petits bois qui s’étendaient d’un côtéjusqu’aux rochers, et de l’autre jusqu’à la mer. J’aurais bienvoulu bâtir une maisonnette avec des pierres bien maçonnées, maisje n’avais ni ciment, ni plâtre, ni chaux ; il eût fallucreuser des fondations, et mes mains et mon couteau étaient messeuls instruments. Je fus donc forcé de me contenter d’une hutte debranchages entrelacés, qui devait encore me coûter bien du temps etdu travail. Je choisis quatre arbres plantés à égale distance aupied d’un roc assez élevé, qui devait m’abriter du vent dunord ; c’étaient des colonnes qui devaient soutenir monédifice. J’avais tant de zèle pour cette entreprise, que j’allaism’y mettre sans penser que j’étais à jeun ; mon estomac m’enfit souvenir, et je trouvai prudent de me fortifier par un peu denourriture avant de me mettre à l’ouvrage.

Je cherchai des yeux Castor ; je le visau bord de la mer, pêchant fort adroitement avec ses pattes descrabes dont il se régalait ; je l’imitai, et j’en fis uneassez bonne provision, mais je n’étais pas d’avis de les mangersans les faire cuire ; il fallait prendre le temps d’allumerdu feu : en attendant, je dévorai quelques huîtres que jetrouvai sur le sable. Lorsque j’eus déjeuné, je courus à la placeque j’avais choisie pour me construire une demeure ; je cassaiune très grande quantité de branches flexibles que je plaçai entravers d’un arbre à l’autre ; je les attachai fortement aumoyen de certaines plantes filandreuses qui croissaient enabondance dans les fentes des rochers. Je fis de cette manière uneespèce de cloison à trois faces, mais elle était tout à jour ;pour la rendre plus serrée, plus solide, j’entrelaçai d’autresbranches dans tous les sens. Je parvins, à force de travail et deconstance, à faire trois murailles assez fortes, solidementappuyées sur quatre colonnes ; le devant était encoreouvert : il s’agissait de le fermer en partie et d’y faire uneespèce de porte ; c’était là le difficile, et mon imaginationne me fournissant aucun moyen, je m’assis devant mon ouvrageinachevé et je me mis à réfléchir ; mes réflexionsn’aboutissaient à rien, et je commençais à me décourager ;mais le soleil me brûlant pendant que je m’abandonnais à mesréflexions, je songeai que je pouvais me garantir de ses rayons aumilieu des murs que je venais d’élever, je me retirai en meréjouissant d’être à l’ombre. Castor me suivit et nous nousreposâmes pendant la grande chaleur du jour. Vers le soir je prisle chemin du bois de chênes ; j’y fis une bonne provision deglands doux et de citrons ; je trouvai aussi quelques pommesde terre, et, tranquille sur ma nourriture pour le jour et lelendemain, je revins au rivage, où la vue de ma cabane imparfaiteme fit encore pousser de profonds soupirs. Un plaisir inattenduchassa mes tristes idées : mon chien me rejoignit traînant unanimal semblable à celui qu’il avait déjà tué ; c’était unagouti, mais alors j’en ignorais le nom ; il m’abandonna sachasse, sachant bien qu’il en aurait sa part. La bête fut bientôtdépouillée ; mais il me prit envie de la manger rôtie. Je fisun feu assez ardent ; je plantai en terre deux branchesd’arbre qui avaient la forme de fourche, je passai une baguettebien droite au milieu du corps de l’agouti, je la posai en traverssur les deux fourches, et je me mis à tourner la broche. Des pommesde terre qui cuisaient en même temps devaient augmenter l’agrémentde ce repas en me tenant lieu de pain. Lorsque mon rôt fut à moitiécuit, je l’arrosai du jus d’un citron ; celui de la bête quis’y mêlait tombait dans ma tasse de calebasse que j’avais placéedessous, et forma une sauce qui ne me laissa rien à désirer. Noussoupâmes de grand appétit, moi et mon camarade. Avant de monter surmon arbre pour me livrer au sommeil, je songeai à préserver lereste de ma viande jusqu’au lendemain ; je la mis dans lecreux d’un rocher et la couvris légèrement de quelques feuilles, meflattant que, les nuits étant assez fraîches, grâce au voisinage dela mer, elle se conserverait aisément. Mon espoir ne fut pastrompé ; nous eûmes de quoi manger le jour suivant sans que jefusse obligé de faire du feu et de perdre du temps à chercher notresubsistance.

