L’Enfer

Chapitre 8

 

Le même décor les entourait, la même pénombreles salissait que la première fois que je les vis ensemble. Aiméeet son amant étaient assis, non loin de moi, côte à côte.

Ils causaient depuis quelque temps sans doutequand je me penchai jusqu’à eux.

Elle était en arrière de lui, sur le canapé,cachée par l’ombre de soir et par l’ombre de l’homme. Lui, pâle etimprécis, les mains sur les genoux, il était incliné en avant, dansle vide.

La nuit était encore revêtue d’une douceurgrise et soyeuse du soir ; bientôt elle serait nue. Elleallait venir sur eux comme une maladie dont on ne sait si onguérira. Il semblait qu’ils le pressentaient, qu’ils cherchaient àse défendre, qu’ils auraient voulu prendre contre les ténèbresfatales des précautions de paroles et de pensées.

Ils se hâtaient de s’entretenir de choses etd’autres ; sans force, sans intérêt. J’entendis des noms delocalités et de personnes ; ils parlèrent d’une gare, d’unepromenade publique, d’un marchand de fleurs.

Tout à coup, elle s’arrêta, elle me paruts’assombrir, et elle cacha sa figure dans ses mains.

Il lui prit les poignets, avec une lenteurtriste qui indiquait combien il était habitué à ces défaillances –et il lui parla sans savoir quoi dire, en balbutiant, s’approchantd’elle comme il pouvait :

– Pourquoi pleures-tu ? dis-moipourquoi tu pleures.

Elle ne répondit pas ; puis elle écartases mains de devant ses yeux, et le regarda :

– Pourquoi ? Est-ce que jesais ! fit-elle. Les pleurs ne sont pas des paroles.

** *

Je la regardai pleurer, se noyer de larmes.Ah ! cela est important d’être en présence de quelqu’un deraisonnable qui pleure ! Une créature trop faible et tropbrisée qui pleure fait la même impression qu’un dieu tout-puissantqu’on supplie ; car, dans sa faiblesse et sa défaite, elle estau-dessus des forces humaines.

Une sorte d’admiration superstitieuse mesaisit devant ce visage de femme baigné de l’inépuisable source, cevisage en même temps sincère et véridique.

** *

Elle s’était arrêtée de pleurer. Elle relevala tête. Sans qu’il l’interrogeât cette fois, elle dit :

– Je pleure parce qu’on est seul.

« On ne peut pas sortir de soi ; onne peut même rien avouer ; on est seul. Et puis, tout passe,tout change, tout fuit, et du moment que tout fuit, on est seul. Ily a des heures où je vois cela mieux qu’à d’autres. Et alors,qu’est-ce qui pourrait m’empêcher de pleurer ? »

Dans la tristesse où elle sombrait d’instanten instant, elle eut un petit secouement d’orgueil ; sur lemasque de mélancolie, je vis un sourire grimacer doucement.

– Je suis plus sensible que les autres,moi. Des choses qui passeraient inaperçues aux yeux des gens, onten moi beaucoup de retentissement. Et dans ces instants delucidité, quand je me regarde, je vois que je suis seule, touteseule, toute seule.

Inquiet de voir sa grandissante détresse, ilessaya de lui faire reprendre vie :

– Nous ne pouvons pas dire cela, nous,nous qui avons refait notre destinée… Toi, qui as accompli un grandacte de volonté…

Mais ces paroles sont emportées comme desfétus de paille.

– À quoi bon ! Tout est inutile.Malgré ce que j’ai essayé de faire, je suis seule. Ce n’est pas unadultère qui changera la face des choses, – quoique ce mot soitdoux !

« Ce n’est pas avec le mal qu’on arriveau bonheur. Ce n’est pas non plus avec la vertu. Ce n’est pas nonplus avec ce feu sacré des grandes décisions instinctives, quin’est ni le bien, ni le mal. Ce n’est avec rien de tout cela qu’onarrive au bonheur ; on n’arrive jamais jusque-là. »

Elle s’arrêta, et dit, comme si elle sentaitsa destinée retomber sur elle :

– Oui, je sais que j’ai fait le mal ; queceux qui m’aiment le plus me détesteraient de bien des façons s’ilssavaient… Ma mère, si elle savait – elle qui est si indulgente, –elle serait si malheureuse ! Je sais que notre amour est faitavec la réprobation de tout ce qui est sage et juste, et avec leslarmes de ma mère. Mais cette honte ne sert plus à rien ! Mamère, si elle savait, elle aurait pitié de mon bonheur !

Il murmura faiblement :… « Tu esméchante… »

Cela tomba comme une petite parole sanssignification.

Elle caressa le front de l’homme d’un légerenvolement de sa main et, d’une voix surnaturellementassurée :

– Tu sais bien que je ne mérite pas cemot. Tu sais bien que je parle au-dessus de nous.

« Tu le sais bien, tu le sais mieux quemoi, qu’on est seul. Un jour que je parlais de la joie de vivre etque tu étais illuminé de tristesse comme je le suis aujourd’hui, tum’as dit, après m’avoir regardée, que tu ne savais pas ce que jepensais, malgré mes paroles ; que tu ne savais pas si le sangqui me montait au visage n’était pas un fard vivant.

« Nos pensées, toutes les plus grandes,toutes les moindres, ne sont qu’à nous. Tout nous rejette en nouset nous condamne à nous seuls. Tu as dit, ce jour-là :« Il y a des choses que tu me caches, et que je ne sauraijamais – même si tu me les dis » ; tu m’as montré quel’amour n’est qu’une sorte de fête de notre solitude, et tu as finipar me crier, en me noyant dans tes bras : « Notre amour,c’est moi ! » Et je t’ai répondu la réponse, hélas,inévitable : « Notre amour, c’est moi ! »

Il voulut parler. Elle lui mit d’un gesteamical et désespéré sa main sur la bouche, et plus haut, d’uneharmonie plus tremblante et pénétrante :

– Tiens… Prends-moi, serre mes doigts,soulève mes paupières, appuie toute ta poitrine sur lamienne ; fouille-moi de tes mains ou de ta chair ;embrasse-moi longtemps, longtemps, jusqu’à respirer avec ma bouche,jusqu’à ce que nous ne sachions plus nos bouches ; fais de moice que tu voudras pour t’approcher, t’approcher… Etréponds-moi : Je suis là à souffrir. Ma douleur, est-ce que tula sens ?

Il ne dit rien, et dans le linceulcrépusculaire qui les enveloppait, les noyait en vain l’un surl’autre, je vis sa tête accomplir l’inutile geste de négation… Jevis toute la misère qui s’exhalait de ce groupe qui, une fois parhasard, dans l’ombre, ne savait plus mentir.

C’est vrai qu’ils sont là, et qu’ils n’ontrien qui les unit. Il y a du vide entre eux. On a beau parler,agir, se révolter, se lever furieusement, se débattre et menacer,l’isolement vous dompte. Je vois qu’ils n’ont rien qui les unit,rien.

** *

– Ah ! dit-elle, ne parlons plus, neparlons plus jamais de la douleur et de la joie ; leur partageest vraiment une action trop impossible. Mais même la pénétrationde l’esprit par l’esprit est défendue. Il n’y a pas au monde deuxêtres qui parlent le même langage. À certains moments, sans raison,on se rapproche ; puis, sans raison suffisante, on se retireloin l’un de l’autre. On se heurte, on se caresse, on se meurtrit,on se mutile ; on rit quand on devrait pleurer, sans y pouvoirrien jamais. Un couple est toujours fou. Cela, c’est toi-même quil’as dit, je n’ai pas inventé cette phrase. Toi qui as tantd’intelligence et de savoir, tu m’as dit que deux interlocuteursétaient deux aveugles en face l’un de l’autre, et presque deuxmuets, et que deux amants qui roulent ensemble restent aussiétrangers que le vent et la mer. Un intérêt personnel, ou uneorientation différente des sentiments et des idées, une lassitude,ou, au contraire, une pointe acérée de désir, brouillentl’attention, l’empêchent d’être vraiment pure. Quand on écoute, onn’entend guère ; quand on entend, on ne comprend guère. Uncouple est toujours fou.

