L’Enfer

Chapitre 14

 

Je suis seul cette nuit. Je veille devant matable. Ma lampe bourdonne comme l’été sur les champs. Je lève lesyeux. Les étoiles écartent et poussent le ciel au-dessus de moi, laville plonge à mes pieds, l’horizon s’enfuit éternellement à mescôtés. Les ombres et les lumières forment une sphère infinie,puisque je suis là.

Ce soir je ne suis pas tranquille ; unevaste angoisse m’a saisi. Je me suis assis comme si j’étais tombé.Comme le premier jour, je dirige ma figure vers la glace, attirépar moi-même ; je fouille mon image, et comme le premier jour,je n’ai qu’un cri : « Moi ! »

Je voudrais savoir le secret de la vie. J’aivu des hommes, des groupes, des gestes, des figures. J’ai vubriller dans le crépuscule les yeux tremblants d’êtres profondscomme des puits. J’ai vu la bouche qui, dans un épanouissement degloire, disait : « Je suis plus sensible que les autres,moi ! » J’ai vu la lutte d’aimer et de se fairecomprendre : le refus mutuel des deux interlocuteurs et lamêlée de deux amants, les amants au sourire contagieux, qui ne sontamants que de nom, qui se creusent de baisers, qui s’étreignentplaie à plaie pour se guérir, qui n’ont entre eux aucunattachement, et qui, malgré leur rayonnante extase hors de l’ombre,sont aussi étrangers que la lune et le soleil. J’ai entendu ceuxqui ne trouvent un peu de paix que dans l’aveu de leur honteusemisère, et les figures qui ont pleuré, pâles, avec les yeux commedes roses.

Je voudrais embrasser tout cela à la fois.Toutes les vérités n’en font qu’une (il m’a fallu venir jusqu’à cejour pour comprendre cette chose si simple) ; c’est cettevérité des vérités dont j’ai besoin.

Ce n’est pas par amour des hommes. Il n’estpas vrai qu’on aime les hommes. Personne n’a aimé, n’aime etn’aimera les hommes. C’est pour moi, – uniquement pour moi, que jecherche à atteindre et à gagner cette pleine vérité qui estpar-dessus l’émotion, par-dessus la paix, par-dessus même la vie,comme une espèce de morte. Je veux y puiser une direction, unefoi ; je veux m’en servir pour mon salut.

Je regarde les souvenirs captivés depuis queje suis ici ; ils sont si nombreux que je suis devenu pourmoi-même un étranger, et que je n’ai presque plus de nom ; jeles écoute. Je m’évoque moi-même, tendu sur le spectacle desautres, et m’en emplissant comme Dieu, hélas – et, dans uneattention suprême, j’essaye de voir et d’entendre ce que je suis.Ce serait si beau de savoir qui je suis !

Je pense à tous ceux qui, jusqu’à moi, ontcherché, – savants, poètes, artistes, – à tous ceux qui ont peiné,pleuré, souri vers la réalité, près des temples carrés ou sous lavoûte ogivale ou dans les jardins nocturnes, dont le sol n’est plusqu’un souple parfum noir. Je pense au poète latin qui a voulurassurer et consoler les hommes en leur montrant la vérité sansbrume comme une statue. Un fragment de son prélude me revient enmémoire, appris autrefois, puis rejeté et perdu comme presque toutce que je me suis donné la peine d’apprendre jusqu’ici. Il dit danssa langue lointaine, barbare au milieu de ma vie quotidienne, qu’ilveille pendant les nuits sereines pour chercher dans quellesparoles, dans quel poème, il apportera aux hommes les idées qui lesdélivreront. Depuis deux mille ans, les hommes sont toujours àrassurer et à consoler. Depuis deux mille ans, je suis toujours àdélivrer. Rien n’a changé la face des choses. L’enseignement duChrist ne l’aurait pas changée, même si les hommes ne l’avaient pasabîmée au point de ne plus pouvoir honnêtement s’en servir.Viendra-t-il, le grand poète qui délimitera et éternisera lacroyance, le poète qui sera non un fou, non un ignorant éloquent,mais un sage, le grand poète inexorable ? Je ne sais, bien queles hautes paroles de l’homme qui a fini là m’aient donné une vagueespérance de sa venue et le droit de l’adorer déjà.

Mais moi, moi ! Moi qui ne suis rienqu’un regard, comme j’en ai recueilli, de destinée ? Je suislà à m’en ressouvenir. Je ressemble malgré tout à un poète au seuild’une œuvre. Poète maudit et stérile qui ne laissera pas de gloire,auquel le hasard a prêté la vérité que le génie lui eûtdonnée ; œuvre fragile qui passera avec moi, mortelle etfermée aux autres comme moi, mais œuvre sublime pourtant, quimontrerait les lignes essentielles de la vie et raconterait ledrame des drames.

