L’Enfer

Chapitre 5

 

Pendant un jour, la chambre demeura vide. Àdeux reprises, j’eus un grand espoir, puis une désillusion.

L’attente était devenue mon habitude, monmétier. Je remis des rendez-vous, j’ajournai des démarches, jegagnai du temps, au risque de compromettre ma situation ;j’organisai ma vie comme pour un nouvel amour. Je ne quittais plusma chambre que pour descendre à la table d’hôte, où rien ne medistrayait plus.

Le second jour, je vis que la chambre étaitpréparée pour recevoir un nouvel occupant ; elle attendait. Jefis mille rêves sur ce que serait cet hôte, tandis qu’elle gardaitson secret comme quelqu’un qui pense.

Le crépuscule vint, puis le soir, quil’agrandit sans la changer, et déjà, je me désespérais, lorsque laporte tourna dans l’ombre et j’aperçus, sur le seuil, le spectred’un homme.

** *

Il se distinguait mal du soir.

Des vêtements noirs ou tirant sur lenoir ; des manchettes d’une pâleur laiteuse d’où pendaient desmains grises qui s’effilaient ; un col d’un blanc un peu plusvif que le reste. Sur sa figure ronde et grisâtre, se creusaientles trous sombres des orbites et de la bouche ; sous lementon, une cavité d’ombre ; l’or du front luisaitconfusément ; la pommette se soulignait d’une barre obscure.On eût dit un squelette. Quel était cet être dont la physionomieprésentait cette monstrueuse simplicité ?…

Il s’approcha, s’anima. Je vis qu’il étaitbeau.

Il avait une figure charmante et sérieuse,environnée d’une fine barbe noire, les yeux brillants et le fronthaut. Une grâce hautaine guidait et raréfiait ses gestes.

Il s’était avancé de deux pas ; puiss’était retourné vers la porte demeurée entr’ouverte. L’ombre decette porte trembla, une silhouette se dessina, prit corps ;une petite main gantée de noir se crispa sur le battant, et unefemme se pencha dans la chambre, la figure interrogative.

Elle devait être à quelques pas derrière luidans la rue. Ils n’avaient pas voulu entrer ensemble dans lachambre où tous deux se réfugiaient pour échapper à quelquerecherche.

Elle poussa la porte ; elle s’appuyatoute sur le battant refermé, pour le clore encore plus, avec savie. Et ce fut lentement qu’elle tourna la tête vers lui, paralyséeun instant, m’a-t-il semblé, par l’effroi que ce ne fût paslui… Ils se dévisagèrent ; il y eut entre eux un cripassionné et contenu, presque muet, répercuté de l’un à l’autre, etpar quoi semblait se rouvrir leur blessure commune.

– Toi !

– Toi !

Elle était presque défaillante. Elle s’abattitsur sa poitrine, jetée sur lui par un orage.

Elle avait eu juste assez de force pour venirtomber dans ses bras. Je vis les deux grandes mains pâles del’homme, ouvertes, à peine crispées, appuyées sur le dos de lafemme. Une sorte de palpitation désespérée s’empara d’eux, on eûtdit dans la chambre un vaste ange qui se débattait et cherchait envain à s’enfuir infiniment ; et il me semblait que la chambreétait trop petite pour ce couple, bien qu’elle fût pleine dusoir.

– On ne nous a pas vus !

C’était la même phrase qui, l’autre jour,s’était exhalée des deux enfants.

Il lui dit : « Viens ». Il laconduisit sur le divan, près de la fenêtre. Ils s’assirent sur levelours rouge. On voyait leurs bras qui les réunissaient comme desliens. Ils restèrent là, enfoncés, ramenant autour d’eux toutel’ombre du monde, s’y ranimant, recommençant à y exister, seretrouvant dans leur élément de nuit et de solitude.

Quelle entrée, quelle entrée ! Quellepoussée de malédiction !

J’avais cru, lorsque l’idée de l’adultères’était imposée à mes yeux, lorsque la femme avait paru sur leseuil, chassée visiblement vers lui, assister à une joie béate nonsans beauté dans sa plénitude, une joie sauvage et animale,importante comme la nature. Au contraire, cette entrevueressemblait à un adieu déchirant.

– Nous aurons donc toujourspeur ?…

C’est à peine si elle était un peu calmée, etelle avait dit cela en le regardant, anxieuse, comme si, vraiment,il allait répondre.

Elle frissonna, pelotonnée dans les ténèbres,serrant et pétrissant fébrilement de sa main la main de l’homme, –le buste érigé, les deux bras raidis. On voyait sa gorge quimontait et descendait comme la mer. Ils se tenaient, setouchaient ; mais un reste d’épouvante repoussait entre euxles caresses.