Il semblait habitué à ces monologues tristes,débités sur le même ton, litanies immenses à l’impossible. Il nerépondait plus. Il la tenait, la berçait un peu, la câlinait avecprécaution et tendresse. Il semblait agir avec elle comme avec unenfant malade qu’on soigne, sans lui expliquer… Et ainsi, il étaitaussi loin d’elle qu’il était possible de l’être.

Mais il se troublait de son contact. Mêmeabattue, tombée et désolée, elle palpitait chaudement contrelui ; même blessée, il convoitait cette proie. Je vis luireles yeux posés sur elle tandis qu’elle s’abandonnait à latristesse, avec un don parfait de soi. Il se pressa sur elle. Cequ’il voulait, c’était elle. Les paroles qu’elle disait, il lesrejetait de côté ; elles lui étaient indifférentes, elles nele caressaient pas. Il la voulait, elle, elle !

Séparation ! Ils étaient très pareilsd’idées et d’âmes, et, en ce moment, ils s’aidaient étroitementl’un l’autre. Mais je m’apercevais bien, moi spectateur délivré deshommes, et dont le regard plane, qu’ils étaient étrangers et que,malgré l’apparence, ils ne se voyaient pas et ne s’entendaient pas…Elle, triste, et vaguement animée peut-être par l’orgueil depersuader, lui, excité et désirant, tendre et animal. Ils serépondaient le mieux qu’ils pouvaient mais ils ne pouvaient pas secéder et essayaient de se vaincre ; et cette espèce debataille terrible me déchirait.

** *

Elle comprit son désir. Elle dit, plaintive,comme une enfant en faute :

– Je suis malade…

Puis elle fut prise d’une morne frénésie. Ellerejeta, souleva, écarta ses vêtements, s’en débarrassa comme d’uneprison vivante, et s’offrit à lui, toute dénudée, toute sacrifiée,avec sa blessure de femme et son cœur.

… La grande envergure sombre des vêtementss’ouvrit et se ferma.

Encore une fois, le mélange des corps et lalente caresse rythmée et sans borne eut lieu. Et encore une fois,je regardai la figure de l’homme pendant que la volupté l’occupait.Ah ! je le vis bien, il était seul !

Il pensait à lui ; il s’aimait ; safigure, gonflée de veines, gorgée de sang, s’aimait. Il s’extasiaitau moyen de la femme, instrument charnel égal à lui. Il pensait àlui, émerveillé. Il fut heureux de tout son corps et de toute sapensée. Son âme, son âme jaillit, rayonna, fut toute sur sonvisage… Il flotta tout entier dans la joie… Il murmurait des motsd’adoration ; divinisé par elle, il la bénissait.

Ils ne sont pas unis parce qu’ils frémissentet se balancent en même temps, et qu’un peu de leur chair leur estcommune. Au contraire, ils sont seuls jusqu’àl’éblouissement ; ils tombent chacun, ils ne savent où, labouche et les bras entr’ouverts. Jouir ensemble, quelledésunion !

** *

Maintenant, ils se relèvent, se dégagent durêve brusquement affaibli qui les a jetés par terre.

Il est aussi morne qu’elle. Je me penche poursaisir sa parole, basse comme un soupir. Il a dit :

– Si j’avais su !

Tous deux, prostrés mais plus méfiants l’un del’autre, avec un crime entre eux, dans la lourde obscurité, dans laboue du soir, semblent se traîner lentement vers la fenêtre grisequ’un peu de jour nettoie.

Comme ils sont pareils à ce qu’ils furentl’autre soir ! C’est l’autre soir. Jamais je n’ai eu à cepoint l’impression que les actions sont vaines et passent comme desfantômes.

L’homme est pris d’un tremblement, et vaincuet dépouillé de tout son orgueil, de toute sa pudeur mâle, il n’aplus la force de retenir l’aveu d’un honteux regret :

– On ne peut pas s’en empêcher,balbutie-t-il, baissant plus bas la tête. C’est une fatalité.

Ils se prennent la main, tressaillentfaiblement, soufflant, frappés, martelés par leurs cœurs.

** *

Une fatalité !

Ils voient plus loin que la chair et quel’acte consommé, en parlant ainsi. La seule désillusion sexuelle neles écraserait pas à ce point, dans cette servilité de remords etde dégoût. Ils voient plus loin. Ils sont envahis par uneimpression de vérité déserte, de sécheresse, de néant grandissant,à songer qu’ils ont tant de fois pris, rejeté, et repris en vainleur fragile idéal charnel.

Ils sentent que tout passe, que tout s’use,que tout finit, que tout ce qui n’est pas mort va mourir, et quemême les liens illusoires qui sont entre eux ne sont pas durables.L’écho des paroles de l’inspirée retentit comme un souvenir demusique splendide qui demeure : « Du moment que toutfuit, on est seul. »

Ce même rêve ne les rapproche pas. Aucontraire. Ils sont tous deux, en même temps, pliés dans le mêmesens… Le même frisson, venu du même mystère, les pousse vers lemême infini. Ils sont séparés de toute la force de leurs douleurs.Souffrir ensemble, hélas, quelle désunion !

Et la condamnation de l’amour lui-même sortd’elle, coule et tombe d’elle, en un cri d’agonie :

– Oh ! notre grand, notre immenseamour, je sens bien que, peu à peu, je m’en console !

** *

Elle avait rejeté le cou en arrière, levé lesyeux.

– Oh ! la première fois !dit-elle.

Elle reprit, tandis que tous deux voyaientcette première fois, où leurs deux mains s’étaient, parmi les êtreset les choses, trouvées :

– Je savais bien que toute cette émotionmourrait un jour, et malgré les promesses palpitantes, je n’auraispas voulu que le temps passât.

« Mais le temps est passé. Nous ne nousaimons presque plus… »

Il fit un mouvement qui retomba.

– Ce n’est pas seulement toi, mon chéri,qui t’en vas : moi aussi. J’ai cru d’abord que c’était toiseul, puis j’ai compris mon pauvre cœur qui, malgré toi, ne pouvaitrien contre le temps.

Elle récita lentement, le regardant, puisdétachant les yeux de lui pour regarder plus tard :

– Hélas ! un jour je te diraipeut-être : « Je ne t’aime plus. » Hélas, hélas,peut-être un jour je te dirai : « Je ne t’ai jamaisaimé ! »

** *

– Voilà la plaie : c’est le tempsqui passe et qui nous change. La séparation des êtres quis’affrontent, ce n’est rien en comparaison. On vivrait quand mêmeavec cela. Mais le temps qui passe ! Vieillir, penserautrement, mourir. Je vieillis et je meurs, moi. J’ai mis longtempsà le comprendre, figure-toi. Je vieillis ; je ne suis pasvieille, mais je vieillis. J’ai déjà quelques cheveux blancs. Lepremier cheveu blanc, quel coup ! Un jour, penchée à monmiroir, prête à sortir, j’ai vu sur ma tempe deux fils blancs.Ah ! c’est sérieux, cela ; c’est l’avertissement, net, enplein. Cette fois-là, je me suis assise dans un coin de ma chambre,j’ai vu d’ensemble toute mon existence, depuis le commencementjusqu’à la fin, et j’ai jugé que je m’étais trompée toutes les foisque j’avais ri. Des cheveux blancs, moi aussi ! moi,pourtant ! Mais oui, moi. J’avais bien vu la mort autour demoi, mais ma mort, à moi, je ne la connaissais pas. Et maintenant,je la voyais, j’apprenais qu’il était question d’elle et demoi !

« Ah ! échapper à cette décolorationqui se pose sur vous, vous prend, comme des pantins, par lehaut ; à cette extinction de la couleur des cheveux, qui vouscouvre de la pâleur du linceul, des ossements et desdalles… »

Elle se souleva et cria dans levide :

– Fuir le filet des rides !