** *

Qu’est-ce que je suis ? Je suis le désirde ne pas mourir. Ce n’est pas seulement ce soir, où me pousse lebesoin de construire le rêve solide et puissant que je ne quitteraiplus, mais toujours. Nous sommes tous, toujours, le désir de ne pasmourir. Il est innombrable et varié comme la complexité de la vie,mais c’est, au fond, ceci : continuer à être, être de plus enplus, s’épanouir et durer. Tout ce qu’on a de force, d’énergie etde lucidité, sert à s’exalter, de quelque façon que ce soit. Ons’exalte avec des impressions nouvelles, des sensations nouvelles,de nouvelles idées. On s’efforce de prendre ce qu’on n’a pas pourse l’ajouter. L’humanité, c’est le désir du nouveau sur la peur dela mort. C’est cela : je l’ai vu, moi. Les mouvementsinstinctifs et les cris libres étaient dirigés toujours dans lemême sens comme des signaux, et, au fond, les paroles les plusdissemblables étaient pareilles.

** *

Mais après… Où sont les mots qui éclairent lavoie ? Si c’est cela, l’humanité, qu’est-elle dans le monde,et qu’est-ce que le monde ?

Je me souviens, je me souviens, comme onappellerait au secours… Un jalon, une borne, où la sainteinquiétude se pose : l’importance d’un être humain parmi leschoses, cette importance que j’ai mis toute ma vie àcomprendre…

L’immensité de chacun de nous : premiergrand signe dans le noir. C’est vrai que le cœur fait son deuil ousa fête avec toute la nature, et, aux yeux du plus humble descontemplateurs, c’est vrai que dans le ciel provençal les étoilesont pâli lorsque Mireille est apparue à sa petite fenêtre.

Je suis au milieu du monde. Les astres mecouronnent. La terre me porte et m’élève. Je me tiens au sommet dessiècles. Je ramène tout à moi, les vastes ou les petites choses del’esprit et du cœur. De ma main devant les yeux, le jour, je faisla nuit, et la nuit, je me cache la nuit ; si je ferme lesyeux, l’azur ne peut plus rien être. À partir de moi, toutes lesgrandeurs vont se rapetissant.

** *

J’ai appuyé ma tête sur ma main.

Alors mes doigts sentent les os de moncrâne : l’orbite, la dépression de la tempe, la mâchoire. Uncrâne…

Un crâne ! Mais je connais cela !Mon crâne est semblable aux autres.

Cette ressemblance de moi et de tous, je n’yavais jamais pensé. Je la vois. Je vois, à travers un peu d’ombre,mes os, mes ossements. Je reconnais dans moi-même mon fantômeéternel de poussière, mon squelette, comme on reconnaît quelqu’un.Je le touche, je le palpe, le monstre morne et blanc que je suis aufond…

Mes rêves de grandeur se sont écroulés,puisque mon crâne est semblable aux autres, à tous ceux quifurent.

Combien y en a-t-il eu ? Si l’humanitédate de cent mille ans, ce qui est sans doute au-dessous de lavérité, comme il vit sur la Terre un milliard et demi d’habitantsqui se renouvellent tous les trente ans, cela fait quatre millecinq cent milliards de crânes qui tombent en poussière depuis leshommes.

** *

J’irai dans la terre. J’aurai eu une maladie,ou une plaie qui feront pourrir plus vite un coin de ma chair. Jemourrai sans doute de maladie, quelque organe atrophié, rompu,arrêté – ou bien affolé, brisant tout le reste ; je mourraid’une maladie, tout le sang en dedans… (J’aimerais mieux m’en allerdans la pourpre d’une blessure…)

Et moi aussi, on m’enterrera comme les autres,quoique cela puisse paraître étrange. Déjà comme un avertissementde la boue (les paroles du poète reviennent à moi et m’accablent),j’ai cette poussière qui vient sur moi tous les jours, dont je suisobligé de me laver, dont je me défends, dont je m’arrache :c’est l’ange sombre de la terre.

Dans le frêle cercueil, mon corps deviendra laproie des insectes, du pullulement irrésistible de leurs larves.Innombrable envahissement qui se multiplie ! Linné a pu direque trois mouches consomment un cadavre aussi vite que le fait unlion.

J’ai ouvert un livre que j’ai là. Je me plongedans le détail. J’y apprends ce qui m’attend, moi ! J’yapprends mon histoire future.

