L’Enfer

Chapitre 7

 

La chambre est dans le désordre moite dumatin. Aimée s’y trouve avec son mari. Ils arrivent de voyage.

Je ne les ai pas entendus entrer. J’étais troplas, sans doute.

Il a son chapeau sur la tête ; il s’estassis sur une chaise, à côté du lit qui n’est pas défait, mais oùje distingue, moi, l’empreinte allongée d’un corps ou d’uncouple.

Elle s’habille. Je viens de la voirdisparaître par la porte du cabinet de toilette. Je regarde lemari, dont les traits me paraissent présenter une grande régularitéet même une certaine noblesse.

La ligne du front est bien dessinée ; labouche et la moustache sont seules un peu vulgaires. Il a l’airplus sain, plus fort que l’amant. La main, qui joue avec une canne,est fine, et le personnage, dans son ensemble, est pourvu dequelque puissante élégance. C’est cet homme qu’elle trompe etqu’elle hait. C’est cette tête, cette physionomie, cetteexpression, qui se sont abîmées et défigurées à ses yeux, et seconfondent avec son malheur.

Soudain, elle est là ; elle m’arrive enplein dans les regards. Mon cœur s’arrête, puis m’étreint, et metire vers elle.

Elle est demi-nue : une chemise mauve,courte et légère, tendue et bombée par ses seins, s’appliquedoucement, au mouvement de sa marche, sur le galbe de sonventre.

Elle revient du cabinet de toilette, un peutraînante et lasse des mille riens qu’elle a entrepris déjà, unebrosse à dents à la main, la bouche toute mouillée et vermeille,les cheveux épars. La jambe est mince et jolie, le petit pied trèscambré sur le haut talon pointu du soulier.

La chambre, tout en chaos, est pleine d’unmélange d’odeurs : savon, poudre de riz, senteur aiguë del’eau de Cologne, dans la lourdeur du matin enfermé.

Elle s’est éclipsée ; elle est revenue,tiède et savonneuse ; puis, toute fraîche, la figurerosissante, essuyant des gouttelettes d’eau.

Lui, discourt, explique une affaire. Il aallongé à demi les jambes. Tantôt il la regarde et tantôt il ne laregarde pas.

– Tu sais, les Bernard n’ont pas accepté,pour l’affaire de la gare…

Cette fois, il la suit des yeux tandis qu’ilparle, puis il regarde ailleurs, laisse traîner ses yeux sur letapis, fait un claquement de langue désappointé, tout à son idée, –pendant qu’elle va et vient, montrant la courbe de ses hanches, sesreins nerveux, son ventre pâle, et l’ombre épaisse du bas de sonventre.

Mes tempes battent ; toute ma chair va àcette femme presque nue et charmante dans le matin et dans letransparent vêtement qui enferme la douce odeur d’elle… Et onentend encore résonner la phrase banale du mari, la phraseétrangère à elle, la phrase blasphématoire dans cette chambre oùelle apporte sa nudité.

Elle met son corset, ses jarretelles, sonpantalon, son jupon. L’homme demeure dans son indifférencebestiale ; il retombe à ses réflexions.

… Elle s’est installée devant la glace de lacheminée, avec des boîtes et des objets. Le miroir du cabinet detoilette ne lui paraît pas sans doute suffisant pour ce qu’elleveut faire. Tout en procédant à sa toilette, elle parle touteseule, bavarde, gaie, animée, à cause qu’on est encore au printempsde la journée.

… Et elle s’applique et se multiplie ;elle met beaucoup de temps à s’arranger, mais ce sont des heuresimportantes et non perdues. D’ailleurs, elle se dépêche.

Elle va maintenant ouvrir une armoire, en tireune robe frêle et légère qu’elle tient dans ses bras, en avant,comme une nichée d’oiseaux.

Elle passe cette robe. Puis tout d’un coup uneidée lui vient, et ses bras s’arrêtent.

– Non, non, non, décidément,fait-elle.

Elle ôte sa robe et va en chercher uneautre : une jupe sombre et une chemisette.

Elle prend un chapeau, en ébouriffe un peu leruban, puis tient la garniture de roses de ce chapeau près de safigure, devant la glace, et, satisfaite sans doute, ellechantonne…

** *

… Il ne la regarde pas, et lorsqu’il laregarde, il ne la voit pas !

Ah ! cela est solennel ; c’est undrame, un drame morne, mais d’autant plus angoissant. Cet hommen’est pas heureux, et cependant j’envie son bonheur. Dites-moi cequ’il y a à répondre à cela, sinon que le bonheur est en nous, enchacun de nous, et que c’est le désir de ce qu’on n’apas !