** *

Elle continuait :

– Je me dis : « Tout doucement,tu y vas, tu y arrives. Ta peau se desséchera. Tes yeux qui, mêmeau repos, sourient, pleureront tout seuls… Tes seins et ton ventrese flétriront, comme les haillons de ton squelette. La lassitude devivre entr’ouvrira ta mâchoire, qui bâillera continûment, et tugrelotteras continûment, à cause du grand froid. Ta face seraterreuse. Tes paroles qu’on trouvait charmantes paraîtront odieusesquand elles seront cassées. La robe qui te cachait trop, aux yeuxdes foules mâles, ne cachera pas encore assez ta nuditémonstrueuse, et l’on détournera les yeux, et l’on n’osera même paspenser à toi ! »

Oppressée, portant les mains vers sa bouche,elle étouffait, elle étouffait de vérité, comme si, vraiment, elleavait trop à dire. Et c’était magnifique et terrifiant.

Il la saisit dans ses bras, éperdu. Mais elleétait comme délirante, transportée par une universelle douleur. Oneût dit qu’elle venait d’apprendre la vérité funèbre comme unebrusque mauvaise nouvelle, comme un deuil neuf.

– Je t’aime, mais j’aime le passé encoreplus que toi. Je le voudrais, je le voudrais, je me consume pourlui. Le passé ! Oh ! vois-tu, je pleurerai, jesouffrirai, tant que le passé ne sera plus.

** *

« Mais on a beau l’aimer, il ne bougeraplus… La mort partout : dans la laideur de ce qui a été troplongtemps beau, dans la saleté de ce qui était clair et pur, dansla punition des figures qu’on chérissait, dans l’oubli de ce quiest lointain, dans l’habitude, cet oubli de ce qui est proche. Onentrevoit la vie : matin, printemps, espoir ; il n’y aque la mort qu’on ait vraiment le temps de voir… Depuis que lemonde est monde, la mort est la seule chose qui soit palpable.C’est là-dessus qu’on marche et c’est vers cela qu’on va. À quoisert d’être belle et d’avoir de la pudeur ; on marchera surnous. Il y a dans la terre beaucoup plus de morts qu’il n’y a devivants à sa surface ; et nous, nous avons beaucoup plus demort que de vie. Ce ne sont pas seulement les autres êtres – nosêtres – voix toutes au complet jadis autour de nous et maintenantdétruites ; c’est aussi, année par année, la plus grandepartie de nous-mêmes. Et ce qui n’est pas encore mourra aussi.Presque tout est mort.

« Il y aura un jour où je ne serai plus.Je pleure parce que je mourrai sûrement.

« Ma mort ! Je me demande comment onpeut vivre, rêver, dormir, puisqu’on va mourir : on estfatigué, on est ivre.

« Malgré l’immense, le patient, l’éterneleffort, et les grands assauts délibérés de l’énergie, on entend lesmensonges du destin dans les serments qu’on fait. J’entends cela,moi. Chaque fois qu’on dit : oui, un nonintervient, infiniment plus fort et plus vrai, monte et prend toutpour lui.

« Ah ! il y a des moments, le soirsurtout, où il semble que le temps hésite, usé et adouci par noscœurs ; on a le mirage délicieux d’une immobilité des heures.Mais cela n’est pas vrai. Il existe en tout un invincible néant, etc’est empoisonnés par lui que nous passons.

« Vois-tu, mon chéri, quand on pense à cela,on pardonne, on sourit, on n’en veut plus à personne, mais cetteespèce de bonté vaincue est plus lourde que tout. »

** *

Il lui embrassait les mains, courbé vers elle.Il la couvrait d’un tiède et pieux silence ; mais commetoujours, je sentais qu’il était maître de lui…

Elle parlait d’une voix chantante etchangée :

– J’ai toujours pensé à la mort. Unefois, j’ai avoué à mon mari cette hantise. Il est parti en guerreavec fureur. Il m’a dit que j’étais neurasthénique et qu’il fallaitme soigner. Il m’a engagée à être comme lui qui ne pensait jamais àces choses, à cause qu’il était sain et équilibré d’esprit.

« Ce n’est pas vrai. C’est lui qui étaitmalade de tranquillité et d’indifférence : une paralysie, unemaladie grise, et son aveuglement était une infirmité, et sa paixétait celle d’un chien qui vit pour vivre, d’une bête à facehumaine.

« Que faire ? Prier ?Non ; l’éternel dialogue où l’on est toujours seul estécrasant. Se jeter dans une occupation, travailler ! C’estvain : le travail, n’est-ce pas ce qui est toujours àrefaire ? Avoir et élever des enfants ? Cela donne à lafois l’impression qu’on finit, et celle qu’on se recommenceinutilement. Pourtant, qui sait ! »

C’était la première fois qu’ellemollissait.

– L’assiduité, la soumission,l’humiliation d’être mère m’ont manqué. Peut-être cela m’aurait-ilguidée dans la vie. Je suis orpheline d’un petit enfant.

Pendant un instant, baissant les yeux,laissant aller ses mains, laissant régner la maternité de son cœur,elle ne pensa qu’à aimer et à regretter l’enfant absent – sanss’apercevoir que, si elle le considérait comme le seul salutpossible, c’était parce qu’elle ne l’avait pas…

– La charité ?… On dit qu’elle faitoublier tout.

Elle murmura, tandis que nous sentions lefrisson de froid pluvieux du soir et de tous les hivers qui furentet qui seraient :

– Oh ! oui, être bonne ! Allerfaire l’aumône avec toi sur les chemins neigeux, dans un grandmanteau de fourrure.

Elle eut un geste las.

– Je ne sais pas.

« Il me semble que ce n’est pas cela.Tout cela, c’est s’étourdir, mentir ; cela ne change rien à lavérité parce que ce n’est pas de la vérité… Qu’est-ce qui noussauvera ! Et puis quand même nous serions sauvés ! Nousmourrons, nous allons mourir ! »

Elle cria :

– Tu sais bien que la terre attend noscercueils et qu’elle les aura. Et cela n’est pas si éloigné.

Elle sortit de ses larmes, essuya ses yeux,prit un ton positif si calme qu’il donnait une impressiond’égarement :

– Je voudrais te poser une question.Réponds-moi sincèrement. As-tu osé, mon chéri, même dans le fond dusecret de toi, te formuler une date, une date éloignéerelativement, mais précise, absolue, avec quatre chiffres, et tedire : « Si vieux que je vivrai, à cette date-là, jeserai mort – alors que tout continuera et que, peu à peu, mesplaces vides se seront anéanties ou remplies ? »

Il s’agita sous la netteté de cette question.Mais il me semblait qu’il cherchait surtout à éviter de lui donnerune réponse qui eût avivé son obsession. Évidemment, il comprenaittoutes ces choses (parmi lesquelles retentissait parfois, ellel’avait dit, l’écho de ses paroles), mais il avait l’air decomprendre théoriquement, à la lumière des grandes idées et dansune fièvre philosophique ou artistique distincte de sasensibilité ; tandis qu’elle était toute secouée et écraséepar l’émotion personnelle, et que son raisonnement saignait.