– Toujours peur… toujours peur… toujours…Loin de la rue, loin du soleil, loin de tout… Moi qui aurais tantvoulu une destinée de lumière et de grand jour ! dit-elle, enregardant le ciel ; et son profil s’azurait à demi, tandis queces paroles s’envolaient.

Ils ont peur. La peur les façonne, lesfouille. Leurs yeux, leurs entrailles, leurs cœurs ont peur. Leuramour, surtout, a peur.

… Un sourire morne glissa sur le visage del’homme ; il considéra son amie et balbutia :

– Tu penses à lui…

Les poings à ses joues, maintenant, accoudéesur ses genoux, la figure tendue en avant, elle ne réponditpas.

Oui, ardente, ployée, petite comme une enfant,elle regardait au loin, vers celui qui n’était pas là.

Elle courbait les épaules devant cette image,comme si elle la suppliait en détournant les yeux, et recueillaitd’elle un reflet divin. Celui qui n’est pas là, celui qu’on trompeet qui existe. L’offensé, le blessé, le dominateur. Celui qui estpartout sauf où ils sont, qui occupe l’immensité du dehors et dontle nom leur fait plier le cou ; celui auquel ils sont enproie.

La nuit tombait, comme si la honte etl’épouvante étaient de l’ombre, sur cet homme et cette femme quivenaient cacher étroitement leur enlacement dans cette chambrecomme dans une tombe où vit l’au-delà.

** *

Il lui dit : – Je t’aime !

J’entendis distinctement cette grande parole.Je t’aime ! J’ai frissonné dans toute ma vie en recueillant lemot profond qui sortait de ces deux êtres presque mêlés déjà. Jet’aime ! Le mot qui offre le cœur et la chair, le cri grandouvert de la créature et de la création : Je t’aime ! Jevoyais l’amour face à face.

Puis, il me sembla que la sincérités’évanouissait dans les paroles pressées, incohérentes, qu’ilprononça ensuite, en s’approchant, en se glissant contre elle. Oneût dit qu’il voulait se débarrasser des phrases nécessaires etqu’instinctivement, il se hâtait, comme il pouvait, d’arriver auxcaresses :

– Nous sommes nés l’un pour l’autre,vois-tu… Il y a entre nos âmes une fraternité qui, fatalement,devait triompher. On ne pouvait pas plus nous empêcher de nousreconnaître et de nous appartenir qu’on ne pourrait empêcher noslèvres de s’unir au moment où elles s’approchent. Que nousimportent les conventions morales, les séparations sociales… Notreamour est fait d’infini et d’éternité.

Elle dit : oui, bercée par sa voix.

Mais moi qui les écoutais profondément,j’entendis bien qu’il mentait ou qu’il s’égarait dans des mots…L’amour devenait une idole, une chose. Il blasphémait, il invoquaiten vain l’infini et l’éternité, qu’il honorait du bout des lèvresavec la prière quotidienne, tout usée.

Ils laissèrent tomber la banalité proférée…Après être restée pensive, la femme hocha la tête, et elle, elleprononça la parole d’excuse, de glorification ; plus quecela : la parole de vérité :

– J’étais trop malheureuse…

** *

« Comme il y a longtemps !… »,commença-t-elle.

C’était son œuvre d’art, c’était son poème etsa prière de se répéter cette histoire, bas et précipitamment commedans un confessionnal… On sentait qu’elle y arrivait toutnaturellement, sans transition, tellement cela la remplissait touteaux moments où ils étaient seuls.

… Elle était vêtue simplement. Elle avait ôtéses gants noirs, sa jaquette et son chapeau. Elle portait une jupesombre, un corsage rouge sur lequel brillait une chaînettedorée.

C’était une femme d’une trentaine d’années, àla figure régulière, à la chevelure soignée et soyeuse ; il mesemblait que je la connaissais déjà ou que je ne la reconnaîtraispas.

Elle se mit à parler d’elle tout haut, àévoquer un passé infiniment lourd.

– Quelle vie je menais ! quellemonotonie, quel vide ! La petite ville, la maison, le salon,avec les meubles rangés çà et là, et qui jamais ne changeaient deplace, comme des pierres tombales… Un jour, j’ai essayé de disposerautrement la table du milieu. Je n’ai pas pu.

Sa figure pâlit, devint plus lumineuse.

Il l’écoutait. Un sourire de patience, derésignation, qui ressembla vite à de la lassitude un peusouffrante, errait sur son si fin visage. Ah ! il étaitvraiment beau, quoique un peu déconcertant, avec ses grands yeuxqu’on sentait adorés, sa moustache tombante, son air tendre etlointain. Il semblait un de ces êtres doux, qui pensent trop, etqui font le mal. Il semblait au-dessus de toute chose et capable detout… Un peu absent de ce qu’elle disait, mais remué pourtant del’envie d’elle, il avait l’air d’attendre.

