L’Enfer

Chapitre 13

 

Il ne bougeait pas, affaibli, affaibli. Lepoids sinistre de sa chair le gardait étendu et muet, La mort luiavait déjà ôté ses gestes, ses frissons perceptibles.

L’admirable compagne s’était placée exactementdans le regard immobilisé de l’homme, assise devant le pied du lit,face à face avec lui ; ses bras étaient tendus horizontalementvers le bois du lit, et sur le bord supérieur flottaient ses deuxbelles mains. Son profil s’inclinait légèrement, son profil audessin si menu et si doux, écriture lumineuse dans la bonté dusoir. Sous l’arc délicat du sourcil, le grand œil palpitait, clair,pur ; un ciel enfant ; la finesse de la peau de la joueet de la tempe rayonnait en pâleur, et sa chevelure luxueuse, sachevelure que j’avais vue nue, dominait de ses gracieux enlacementsson front où la pensée était invisible comme Dieu.

Elle était seule avec l’homme jeté là, commeentassé, comme déjà au fond d’un trou, – celle qui avait voulutenir à lui par un frisson et être, s’il mourait, pudiquementveuve. Lui et moi, nous ne voyions au monde que sa figure ; eten vérité, il n’y avait plus que cela dans les ombres approfondiesdu soir : sa haute figure sans voiles, et aussi ses deux mainsmagnifiques qui se ressemblaient comme la gloire et latendresse.

… Une voix sortit du lit. Je la reconnaissaisà peine.

– Je n’ai pas fini de parler, dit lavoix.

Anna se pencha sur le lit comme au bord d’unebière pour recueillir les paroles qui s’exhalaient pour la dernièrefois, sans doute, du corps sans mouvement et presque sansforme.

– Aurai-je le temps… aurai-je…

On entendait mal un chuchotement qui restaitpresque dans la bouche. Puis la voix s’habitua encore une fois àl’existence, et fut distincte :

– Je voudrais vous faire une confession,Anna.

« Je ne veux pas que cette chose meureavec moi, reprit-il, la voix presque ressuscitée. J’ai pitié de cesouvenir. J’ai pitié… Ah ! qu’il ne meure pas…

« J’ai aimé une femme avant vous.

« Oui… j’ai aimé. Triste et douceimage… je voudrais arracher à la mort cette proie ; jevous la donne à vous, puisque vous êtes là. »

Il se recueillit pour regarder celle dont ilparlait.

– Elle était blonde et claire,dit-il.

« Vous n’avez pas à en être jalouse, Anna(même lorsqu’on n’aime pas, on est parfois jaloux). Il y avaitquelques années à peine que vous veniez de naître. Vous étiez unpetit enfant sur lequel, dans la rue, ne se retournaient que lesmères.

« Nous nous sommes fiancés dans le parcseigneurial de ses parents. Elle avait des boucles blondes pleinesde rubans. Je caracolais à cheval devant elle ; elle souriaitdevant moi.

« J’étais alors jeune, fort, pleind’espérance et de commencement. Je croyais que j’allais conquérirle monde et même que j’avais le choix des moyens… Hélas, je n’aifait que passer vite à sa surface ! Elle était plus jeuneencore que moi : si fraîchement éclose, qu’un jour – je merappelle – il y avait sur le banc du parc où nous étions assis, etpas très loin de nous, sa poupée. Nous nous disions :« Nous reviendrons tous les deux dans ce parc, quand nousserons vieux, n’est-ce pas ? » Nous nous aimions… Vouscomprenez… Je n’ai pas le temps de vous dire, mais vous comprenez,Anna, que ces quelques reliques de souvenir que je vous donne auhasard sont belles, plus belles qu’on ne croit !

« Elle est morte ce printemps même, aumoment – j’ai gardé ce détail – où, la date de notre mariage ayantété officiellement fixée, nous avions décidé de nous tutoyer déjà.Une épidémie qui désola notre pays fit de nous deux victimes. Je merelevai seul. Elle n’eut pas la force d’échapper au monstre. Il y avingt-cinq ans. Vingt-cinq ans, Anna, entre sa mort et lamienne.

« Et voici le secret le plusprécieux : son nom… »

Il le murmura. Je ne l’entendis pas.