** *

Elle resta attentive, immobile ; puiselle reprit, après une hésitation, à voix basse, plus vite, dans unmouvement plus désespéré de cette grande exaltation de sadouleur :

– Hier, tu ne sais pas ce que j’aifait ? Ne me gronde pas. J’ai été au cimetière, auPère-Lachaise. J’ai été, par les allées, puis entre les tombes,jusqu’au caveau de ma famille, celui où, la pierre écartée, ondescendra mon cercueil avec des cordes. Je me suis dit : c’estlà que viendra mon convoi, un jour, un jour proche ou lointain,mais un jour, sûrement – vers onze heures du matin. J’étaisfatiguée, j’ai été obligée de m’appuyer à un tombeau ; et parsuite d’une espèce de contagion du silence, du marbre et de laterre, j’ai eu l’apparition de mon enterrement. Le chemin montaitavec peine. Il fallait tirer les chevaux du corbillard par la bride(j’ai vu plusieurs fois cela, à cet endroit). C’était pitoyable, cechemin qu’on devait gravir ainsi en de pareilles circonstances.Tous ceux qui me connaissaient, qui m’aimaient, étaient là, endeuil ; et l’assistance s’est groupée, éparse, entre lesdalles (c’est bête, ces pierres si lourdes, sur les morts !),et les monuments, qui sont fermés comme des maisons, à l’ombre decette tombe qui a une forme de chapelle, frôlant cette autre quiest couverte d’un carré de marbre neuf – il sera encore assez neufpour produire une même tache claire. J’étais là… dans le corbillard– ou plutôt, ce n’était pas moi : Elle était là… Ettous, à ce moment, m’aimaient avec terreur ; et tous pensaientà moi, pensaient à mon corps ; la mort d’une femme a quelquechose d’impudique, puisqu’il s’agit d’elle toute.

« Et toi, tu étais là aussi, ta pauvrepetite figure crispée par une douleur et une énergie muette – etnotre vaste amour n’était plus que toi et mon image, et tu n’avaisguère le droit de parler de moi… À la fin, tu es parti, comme si tune m’avais jamais aimée.

« Et, en revenant, glacée, je me suis ditque ce cauchemar était la plus réelle des réalités, que c’était lachose simple, vraie par excellence, et que toutes les actions queje vivais en pleine vie étaient du mirage à côté. »

Elle eut un cri étouffé qui la fit tressaillirtoute, longtemps.

– Quelle désolation j’ai traînée jusqu’àla maison ! Dehors, ma tristesse a tout assombri, bien que lesoleil étincelât. Le ravage de toute la nature qu’on fait autour desoi, le monde de douleur qu’on apporte dans le monde ! Il n’ya pas de beau temps qui tienne quand notre tristesse s’avance.

« Tout m’apparaissait frappé, condamné,par le mauvais ange de la vérité qu’on ne voit jamais.

« La maison s’est présentée à moi commeelle est vraiment, au fond : nue, trouée,blanchissante… »

** *

Et tout à coup, elle se rappelle une chosequ’il lui a dite ; elle se la rappelle avec une sorted’ingéniosité extraordinaire, d’habileté admirable, pour, d’avance,lui fermer la bouche et se torturer plus.

– Ah ! tiens, écoute… Terappelles-tu… Un soir, sous la lampe. Je feuilletais unlivre ; tu me regardais. Tu es venu près de moi, tu t’esagenouillé. Tu m’as enlacé la taille, tu as posé ta tête sur mesgenoux, et tu as pleuré. J’entends encore ta voix : « Jepense, disais-tu, que ce moment ne sera plus. Je pense que tu vaschanger, mourir, que tu t’en vas, – et que maintenant, pourtant, tues là !… Je pense, avec une immense ferveur de vérité, combienles moments sont précieux, combien tu es précieuse, toi qui neseras plus jamais telle que tu es, et je supplie et j’adore taprésence indicible de ce moment-ci. » Tu as regardé ma main,tu l’as trouvée petite et blanche, et tu as dit que c’était untrésor extraordinaire, qui disparaîtrait. Puis tu as répété :« Je t’adore », d’une voix tellement tremblante, que jen’ai jamais rien entendu de plus vrai et de plus beau, car tu avaisraison à la façon d’un Dieu.

« Et autre chose encore : un soirque nous étions restés longtemps ensemble, et que rien n’avait pudissiper tes sombres préoccupations, tu as caché ta figure dans tesmains et tu m’as dit cette parole affreuse qui m’a pénétrée et quiest restée dans la plaie : « Tu changes ; tu aschangé ; je n’ose pas te regarder, de peur de ne pas tevoir !

« Tu sais, c’est ce soir-là que tu m’asparlé des fleurs coupées : des cadavres de fleurs, disais-tu,et tu les comparais à de petits oiseaux morts. Oui, c’était le soirde cette grande malédiction que je n’oublierai jamais, et que tu ascriée d’un coup, comme si tu en avais beaucoup sur le cœur à proposde fleurs coupées.

« Comme tu avais raison de te sentirvaincu par le temps, de t’humilier, de dire que nous n’étions rien,puisque tout passe et qu’on arrive à tout. »

** *

Le crépuscule envahissait la chambre etcourbait comme un grand vent ce pauvre groupe occupé à regarder lescauses de la souffrance, à fouiller la misère pour savoir de quoielle était faite.

– L’espace, qui est toujours, toujoursentre nous ; le temps, le temps qui est attaché en nous commeune maladie… Le temps est plus cruel que l’espace. L’espace aquelque chose de mort, le temps a quelque chose de tuant. Tous lessilences, vois-tu, tous les tombeaux, ont dans le temps leurtombeau… Les deux choses si invisibles et si réelles qui secroisent sur nous au point précis où nous sommes ! Nous sommescrucifiés ; pas comme le bon Dieu qui l’a été charnellementsur une croix ; mais (elle serrait ses bras contre son corps,elle se recroquevillait, elle était toute petite), nous sommescrucifiés sur le temps et l’espace.

Et elle m’apparaissait en effet crucifiée dansles deux sens de sa prière et portant au cœur les stigmatessaignants du grand supplice de vivre.

Elle était épanouie de toute sa force. Elleressemblait à tous ceux que j’avais vus à la place où elle était,et qui, eux aussi, voulaient s’arracher du néant et vivre plus,mais son vœu à elle, c’était tout le salut. Son humble cœur génialallait, dans son effusion, de toute la mort à toute la vie. Sesyeux étaient tournés du côté de la fenêtre blanche, et c’était laplus vaste demande possible, le plus vaste des désirs humains quipalpitait dans cette sorte d’assomption de sa figure au ciel.

– Oh ! arrête, arrête le temps quipasse ! Tu n’es qu’un pauvre homme, qu’un peu d’existence etde pensée perdues au fond d’une chambre, et je te dis d’arrêter letemps, et je te dis d’empêcher la mort !

Sa voix s’éteignit, comme si elle ne pouvaitplus rien dire, toute sa supplication dépensée, usée, à bout ;et elle s’abîma dans un pauvre silence.

– Hélas ! lui dit l’homme…

Il regarda les larmes de ses yeux, le silencede sa bouche… Puis il baissa le front. Peut-être se laissait-ilaller au suprême découragement ; peut-être s’éveillait-il à lagrande vie intérieure.

Quand il releva la tête, j’eus confusémentl’intuition qu’il aurait su quoi répondre, mais qu’il ne savait pasencore comment le dire – comme si toute parole devait commencer parêtre trop petite.

– Voilà ce que nous sommes !répéta-t-elle en soulevant la tête, en le considérant, espérantl’impossible contradiction, – comme un enfant demande uneétoile.

Il murmura :

– Qui sait ce que nous sommes…

** *

Elle l’interrompit, d’un geste d’infinielassitude, qui imitait par inconsciente gloire le coup de faux dela mort, et avec une voix sans accent, et des yeux vides :

– Je sais ce que tu vas répondre. Tu vasme parler de la beauté de souffrir. Ah ! je connais tes bellesidées. Je les aime, mon aimé, tes belles théories ; mais jen’y crois pas. Je les croirais si elles me consolaient eteffaçaient la mort.

Dans un effort manifeste, peu sûr lui aussi,cherchant une voie :

– Elles l’effaceraient peut-être si tu ycroyais… murmura-t-il.

– Non, elles ne l’effacent pas, ce n’estpas vrai. Tu as beau dire, l’un de nous mourra avant l’autre, etl’autre mourra. Qu’est-ce que tu réponds à cela, dis, qu’est-ce quetu réponds ? Oh ! réponds-moi ! Ne réponds pasindirectement, mais à cela même. Oh ! trouble-moi, change-moipar une réponse qui me regarde, personnellement, telle que je suisici.