… Et brusquement, les voiles se déchirèrent àmes yeux, la réalité se dénuda devant moi : je vis qu’il yavait entre ces deux être une immense différence, et comme undésaccord infini, sublime à voir, à cause de ses profondeurs, maistellement poignant que j’en avais le cœur meurtri.

Il n’était mû que par le désir d’elle ;elle, par le seul besoin de sortir de sa vie. Leurs vœux n’étaientpas les mêmes ; leur couple avait l’air uni, mais il nel’était pas.

Ils ne parlaient pas la même langue ;quand ils disaient les mêmes choses ils ne s’entendaient guère, et,à mes yeux, dès ces premiers instants, leur union apparut plusbrisée que s’ils ne s’étaient jamais connus.

Mais lui, ne disait pas ce qu’ilpensait ; cela se sentait au son de sa voix, au charme même deson accent, au choix chantant de ses mots : il pensait à luiplaire, et il mentait. Il lui était évidemment supérieur, mais ellele dominait par une sorte de sincérité géniale. Alors qu’il étaitmaître de ses paroles, elle s’offrait dans les siennes.

… Elle décrivait le décor de sa vied’autrefois.

– De la fenêtre de la chambre et de cellede la salle à manger, je voyais la place. La fontaine au milieu,avec son ombre à ses pieds. Je regardais le jour tourner là, surcette place petite, blanche et ronde, comme un cadran.

« … Le facteur la parcouraitrégulièrement, sans penser ; devant la porte de l’arsenal, unsoldat ne faisait rien… Et plus personne quand midi sonnait, commeun glas. Je me souviens surtout du glas de midi : le milieu dela journée, la perfection de l’ennui.

« Rien ne m’arrivait, rien nem’arriverait. Rien ne m’était. L’avenir n’existait plus pour moi.Si mes jours devaient continuer ainsi, rien ne me séparait de mamort – rien ! Ah ! rien !… S’ennuyer, c’est mourir.Ma vie était morte, et pourtant, il fallait la vivre. C’était unsuicide. D’autres se tuent avec une arme ou du poison ; moi,je me tuais avec les minutes et les heures. »

– Aimée ! fit l’homme.

– Alors, à force de voir les jours naîtrele matin et avorter le soir, j’ai eu peur de mourir, et cette peura été ma première passion… Souvent, au milieu des visites que jerendais, ou de la nuit, ou pendant que je rentrais chez moi, aprèsdes courses, le long du mur des Religieuses, j’ai frissonnéd’espoir à cause de cette passion !…

« Mais qui me tirerait de là ? Quime sauverait de cet invisible naufrage, dont moi-même je nem’apercevais que de temps en temps ? Autour de moi, c’étaitune sorte de conspiration, faite d’envie, de méchanceté etd’inconscience… Tout ce que je voyais, tout ce que j’entendaisessayait de me jeter dans le droit chemin, dans mon pauvre droitchemin.

« … Mme Martet, tu sais,ma seule amie un peu proche, plus âgée que moi de deux ansseulement, me disait qu’il faut se contenter de ce qu’on a. Je luirépondais : « Alors, c’est fini de tout, s’il faut secontenter de ce qu’on a. La mort n’a plus rien à faire. Vous nevoyez donc pas que cette parole termine la vie ?… Vous croyezvraiment à ce que vous dites ? » Elle répondait oui.Ah ! la sale femme !

« Mais ce n’était pas assez d’avoir lapeur, il me fallait la haine de cet ennui. Comment se fait-il quej’aie eu cette haine ? Je ne sais pas.

« Je ne me reconnaissais plus, je n’étaisplus moi, tellement j’avais besoin d’autre chose. Je ne savais mêmeplus comment je m’appelais.

« Il y a un jour, je me rappelle, où (jene suis pas méchante, pourtant) j’ai rêvé délicieusement que monmari était mort, mon pauvre mari qui ne m’avait rien fait, et quej’étais libre, libre, aussi grande que tout !

« Ça ne pouvait pas durer. Je ne pouvaispas longtemps détester à ce point la monotonie, la dévastation,l’habitude. Oh ! l’habitude, c’est de toutes les ombres laplus vraie, et la nuit n’est pas de la nuit, en comparaison…

« La religion ? Ce n’est pas avec lareligion qu’on comble le vide de ses jours, c’est avec sa proprevie. Ce n’était pas avec des croyances, avec des idées qu’il mefallait lutter, c’était avec moi-même.