Les animaux des cimetières se succèdent parpériodes ; chaque espèce vient en son temps, de sorte qu’onreconnaît l’âge d’un cadavre à la foule qui s’en repaît. Il y aainsi à travers les corps abandonnés huit immigrations successivesqui correspondent aux huit phases de la fermentation putride parlaquelle, peu à peu, l’intérieur du corps s’extériorise.

Je veux les connaître, voir d’avance ce que jene verrai pas – et palpiter ce que je ne ressentirai pas.

De petites mouches, les curtonèvres, hantentle corps quelques instants avant la mort… Je les entendrai.Certaines émanations leur indiquent l’imminence d’un événement quiva leur procurer avec une abondance débordante des aliments pourleurs larves, et lourdes d’œufs, elles s’acharnent déjà à pondredans les narines, dans la bouche, et aux coins des yeux.

À peine la vie a-t-elle cessé, que d’autresmouches affluent. Dès que le pauvre souffle de corruption devientsensible, d’autres encore : la mouche bleue, la mouche verte,dont le nom scientifique est Lucilia Cœsar, et la grandemouche au thorax rayé de blanc et noir qu’on appelle « grandsarcophagien ». La première génération de ces mouchesaccourues à l’affreux signal peut former à elle seule dans lecadavre sept à huit générations qui se prolongent et s’entassentpendant trois à six mois : « Chaque jour, dit Mégnin, leslarves de la mouche bleue augmentent de deux cents fois leurpoids… » La peau du cadavre est alors d’un jaune tirantlégèrement sur le rose, le ventre est vert clair, le dos vertsombre. Ou du moins, telles en seraient les teintes, si cela ne sepassait pas dans l’ombre.

Puis, la décomposition change de nature. C’estla fermentation butyrique, qui produit des acides gras dénommésvulgairement gras de cadavre. C’est la saison des dermestes, –insectes carnassiers qui produisent des larves munies de longspoils, – et de papillons : les aglossas. Les larves desdermestes et les chenilles des aglossas présentent cetteparticularité qu’elles peuvent vivre dans les matières grasses« qui se moulent, comme du suif, au fond desbières » ; quelques-unes de ces matières cristalliserontet luiront comme des paillettes, plus tard, dans la poussièredéfinitive.

Voici maintenant la quatrième escouade. Elleaccompagne la fermentation caséïque, et elle est composée : demouches, les pyophilas, qui donnent ses vers au fromage – versreconnaissables aux sauts caractéristiques qu’ils exécutent – et decoléoptères, les corynètes.

La fermentation ammoniacale, la liquéfactionnoire des chairs, appelle un cinquième envahissement : il y alà des mouches, les lonchéas, les ophyras et les phoras, sinombreuses que, sur les cadavres exhumés au cours de cette période,les débris noirâtres de leurs chrysalides apparaissent, selonl’expression d’un médecin légiste, « comme de la chapelure surles jambonneaux » et que des nuées de mouches s’échappent dela bière quand il arrive qu’on la remonte et qu’on l’ouvre pendantcette phase. La décomposition déliquescente noire est préféréeaussi par des coléoptères : les silphides, et les neuf espècesde nécrophores.

Maintenant, la putréfaction a à peu prèsaccompli son œuvre. La période qui s’ouvre est celle de ladessiccation et de la momification du cadavre sous les linceuls etles vêtements empesés par les liquides gélatineux de la périodeprécédente. Tout ce qui reste de la matière molle, de pâteorganique, farineuse et friable, et de savons ammoniacaux, estdévoré par une autre espèce de bêtes : des acariens, ronds etcrochus, à peine visibles à l’œil nu. De quinze jours en quinzejours, leur nombre décuple : au commencement, il y en avaitvingt ; au bout de deux mois et demi, il y en a deuxmillions.

Aux acariens succède une septième immigration.Ce sont des sortes de mites, les aglossas, qui étaient déjà venuesau moment de l’écoulement des acides gras, puis avaient disparu.Celles-là rongent, scient, émiettent les tissus parcheminés, lesligaments et tendons, transformés en une matière dure, d’apparencerésineuse – ainsi que les poils, les cheveux et les étoffes. Lecorps est d’une couleur dorée, bronzée, et répand une forte odeurde cire.

Enfin, au bout de trois ans, la dernière nuéede travailleurs. Que dévorent-ils, ceux-là ? Tout ce quireste, tout, jusqu’aux débris des insectes qui à l’état larvaire sesont succédé sur le cadavre. L’effaceur suprême est un petitcoléoptère noir dont le nom scientifique est tenebrioobscurus.