– Redites-le-moi, Anna.

Elle répéta, vagues syllabes quim’atteignirent confusément sans que je pusse les unir en un mot,car il faut entendre très distinctement pour saisir un nom propreinconnu ; les autres parties d’une phrase se suppléent,s’évoquent, mais le nom est tout seul.

Et il répéta, la voix de souvenirs baissantcomme le jour :

– Je vous le confie parce que vous êteslà. Si vous n’étiez pas là, je le confierais à n’importe qui,pourvu qu’il fût sauvé de moi.

** *

Il ajouta, usant d’une voix mesurée et sansaccent, pour qu’elle pût lui servir jusqu’à la fin :

– J’ai autre chose à avouer, une faute etun malheur…

– Vous n’avez pas avoué la faute auprêtre ? demanda-t-elle.

– Je ne lui ai presque rien dit, secontenta-t-il de répondre.

Et il reprit de sa grande voix sicalme :

– J’avais fait des vers pendant nosfiançailles, des poèmes sur nous. Le manuscrit avait le même nomqu’elle. Nous lisions ensemble ces vers, et nous les aimions etadmirions tous deux. « C’est beau, c’est beau ! »disait-elle en battant des mains, chaque fois que je lui avais faitconnaître une nouvelle poésie ; et, quand nous étionsensemble, il y avait toujours à portée de notre main ce manuscrit,– le plus beau livre qu’on eût jamais écrit, à notre sens. Elle nevoulait pas que ces vers fussent publiés et sortissent d’entrenous. Un jour, dans le jardin, elle me manifesta sa volonté :« Jamais ! Jamais ! » disait-elle. Ellerépétait comme une petite fille obstinée et mutine ce mot quifaisait l’effet d’être trop grand pour elle, en secouant sa têtemignonne où dansaient ses cheveux.

La voix de l’homme était devenue à la foisplus sûre et plus tremblante en complétant, en animant les quelquestraits de l’ancienne histoire.

– Une autre fois, dans la serre, alorsque depuis le matin ç’avait été la pluie, la longue pluie immobile,elle me dit : « Philippe… » – Elle me disait :« Philippe », comme vous me le dites.

Il s’arrêta, étonné de la simplicité tropsimple de la phrase qu’il venait d’énoncer.

– Elle me dit :« Connaissez-vous l’histoire du peintre anglaisRossetti ? » et elle me conta cet épisode dont la lecturel’avait vivement impressionnée : il avait promis à la damequ’il aimait de lui laisser toujours le manuscrit du livre écritpour elle, et si elle mourait, de l’enfermer avec elle dans lecercueil. Elle mourut, et il fit, en effet, enterrer le manuscritavec elle. Mais ensuite, mordu par l’amour de la gloire, il violala promesse et la tombe. « Vous me laisserez votre livre si jemeurs avant vous, et vous ne le reprendrez pas,Philippe ? » et je promis en riant, et elle ritaussi.

« Je me remis de ma maladie, lentement.Quand je fus assez fort, on m’apprit qu’elle était morte. Quand jepus sortir, on me mena au tombeau, le vaste monument de sa race quicachait quelque part le nouveau et petit cercueil.

« À quoi bon raconter la misère de mondeuil… Tout me le rappelait. J’étais plein d’elle, et elle n’étaitplus ! Comme ma mémoire s’était affaiblie, chaque détailm’apprenait un souvenir ; mon deuil fut un recommencementaffreux de mon amour. La vue du manuscrit me fit souvenir de lapromesse. Je le mis dans un coffret sans le relire, et pourtant jene le connaissais plus, l’esprit lavé par la convalescence.J’obtins qu’on soulevât la dalle, et qu’on ouvrît le cercueil, poury introduire le livre, selon le vœu de la morte. Un serviteur quiavait assisté à cela, vint me dire : « Il a été mis entreses mains. »

« J’ai vécu. J’ai travaillé. J’ai essayéde faire une œuvre. J’écrivis des drames et des poèmes ; maisrien ne me satisfaisait, et peu à peu, j’eus besoin de notrelivre.