« Alors, le remède, je l’aitrouvé ! »

Elle criait presque, rauque,admirable :

– Le mal, le mal ! Le crime contrel’ennui, la trahison pour briser l’habitude. Le mal pour êtrenouvelle, pour être autre, pour haïr la vie plus fort qu’elle mehaïssait, le mal pour ne pas mourir !

« Je t’ai rencontré ; tu faisais desvers et des livres ; tu étais différent des autres, tu avaisune voix tremblante et donnant l’impression de la beauté, etsurtout, tu étais là, dans mon existence, en face de moi ; jen’avais qu’à tendre les bras. Alors, je t’ai aimé de toutes mesforces, si on peut appeler cela aimer, mon pauvrepetit ! »

Elle parlait maintenant à voix basse et hâtée,avec de l’oppression et de l’enthousiasme, et elle jouait avec lamain de son compagnon comme avec une petite chose.

– Et toi aussi, tu m’as aimée,naturellement… Et quand nous nous sommes glissés un soir dansl’hôtel – la première fois, – il me sembla que la porte s’en estouverte toute seule, et je me suis remerciée de m’être révoltée etd’avoir déchiré ma destinée comme ma robe.

« Et depuis ! Le mensonge – dont onsouffre parfois, mais qu’on ne déteste plus lorsqu’on réfléchit,– les risques, les dangers qui communiquent du goût auxheures, les complications qui multiplient la vie ; ceschambres, ces cachettes, ces prisons noires, qui ont donnél’envolée au soleil que j’avais !

« Ah ! fit-elle. »

Il me sembla qu’elle soupira comme si, sonaspiration réalisée, il n’y avait plus rien d’aussi beau devantelle.

** *

Elle se recueillit et dit :

– Voilà ce que nous sommes… Oh !j’ai cru peut-être aussi, sur le moment, à une espèce de coup defoudre, à une attirance surnaturelle et fatale, à cause de tapoésie. Mais, en vérité, je suis venue à toi – je me voismaintenant – les poings serrés et les yeux fermés.

Elle ajouta :

– On ment beaucoup à propos de l’amour.Ce n’est presque jamais ce qu’on dit.

« Il y a peut-être des attractionsmagnifiques entre des hommes et des femmes. Je ne dis pas qu’un telamour ne puisse pas exister entre deux êtres. Mais ces deuxêtres-là, ce n’est pas nous. Nous n’avons jamais pensé qu’ànous-mêmes. Je sais bien que je me suis aimée avec toi. De toncôté, c’est pareil. Il y a pour toi un attrait qui n’existe paspour moi, puisque je ne ressens pas de plaisir. Tu vois, nousfaisons un marché, nous nous donnons l’un du rêve, l’autre de lajouissance. Tout cela n’est pas de l’amour. »

Il eut un geste, – doute, protestation ;il ne voulait pas parler. Toutefois, il articulafaiblement :

– Il en est toujours ainsi ; mêmedans le plus pur des amours, on ne peut sortir de soi-même.

– Oh ! fit-elle dans un haussementde protestation pieuse dont la vivacité me surprit, ce n’est toutde même pas la même chose ; ne dis pas cela, ne dis pas,cela !

Il me sembla qu’il régnait dans son accent unregret, dans son regard, le rêve d’un nouveau rêve.

Elle dissipa cela en secouant la tête.

– Comme j’ai été heureuse ! Je metrouvais rajeunie, neuve. J’éprouvais des recommencements decandeur. Je me rappelle que je n’osais plus montrer, hors de marobe, le bout de mon pied : j’avais jusqu’à la pudeur de mafigure, de mes mains, de mon nom…

** *

Alors l’homme reprit l’aveu au point où ellele laissait et parla des premiers temps de leur union. Il voulaitla caresser avec des paroles, la prendre peu à peu dans desphrases, l’enlacer à force de souvenirs.

– La première fois que nous avons étéseuls…

Elle le regarda.

– C’était dans la rue, un soir, dit-il.Je t’ai pris le bras. Tu t’es appuyée de plus en plus sur moi. J’aisenti peu à peu tout le poids de ton corps, j’ai senti ta chairgrandissante. Le monde pullulait, mais notre solitude semblaits’étendre. Tout, autour de nous, se changeait en un désert simple,simple… Il me semblait que tous les deux nous nous étions mis àmarcher sur la mer.