Après lui, il ne reste plus rien que, malgrélui, quelques débris de débris autour des os blanchis, et unepetite masse compacte au fond de la boîte crânienne. Cette sorte deterreau brun, granuleux, qui poudre la pierre humaine et qu’oncroirait être le dernier résidu des chairs, n’est même pas cela.C’est l’accumulation des carapaces, des pupes, des chrysalides etdes excréments des dernières générations d’insectesdévorateurs.

Trois ans se sont passés. Tout est fini. Lacréature qui a été adorée et a adoré est retournée tout entière entrois ans au règne minéral. La puanteur a disparu ; c’était ladernière marque de vie ; elle s’anéantit, hélas, et il n’y amême plus de deuil.

Et tous les habitants du monde auront passépar là dans quelques années. Depuis que je médite, un quart d’heurepeut-être, un millier d’êtres humains sont morts sur la surface dumonde.

Leurs corps, agglomérations de cellules, leurscellules, agglomérations d’atomes (fragments indivisibles de lamatière) – sont jetés à d’autres combinaisons. La cellule !Cette unité organique a une dimension qui varie entre un millièmeet un dix-millième de millimètre. L’atome ! C’est un élémentinconnu et supposé. Si on lui accorde une dimension à peu prèsconforme à la vraisemblance en se basant sur la petitesse deséléments anatomiques, on trouve que, dans une sphère de matière dudiamètre d’une tête d’épingle, il y en aurait un nombre représentépar un huit suivi de vingt-et-un zéros, et que, pour compter tousles éléments primordiaux d’une tête d’épingle, à raison d’un parseconde et par homme, l’humanité tout entière, occupée sansrelâche, mettrait deux cent mille ans.

C’est de cette poussière qu’est fait leGlobe.

Et le Globe lui-même n’est rien dansl’univers.

… Sur une feuille de papier, un point ténu, àpeine visible ; autour, on trace une circonférence qui prendtoute la largeur de la feuille ; le point, c’est laTerre ; le cercle figure le Soleil ; telle est laproportion. Sur une autre feuille, un point, fait du bout de laplume posée : c’est le Soleil, si large sur la feuille mise decôté. Une sphère est représentée par un cercle qui va d’un bord àl’autre du papier : c’est Canopus, une étoile ; le Soleilest aussi menu par rapport à Canopus que la Terre par rapport auSoleil. Et Bételgeuse, ce céleste point brillant qu’aimaient tantnos ancêtres, son diamètre est aussi grand que la distance de laTerre au Soleil. Ce gris sur ce papier, ce n’est pas de la couleurgrise, mais des petits points rapprochés. Chaque petit point estune étoile, comme le Soleil ou comme Canopus, ou plus grande… C’estun fragment de la carte du ciel. Fragment infime, puisqu’on évalueà cent millions le nombre des étoiles dont on a perçu l’image etqu’il y en a sur cette feuille à peu près trois mille. On neperçoit cent millions d’étoiles que parce que les instrumentsd’optique ne peuvent agrandir le champ visuel que jusqu’aux étoilesde vingt-et-unième grandeur, et ne permettent de voir que dix-septmille fois plus d’étoiles que l’œil nu ; mais qui oseraitprétendre que les étoiles extrêmes que nous percevons limitentl’univers ? Et la grandeur des étoiles, si énorme qu’ellesoit, n’est rien au regard des espaces vides qui les séparent.L’étoile la plus rapprochée de nous après le Soleil, l’étoile Alphade la constellation du Centaure, est à dix mille milliards delieues de nous. Arcturus est à trois cent vingt-quatre millemilliards de kilomètres ; Arcturus se meut dans l’espace àraison de deux mille six cent quarante millions de kilomètres parannée – et depuis trois mille ans qu’on observe et qu’on pointe saplace sur les cartes astronomiques, elle ne semble pas avoir bougé.L’étoile 1830 du catalogue de Groombridge est à huit cent millemilliards de kilomètres…