Elle s’était tournée vers lui, avait pris unede ses mains dans les deux siennes. Elle l’interrogeait toute, avecune impitoyable patience, puis elle glissa à genoux devant lui,comme un corps sans vie, s’écrasa à terre, naufragée au fond dudésespoir et tout au bas du ciel, et elle l’implora :

– Oh ! réponds-moi. Je seraistellement heureuse qu’il me semble que tu le peux.

Elle étendait la main, montrait du doigt lavision obsédante : la vérité douloureuse dont elle avaittrouvé la formule, le plus large nom du mal : l’espace quinous cache, le temps qui nous déchire.

Dans la chambre que le crépuscule rend basseet étroite, où le pauvre ciel montre l’espace, où la pendule,monotone, affirme et affirme le temps, il répéta, penché sur ellecomme au bord d’un abîme d’interrogation :

– Sait-on ce que nous sommes ! Toutce que nous disons, tout ce que nous pensons, tout ce que nouscroyons, est peu sûr. On ne sait rien ; il n’y a rien desolide.

– Si, cria-t-elle, tu te trompes :il y a, hélas, il y a, parfaits, absolus, notre douleur et notrebesoin. Notre misère est là : on la voit et on la touche.Qu’on nie tout le reste, mais notre mendicité, qui pourrait lanier ?

– Tu as raison, dit-il, c’est la seulechose absolue qui soit.

C’était vrai qu’elle était là, c’était vraiqu’on la voyait, qu’on la touchait, sur leurs figures grandesouvertes…

** *

Il répéta :

– Nous sommes la seule chose absolue quisoit.

Il se raccrochait à cela. Il avait senti unpoint d’appui parmi l’envolée du temps. « Nous… »disait-il. Il avait trouvé le cri contre la mort, il le répétait.Il l’essayait : « Nous… Nous… »

Dans le crépuscule maintenant sans horizon dela chambre, je contemplai l’homme, avec la femme à ses pieds,informe comme une nuée et comme un piédestal… Son front, à lui, sesmains, ses yeux, toute sa lumière pensante, émergeaient comme uneconstellation.

Et c’était sublime de le voir commencer àrésister.

– Nous sommes ce qui demeure.

– Ce qui demeure ! Nous sommes aucontraire ce qui passe.

– Nous sommes ce qui voit passer. Noussommes ce qui demeure.

Elle haussa les épaules, d’un air deprotestation, de mésintelligence. Sa voix était presquehaineuse.

– Oui… non… Peut-être, si tu veux… Aprèstout, que m’importe ? Cela ne console pas.

– Qui sait si nous n’avons pas besoin dela tristesse et de l’ombre, pour faire de la joie et de lalumière.

– La lumière existerait sans l’ombre.

– Non, dit-il doucement.

Elle répondit pour la deuxième fois :

– Cela ne console pas.

** *

Puis il se rappelle qu’il a déjà pensé àtoutes ces choses…

– Écoute, dit-il, d’une voix palpitanteet un peu solennelle, comme un aveu. J’ai imaginé une fois deuxêtres qui sont à la fin de leur vie, et se rappellent tout cequ’ils ont souffert.

– Un poème ! fit-elle,découragée.

– Oui, dit-il, un de ceux qui pourraientêtre si beaux !

Chose singulière, il semblait s’animerprogressivement ; il paraissait sincère pour la première fois,alors qu’il abandonnait l’exemple pantelant de leur destin pours’attacher à la fiction de son imagination. En parlant de ce poème,il avait tremblé. On sentait qu’il allait devenir vraiment lui-mêmeet qu’il avait la foi. Elle avait relevé la tête pour l’écouter,travaillée par son besoin tenace d’une parole, bien qu’elle n’eûtpas confiance.

– Ils sont là, dit-il. L’homme et lafemme. Ce sont des croyants. Ils sont à la fin de leur vie, et ilssont heureux de mourir pour des raisons qui font qu’on est tristede vivre. C’est une espèce d’Adam et une espèce d’Ève qui pensentau paradis où ils vont retourner.

– Et nous, retournerons-nous à notreparadis ? demanda Aimée : notre paradis perdu,l’innocence, le commencement, la blancheur ! Hélas, comme j’ycrois, à ce paradis-là !

** *

– De la blancheur, c’est cela, dit-il. Leparadis, c’est la lumière ; la vie terrestre,l’obscurité : voilà le motif de ce chant que j’aiébauché : Lumière qu’ils veulent, ombre qu’ils sont.

– Comme nous, dit Aimée.

… Ils étaient eux aussi, là, tout près del’obscurité un peu mouvante, un effort pâle vers la pâleur presqueeffacée des cieux, avec leur pensée et leur voix invisibles…

– Ces croyants demandent la mort comme ondemande la subsistance. En ce jour suprême, un mot est enfin changéà la prière quotidienne : la mort au lieu de pain.

« Lorsqu’ils savent qu’ils vont enfinmourir, ils remercient. Je voudrais que cette action de grâcess’épanouît tout d’abord – comme l’aube. Ils montrent à Dieu leursmains et leurs bouches obscures, leur cœur ténébreux, leurs regardsqui ne font pas de lumière, et ils le supplient de guérir leurincurable obscurité.

« Un raisonnement élémentaire transparaîtau milieu de leur imploration. Ils veulent s’ôter de l’ombre parcequ’elle intercepte la lumière divine ; à travers leurhumanité, ils n’ont perçu, de celle-ci, que des reflets ou defugitifs éclairs, et ils veulent la totalité de ce Dieu dont ilsn’ont vu que les pâles étincelles au firmament :« Donne-nous, crient-ils, donne-nous l’aumône durayon dont le reflet parfois nous couvre comme un voile, et qui, del’infini, tombe jusqu’aux étoiles ! »

« Ils lèvent leurs bras blêmes comme deuxpauvres rayons lourds et trop petits… »

Et moi, je me demandais si le groupe quej’avais sous les yeux n’était pas déjà dans la nuit de lamort ; si ce n’était pas leur âme commune qui, s’exhalant dansun dernier soupir, venait frapper mon oreille…

La poésie les traduit, les désigne ; elleretire leur vie, par fragments, du silence et de l’inconnu. Elles’adapte exactement à leur profond secret. La femme a, de nouveau,penché le cou, déjà plus magnifiquement accablée. Ellel’écoute ; il est plus important qu’elle, il est plus beauqu’elle n’est belle.

– Ils font un retour sur eux-mêmes. Auseuil du bonheur éternel, ils revoient l’œuvre vitale qu’ils ontaccomplie dans toute sa longueur. Que de deuils, que d’angoisses,que d’épouvantes ! Ils disent tout ce qui fut contre eux,n’oublient rien, ne perdent rien, ne gaspillent rien de l’affreuxpassé. Quel poème que celui de toute la misère qui revient en unseul coup !

« Les nécessités brutales d’abord.L’enfant naît ; son premier cri est une plainte :l’ignorance est semblable au savoir ; puis, la maladie, ladouleur, toutes ces lamentations dont nous repaissons le silenceindifférent de la nature ; le travail contre lequel il fautlutter du matin au soir, pour pouvoir, lorsqu’on n’a presque plusde force, tendre la main vers un tas d’or croulant comme un tas deruines ; tout, jusqu’aux pauvres ordures, jusqu’ausalissement, à l’encrassement de la poussière qui nous guette etcontre laquelle il faut se purifier à tout instant, – comme si laterre essayait de nous avoir, sans répit, jusqu’à l’ensevelissementfinal ; et la fatigue qui nous avilit, chasse des figures lesourire, et qui rend, le soir, le foyer presque déserté, avec sesfantômes préoccupés de repos ! »

… Aimée écoute, accepte. À ce moment elle amis la main sur son cœur, et a dit : « Pauvresgens ! » Puis elle s’agite faiblement ; elle trouvequ’on va trop loin ; elle ne veut pas tant de noir – soitqu’elle est lasse, soit que, réalisé par une autre voix, le tableaului paraît exagéré.