** *

« Je savais qu’il était beau et sincèreet tout vibrant des deux cœurs qui se l’étaient donné, et alors,lâchement, trois ans après, je m’efforçai de le refaire – pour lemontrer aux gens. Anna, il faut avoir pitié de nous tous !…Mais je dois le dire, ce n’était pas seulement, comme pourl’artiste anglais, le désir de gloire, d’hommages, qui me poussaità fermer l’oreille à la douce voix, si forte pourtant dans sonimpuissance, qui sortait du passé : « Vous ne me lereprendrez pas, Philippe… »

« Ce n’était pas seulement pourm’enorgueillir aux yeux des autres par une œuvre, forte del’irrésistible beauté de ce qui fut. C’était aussi pour meressouvenir mieux, car tout notre amour était dans ce livre.

« Je ne parvins pas à reconstituer lasuite des poèmes. L’affaiblissement de mes facultés peu aprèsqu’ils furent écrits, les trois années écoulées pendant lesquellesj’avais mis un soin dévot à ne pas ressusciter en pensée cespoésies qui ne devaient plus vivre, tout cela avait vraiment effacél’œuvre. C’est à peine si je pouvais retrouver, et presque toujourspar suite de hasards, les titres des poèmes et quelques vers, etparfois une sorte de retentissement confus, de halod’émerveillement. Il m’aurait fallu le manuscrit même qui étaitdans la tombe.

« … Et, une nuit, je me sentis yaller…

« Je me sentis y aller, après deshésitations et des combats intérieurs qu’il est inutile de raconterpuisqu’ils furent inutiles… Et je pensais à l’autre, à l’Anglais, àmon frère ressemblant de misère et de crime, le long du mur ducimetière, tandis que le vent me glaçait les jambes. Je merépétais : « Ce n’est pas la même chose », et cetteparole de folie suffisait à me faire poursuivre ma marche.

« Je m’étais demandé si je prendrais dela lumière : avec une lumière, ce serait rapide : jeverrais tout de suite le coffret et je ne toucherais que lui – maisje verrais tout ! – et je préférai le tâtonnement… J’avaisappliqué sur ma figure un mouchoir ruisselant de parfum, et jen’oublierai jamais le mensonge de cette odeur. La première choseque je touchai sur elle, je ne la reconnus pas d’abord dansl’étourdissement de l’épouvante… Son collier… son collier ciselé…je le revis vivant. Le coffret ! Le cadavre me le rendit avecun bruit mouillé. Quelque chose me frôla, faiblement…

« Je voulais ne vous jeter que quelquesparoles, Anna. Je croyais que je n’aurais pas le loisir de direcomment les choses se passèrent. Cela vaut mieux pour moi, que vousles connaissiez complètement. La vie, qui a été si cruelle pourmoi, m’est douce en ce moment, où vous m’écoutez, vous qui vivez,et ce désir d’exprimer ce que je ressentis, de faire revivre lepassé, qui a fait de moi un maudit durant les jours dont je vousparle, est ce soir un bienfait qui va de moi à vous et de vous àmoi. »

Et la jeune femme se penchait dans sonattention vers lui ; elle restait immobile et silencieuse.Qu’aurait-elle pu dire, qu’aurait-elle pu faire, de plus doux queson attention ?

** *

– Tout le reste de la nuit, je lus lemanuscrit volé. N’était-ce pas mon seul secours pour oublier samort et penser à sa vie ?…

« Je m’aperçus bien vite que ces versn’étaient pas ce que j’avais cru.

« Les poèmes me firent l’impressiongrandissante d’être confus et trop longs. Le livre si longtempsadoré ne valait pas mieux que ce que j’avais fait depuis. Je merappelais pas à pas le décor, le fait, le geste anéanti surlesquels ces vers avaient été copiés, et malgré cette résurrection,je les trouvai d’une banalité lourde ou d’une emphaseexcessive.

« Un désespoir glacé m’envahit tandis queje baissais la tête devant ces restes de chant. Leur séjour dans latombe semblait avoir déformé et inanimé mes poésies. Elles étaientaussi misérables que la main desséchée à qui je les avais prises.Elles avaient été si douces ! « C’est beau, c’estbeau ! » avait crié tant de fois la petite voix heureusetandis que les mains se joignaient admirablement.