Je m’occupai donc uniquement d’achever macabane ; je cherchai parmi les pierres qui se trouvaient aubord de la mer ; j’en trouvai une large et plate qui étaittranchante d’un côté ; je m’en servis pour creuser la terreautour de deux jeunes arbres que je vins à bout de déraciner. Jefis ensuite deux trous profonds au devant de ma maisonnette, àégale distance des deux arbres. Je me servais alternativement demes mains, de mon couteau et de grandes coquilles. Quand j’eusassez creusé ces trous, j’y plantai les deux jeunes arbres que jedestinais à recevoir et à soutenir ma porte ; la distance deces arbres aux colonnes fut remplie de branches entrelacées, ce quiforma un quatrième mur, qui ne différait des trois autres que parcequ’il avait une ouverture. Je fus fort content de monouvrage ; je m’assis pour le contempler et prendre un peu derepos. J’avais la veille étendu la peau de l’agouti pour la fairesécher au soleil, espérant en tirer parti ; je m’aperçusqu’elle se racornissait et ne serait plus propre à rien. Combien jedésirais posséder quelques clous et un marteau ! J’auraiscloué cette peau en l’étendant de toutes mes forces, et elle auraitséché sans se rétrécir.

J’entrai dans mon enceinte de feuillage pourtravailler à ma porte, qui me donna beaucoup de peine ; jeformai un carré long de quatre branches très fortes : ledifficile était de les assujettir ; je n’y réussis qu’aprèsbien des essais, et je fus obligé d’y sacrifier une partie de maficelle dont j’étais très avare ; je remplis ce cadre de lamême manière que mes murailles, et je l’adaptai à celle dudevant ; je liai cette porte de manière qu’elle avait dujeu ; lorsque je l’ouvrais, elle retombait d’elle-même. Il neme restait plus qu’un toit à fabriquer ; je voulais lecomposer de roseaux ; je passai la soirée à en amasser sur lesbords d’un ruisseau peu distant de mon habitation ; j’encoupai tout ce que j’en pouvais porter ; je fis cinq ou sixvoyages, et, avant de me coucher, j’en avais un grand tas auprès dema cabane.

En grimpant sur mon arbre, je me berçais del’idée que ce serait la dernière fois que je passerais la nuit simal à mon aise ; j’espérais achever mon édifice le lendemain,et j’étais si occupé de ce qui me restait à faire que je dormisfort peu. Mon premier projet était de ranger horizontalement desbranches appuyées sur mes quatre murs, et de les couvrir d’uneépaisse couche de roseaux.

Mais je réfléchis que le toit des maisons etdes chaumières d’Europe était en pente pour faciliter l’écoulementdes eaux. « S’il survenaient de grosses pluies, me disais-je,elles pénétreront bientôt mon toit, s’il est absolumentplat. » Heureusement que le rocher contre lequel j’avaisadossé ma cabane était plus élevé que les murs. Ce fut sur lui quej’appuyai un des côtés de ma charpente ; l’autre reposait surle mur de devant, plus bas d’environ 50 centimètres. Lorsqu’ellefut solidement établie, je rangeai par-dessus trois couches deroseaux serrés les uns contre les autres, et je me vis enfinpossesseur d’une cabane bien close qui devait me garantir de lachaleur pendant le jour, et m’offrirait le moyen de reposertranquillement la nuit sur un lit de feuilles sèches et de mousse.Ce ne fut qu’après avoir préparé cette couche délicieuse que jesongeai à me fortifier par un léger repas. Il ne me restait de mesprovisions que des pommes de terre rôties ; je voulus yajouter quelques huîtres ; pendant que je les détachais durocher où elles étaient fortement collées, je vis Castor quigrattait quelque chose de rond qu’il avait trouvé dans le sable etqu’il avalait avidement. Je cherchai dans le même endroit, et jedécouvris beaucoup de boules blanches enveloppées d’une peau commeun parchemin mouillé, et recouvertes d’une couche de sable ;je me doutai que ce pouvait être des œufs de tortue.

