Le Robinson de douze ans

Chapitre 14

 

– Toilette de Félix et de sa mère. – Surprise de Tomy. –Augmentation de richesses. – Le berceau d’acacias. –Reconnaissance. – Voyage en famille. – Travaux pour l’hiver. –Projet de Félix et de sa mère. – La cassette. — Les richessesinutiles.

 

Lorsque je m’éveillai, ma mère dormait encored’un profond sommeil ; je me fis un plaisir de paraître devantelle vêtu à la française. Je pris une belle chemise, un gilet et unpantalon de nankin, des bas de fil et une paire de souliers. Onpense bien que je n’avais pas oublié de me fournir dechaussures ; je m’étais emparé de toutes celles qui pouvaientm’aller, ainsi que de deux paires de bottes qui semblaient faitesexprès pour moi. Une cravate de mousseline brodée et une casquettede maroquin vert complétaient ma parure. Je me disposais à passerchez ma mère, lorsqu’elle entra dans ma chambre, vêtue d’une jolierobe de toile anglaise et d’un tablier de taffetas noir ; sescheveux, encore très beaux, étaient arrangés avec soin, séparés surle front, et relevés derrière avec un peigne d’écaille. Nous nousfîmes mutuellement des compliments sur notre toilette ; mamère m’avoua que c’était pour elle un grand plaisir de ne pasmanquer de linge ni d’habits ; mais elle fit observer que jedevais sentir cet avantage bien plus vivement qu’elle, après une silongue privation.

Tomy à son réveil fut bien surpris de notrenouvelle parure ; il promenait ses grands yeux de ma mère surmoi. Après nous avoir longtemps considérés, il nous tendit sespetits bras en disant : « C’est toujours papa et maman,mais ils sont bien plus beaux. »

Nous procédâmes à l’examen de ce querenfermait la malle de ma mère, afin de mettre chaque chose à saplace ; j’eus lieu d’admirer la prévoyance des femmes et leurattention pour les petits détails. Outre une quantité suffisante delinge et d’habits, ma mère s’était munie de tout ce qui étaitnécessaire pour travailler ; elle avait une ample provisiond’aiguilles, de fil, et plusieurs paires de ciseaux ; mais cequi me flatta le plus, ce fut de trouver au fond de la malle unedemi-rame de papier commun et quelques cahiers de papier à lettres,des plumes et deux bouteilles d’encre bien cachetées.« Oh ! quel trésor ! m’écriai-je en m’ensaisissant ; combien je le mets au-dessus de tout ce que nousavons acquis d’agréments et de commodités ! – Il est à vous,mon cher fils, me dit-elle. »

Quinze jours se passèrent dans nos occupationsordinaires ; nous avions, pour surcroît, le soin de recueillirau bord de la mer ce que le flux nous apportait des débris duvaisseau, que le choc des vagues avait achevé de briser. Le soir duquinzième jour, j’aperçus sur le visage de ma mère un nuage qui mepénétra. Elle étouffait ses soupirs et cherchait à me dérober lespleurs qui bordaient sa paupière. Je n’osai lui faire aucunequestion, et, respectant sa mélancolie, je me retirai de bonneheure pour la laisser en liberté. Je me levai de grand matin ;j’entrai tout doucement dans sa chambre. Surpris de ne l’y pastrouver, je la cherchai dans tous les coins de la grotte ;elle en était déjà sortie. J’allai au jardin ; en approchantdu berceau d’acacias, j’entendis des sanglots et des gémissements.Je m’approchai sur la pointe du pied, en retenant marespiration.

Elle m’aperçut, et tournant vers moi ses yeuxchargés de larmes : « Pardonnez, me dit-elle, vous quim’avez sauvé la vie et qui ne vous occupez que de me la rendreheureuse ; croyez que je ressens vivement vos bienfaits, maisje ne puis oublier que j’eus un fils. Ce jour est l’anniversaire desa naissance : il aurait aujourd’hui dix-huit ans ; cetteépoque renouvelle ma juste douleur. » Elle n’en put diredavantage ; ses forces l’abandonnèrent et elle tomba évanouiedans mes bras. Ma terreur fut extrême quand je la vis dans cetétat ; je me reprochai de lui avoir caché que j’existais, et,l’appelant vingt fois du doux nom de mère, je cherchai à la ranimerpar les plus tendres caresses. Enfin elle reprit ses sens, et mevoyant à ses pieds dans une posture suppliante : « Quefaites-vous ? dit-elle ; vous ne m’avez jamais offensée,et vous semblez me demander pardon. – Oui, ma mère, je demandegrâce pour le coupable Félix. Reconnaissez l’enfant qui vous estencore si cher malgré tous ses torts, et qui voulait les répareravant d’oser se faire connaître. » L’excès de la joie tenaitsuspendus tous les sens de ma mère ; elle pencha sa tête surson sein, et des larmes abondantes soulagèrent son cœur. Elleconsidéra attentivement mes traits, et, malgré le changement queles années, le travail et le climat y avaient apporté, elle lesreconnut et sentit le bonheur d’être encore mère.