Ces gens sont ensemble, mais, en vérité,absents l’un de l’autre ; ils se sont quittés, sans sequitter. Il y a sur eux une espèce d’intrigue de néant. Ils ne serapprocheront plus, puisque, entre eux, l’amour fini tient toute saplace. Ce silence, cette ignorance mutuelle sont ce qu’il y a deplus cruel sur la terre. Ne plus s’aimer, c’est pire que de sehaïr, car, on a beau dire, la mort est pire que la souffrance.

J’ai pitié de ceux qui vont deux à deux,enchaînés par l’indifférence. J’ai pitié du pauvre cœur qui a sipeu longtemps ce qu’il a ; j’ai pitié des hommes qui ont uncœur pour ne plus aimer.

Et, pendant un instant, devant la scène sisimple et si déchirée, j’ai subi un peu le martyr énorme,innombrable, de ceux qui ne souffrent plus.

** *

Elle a achevé de s’habiller. Elle a mis unejaquette de la couleur de sa jupe, laissant voir largement soncorsage de lingerie dont le haut est transparent et rosé, tout aucommencement et comme à l’aurore de son corps – et elle nousquitte.

Il se prépare à s’en aller, de son côté. Laporte s’ouvre à nouveau. C’est elle qui revient ?… Non, c’estla bonne. Elle fait mine de se retirer.

– Je venais faire le ménage, mais je gêneMonsieur.

– Vous pouvez rester.

Elle manie des objets, ferme des tiroirs… Il arelevé la tête, il la suit du coin de l’œil.

Il s’est levé, il s’approche, maladroit, commefasciné… Un piétinement, un cri qui s’étouffe dans un grosrire ; elle lâche sa brosse et la robe qu’elle tenait… Il lasaisit par derrière, ses deux mains empoignent à travers le corsageles seins de la fille.

– Ah ! ben non, là, vrai, qu’est-cequi vous prend !

Lui ne répond pas, la figure masquée de sang,l’œil fixe, aveugle ; à peine a-t-il laissé échapper un criinarticulé : la parole muette où il n’y a que le ventre quipense ; entre ses lèvres attisées, légèrement retroussées surses dents, un souffle de machine… Il s’est accroché à cette chair,le ventre sur cette croupe, comme une espèce de singe, comme uneespèce de lion.

Elle rit, de sa large face rougeaude ;ses cheveux à moitié défaits retombent sur son front, ses seinsplantureux s’enfoncent sous les doigts crispés qui l’enserrent.

Il essaye de tirer sa jupe, de la relever.Elle serre les jambes et applique ses mains sur ses cuisses, pourmaintenir la robe. Elle n’y réussit qu’à demi. On voit ses bas quise plissent sur sa jambe ronde et vaste, un bout de chemise, sessavates. Ils piétinent sur la robe d’Aimée que la fille a laisséealler de ses mains et qui est délicatement tombée.

Puis elle trouve que cela a assezduré :

– Ah ! non, en voilà assez, monpetit, zut alors !

Comme il ne dit toujours rien, approchant dela nuque sa mâchoire, comme la gueule du désir, elle sefâche :

– Ah non ! assez ! Zut, quej’vous dis !

… Il a fini par la lâcher, et il s’en va enriant d’un rire damné, de honte et de cynisme, la démarche presquetitubante, sous l’action d’une énorme poussée intérieure.

Il s’en va parmi les femmes qui passent, lesyeux obsédés par un cauchemar qui relève les robes sur lestêtes.

La sève bouillonne en lui et veut sortir. Sice qui l’obsède ne jaillit pas de lui, cela lui montera à la têtecomme le lait d’une mère. Il est là, ce vague père d’hommes, quitâtonne, les bras en avant pour l’étreinte, rongé d’une blessurequi aboutit, chancelant vers un lit, fort de tout son poids.

Mais ce n’est pas seulement l’énorme instinct,puisque tout à l’heure évoluait devant lui la femme exquise (et lalumière qui se jouait dans ses voiles aériens présentait et nimbaitradieusement tout son corps) ; et il ne l’a pas désirée.

Peut-être se fût-elle refusée, peut-êtrequelque pacte était-il intervenu entre eux… Mais j’ai bien vu queses yeux mêmes n’en voulaient pas : ces yeux qui se sontallumés dès qu’a paru cette fille, cette Vénus ignoble aux cheveuxsales et aux ongles boueux, et qui se sont affamés d’elle.

Parce qu’il ne la connaît pas, parce qu’elleest autre que celle qu’il connaît. Avoir ce qu’on n’a pas… Ainsi,quoique cela puisse paraître étrange, c’est une idée, une hauteidée éternelle qui conduit l’instinct. C’est une idée qui, devantla femme inconnue, tend ainsi l’homme, fauve, la guettant,l’attention aiguë, avec des regards comme des griffes, mû par unacharnement aussi tragique que s’il avait besoin de l’assassinerpour vivre.