« C’est que la voix et les poèmes étaientvivants alors, que l’ardeur et le délire de l’amour avaient parémes rimes de tous leurs dons, que tout cela était du passé, etqu’en réalité l’amour n’était plus.

« C’était l’oubli que je lisais en mêmetemps que mon livre… Oui, il y avait eu une contagion de la mort.Oui, mes vers étaient restés trop longtemps dans le silence et dansl’ombre. Hélas, hélas, elle y était restée depuis trop longtempsaussi, celle qui dormait là-bas avec son calme affreux – dans cesépulcre où je n’aurais jamais osé entrer si mon amour l’eût faiteencore vivante. Elle était vraiment morte.

« Et j’ai pensé que mon action avait étéun sacrilège inutile – et que tout ce que l’on promet et tout cequ’on jure ici-bas est un sacrilège inutile.

« Elle était vraiment morte. Ah !comme je l’ai pleurée, cette nuit-là ! Cela a été ma vraienuit de deuil… Quand on vient de perdre un être aimé, il y a unpauvre moment – après le choc brutal – où on commence à comprendreque c’est fini, et alors le désespoir se dénude, se met partout ets’immensifie. Cette nuit ce fut ainsi, sous l’empire de l’émotionde mon crime, et du désenchantement des poèmes, plus grand que lecrime, plus grand que tout !

« Je la revis. Comme elle était jolie,avec les gestes vifs et clairs où elle se dépensait, la grâceanimée dont elle se multipliait, son rire qui l’entourait sanscesse, l’infinité de questions qu’elle vous posait toujours… Jerevis, dans un rayon de soleil sur une pelouse vert vif, le plivelouté et soyeux de sa jupe (du satin vieux rose très pâle), unjour où, penchée et aplatissant cette jupe des deux mains, elleconsidérait ses petits pieds (et il y avait non loin, la blancheurd’un piédestal de statue). Une fois, je m’étais amusé à regarder detout près son teint pour y trouver un défaut : et je n’enavais pas trouvé sur ce front, cette joue, ce menton, sur tout cevisage à la peau fragile et polie, arrêté un instant dans sonenvolement perpétuel pour se prêter à mon expérience, et j’avaisbalbutié, avec un attendrissement voisin des larmes, sans savoir ceque je disais : « C’est trop… c’est trop… »Elle était la princesse de tous ceux qui la voyaient. Dans les ruesdu bourg, les boutiquiers s’estimaient heureux d’être sur le seuilde leur porte quand elle passait. Et tous, même les vieillards,s’approchaient d’elle avec respect. N’avait-elle pas l’air d’unereine sur le grand banc de pierre sculpté du parc, à demi-étendue,appuyée sur le dossier large – ce grand banc de pierre qui étaitmaintenant une espèce de tombeau vide…

« J’avais gardé quelques objets àelle : un éventail, et je maniai et je fis remuer un peudevant mes yeux cet éventail mort ; son petit gant, toutfroid ; les lettres écrites par elle et qui se laissaient voirimpudiquement…

« Oh ! pendant un instant au milieudes temps j’ai su combien je l’avais aimée, elle qui fut vivante etqui était morte, elle qui fut soleil et cri, et qui étaitmaintenant sous la terre une sorte de source obscure.

« Et j’ai pleuré aussi sur le cœurhumain. Cette nuit-là, j’ai compris à la hauteur de ce que j’aisenti. Puis il est venu, l’oubli logique, ils sont venus, lesmoments où cela ne m’a pas attristé de me souvenir que j’avaispleuré.

** *

« Voilà la confession que je voulais vousfaire, Anna… Je voulais que cette histoire d’amour, vieille d’unquart de siècle, ne finît pas encore. Cela fut si tremblant et siréel, cela fut une si grande chose, que je le raconte, en toutesimplicité, à la survivante que vous êtes…

« Depuis, je vous ai aimée, et je vousaime. Je vous offre, comme à la souveraine et à la solitaire,l’image de la petite créature qui aura toujours dix-septans… »

Il soupira, et il laissa tomber cette phrasequi me montrait une fois de plus la pauvreté de la religion parmile cœur humain :

– Je vous adore uniquement, moi qui l’aiadorée, moi qu’elle adorait. Ah ! comment est-il possiblequ’il y ait un paradis où on retrouve le bonheur !…

Sa voix s’élève, ses bras inertes frémissent.Il sort un instant de la profonde immobilité.