Et par une admirable union du rêve et de laréalité, la femme du poème proteste aussi en ce moment.

– La femme lève les yeux, et dit,timidement, pour protester : L’enfant… « L’enfant,qui vint nous secourir… » « L’enfant que l’onfait vivre et qu’on laisse mourir ! » répondl’homme… Il ne veut pas qu’on dissimule la souffrance, et iltrouve, dans le passé, plus de malheur encore qu’on necroyait ; il y a une sorte de perfection dans sarecherche ; son jugement sur la vie est beau comme le jugementdernier : « L’enfant par qui la plaie humaine saigneencore. Créer, recommencer un cœur, faire renaître unmalheur ; enfanter : sacrifier un être ! Engendrer,en hurlant, une plainte de plus ! La douleur d’enfanter. Ellene finit plus ; elle s’immensifie en angoisses, enveille… » Et c’est toute la passion de maternité, lesacrifice, l’héroïsme au chevet de la petite âme vacillante, osantà peine vivre, l’air heureux lorsque l’on est angoissé jusqu’auxlarmes et les sourires qui coulent… Et l’incertitude,toujours : « Rappelle-toi la fin du travail et lesoir, au couchant, la douceur si triste de s’asseoir… Oh ! quede fois, le soir, les yeux sur la couvée qui tremble, incessamment,péniblement sauvée, mes mains frôlaient en trébuchant des frontsd’aimés, puis je laissais tomber mes deux bras désarmés, et j’étaislà, pleurant, vaincu par la faiblesse desmiens !… »

Aimée ne put s’empêcher de faire ungeste ; elle allait, me sembla-t-il, lui dire qu’il étaitcruel…

– Ils grandissent, et puis… Il dit, l’œilardent : « Caïn ! » elle dit, la voixsanglotante : « Abel ! » Elle souffreau souvenir des deux enfants qui se sont haïs et frappés. Ilsl’avaient frappée, elle, puisqu’ils étaient dans son cœur ;c’était comme s’ils étaient encore dans sa chair. Puis un autresouvenir l’appelle tout bas ; elle pense au tout petit qui estmort : « Le petit, le meilleur… Il n’est plus, etmoi, moi, qui sans cesse le regarde ! » Elle distendses bras dans l’impossible, elle geint, déchirée par le baiservide : « Il n’est plus, et moi qui lecaresse ! » Et l’homme gronde : « Lamort, méchanceté des adorés, bonté sinistre qui nousquitte », et elle a ce cri suprême :« Oh ! la stérilité d’êtremère ! »

J’étais emporté par la voix du poète quirécitait en balançant légèrement les épaules, possédé parl’harmonie. J’étais emporté jusqu’au rêve réalisé…

– Puis ils se revoient abandonnés parleurs enfants, dès que ceux-ci ont grandi et ont aimé.« Vivant ou mort, l’enfant nous laisse, à cause qu’il est douxde haïr la vieillesse quand on est jeune et qu’on est fort et qu’onest clair ; que le printemps terrible ensevelit l’hiver, qu’unbaiser n’est profond que sur des lèvres neuves. Notre immensecaresse, ô mères, devient veuve. Tu quitteras ton père et ta mèreet fuiras l’embrassement stérile et pesant de leursbras… »

Je pensai à la scène que j’avais vue, moi,l’autre soir, là même où cet homme parlait, à ce drame dans ma vie.Oui, cela avait été ainsi. La vieille femme avait entouré le jeunecouple obscurément libéré, d’un inutile embrassement, d’unembrassement perdu. Il avait raison, ce vague réciteur, ce vaguechanteur, ce penseur.

– Aucun recours contre l’infatigablemalheur de la vie ; pas même le sommeil : « Dormir…La nuit, on oubliait… – Non, on rêvait ; le repos se souvient,s’emplit de spectres vrais ; notre sommeil ne dortjamais : il agonise… – Parfois, il nous caresse avec sesformes grises, le rêve que l’on rêve. – Il nous fait maltoujours : triste, il blesse nos nuits ; doux, il blessenos jours… »

« Pourtant nous étions tous lesdeux », murmure l’épouse… Et ils regardent l’amour. À la findu labeur, ils allaient ensemble mêler le long de la nuit le reposet la tendresse… « Mais la nuit, nous étions un instantl’un à l’autre… Quand nous cherchions, parmi tous les chemins, lenôtre, et nous hâtions, obscurs, vers le logis mal clos, comme versune épave au sein de tous les flots, quand l’ombre se mêlait, aufond de la vallée, à ta robe usée, humble et comme flagellée, mesyeux sous les rayons qui s’éteignaient en chœur, voyaient lebattement presque nu de ion cœur. Tout seuls, que disions-nous… –Nous nous disions : je t’aime… »

« Mais ce mot, hélas, n’a pas de sens,puisque chacun est seul, et que deux voix, quelles qu’elles soient,se murmurent d’incompréhensibles secrets. Et c’est l’anathèmecontre la solitude à laquelle ils sont condamnés :« Ô séparation des cœurs, terre entassée sur chacun d’eux,silence affreux de la pensée ! Amants, amants, nous nouscherchions à l’infini ; nous étions là, nous n’avions rien quinous unit, et proches et tremblants sous les astres qui trônent,les doigts mêlés, nous n’étions rien que deuxaumônes. »

– Ah ! dit Aimée, tu avoues celadans ton poème ! Tu ne devrais pas… C’est trop vrai.

–… Puis, venait le moment du baiser et del’étreinte. Mais les corps ne se pénètrent pas plus que les mains,malgré les hardiesses de la pensée, et ce n’était pas de l’union,mais deux délires l’un sur l’autre.

– Je sais, dit Aimée en frissonnant d’unedouble honte dans toute sa personne.

– Et aux heures de désespoir, la douleurne faisait qu’agrandir leurs deux isolements : « Enfouisdans nos corps comme dans nos linceuls, nos yeux mêlaient leurspleurs, nos cœurs pleuraient tout seuls ; je te voyais,fragile, infinie et profonde ; tu pleurais… j’ai senti quechacun est un monde. »

** *

– Ainsi, la misère et le mal apparaissenttout entiers dans une grande conscience qui ne pardonne rien.L’imprécation est finie. D’ailleurs, la vie est finie. C’est ladernière fois qu’ils reviennent à ces choses.

« La femme regarde en avant, avec lacuriosité qu’elle eut en entrant dans la vie. Ève finit comme ellea commencé. Toute son âme subtile et vive de femme monte vers lesecret comme une sorte de baiser aux lèvres de sa vie. Ellevoudrait être heureuse, déjà… »

Aimée se mêle davantage aux paroles de soncompagnon. L’imprécation sœur de la sienne lui a donné confiance.Mais il me semble qu’elle se soit amoindrie encore devant nous.Tout à l’heure, elle dominait tout ; maintenant, elle écoute,elle attend, elle est saisie.

– Nous aussi, n’est-ce pas ?a-t-elle dit à un moment.

C’est émouvant, cette sorte d’œuvre double devie et d’art. Il est lyrique ; elle est dramatique. Ils sont àla fois créateurs, acteurs, victimes. On ne sait plus ce qu’ilssont. Il n’y a qu’une grande vérité, qui est la même pour lesparoles et pour la destinée. Où commence le drame qu’ils jouent, etcelui qui joue avec eux ?

** *

– Une immense piété les dévored’espérance : « Je crois en Dieu, je ne crois plus enmoi ! » Mais la curiosité, inlassable, se glisse.Comment sera le paradis, comment ne souffrira-t-onplus ?…

« Le paradis, dit-il, nous l’avonsentrevu pauvrement sur la terre. Les espoirs, les émotions, lesbelles effusions et les récompenses intérieures de l’orgueil, toutcela a été un peu de paradis. C’était comme de brefs moments deDieu… Mais cela était vite caché par notre ignominie, notrenoirceur humaine. Maintenant, notre triste voie va tomber et cesera Dieu sans fin. La femme reprend : « Queserai-je, moi ? »

Aimée dit : Elle a raison. Car enfin, quefaut-il lui répondre ?