– Ah dit-elle. Comme tu étais bon !Tu n’avais pas, ce premier soir de nous, le même visage que tu aseu après, même dans les meilleurs moments…

– Nous causions de choses et d’autres, ettandis que je te tenais contre moi, toute serrée, comme des fleurs,tu me disais des phrases sur les gens que nous connaissions, tu meparlais du soleil de la journée et de la fraîcheur du soir. Mais,en vérité, tu me disais que tu venais à moi… Les paroles d’aveu, jeles sentais à travers tes paroles, et si tu ne me les disais pas,tu me les donnais.

« Ah ! comme les choses ducommencement sont grandes ! Il n’y a jamais de petitesses dansles commencements… »

« Une fois que nous nous étions retrouvésdans le jardin, et que je te reconduisais à la fin de l’après-midi,par les faubourgs… La route était si tranquille et silencieusequ’il semblait que nos pas dérangeaient toute la nature. L’immobiletendresse ralentissait notre marche. Je me suis penché et je t’aiembrassée. »

– Là, dit-elle.

Elle posa son doigt sur son cou. Ce gesteéclaira son cou comme un rayon.

– Peu à peu, le baiser devint plusprofond. Il tourna autour de tes lèvres, s’y arrêta ; lapremière fois en se trompant, la seconde en faisant semblant de setromper… Je sentis peu à peu sous ma bouche.

Il parla tout bas :

– Ta bouche éclore, et s’épanouir…

Elle baissa la tête, et l’on voyait sa bouche,bouton de rose et de rosée.

– Tout cela, soupira-t-elle, revenanttoujours à sa pathétique et douce préoccupation, était si beau, aumilieu de la surveillance qui m’emprisonnait !…

Comme elle avait, inconsciemment ou non,besoin de l’excitation du souvenir ! L’évocation des drames etdes périls anciens déployait ses gestes, refaisait son amour.C’était pour cela qu’elle s’était toute racontée.

Et lui la poussait vers la tendre folie.L’enthousiasme premier renaissait, et maintenant leurs parolescherchaient les plus vibrants souvenirs avant de se changer enchoses.

– Ce fut triste quand, le lendemain dujour où tu fus à moi, je te revis chez toi, à une réception, –inaccessible, au milieu des gens. Maîtresse de maison accomplieaussi aimable pour l’un que pour l’autre, un peu timide, tudistribuais à chacun des paroles banales, tu prêtais vainement àtous – à moi comme aux autres – la beauté de ta figure.

« Tu avais cette robe verte, d’unecouleur si fraîche, au sujet de laquelle on te plaisantait… Je merappelais, tandis que tu passais et que je n’osais pas te suivredes yeux, combien nous avions été fous dans nos premierstransports ; je me disais : « J’ai eu autour de moncou l’énorme collier de ses jambes nues ; j’ai tenu dans mesbras son corps souple et raidi ; je l’ai caressée jusqu’ausang. » C’était un grand triomphe, mais ce n’était pas untriomphe calme, puisqu’à ce moment je te désirais et que je nepouvais t’avoir. L’étreinte avait été, serait, sans doute, maiselle n’était pas, et bien que tout ton trésor fût à moi, j’étaispauvre en ce moment. Et puis, quand on n’a pas, qui sait si on auraencore ! »

– Ah ! non, – soupira-t-elle, dansune grandissante beauté de ses souvenirs, de ses pensées, de touteson âme, – l’amour n’est pas du tout ce qu’on dit ! Moi aussi,j’étais secouée par des angoisses. Comme il a fallu que je mecache, dissimulant tout signe de bonheur, l’enfermant à la hâtedans mon cœur ! Les premiers temps, je n’osais plus m’endormirde peur de prononcer ton nom en rêve, et souvent, secouantl’envahissement de la folie du sommeil, je m’accoudais, et j’étaislà, à ouvrir les yeux, à veiller héroïquement sur mon cœur.

« J’avais peur d’être reconnue. J’avaispeur qu’on vît la pureté dont j’étais baignée. Oui, la pureté.Quand, au milieu de la vie, on se réveille de la vie, qu’on voit unautre éclat dans le jour, qu’on recrée tout, j’appelle cela de lapureté. »

** *

– Te rappelles-tu la course éperdue enfiacre, à Paris – le jour où il avait cru de loin nous reconnaîtreet qu’il était entré précipitamment dans une autre voiture quis’était lancée à la poursuite de la nôtre ?

Elle eut un sursaut d’émotion, d’extase.

– Oh oui, murmura-t-elle, c’était lagrande fois !

Il parlait d’une voix tout à fait tremblante,d’une voix mêlée aux coups de son cœur, et son cœurdisait :

– À genoux sur la banquette, tu regardaispar la lucarne de derrière, tandis que je caressais ton corps, lesmains en toi, et tu me criais : « Il approche ! Ils’éloigne !… Il est perdu… Ah ! »

Et d’un même, d’un seul mouvement, leurslèvres se joignirent.