Nous rentrâmes dans la grotte ; Tomyétait depuis longtemps éveillé ; il jouait avec Castor etjasait avec Coco. Il nous vit des visages si contents qu’il en futréjoui. Le déjeuner fut très gai. J’annonçai à ma mère que j’allaiscommencer à écrire mes aventures ; elle se chargea de montrerà lire à notre enfant, car j’avais rapporté des livres du navire,et me pria de tracer sur de petits carrés de papier les lettres del’alphabet, afin de lui apprendre à les connaître ; ce travailme fut plus difficile que je ne l’avais supposé ; mes mainscalleuses n’avaient plus la même souplesse, et ce ne fut qu’aprèsbien des efforts infructueux et à force de patience que je pusenfin me remettre à écrire convenablement.

Ma mère ne s’était point encore éloignée denotre demeure ; je désirais lui faire connaître les beauxsites de l’intérieur de l’île ; d’ailleurs la saisons’avançait, il était temps de penser à notre provision de cire. Jelui proposai donc le voyage de la belle plaine et des délicieuxbosquets où croissait le miraca ; elle y consentit avec joie,et cette course nous fut extrêmement agréable. Elle ne se lassaitpoint d’admirer les beautés de la nature et les ressources qu’ellenous offrait dans ce climat fortuné. Tomy courait le plus souventdevant nous ; lorsqu’il était fatigué, nous le portionsalternativement. Ma mère lui avait fait un vêtement léger de toilede coton, qui lui était bien plus commode que sa tunique de peaux.Sa vivacité et ses grâces enfantines nous charmaientégalement ; jamais enfant ne fut plus aimable, plus spirituel,ni plus docile.

Du haut d’une colline je fis remarquer à mamère la forêt qui m’avait été si fatale ; je lui proposai, enriant, de la parcourir avec moi, en l’assurant que rien n’étaitplus curieux que la caverne de la Mort.

« Non, non, me dit-elle, nous sommes dansle paradis terrestre ; la curiosité ne me le fera pasperdre. »

Nous fîmes une ample récolte de baies demiraca ; nous cueillîmes une assez grande quantité de cannes àsucre et de noix de coco ; nous fîmes aussi provision depatates, dans la crainte que celles qui croissaient dans mon jardinne fussent pas suffisantes. Enfin, après avoir campé quelques jourssur le bord de la rivière, nous revînmes chez nous, chargés de toutce qui pouvait nous être utile pour l’hiver. D’autres travaux nousappelaient ; nous salâmes des boucs, des tortues et quelquesgros poissons qui ont beaucoup de rapport avec la morue ; nousamassâmes beaucoup d’œufs que nous conservions dans du sable, etnous récoltâmes notre riz ; la fabrique des bougies nousoccupa ensuite, et tout fut terminé avant la fin des beauxjours.

Les pluies nous obligèrent enfin de nousrenfermer dans notre grotte ; nous ne nous trouvâmes pas moinsheureux. Des occupations variées, et les charmes d’une sociétéaussi douce qu’intime, faisaient couler le temps avec une extrêmerapidité. Je m’occupais trois ou quatre heures par jour à faire larelation de mes aventures ; les ouvrages manuels employaientle reste de mon temps. C’était pour moi un véritable plaisir que deme rappeler, alors que j’étais complètement heureux, les terriblesépreuves que j’avais supportées, jeté seul et sans force sur cerivage désert. Ma mère prenait soin de préparer nos repas, detraire les chèvres et de tenir en bon état le linge et lesvêtements. Nous nous occupions, de concert, de l’éducation deTomy ; il nous égayait par ses petites gentillesses et sespropos ingénus. Le soir, je faisais une lecture à ma mère ;nous l’interrompions souvent pour nous communiquer les réflexionsqu’elle nous faisait naître.

L’esprit humain aime à s’occuper deprojets ; nous en formions au fond de notre retraite. Nousdevions, au retour de la belle saison, nous construire unehabitation champêtre à une lieue de distance de la grotte et surles bords riants de la grande rivière ; c’eût été notremétairie. Nous devions y transporter notre bétail, y élever despigeons et une espèce de poules que nous avions découvertes depuispeu. Mais il n’en devait pas être ainsi.

Dans mon voyage au vaisseau, j’avais trouvédans la chambre de madame d’Altamont une cassette de bois de rose,garnie de lames d’argent et d’une forte serrure ; je m’enétais chargé dans l’idée qu’elle ferait plaisir à ma mère. Occupéstous deux d’objets plus essentiels, nous l’avions oubliée dans uncoin de la grotte. Ma mère la retrouva, et, curieuse de savoir cequ’elle renfermait, elle me pria de faire sauter la serrure. Celafut bientôt fait ; mais nous fûmes assez déconcertés quandnous vîmes qu’elle ne contenait que quelques bijoux de prix, despapiers de famille et mille louis en or. Mécontents d’abord d’unetrouvaille aussi inutile, nous prîmes le parti d’en rire, et nousfîmes mille plaisanteries inattendues. En bon père, j’en voulaisdisposer en faveur de Tomy et lui acheter le fonds d’un belétablissement. Après nous être longtemps égayés sur ce sujet, mamère me suggéra une réflexion plus raisonnable. « Si, medit-elle, nous quittions un jour cette île, et si nous avions lebonheur de retourner dans notre patrie, nous aurions lasatisfaction de remettre aux héritiers de madame d’Altamont ce quileur appartient légitimement ; il en est peut-être dans lenombre à qui cet or et ces bijoux seraient bien nécessaires, et lespapiers que contient la cassette sont peut-être pour eux d’un grandintérêt. » Il fut donc convenu que nous remettrions chaquechose à sa place, et que nous garderions le tout comme un dépôtsacré dont la justice et notre conscience nous rendaientresponsables.

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