À cause de la formidable envergure de savitesse, la lumière amoindrit follement les chiffres, et rend leursimmensités plus sensibles… La lumière parcourt l’éther à raison detrois cent trente mille kilomètres à la seconde. Elle met un peuplus de huit minutes pour venir du Soleil, de sorte que l’image quenous en avons est celle de l’astre tel qu’il était huit minutesavant notre contemplation. Elle met quatre ans et quatre mois pourvenir de l’étoile la plus rapprochée ; trente-six ans pourvenir de l’Étoile Polaire… Elle met plusieurs siècles pour venir decertaines étoiles qui se présentent ainsi à nous telles qu’ellesétaient il y a plusieurs siècles. Et si ces étoiles nous regardent,elles nous voient avec le même vertigineux retard… Cetteconstellation, qui surmonte la ville vivante et mourante d’undiadème triste parce qu’il est trop grand, nous ne savons pas ceque c’est. Tout au plus nous doutons-nous que chacun de ses pointsa quelque analogie avec le brûlant Soleil, avec la boule de feu quehérissent des flammes grandes comme la distance de la Terre à laLune. Si les yeux d’une de ces étoiles sont plus perçants que lesnôtres, que voit-elle ici-bas, à l’instant où je parle ?…Parmi les formes terrestres convulsées encore et tremblantes dequelque grande crise géologique, elle voit, sur une éminence, unseul être se dégager de la terre qui attire ses quatre membres, setendre debout en chancelant encore, et une seule face encorebestiale et effarée d’ombre lever obscurément les yeux. Et entretelle autre étoile et nous, l’échange de lumière ne s’est pasencore effectué, depuis le commencement d’elle, et lorsque sonaspect se sera transporté jusqu’à nous, elle sera peut-êtredétruite depuis des éternités…

Et ces éternités me font penser au temps.Combien il y a-t-il de temps que la Terre existe ? Depuis quela masse gazeuse mondiale s’est détachée de l’équateur de lanébuleuse solaire, combien de milliards de siècles se sontécoulés ? On ne sait. On suppose que pour la seconde phase –de beaucoup la plus courte – de sa transformation,c’est-à-dire pour passer de l’état liquide à l’état solide, il afallu trois cent cinquante millions d’années.

L’atome, le plus petit élément de la matière.Voici maintenant le plus grand élément : le monde stellaire.Non pas l’ensemble réel ou même visible du firmament, qui estincommensurable, mais la partie qui en a été mesurée par lascience. L’investigation scientifique se borne à un rayon de huitcent mille milliards de kilomètres à partir de la Terre. Au delà dece rayon, qui n’embrasse que les astres les plus proches, lesmondes ne présentent pas, par rapport au mouvement de la terre, undéplacement apparent nous permettant d’apprécier leur distance, etnous n’avons plus aucune donnée sur les espaces sidéraux. L’universexploré par le calcul est donc représenté par une sphère dont lerayon aurait huit cent mille milliards de kilomètres. Les nombresqui déterminent cette sphère sont les plus grands qu’on puisseappliquer à la réalité. Ils donnent, comme volume, deux mille centquarante-cinq sexdécillions de mètres cubes. Comme,d’autre part, le nombre d’atomes contenu dans un mètre cube est, ennous référant à la dimension hypothétique que nous avons accordée àl’atome, d’un décillion, le rapport entre la plus grandechose et la plus petite est un nombre tel, que la science n’a pasde terme pour l’exprimer. Jamais on ne s’en est servi : jesuis peut-être le premier homme qui le fait, dans le besoin deprécision énorme qui me tourmente ce soir. D’après l’étymologielatine des noms des nombres, ce nombre vierge qui formule ce quel’univers peut contenir d’atomes commencerait à s’énoncerainsi : deux octovigentillions… Il est composé d’undeux suivi de quatre-vingt-sept chiffres. Rien ne peut donner uneidée de l’immensité de ce nombre, qui exprime la nature depuis sesfondements jusqu’à son extrême frontière attingible.

Et pourtant, ce chiffre, qui a figure demonstre, il faut le déformer encore, il faut le multiplier encorepar cinquante trillions, le transformer en centduotrigentillions, c’est-à-dire en un nombre de cent deuxchiffres, si on admet la théorie de Newcomb qui, en se basant surles mouvements et les vitesses des astres selon la loi immuable dela gravitation, limite notre système stellaire tout entier à unesphère d’espace de soixante quintillions de kilomètres de diamètre,où tombent harmoniquement cent vingt-cinq millions d’étoiles.

Qu’est-ce qu’on peut faire contre toutcela ?

Qu’est-ce que je peux faire, moi, qui suis là,ébloui par les papiers que je lis, au pied de cette lampe qui formeune ombre octogonale effleurant mon encrier, – dont la clartédiffuse me montre à peine le plafond et la fenêtre, noire etluisante sous ses rideaux légers, et ne fait presque pas sortir dela nuit les murs de la chambre…

Je me suis levé. J’erre dans la chambre.Qu’est-ce que je suis, qu’est-ce que je suis ? Ah ! ilfaut, il faut que je réponde à cette question parce qu’une autre yest suspendue comme une menace : Qu’est-ce qu’il va advenir demoi !