Elle dit, comme un souffle :

– C’est la seule fois que j’ai joui.

– Nous aurons toujours peur !dit-il.

Leurs paroles se rapprochaient les unes desautres, s’étreignaient, les mots changés en baisers, chuchotés partoute la chair. Il avait soif d’elle, il l’attirait, sa bouchel’appelait de toutes ses forces. Leurs mains étaient inertes, touteleur vie remontant à leurs lèvres. Et tout s’effaçait devant cedésir reconstruit par l’esprit du mal.

Oui, il leur avait fallu ressusciter leurpassé pour s’aimer ; il leur fallait, continûment, lerassembler par fragments pour empêcher leur amour de s’annihilerdans l’habitude, – comme s’ils subissaient, en ombre et enpoussière, en ralentissement glacé, l’écrasement de la vieillesseet l’empreinte de la mort.

Ils se serraient. Les taches pâles de leursfigures se rejoignaient. Je ne les distinguais pas l’un de l’autre,mais il semblait que je les voyais de mieux en mieux, carj’apercevais le grand mobile profond de leur accouplement.

Ils s’enfermaient dans la nuit ; ilstombaient, tombaient dans l’ombre, ce gouffre qu’ils avaientvoulu ; ils s’enlisaient dans ces ténèbres que, sur terre, ilsavaient cherchées et suppliées.

Il balbutia :

– Je t’aimerai toujours.

Mais elle et moi nous sentons bien qu’il mentcomme tout à l’heure ; nous ne nous y trompons pas. Maisqu’importe, qu’importe !

Les lèvres sur les siennes, elle murmura commeune caresse aiguë dans la caresse :

– Tout à l’heure, il sera là.

Comme ils sont peu mêlés ! Comme il n’y avraiment que leur épouvante qui leur soit commune, et comme jecomprends qu’ils l’attisent désespérément… Mais leur immense effortpour communier en quelque chose allait aboutir.

La femme, aux approches de la fête obscure,commençait à prendre une sublime importance, et son visage quisouriait et pleurait d’ombre s’emplissait de résignation et desouveraineté.

Il n’y a plus de paroles ; celles-ci ontfait leur œuvre de renouveau… Ce sont les étreintes et la chair, lagrande cérémonie de silence et d’ardeur qui s’ébauche ;soupirs, gestes gauches, bruits humains d’étoffes.

Elle est debout, à présent ; elle est àdemi-dévêtue ; elle est devenue blanche… Est-ce elle qui sedévêt, est-ce lui qui la dépouille des choses ?… On voit sescuisses larges, son ventre argenté dans la chambre comme la lunedans la nuit… Une grande ligne noire barre ce ventre ; le brasde l’homme. Il la tient, la serre, cramponné sur le divan. Et sabouche, à lui, est près de la bouche de son sexe, et ils serapprochent pour un baiser monstrueusement tendre. Je vois le corpssombre agenouillé devant le corps pâle – et elle laisse tomberde grands regards sur lui…

Puis elle murmure, la voix radieuse :

– Prends-moi… Prends-moi encore une foisaprès tant d’autres fois. Mon corps est à moi et je te le donne.Non ? Il n’est pas à moi. C’est pour cela que je te l’apporteavec tant de joie !

Maintenant, il l’a étendue sur ses genoux… Jecrois qu’elle est nue ; je ne distingue pas bien les lignes etles formes. Mais sa tête s’est renversée en arrière dans le refletde la fenêtre, et je vois cette figure de soir où les yeuxbrillent, où la bouche brille aussi comme les yeux, cette figureétoilée d’amour !

Il la pressa sur lui, homme dénudé dansl’ombre. Même au milieu de leur consentement mutuel, il y eut unesorte de lutte ; une émotion extraordinaire, sainte etsauvage, régna, et bien que je ne le vis pas, je sus le moment oùsa chair était entrée dans celle de la femme.

… Mon immobilité prolongée me broyait lesmuscles des reins et des épaules, mais je m’aplatissais contre lemur, collant mes yeux au trou ; je me crucifiais pour jouir ducruel et solennel spectacle. Je l’embrassais, cette vision, detoute ma figure, je l’étreignais de tout mon corps. Et le mursemblait me rendre les battements de mon cœur.

… Les deux êtres enserrés l’un par l’autretremblaient comme deux arbres mêlés. La volupté, éperdument, audelà des lois, au delà de tout, même de la sincérité des amants,préparait son chef-d’œuvre de douceur. Et c’était un mouvement siemporté, si furieux et si fatal, que je reconnus que Dieu nepourrait pas, à moins de tuer les êtres, arrêter ce quis’accomplit. Rien ne le pourrait, et cela fait douter de lapuissance et même de l’existence d’un Dieu.