– Il lui démontre que le bonheur parfaitest une entité dont la nature nous échappe. On ne peut pas toucherl’éternité, encore moins l’expérimenter. Il faut laisser faireDieu, et nous endormir comme des enfants dans le soir de nossoirs.

– Pourtant… fait Aimée.

– Mais, en proie à une divination qui peuà peu l’accapare, la femme a posé de nouveau l’insoluble questionvivante : « Que serons-nous ? »

« Et alors, de nouveau, il lui répond parce qu’ils ne seront pas. Malgré qu’il voudrait dire quelque chosede positif, la vérité s’empare de lui et le tourne vers lanégation : « Nous ne serons plus nos haillons, noschairs, nos sanglots… » Et il s’enfonce dans son ombre pour lanier. « Que serons-nous ? » crie-t-elleavec un tremblement. – Plus d’ombre ; plus de séparation, plusd’effroi, plus de doute. Plus de passé, plus d’avenir, plus dedésir : le désir est pauvre puisqu’il n’a pas. Plusd’espoir.

– Plus d’espoir ?

– L’espoir est malheureux, puisqu’ilespère. Plus de prière : la prière est dénuée, elle aussi,puisque c’est un cri qui monte et qui nous abandonne… Plus desourire : le sourire n’est-il pas toujours à moitiétriste ? On ne sourit qu’à sa mélancolie, à son inquiétude, àsa solitude d’avant, à sa douleur qui fuit ; le sourire nedure pas, car s’il durait il ne serait pas ; il a pourcaractère d’être mourant… – « Mais qu’est-ce que je serai,moi, moi ! » Ce cri : « Moi ! » prendpeu à peu toute la place, et vibre, et réclame. Et encore une fois,il lui jette des paroles fantômes, puisqu’on lui demande ce quisera et qu’il offre en réponse ce qui ne sera plus. Il étale ànouveau les maux subis, comme un épouvantail. Il les tire del’enfouissement du mystère. Il avoue ce qu’il n’a jamais avoué.« Il y a ceci, cela que je t’ai toujours caché. Je te disaiscela, mais je mentais. » Il inventerait presque, dans lebesoin de trouver quoi répondre à l’interrogation trop simple. Ildétaille les désirs, et chacun de ses lambeaux de phrases évoqueune géhenne. Il a tout désiré : le bien d’autrui, le destind’autrui, la gloire, foule immortelle. Il fait même entrevoir toutun drame tué en lui, convulsé, immobilisé, tout un grand poèmepossible : « Enfer plus effrayant et plus atroceencore : notre fille, qui ressemblait à tonaurore ! » Il n’a pas succombé à ses désirs, il neles a que plus parfaitement soufferts. Il a porté en lui, avec desairs de calme, la tentation éternelle : « Clouée enmoi, mais tout entière et toute grande… Oh ! tapi dans moncœur, torturant et caché, l’inavouable mal de n’avoir paspéché ! »

« Il a par-dessus tout désiré le passé,et il revient sur cette souffrance si simple et si sûre – le passéqui est mort. Il aurait voulu pénétrer dans le passé, comme dansl’avenir, comme dans le cœur aimé. Mais le souvenir est implacable.Il est : rien ; il est : jamais plus, et celui quirevoit souffre et a le remords d’autrefois, comme un malfaiteur. Etil était aussi, et ils étaient tous deux, malgré leur piété, quis’est enfoncée en eux avec leur vieillesse, obsédés par l’idée dela mort. L’idée de la mort était partout. Car ce qui estépouvantable, ce n’est pas la mort, c’est l’idée de la mort quiruine toute l’activité en projetant une ombre souterraine. L’idéede la mort : la mort qui vit… « Oh ! comme j’aisouffert… Comme j’ai dû souffrir ! »

« Voilà ce qui fut et qui, enfin, ne seraplus. Voilà toutes les espèces de ténèbres qui nous ont défenduscontre la durée du bonheur. Tout se réduit à de l’envahissement età du noir dont la vie veut s’évader. « Nous sommesceux, crie-t-il comme au commencement, nous sommes ceuxqui n’ont jamais eu de lumière, que l’ombre universelle a reprischaque soir, ceux dont le sang vivant, le sang profond, est noir,ceux dont le rêve obscur salit tout ce qu’il touche, et nos yeuxsont aussi ténébreux que nos bouches. Vides et noirs, nos yeux sontaveugles, nos yeux sont éteints : il leur faut le grandsecours des cieux… Souviens-toi, quand groupés sous la calmetempête du soir, nous conservions un rayon sur nos têtes, et nousvoulions longtemps que la nuit ne fût pas. Ton faible bras, poséfortement sur mon bras, palpitait… Écrasant notre morne envolée, lanuit nous reprenait la lumière volée… »

« La nuit s’épandait d’eux comme d’uneblessure à leur flanc ; ils faisaient vraiment de l’ombre… Etborné, ébloui par son raisonnement d’enfant, il crie :« La nuit s’engloutira ; tu seras lalumière ! » Mais la piteuse promesse immense n’aaucune influence sur l’effroi de la femme, et elle continue àdemander ce qu’elle sera, elle : car la lumière, ce n’estrien. Rien, rien… Elle cherche en vain à lutter contre ce mot.

« Il lui reproche d’être en contradictionavec elle-même en réclamant à la fois le bonheur terrestre et lebonheur céleste ; elle lui répond, du fond d’elle-même, que cequi est contradictoire, ce n’est pas elle, ce sont les chosesqu’elle veut.

« Alors, il saisit encore une autrebranche de salut, et avec une avidité désespérée, il explique, ilhurle : On ne peut pas savoir ! Comment lepourrait-on ! Quelle folie, quel sacrilège, de letenter ! Il s’agit d’un ordre de choses tellement différent decelui que nous concevons ! Le bonheur divin n’a pas la mêmeforme que le bonheur humain. « Le divin bonheur est horsde nous. »

« Elle s’est dresséefrémissante :

« Ce n’est pas vrai ! Ce n’estpas vrai ! Non, mon bonheur n’est pas en dehors de moi-même,puisque c’est mon bonheur… » « L’univers estl’univers de Dieu, mais mon bonheur, c’est moi qui en suisDieu. » « Ce que je veux, ajoute-t-elle avec unesimplicité définitive, c’est d’être heureuse, moi, telle que jesuis et telle que je souffre. »

Aimée avait tressailli : elle pensaitsans doute à ce qu’elle avait dit tout à l’heure : « uneréponse qui me regarde personnellement, telle que je suisici », et elle ressemblait plus à cette femme qu’àelle-même…

– Moi telle que je souffre, répétal’homme.

« Importante parole ! Elle nous mènedistinctement devant cette grande loi : Le bonheur n’est pasun objet, ni une expression de calcul ; il naît de la misèreet il y tient tout entier, et on ne peut pas plus dissocier la joieet la souffrance, que la lumière et l’ombre. En les séparant, onles tue toutes les deux. « Moi, telle que jesouffre ! » Comment être heureux dans un calme parfait etune clarté pure, abstraits comme une formule ? Nous sommesfaits de trop de besoins et d’un cœur trop déréglé. Si on nousenlevait tout ce qui nous fait mal, que resterait-il ? Et lebonheur qui viendrait alors ne serait pas pour nous, il serait pourun autre. Le cri confus qui dit, en croyantraisonner : Nous avons eu un reflet de bonheur effacé par del’ombre ; l’ombre disparaissant, nous aurons tout le bonheurlui-même, – est un mensonge de fou. Et c’est aussi un mensonge defou que de dire : nous aurons un bonheur pur que nous nepouvons pas concevoir.

« Et la femme dit : « Mon Dieu,je ne veux pas du ciel ! »

– Eh quoi ! dit Aimée en tremblant,il faudrait qu’on puisse être misérables au paradis !

– Le paradis, c’est la vie, dit-il.