En face du grand miroir qui est debout sur lacheminée, je fixe mon image, je cherche en moi ce que je pourraisrépondre à ma petitesse. Si je ne peux pas m’en évader, je suisperdu… Suis-je le peu que je parais être, suis-je immobilisé etétouffé dans cette chambre comme dans un cercueil troplarge ?

Instinctivement une intuition paisible, simplecomme moi, rejette l’épouvante qui m’assaille, et je me dis que cen’est pas possible, et qu’il y a une immense erreur partout.

** *

Qu’est-ce qui m’a dicté ce que je viens depenser ? À quoi ai-je obéi ?

À une croyance qu’ont accumulée en moi le bonsens, la religion, la science…

Ce bon sens là, c’est la voix des sens, et unegrosse voix trop proche ressasse que les choses sont telles quenous les voyons. Mais je sais bien, au fond, que cela n’est pasvrai. Il faut s’arracher tout d’abord à cette grossière écorce dela vie usuelle.

Les contradictions que comporte cetteréalisation béate de l’apparence, les erreurs innombrables de nossens, les créations fantaisistes du rêve, de la folie, ne nouspermettent pas d’écouter ce piteux enseignement. Le bon sens estune bête probe mais aveugle. Il ne reconnaît pas la vérité, qui sedérobe aux premiers coups d’œil ; qui, selon la magnifiqueparole de l’ancien sage, « est dans un abîme ».

La science… Qu’est-ce que la science ?Pure, c’est une organisation de la raison par elle-même ;appliquée, c’est une organisation de l’apparence. La« vérité » scientifique est une négation presqueintégrale du bon sens. Il n’y a guère de détails de l’apparence quine soient contredits par l’affirmation scientifique correspondante.La science dit que le son, la lumière, sont des vibrations ;que la matière est un composé de forces… Elle édicte unmatérialisme abstrait. Elle remplace l’apparence grossière par desformules ; ou alors, elle l’admet sans examen. Elle soulève,dans un ordre plus complexe et plus ardu, les mêmes contradictionsque le réalisme superficiel. Même au sein de son domaineexpérimental ou logique, elle est obligée de se servir de donnéesfictives, de suppositions. Si on la pousse du côté de la grandeurdu monde ou du côté de la petitesse, elle reste court. En bas, elles’arrête devant la question de la divisibilité de l’espace ;en haut, elle s’arrête devant le dilemme d’absurdités :« L’espace ne finit nulle part », ou :« L’espace finit quelque part ».

Pas plus que le bon sens, elle ne voit lavérité ; elle n’est d’ailleurs pas faite pour cela,puisqu’elle n’a pour but que la systématisation abstraite oupratique d’éléments dont elle ne discute pas la réalitéprofonde.

La religion… Elle dit avec raison : lebon sens ment, la science ne s’engage à rien ; elleajoute : nous ne serions certains de rien sans la garantie deDieu. Et la religion a ainsi arrêté Pascal, en interposant sondouble fond entre la vérité et lui. Dieu n’est qu’une réponse toutefaite au mystère et à l’espérance, et il n’y a pas d’autre raison àla réalité de Dieu, que le désir que nous en avons.

Ce monde illimité que je viens de voirs’élever contre moi ne repose donc sur rien ? Alors, qu’est-cequi est sûr, qu’est-ce qui est fort ?

** *

Et, pour m’assister, j’évoque encore une foisles êtres vivants en qui j’ai foi, les êtres dont j’ai vu icis’épanouir la figure et les regards se déchaîner.

Je revois des faces, dans le deprofundis du soir, émerger comme des victoires suprêmes. L’unecontenait le passé ; une autre, toute son attention tenduevers la fenêtre, s’azurait ; une autre, dans la noirceurhumide de la brume, songeait au soleil comme un soleil ; uneautre, pensive et prolongée, était pleine de la mort qui ladévorerait, et toutes étaient entourées d’une solitude quicommençait dans cette chambre, mais qui ne finissait plus.

Et moi qui suis comme elles, moi qui contiensà l’intérieur de ma pensée l’implacable passé et l’avenir rêvé, etla grandeur des autres ; moi qui regrette, qui voudrais, etqui pense, avec ma figure inguérissable et étendue – moi, moi, lerêve d’étoiles que je viens d’avoir me changerait enpoussière ? Est-il possible que je ne sois rien, alors qu’àcertains moments il me semble que je suis tout ? Suis-je rien,suis-je tout ?