J’avais entendu dire aux matelots que c’étaitun manger excellent ; je m’en emparai ; j’étais tellementlas que je remis au lendemain pour les faire cuire. Cette soiréefut très heureuse pour moi ; j’aperçus dans le creux d’unrocher quelque chose de blanc qui excita ma curiosité ; j’enportais à ma bouche, et je reconnus avec joie que c’était dusel ; je regrettais souvent d’en être privé : les pommesde terre, les œufs et même la viande me paraissaient bien fadessans cet assaisonnement ; j’en remplis deux grandes coquillescreuses, et je les portai chez moi avec mes autres provisions. Enapprochant de ma demeure je sentis un mouvement d’orgueil enpensant que cette jolie cabane était mon ouvrage ; je conçusune haute idée de mes talents, et je ne doutai pas que je ne fussecapable d’exécuter tout ce que je voudrais entreprendre. J’appelaimon fidèle camarade, à qui j’avais aussi composé un lit defeuilles ; nous nous étendîmes mollement l’un près de l’autre,et je passai la nuit la plus délicieuse, embellie par les plusjolis songes.

Je commençais à ne plus craindre les bêtesfarouches ; depuis que j’étais dans mon île, je n’en avaispoint aperçu ; aucun cri, aucun hurlement n’avait troublé monrepos. Ma cabane me paraissait donc tout ce que je pouvaisdésirer ; le soleil n’y pénétrait point ; je nedésespérais pas de l’orner, et alors je n’aurais pas changé monlogement pour la plus belle maison de mon village natal, tant lapropriété donne de prix aux moindres choses.

Les enfants à qui l’on racontera mon histoires’étonneront peut-être que j’ai pu vivre sans jouer ; maisqu’ils pensent à tout ce qui occupait mon esprit, et combien montemps était précieux ; tous les jours s’écoulaient trop vitepour tout ce que j’avais à faire. N’avait-il pas fallu songer à menourrir et à m’abriter ? Le seul plaisir que je me permisseétait de me baigner un peu avant le coucher du soleil ; aprèsune journée brûlante, rien ne me paraissait plus agréable ; jenageais en tout sens, mais sans m’éloigner du rivage. Mon amiCastor veillait sur moi avec une tendre inquiétude, et, lorsque jerevenais à terre, il me témoignait sa joie en sautant sur mesépaules et me faisant mille caresses. J’avais soin de m’entretenirdans une grande propreté ; je lavais souvent ma chemise, monpantalon de nankin et mon gilet de coutil. Pour mes bas, il y avaitlongtemps que les pieds en étaient usés et qu’ils ne pouvaient plusme servir ; comme je prévoyais que j’aurais besoin de fil, jeles défis et j’en eus une grosse pelote.

Je reviens à mes œufs de tortue, qui mepromettaient un repas friand, puisque j’y pouvais ajouter dusel ; je les trouvai parfaits ; mais ma satisfaction futbien troublée quand je m’aperçus que l’amadou allait me manquer.Mes occupations des jours précédents m’avaient empêché d’y songer.Qu’allais-je devenir privé des moyens d’avoir du feu ? Jeserais donc réduit à me nourrir d’huîtres, de glands et d’œufscrus ?