Aimée se tut et resta là, la tête levée,comprenant enfin, qu’avec toutes ces paroles il lui répondaitsimplement à elle, et qu’il lui avait refait dans l’âme une penséeplus haute et plus juste.

** *

– L’homme est maintenant à l’unisson,reprend-il. D’ailleurs, il sentait depuis quelques instants àquelle erreur se butait sa colère. – Et le voilà qui souligne,perfectionne la dramatique vérité entr’aperçue dans l’éclairféminin. Et Dieu, Dieu ? dit-elle. – Dieu ne peut rien fairepour les hommes. Il n’y a rien à faire. Il n’est pasl’impossible ; il n’est que Dieu.

« Et alors que font-ils, ces deuxcroyants inconsolables malgré Dieu ?… Ils reconstruisentconfusément, souvenir par souvenir, leur vie, et ils l’adorent danssa misère où il y avait tout. À côté de chacun de ces éclairs dejoie ou d’orgueil que tout à l’heure ils disaient être desparcelles de Dieu, ils voient l’ombre qui le permettait, lafaiblesse qui le préparait, le risque et le doute qui l’entouraientcomme des soins, le tremblement qui lui donnait la vie… L’aspect deleur destin ainsi réellement revenant à leurs yeux se fond danscelui de leur amour, d’autant plus ébloui qu’il fut plus tourmenté.Si lui n’avait pas été pauvre, il n’aurait pas éprouvé toute lacharité dont elle le combla, lorsqu’il s’approcha de sa lumière quilui était nécessaire, et de sa bouche de femme au silenceappelant !

« Il semble qu’ils revivent, qu’ilsimitent cela… On dirait qu’ils se connaissent mal et que peu à peuils se reconnaissent, s’évaluent et s’enlacent. L’ombre,disent-ils, nous la cherchions. Ils se voient l’un l’autrecherchant, pendant le jour, le crépuscule au cœur des chambres, ausein des bois. Ils contemplaient, ils comprenaient la nature. Ilsla comprenaient trop et lui donnaient ce qui n’était pas à elle,lorsque leur émotion mortelle accordait un sourire suprême au soir…« Et tout autour de nous, le jour mourait,hélas ! »

Je ne savais plus au nom de qui parlait devantmoi cette créature humaine, et si, dans sa bouche, il étaitquestion d’elle-même ou des autres. Serré entre ces murs, jeté aufond de cette chambre comme une loque humide, l’homme paraissaitréaliser une de ces grandes œuvres où la musique se mêle auxparoles :

– Nous avions peur, nous avions froid… Tuétais environnée d’ombres : notre soir, ta robe, ta pudeur…Mais quelle aurore quand j’allais vers toi !« Ah ! lorsque j’attirais dans mes bras de conquêtesous les voiles du soir ta précieuse tête, lorsque j’entrevoyaisdans tes gestes brisés ta bouche et son silence infini de baisers,ta chair qui dans la nuit est blanche comme un ange… »Lorsque je m’approchais de ta figure comme du miroir de monsourire ; lorsque, debout près de toi, te soutenant et soutenupar toi, je plongeais mes yeux fermés dans le soleil de tescheveux, pour m’éblouir ; quand je fouillais ton ombre avecmes mains pensantes.

« Nous avions besoin l’un de l’autre,nous souffrions l’un par l’autre… Oh ! douter, ignorer,espérer, pleurer ! Et c’est ainsi que cela fut toujours.Malgré les défaillances, les oublis, les faiblesses et lespauvretés, la grande pauvreté de notre amour régna.

– Ah ! dit Aimée, il ne faut pasmaudire, il ne faut pas regretter, il faut aimer son cœur.

Il continuait sans s’arrêter à elle : –Et les mourants disent : « Et quand la vie, à la longue,sans nous rapprocher plus qu’il n’est possible, hélas, sans fairede deux êtres un seul être, nous façonna cependant assez semblablespour que la tendresse nous rendît par miracle sensibles l’un àl’autre, nous avons gagné ensemble un recueillement et un culte –une religion qui tremble – pour notre misère même. Nous latrouvions partout avec la mort ; nous adorions la faiblessehumaine dans le vent qu’on sent frémir et qui s’approche – et quiva toujours ; dans le couchant qui se dépouille ; dansl’été qu’on voit souffrir et décliner ; dans l’automne dont labeauté contient des pressentiments, et dont les feuilles mortesfont mourir tristement le bruit des pas ; dans le ciel étoiledont la grandeur paraît de la folie ; et même il étaitdifficile de croire que la pierre eût un cœur de pierre et quel’avenir ne fût pas innocent et exposé à l’erreur ! Et nousrésistions, et nous nous étendions d’espoir.

« Souviens-toi quand tombait sur lesgrandes descentes, le soir où nous sentions la vieillesse venir,nous joignions deux à deux nos mains insuffisantes et tournionsmalgré tout nos yeux vers l’avenir. L’avenir ! Sur ta joueinfinie une ride souriait. Tout était magnifique et tremblant, lasage vérité tombait du ciel splendide et son dernier reflet posaitsur ton front blanc. Avares, las, ouvrant à peine les paupières,pleins du pauvre passé qui ne peut pas guérir, nousespérions ; le soir amollissait les pierres, tes yeux étaientdorés, je te sentais mourir ! »

« La vie s’exalte avec une sorte deperfection dans la vie finissante. « C’est beau, chante-t-ilplus profond encore, c’est beau d’arriver à la fin de ses jours…C’est ainsi que nous avons vécu le paradis. »

Et ils en viennent à se dire timidement,gauchement : « Je t’aime ». Au seuil de l’azurperpétuel ils cherchent à réaliser l’humble commencement de la vieexpiatoire. Et ils vont jusqu’à assurer que Dieu souffre de lesvoir mourir, et ils le plaignent. Puis ceux qui vont ne plussouffrir se disent un adieu affreux sur lequel finit le drame.

– Ils ont raison, dit Aimée en un cri oùelle était toute.

– Voilà la vérité, dit le poète. Ellen’efface pas la mort. Elle ne diminue pas l’espace, ne retarde pasle temps. Mais elle fait de tout cela et de l’idée que nous enavons les sombres éléments essentiels de nous-mêmes. Le bonheur abesoin du malheur ; la joie se fait en partie avec de latristesse ; c’est grâce à notre crucifixion sur le temps etl’espace, que notre cœur, au milieu, palpite. Il ne faut pas rêverune sorte d’absurde abstraction ; il faut garder le lien quinous retient au sang et à la terre. « Tels que noussommes ! » souviens-toi. Nous sommes un grandmélange ; nous sommes plus que nous ne le croyons : quisait ce que nous sommes !…

Sur la figure féminine que l’épouvante de lamort avait rigidement contractée, un sourire s’était remis à vivre.Elle demanda avec une grandeur enfantine :

– Que ne me disais-tu cela tout de suitedès que je t’ai interrogé ?

– Tu ne pouvais me comprendre alors. Tu avaisengagé ton rêve de détresse dans une voie sans issue. Il fallaitdonner à la vérité un autre cours pour te la présenter ànouveau.

** *

Quelque chose encore, que je vois en eux, lesfait vibrer : la beauté, la bonté d’avoir parlé. Oui, cela lesa nimbés pendant les quelques instants où ils ne sont pas encoretombés du rêve.

– C’est bon, soupira-t-elle, d’avoir làtoutes ces paroles, qui disent exactement ce qui est contrenous.

– S’exprimer, éveiller ce qui est vivant,dit-il, c’est la seule chose qui donne vraiment l’impression de lajustice.

Après cette grande parole, ils se turent. Ilsétaient, pendant une fraction de temps, aussi rapprochés qu’on peutl’être ici-bas – à cause de l’auguste assentiment à la véritéhaute, à la vérité ardue (car il est difficile de comprendre que lebonheur soit à la fois heureux et malheureux). Elle le croyaitpourtant, elle, la rebelle, elle, l’incrédule, à qui il avait donnéun vrai cœur à toucher.

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