Alors, je me mets à comprendre… Je n’ai pastenu compte de la pensée dans cette évocation de l’ordre deschoses. Je l’ai considérée comme enfermée dans le corps, ne ledépassant pas, n’ajoutant rien à l’univers. Notre âme ne serait ennous qu’un souffle comme le souffle vital, un organe ; noustiendrions la même place, vivants, que morts ?

Non ! Et c’est ici que je mets la mainsur l’erreur.

La pensée est la source de tout. C’est parelle qu’il faut commencer, toujours… La vérité est retournée sur sabase.

Et maintenant je lis des signes de folie dansma méditation de tout à l’heure. Cette méditation était la mêmechose que moi ; elle prouvait la grandeur de la pensée qui lapensait, et pourtant elle disait que l’être pensant n’est rien.Elle m’anéantissait, moi qui la créais !

… Mais ne suis-je pas la proie d’uneillusion ? Je m’entends m’objecter : ce qui est en moi,c’est l’image, le reflet, l’idée de l’univers. La pensée n’est quele fantôme du monde prêté à chacun de nous. L’univers par lui-mêmeexiste en dehors de moi, indépendamment de moi, avec une telleimmensité qu’il fait que je suis du néant et comme mort déjà. Etj’aurais beau n’être pas ou fermer les yeux, l’univers serait quandmême.

Une angoisse, une blessure commençantem’étreint les entrailles… Puis voici qu’un cri monte en moi, un crilucide, conscient et inoubliable comme un accord sublime de toutela musique : « Non ! »

Non. Cela n’est pas ainsi. Je ne sais sil’univers a en dehors de moi une réalité quelconque. Ce que jesais, c’est que sa réalité n’a lieu que par l’intermédiaire de mapensée, et que tout d’abord, il n’existe que par l’idée que j’enai. Je suis celui qui a fait se lever les étoiles et les siècles,et qui a roulé le firmament dans sa tête. Je ne peux pas sortir dema pensée. Je n’ai pas le droit de le faire sans faute et sansmensonge. Je ne peux pas. J’ai beau essayer de me débattre commepour m’envoler de moi. Je ne peux pas accorder au monde d’autreréalité que celle de mon imagination. Je crois en moi et je suisseul, puisque je ne peux pas sortir de moi. Comment imaginer sansfolie que je puisse sortir de moi-même ? Comment imaginer sansfolie que je ne sois pas seul ? Qu’est-ce qui pourrait meprouver qu’au delà de l’infranchissable pensée, le monde a uneexistence séparée de moi !

J’écoute la métaphysique (elle n’est pas unescience : elle est située au delà du programmescientifique ; elle est plutôt assimilable à l’art,s’attachant comme lui à la vérité vraie : car si un tableauest puissant et si un beau vers est beau, c’est à cause de lavérité). Je parcours les livres, je consulte les savants et lespenseurs, je réunis tout l’arsenal des certitudes que l’esprithumain a réunies, j’écoute la grande voix de celui qui a passétoutes les croyances et tous les systèmes au crible de sa raisonterrible, et je lis cette vérité même qui s’imposait à moi :On ne peut pas nier la pensée qu’on a du monde, mais on ne peut pascertifier qu’il existe en dehors de la pensée qu’on en a.

Et maintenant que j’ai cette affirmationenfermée précisément, effectivement, dans des mots, maintenant queje tiens cette richesse sublime, je ne peux plus m’écarter dumiracle de simplification qu’elle apporte.

Non, il n’est pas sûr que la vérité quicommence en nous continue ailleurs, et lorsque, après avoir ditcette parole que personne après lui n’a pu même songer ànier : « Je pense, donc je suis », le philosophe aessayé, raisonnement par raisonnement, de conclure à quelque chosede réel en dehors du sujet pensant, il est sorti pas à pas de lacertitude. De toute la philosophie passée, il ne reste que cecommandement d’évidence qui met en chacun de nous le principe detout ; de la recherche humaine il ne reste que cette grandenouvelle que j’ai déjà lue comme dans un livre sur lerecommencement et la solitude de chaque figure. Le monde, tel qu’ilsemble nous apparaître, ne prouve que nous, qui croyons le voir. Lemonde extérieur, c’est-à-dire le globe terrestre avec ses onzemouvements dans l’espace, ses horizons et le va-et-vient de la mer,ses mille milliards de kilomètres cubes, ses cent vingt milleespèces végétales et ses trois cent mille espèces animales, et toutle monde solaire et sidéral avec ses transformations et sonhistoire, ses origines et ses voies lactées, – est un mirage et unehallucination.