Mes bonnes pommes de terre et la chasse de monchien me deviendraient inutiles, car je ne pourrais me résoudre àmanger de la chair crue et ensanglantée. Après avoir bien réfléchi,je conclus que je devais parcourir mon île dans tous lessens ; j’espérais découvrir quelques nouvelles productions,des fruits qui n’auraient pas besoin d’être cuits et qui pourraientservir à ma nourriture. Heureusement que j’avais appris, à bord denotre vaisseau, à m’orienter, ce qui me permettrait de me dirigerdans mon voyage et de retrouver mon chemin. Je passai cette journéeà tout préparer pour mon départ ; j’allai déterrer des pommesde terre, et j’en fis cuire autant que j’en pouvais porter. Lelendemain, de grand matin, je partis, accompagné de Castor ;je pris ma route vers le nord, et, après avoir marché environ deuxheures, je me retrouvai au bord de la même rivière que j’avaispassée à la nage, mais sur la rive opposée à celle que j’avaisparcourue. Celle-ci était embellie de quantité d’arbres dedifférentes espèces. Les citronniers y étaient en grande abondance,et je remarquai plusieurs de ces arbres si hauts, à feuilles silarges, et au sommet desquels pendaient ces grosses noix que jen’avais pu briser. L’envie me prit d’y monter pour en faire tomberquelques-unes et faire un nouvel essai. J’y parvins avec beaucoupde peine, et je jetai à terre une douzaine de ces fruits. Lorsqueje fus descendu, j’en pris un que j’examinai soigneusement :l’écorce extérieure était composée de filaments comme si elle avaitété de chanvre ; la seconde écorce était dure comme dufer ; je ne doutai pas qu’elle ne renfermât quelque chose debon à manger, et je m’avisai d’un expédient pour la couper en deux.Je commençai par l’assujettir entre des pierres, je posai moncouteau bien droit au milieu de la noix, et avec un gros caillou jefrappai dessus de toutes mes forces ; j’eus le plaisir de voirqu’il entrait dans l’écorce ; je redoublai mes coups demanière qu’elle se séparât par la moitié. Le noyau était une espècede moelle qui avait le goût d’amande douce, et dans le milieu, quiétait creux, je trouvai un lait d’un goût excellent. Les deuxmoitiés de la noix formaient deux belles tasses, qui devaientm’être fort utiles ; je rompis plusieurs autres noix, et jem’en rassasiai entièrement. Castor avait gagné un petit boisvoisin ; pour moi je m’endormis sous un arbre ; je fuséveillé par un bruit qui m’effraya d’abord, mais je fus bientôtrassuré, c’était un troupeau de chèvres sauvages qui venaient sedésaltérer à la rivière. La vue de ces animaux me causa une vivejoie ; je formai sur-le-champ le projet d’en prendre une envie ; leurs mamelles pendantes me faisaient espérer un laitabondant, et je mourais d’envie de m’en régaler. Je me réjouis del’absence de mon chien, dont les aboiements auraient effarouchétout le troupeau. Je me cachai derrière un gros arbre, et, pendantque les chèvres buvaient avidement et se rafraîchissaient dansl’eau, je préparai ma ficelle, je la mis en trois pour lui donnerplus de force, j’y fis un nœud coulant, et, lorsque ces bêtessortirent de la rivière, je guettai celle qui passerait le plusprès de moi. Ces animaux, que personne n’avait jamais attaqués,étaient sans défiance. Une mère, près de mettre bas, rasa de fortprès l’arbre où j’étais en sentinelle. Je jetai mon nœud coulantavec tant de bonheur que ses cornes s’y trouvèrent prises ; jetirai si fortement la ficelle que la chèvre tomba par terre, et,pendant qu’elle se relevait, je l’attachai au tronc de l’arbre, demanière qu’il lui fût impossible de se débarrasser de ses liens. Lapauvre bête se débattait et tâchait de me frapper de ses pieds etde ses cornes, mais j’avais soin de m’en tenir éloigné. Sesbêlements plaintifs me faisaient pitié ; mais je m’enpromettais tant d’utilité que je ne fus pas tenté de lui rendre laliberté.

Tout le troupeau épouvanté avait pris lafuite ; je restai seul avec ma prise : je résolus derenoncer pour ce jour-là à mon voyage de découvertes, et dereprendre avec la chèvre le chemin de ma cabane pour l’y mettre ensûreté. Je dînai en hâte avec mes pommes de terre rôties, et sitôtque Castor m’eut rejoint, je détachai la ficelle de l’arbre, et lapassant autour de mon bras gauche, je pris dans la main droite unegrosse branche dont je frappai ma chèvre en la tirant du côté de mademeure. Je n’aurais jamais pu l’y conduire sans le secours de monchien ; elle résistait de toutes ses forces ; mais lesaboiements de Castor l’effrayaient, il la suivait à la piste et luimordait les jambes quand elle refusait d’avancer. Nous gagnâmes lacabane avant la nuit ; j’attachai de nouveau ma prisonnière àun gros arbre planté dans un endroit sablonneux où l’on ne voyaitpas un brin d’herbe. J’avais entendu dire que l’on domptait par lafaim toute espèce d’animal ; je décidai de laisser celui-cisans nourriture jusqu’au lendemain, quoiqu’il m’en coûtât de fairejeûner ma nouvelle hôtesse, que je chérissais déjà et dontj’espérais me faire aimer. Quand je fus tranquille sur son compte,j’entrai chez moi avec mon compagnon, et je me couchai sur mon litde feuilles, bien content de ma journée.

Le lendemain, au point du jour, je m’occupai àramasser de l’herbe fraîche pour le déjeuner de ma chèvre ; jepassai près d’elle ; la pauvre bête était couchée sur le sableet paraissait fort abattue. Elle tourna vers moi des yeuxlanguissants ; je me hâtai de faire ma provision defourrage ; je lui présentai les herbes que je venais decueillir ; elle les mangea avec avidité, et se laissa caressersans résistance. J’étais enchanté d’avoir une nouvelle compagne, etc’était alors pour le seul plaisir de sa société ; car, étantprès de faire ses petits, elle n’avait point de lait.

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