Au-dessus de l’enchevêtrement de leurspersonnes, il levait la tête, la rejetait en arrière, et il restaitjuste assez de clarté pour que je visse cette face, la boucheouverte en un gémissement entrecoupé et chantant, attendant lavolupté.

Elle vint, débordante, inouïe. Je la sentisvenir comme un événement.

Je comptai jusqu’à quatre. Durant ce fragmentde temps, je ne quittai pas des yeux la figure de l’homme qui étaitlà, battant l’air d’une de ses mains, et les entrailles bavantes.Il est grimaçant, souriant, sombre de sang, semblable à un martyrdivin, à un archange à la fois vautré et envolé. Il pousse decourts cris surpris, comme ébloui par quelque chose de magnifiqueet d’inattendu, comme s’il ne s’était pas douté que ce serait sibeau, étonné du prodige de joie que son corps contient.

Ils communient en ce moment. Peut-être neressent-elle pas de plaisir, elle, mais on peut dire, on voit, onéprouve qu’elle jouit de sa jouissance ; et il y a là unindicible miracle féminin.

– Tu es heureux ?…

J’eus l’impression extraordinaire que c’étaità moi qu’elle s’adressait… J’avais presque raison. Puisque j’étaisprès de sa bouche nue, c’était à moi qu’elle parlait.

Les yeux au ciel, encore enchaîné à elle parla chair, il murmura :

– Je jure que c’est tout aumonde !

Puis, tout de suite après, comme elle sentaitque le coup de bonheur était fini et ne vivait déjà plus que par lesouvenir, que l’extase qui s’était posée un instant entre euxs’échapperait, et que son illusion, à elle, s’effacerait etl’abandonnerait, elle dit presque plaintivement :

– Que Dieu bénisse le peu de plaisirqu’on a !

Pauvre cri, premier signal d’une haute chute,prière blasphématoire, mais, divinement, prière !

L’homme répétait machinalement :

– Tout au monde !…

… Le groupe charnel s’affaissa. L’homme étaitrassasié. Je vis de mes yeux peu à peu qu’un regret, qu’un remordsle harassait, l’écartait du fardeau de la femme qui ne comprenaitpas dans sa chair cet éloignement : elle n’était pas comme luitout d’un coup débarrassée et vidée de plaisir.

Mais elle sentait qu’il n’avait pas cherché,qu’il n’avait pas regardé plus avant que cela et qu’il était aubout de son rêve… Déjà elle pensait, sans doute, qu’un jour ceserait fini pour elle aussi, et que la destinée recommencée nevaudrait pas mieux que l’autre.

Et à ce moment où il me semblait, avec monacharnement de visionnaire presque créateur, suivre ce reflux dedétresse sur leurs faces, dans l’air encore plein des mots :« C’est tout au monde », il gémit :

– Ah ! ce n’est rien, ce n’estrien !

Étrangers l’un à l’autre, ils étaientparcourus par la même pensée.

… Tandis qu’elle reposait encore toute surlui, je vis ses regards à lui, dans une torsion de son cou, setourner vers la pendule, vers la porte, vers le départ. Puis, commela bouche de sa maîtresse était près de la sienne, sa figure s’enécarta doucement (je fus seul à le voir) avec une légère crispationde malaise, presque de dégoût : il avait été effleuré d’unehaleine altérée par tous les baisers enfermés tout à l’heure danscette bouche comme dans un cercueil.

Elle profère maintenant seulement, avec sapauvre bouche, la réponse à ce qu’il avait dit avant lapossession :

– Non, tu ne m’aimeras pas toujours. Tume quitteras. Mais malgré cela, je ne regrette rien et neregretterai rien, moi. Lorsque, après « nous », jeretournerai à la grande tristesse qui ne me lâchera plus, cettefois je me dirai : « J’ai eu un amant ! » et jesortirai de mon néant pour être heureuse un instant.

Il ne veut plus, ne peut plus guère répondre.Il balbutie :

– Pourquoi doutes-tu de moi…

Mais ils tournent leurs yeux vers la fenêtre.Ils ont peur, ils ont froid. Ils regardent, là-bas, au creux dedeux maisons, un vague reste de crépuscule s’enfuir comme unvaisseau de gloire.

Il me semble que la fenêtre, à côté d’eux,entre en scène. Ils la contemplent, blafarde, immense, dissipanttout autour d’elle. Et après l’écœurante tension charnelle etl’immonde brièveté du plaisir, ils demeurent écrasés comme sous uneapparition, devant l’azur sans tache et la lumière qui ne saignepas. Puis leurs regards retombent l’un vers l’autre.