Et malgré les voix, qui, même du fond de nous,crient contre ce que je viens d’oser penser, comme une foule contrela beauté, malgré le savant qui, avouant que le monde est unehallucination, ajoute, sans preuve, que c’est une« hallucination vraie », – je dis que l’infini etl’éternité du monde sont deux faux dieux. C’est moi qui ai donné àl’univers ces vertus démesurées, que j’ai en moi (il faut bien queje les lui aie données puisque, quand bien même il les aurait, jene pourrais constater sur lui l’inconstatable, et je les ajouteraisde mon propre fonds à l’image bornée que j’ai de lui). – Rien neprévaut contre l’absolu de dire que j’existe et que je ne puis passortir de moi, et que tout : espaces, temps, raisonnements, nesont que des façons de m’imaginer la réalité, et comme de vaguespouvoirs que j’ai.

C’est avec une sorte de frisson que j’aitrouvé dans le livre austère cette traduction des cris d’humanitéqui sont venus jusqu’à moi. Le cœur humain saignait et s’éployait àtravers les lignes froides et calculées de l’écrivain allemand.Peut-être faut-il une certaine gravité pour s’affranchir del’apparence et pour comprendre les formules grandioses de la véritéainsi purifiée. Mais je dis que ces paroles sont les plusmagnifiques qui aient jamais été dictées aux hommes, et qu’ellesfont du livre du philosophe de Kœnigsberg l’œuvre qui se rapprochele plus de la vraie bible. Les paroles de Jésus-Christ, faites pourrégenter la société selon de nobles lignes, apparaissent, à côté,superficielles et utilitaires.

Cela est important, cela est solennel etcapital, d’arracher au silence les vraies paroles, de mettre laraison où elle est, de replacer la vérité. Il ne s’agit pas d’unevaine discussion de formules, mais d’un effrayant problèmepersonnel qui m’intéresse tout entier, d’une question de vie et demort pour moi, d’un grand jugement sans appel où je suisimpliqué.

** *

Tout est en moi, et il n’y a pas de juges, etil n’y a pas de bornes, et il n’y a pas de limites à moi. Le deprofundis, l’effort pour ne pas mourir, la chute du désir avecson cri qui monte, tout cela n’est pas arrêté. C’est dans l’immenseliberté que s’exerce le mécanisme incessant du cœur humain(toujours autre chose, toujours !). Et c’est une telleexpansion que la mort en est elle-même effacée. Car commentpourrais-je imaginer ma mort, sinon en sortant de moi-même et en meconsidérant comme si j’étais non moi-même, mais un autre ?

On ne meurt pas… Chaque être est seul aumonde. Cela paraît absurde, contradictoire, d’énoncer une phrasepareille. Et pourtant, il en est ainsi… Mais il y a plusieurs êtrescomme moi… Non, on ne peut pas dire cela. Pour dire cela, on seplace à côté de la vérité en une sorte d’abstraction. On ne peutdire qu’une chose : Je suis seul.

Et c’est pour cela qu’on ne meurt pas.

À ce moment, courbé dans le soir, l’hommeavait dit : « Après ma mort, la vie continuera. Il y auratous les détails du monde qui occuperont paisiblement les mêmesplaces. Il y aura toutes les traces de mon passage qui peu à peumourront, mon vide qui se refermera. »

Il se trompait. Il se trompait en parlantainsi. Il a emporté toute la vérité avec lui. Pourtantnous, nous l’avons vu mourir. Il est mort pour nous ; pourlui, non. Je sens qu’il y a là une vérité effroyablement difficileà atteindre, une contradiction formidable, mais j’en tiens les deuxbouts, cherchant à tâtons quel balbutiement informe traduiraitcela. Quelque chose comme : « Chaque être est toute lavérité… » Je reviens à la parole de tout à l’heure : Onne meurt pas puisqu’on est seul ; ce sont les autres quimeurent. Et cette phrase qui se répand en tremblant à mes lèvres, àla fois sinistre et radieuse, annonce que la mort est un fauxdieu.

Mais le reste ? En admettant que j’aie lasagesse toute-puissante de me débarrasser de la hantise de mapropre mort, il restera la mort des autres et la mort de tant desentiments et de douceur. Ce n’est pas la conception de la véritéqui changera la douleur ; car la douleur est comme la joie, unabsolu.

Et pourtant !… La grandeur infinie denotre misère se confond avec de la gloire et presque avec dubonheur – du bonheur hautain et glacé. Est-ce d’orgueil ou de joieque je commence à sourire dans les premières blancheurs de l’aube,près de la lampe assaillie par l’azur, à mesure que je me vois seuluniversellement !…

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