Je comprends, moi à qui il est donné dedominer ces crises humaines, – si déchaînées que Dieu, à côté,paraît inutile, – je comprends que beaucoup de choses que noussituons en dehors de nous, sont en nous, et que c’est là le secret.Comme les voiles tombent, comme les simplicités apparaissent, commela simplicité apparaît !

** *

Le déjeuner à la table d’hôte eut d’abord pourmoi un magique attrait : je scrutai toutes les physionomiespour tâcher de surprendre les deux êtres qui s’étaient aimés lanuit.

Mais j’eus beau interroger les visages deux àdeux, chercher à voir un point de ressemblance, rien ne me guida.Je ne les connus pas plus que lorsqu’ils étaient plongés dans lanuit noire.

… Il y a cinq jeunes filles ou jeunes femmes.C’est une de celles-là, au moins, qui garde emprisonné dans soncorps le vivant et brûlant souvenir. Mais une volonté plus forteque moi ferme son visage. Je ne sais pas, et je suis accablé par lenéant qu’on voit.

Elles sont parties une à une. Je ne sais pas…Ah ! mes deux mains se crispent dans l’infini del’incertitude, et serrent le vide entre leurs phalanges ; mafigure est là, précise, en face de tout le possible, de toutl’imprécis, en face de tout.

** *

Cette dame ! Je reconnais Aimée. Elleparle avec la patronne – du côté de la fenêtre. Je ne l’ai pasaperçue tout d’abord, à cause des convives qui s’interposaiententre nous.

Elle mange du raisin, assez délicatement, lesgestes un peu étudiés.

Je me tourne vers elle. Elle s’appelleMme Montgeron ou Montgerot. Ce nom me paraît drôle.Pourquoi s’appelle-t-elle ainsi ? Il me semble que ce nom nelui va pas ou qu’il est inutile. Le caractère artificiel des mots,des signes, me frappe.

C’est la fin du repas. Presque tout le mondeest parti. Les tasses de café, les petits verres poissés de liqueursont épars sur la table où brille un rayon de soleil qui moire lanappe et fait scintiller la verrerie. Une tache de café répandu,sèche, odorante.

Je me mêle à la conversation deMme Lemercier et d’elle. Elle me regarde. C’est àpeine si je reconnais son regard, que j’ai vu tout entier.

Le valet de chambre vient dire quelques mots,bas, à Mme Lemercier. Celle-ci se lève, s’excuse etquitte la pièce. Je suis à côté d’Aimée, m’étant tout à l’heurerapproché. Il n’y a dans la salle à manger que deux ou troispersonnes, qui discutent l’emploi de l’après-midi.

Je ne sais pas quoi lui dire, à cette dame. Laconversation entre elle et moi languit, est tombée. Elle doitsupposer qu’elle ne m’intéresse pas, – cette femme dont je vois lecœur, et dont je connais le destin aussi bien que Dieu pourrait leconnaître.

Elle tend la main vers un journal qui traînesur la table, s’absorbe un instant dans la lecture, puis plie lafeuille, se lève à son tour, et part.

Écœuré par la banalité de la vie, etd’ailleurs appesanti par l’heure, je m’accoude, ensommeillé, sur latable infinie, sur la table allumée par le soleil, sur la tableévanouissante – faisant un effort pour ne pas alanguir mes bras,baisser le menton, clore mes paupières.

Et dans cette salle en débandade, déjàdiscrètement assiégée par les domestiques pressés de desservir etde ranger pour le repas du soir, je demeure presque seul, à ne passavoir si je suis très heureux ou très malheureux, à ne pas savoirce qui est le réel et ce qui est le surnaturel.

Puis, je le comprends, doucement, lourdement…Je jette les regards autour de moi, je contemple toute chose simpleet tranquille, puis je ferme les yeux, et je me dis, comme un éluqui se rend compte peu à peu de sa révélation :

« Mais l’infini, le voici ; c’estvrai, je n’en peux plus douter. » Cette affirmations’impose : il n’y a pas de choses étranges : lesurnaturel n’existe pas, ou plutôt, il est partout. Il est dans laréalité, dans la simplicité, dans la paix. Il est ici, entre cesmurs qui attendent de tout leur poids. Le réel et le surnaturel,c’est la même chose.

Il ne peut pas plus y avoir de mystère dans lavie que d’autre espace dans le ciel.

Moi, qui suis pareil aux autres, je suis pétrid’infini. Mais comme tout cela se présente effacé et confus devantmoi ! Et je rêve à moi, à moi qui ne peux ni me bien savoir,ni me débarrasser de moi ; à moi qui suis comme une ombrepesante entre mon cœur et le soleil.

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