– Vois, nous restons là, dit-elle, à nousregarder comme deux pauvres chiens que nous sommes.

Les mains se désenlacent, les caresses sedétachent et s’écroulent, la chair s’affale. Ils s’éloignent l’unde l’autre. Le mouvement l’a rejetée sur le côté du divan.

Lui, sur une chaise, la figure triste, lesjambes ouvertes, le pantalon débraillé, halette lentement, souilléde toute la jouissance morte et refroidie.

Sa bouche est entr’ouverte, sa figure secontracte, les orbites et la mâchoire s’accusent. On dirait qu’enquelques instants il se soit amaigri et qu’on voie dans luil’éternel squelette. Tout un effort douloureux et pesant s’exhalede lui. Il semble crier et être muet, au fond de la poussière dusoir.

Et tous deux se ressemblent enfin au milieudes choses, autant par leur misère que par leur figurehumaine !

… Je ne les vois plus dans la nuit. Ils y sontenfin noyés. Je m’étonne même de les avoir vus jusque-là. Il afallu que l’ardeur tumultueuse de leurs corps et de leurs âmes mîtsur leur groupe une sorte de lumière.

** *

Où est donc Dieu, où est donc Dieu ?Pourquoi n’intervient-il pas dans la crise affreuse etrégulière ? Pourquoi n’empêche-t-il pas par un miraclel’effroyable miracle par lequel ce qui est adoré devientbrusquement ou lentement détesté ? Pourquoi ne préserve-t-ilpas l’homme de l’endeuillement tranquille de tous ses rêves, etaussi de la détresse de cette volupté qui s’épanouit de sa chair etretombe sur lui comme un crachat ?

Peut-être parce que je suis un homme commecelui-là, comme les autres, peut-être parce que ce qui est bestialet violent accapare plus fort mon attention à ce moment, je suissurtout épouvanté par le recul invincible de la chair.

« C’est tout ! Ce n’estrien ! » L’écho de ces deux cris retentit à mes oreilles.Ces deux cris qui n’ont pas été hurlés, mais proférés à voix toutebasse, à peine distincte, qui dira leur grandeur et la distance quiles sépare ?

Qui le dira ; surtout, qui lesaura ? Il faut être posé comme moi au-dessus de l’humanité,il faut être à la fois parmi les êtres et disjoint d’eux, pour voirle sourire se changer en agonie, la joie devenir la satiété, etl’enlacement se décomposer. Car lorsqu’on est en plein dans la vie,on ne voit pas cela, et on n’en sait rien ; on passeaveuglément d’un extrême à un autre. Celui qui a crié ces deux crisque j’entends : « tout ! rien ! » avaitoublié le premier lorsqu’il a été emporté par le second.

Qui le dira ! Je voudrais qu’on le dise.Qu’importent les mots, les convenances, l’habitude séculaire dutalent et du génie de s’arrêter au seuil de ces descriptions, commesi cela leur était défendu. Il faut le dire dans un poème, dans unchef-d’œuvre, le dire jusqu’au fond, jusqu’en bas, quand ce neserait que pour montrer la force créatrice de nos espoirs, de nosvœux, qui, au moment où ils rayonnent, transforment le monde,bouleversent la réalité.

Quelle aumône plus riche donner à ces deuxamants, quand, de nouveau, leur joie sera morte au milieud’eux ! Car cette scène n’est pas la dernière de leur doublehistoire. Ils recommenceront, comme tous ceux qui vivent. Denouveau, ils essaieront l’un par l’autre, comme ils pourront, de sedéfendre contre les défaites de la vie, de s’exalter, de ne pasmourir ; de nouveau, ils chercheront, dans leurs corpsmélangés, un soulagement et une délivrance… Ils seront de nouveaurepris par la grande vibration mortelle, par la force du péché quitient à la chair comme un lambeau de chair. Et de nouveau,l’envolée de leur rêve et du génie de leur désir affolera laséparation et en fera doute, exhaussera la bassesse, parfumeral’ordure, sanctifiera les parties les plus maudites et les plussombres de leurs corps, qui servent aussi aux fonctions sombres etmaudites, et mettra là un instant toute la consolation dumonde.

Puis encore, encore, lorsqu’ils verront qu’ilsont placé en vain l’infini dans le désir, ils seront punis de leurgrandeur.

Ah ! je ne regrette pas d’avoir violé lesimple et terrible secret ; ce sera peut-être ma seule gloired’avoir embrassé et contenu ce spectacle dans toute son envergure,et d’y avoir compris que la vérité vivante était plus triste etplus grandiose que je n’étais, jusque-là, capable de le croire.

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