L’Enfer

Chapitre 17

 

J’ai donné congé. Je m’en irai demain, lesoir, avec mon immense souvenir. Quels que soient les événements,les tragédies que me réserve l’avenir, ma pensée ne sera pas plusimportante et plus grave, lorsque j’aurai vécu ma vie de tout sonpoids.

** *

Le dernier jour. Je me tends pour regarder.Mais tout mon corps n’est plus qu’une douleur. Je ne peux plus metenir debout ; je chancelle. Je retombe sur mon lit, repoussépar le mur. J’essaye encore. Mes yeux se ferment et s’emplissent delarmes douloureuses. Je veux être crucifié sur le mur, mais je nepeux pas. Mon corps se fait de plus en plus pesant etpoignant ; ma chair s’acharne contre moi, et la douleur semultiplie, me heurte le dos, la face, me crève les yeux, me soulèvele cœur.

J’entends parler à travers les pierres du mur.La chambre voisine vibre d’un son lointain, un brouillard de sonqui traverse à peine ce mur.

Je ne pourrai plus écouter ; je nepourrai plus regarder dans la chambre. À partir de maintenant je nepourrai plus rien voir distinctement, rien entendre vraiment ;et moi qui n’ai pas pleuré depuis mon enfance, je pleure, comme unenfant, à cause de tout ce que je n’aurai pas. Je pleure la beautéet la grandeur perdues ; j’aime tout ce que j’auraisembrassé.

Ils passeront là de nouveau, le long desjours, des années, tous les prisonniers des chambres, ils passerontavec leurs morceaux d’éternité. À l’heure où tout se décolore, ilss’assoiront près de la lumière, à la place pleine d’auréoles ;ils se pencheront et se traîneront vers le vide de la fenêtre. Ilss’attendront avec leurs bouches ; ils échangeront un premierou un dernier regard inutiles. Ils ouvriront leurs bras, ilss’adonneront à leurs tâtonnantes caresses. Ils aimeront la vie etauront peur de disparaître. Ils chercheront ici-bas une unionparfaite entre les cœurs, là-haut une durée parmi les mirages et unDieu dans les nuages.

** *

Le murmure monotone de voix tremble sans cesseà travers le mur. Je n’entends rien que du bruit : je suiscomme tous ceux qui sont dans une chambre.

Je suis perdu comme la première fois que jevins ici, comme le soir où j’ai pris possession de cette chambrepatinée par les disparus et les morts – avant qu’il se fît dans mondestin ce grand changement de lumière.

Et peut-être à cause de ma fièvre, peut-être àcause de ma haute douleur, je me figure qu’on crie là un grandpoème, qu’on parle de Prométhée. Il a volé la lumière aux dieux, ilsent dans ses entrailles la douleur toujours renaissante ettoujours neuve s’amonceler de soir en soir, quand le vautour vole àlui comme à son nid, – et on prouve que nous sommes tous comme celaà cause du désir : mais il n’y a ni vautour ni dieux.

Il n’y a de paradis que ce que nous apportonsdans le grand tombeau des églises. Il n’y a d’enfer que la fureurde vivre.

Il n’y a pas de feu mystérieux. J’ai volé lavérité. J’ai volé toute la vérité. J’ai vu des choses sacrées, deschoses tragiques, des choses pures, et j’ai eu raison ; j’aivu des choses honteuses, et j’ai eu raison. Et par là j’ai été dansle royaume de vérité, si on peut employer à l’égard de la vérité,sans la souiller, l’expression dont se sert le mensonge et leblasphème religieux.

** *

Qui fera la bible du désir humain, la bibleterrible et simple de ce qui nous pousse de la vie à la vie, denotre geste, de notre direction, de notre chute originelle ?Qui osera tout dire, qui aura le génie de tout voir ?

Je crois à une forme haute du poème, à l’œuvreoù la beauté se mêlera aux croyances. Plus je m’en sens incapable,plus je la crois possible. Cette morne splendeur dont certains demes souvenirs m’accablent, me montre de loin qu’elle est possible.J’ai été parfois, moi, du sublime, du chef-d’œuvre. Parfois mesvisions se sont mêlées d’un frisson d’évidence si fort et sicréateur, que la chambre tout entière en a tressailli comme un boiset qu’il y a eu en vérité des moments où le silence criait.

Mais tout cela, je l’ai volé. Je ne l’ai pasconquis, j’en ai profité, grâce à l’impudeur de la vérité, quis’est montrée. Au point du temps et de l’espace où, par hasard, jeme trouvais, je n’ai eu qu’à ouvrir mes yeux, et qu’à tendre mesmains de mendiant, pour faire plus qu’un rêve et presque uneœuvre.

Ce que j’ai vu va disparaître, puisque je n’enferai rien. Je suis comme une mère dont le fruit de chair périraaprès avoir été.

Qu’importe ! J’ai eu l’annonciation de cequ’il y aurait de plus beau. À travers moi est passée, sansm’arrêter, la parole, le verbe, qui ne ment pas et qui, redit,rassasiera.

** *

Mais j’ai fini. Je suis étendu, et puisquej’ai cessé de voir, mes pauvres yeux se ferment comme une blessureguérissante, mes pauvres yeux se cicatrisent.

Et je cherche pour moi un apaisement.Moi ! le dernier cri comme le premier.

Moi, je n’ai qu’un recours : me souveniret croire. Entretenir de toutes mes forces dans ma mémoire latragédie de cette chambre, à cause de la vaste et difficileconsolation dont a résonné parfois le fond de l’abîme.

Je crois qu’en face du cœur humain et de laraison humaine, faits d’impérissables appels, il n’y a que lemirage de ce qu’ils appellent. Je crois qu’autour de nous, il n’y ade toutes parts qu’un mot, ce mot immense qui dégage notre solitudeet dénude notre rayonnement : Rien. Je crois que cela nesignifie pas notre néant ni notre malheur, mais, au contraire,notre réalisation et notre divinisation, puisque tout est ennous.

FIN

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