– Ah ! c’est vous, c’est vous !Vous seule !

Et il a un grand appel désemparé, sanslimites.

– Ah ! Anna, Anna, si j’avais étévraiment marié avec vous, si nous avions vécu comme deux époux, sinous avions eu des enfants, si vous aviez été à côté de moi commevous l’êtes ce soir, mais vraiment à côté de moi !

Il retomba. Il avait crié si fort, que, mêmes’il n’y avait pas eu cette fente au mur, je l’aurais entendu de machambre. Il disait son rêve total, il le donnait, il le donnaitautour de lui, éperdûment. Cette sincérité, indifférente à tout,avait une signification définitive qui me broyait le cœur.

– Pardonnez-moi. Pardonnez-moi… C’estpresque un blasphème… Je n’ai pas pu m’empêcher…

Ses paroles s’arrêtèrent : on sentait savolonté qui lui calmait le visage, son âme qui le faisaittaire ; mais ses yeux semblaient gémir.

Il répéta plus bas, comme pour lui-même :« Vous… Vous !… »

Il s’assoupit dans ce mot : vous…

** *

Il est mort, cette nuit. Je l’ai vu mourir.Par un hasard étrange, il était seul au moment où il est mort.

Il n’y a pas eu de râle, ni d’agonieproprement dite. Il n’a pas ramené ses couvertures sous ses doigts,ni parlé, ni crié. Pas de dernier soupir, pas d’illumination. Iln’y a rien eu.

Il avait demandé à Anna de lui donner à boire.Comme il n’y avait plus d’eau, et que la garde était précisément ence moment absente, elle était sortie rapidement pour en chercher.Elle n’avait même pas fermé la porte.

La lueur de la lampe emplissait lachambre.

J’ai regardé le visage de l’homme et j’aisenti, à je ne sais quel signe, que le grand silence, en ce moment,le submergeait.

Alors, moi, instinctivement, je lui ai crié,et n’ai pu m’empêcher de lui crier pour qu’il ne fût passeul :

– Je vous vois !

Ma voix bizarre, déshabituée de parler, apénétré dans la chambre.

Mais il mourut au moment même où je luidonnais cette aumône de fou. Sa tête s’était raidie légèrement enarrière, et ses prunelles s’étaient révulsées.

Anna rentrait ; elle avait dû m’entendrevaguement, car elle se hâtait.

Elle le vit. Elle poussa un cri effrayant, detoute sa force, de toute la puissance de sa chair saine, un cri puret vraiment veuf. Elle se mit à genoux devant le lit.

La garde arrivait sur ses pas et leva les brasau ciel. Il régna du silence, l’éclair d’incroyable misère où, quelqu’on soit, et où qu’on soit, on s’abîme totalement devant un mort.La femme à genoux, la femme debout regardaient celui qui étaitétendu là, inerte comme s’il n’avait jamais été ; ellesétaient toutes deux presque mortes.

Puis, Anna pleura comme un enfant. Elle seleva ; la garde alla chercher du monde. Anna, qui avait uncorsage clair, prit instinctivement le châle noir que la vieillefemme avait laissé sur un fauteuil et s’en enveloppa.

** *

La chambre, morne ces derniers temps, s’emplitde vie et s’anima.

On alluma des bougies partout, et les étoilesqu’on voyait à travers la fenêtre disparurent.

… On s’agenouilla, on pleura, on le supplia.Il commandait ; on disait : lui. Il y avait des têtes deserviteurs que je n’avais pas vues encore, mais qu’il connaissaitbien, lui. Il semblait que tous ses gens mendiaient autour de lui,qu’ils souffraient, qu’ils mouraient et que lui était vivant.

– Il a dû souffrir beaucoup lorsqu’il estmort, dit le médecin à mi-voix à la garde, à un moment où il étaittout près de moi.

– Il était si faible pourtant, le pauvrehomme !

– Mais, dit le médecin, la faiblessen’empêche de souffrir qu’aux yeux des autres.

** *

Le matin, une lueur blafarde entoure cesfigures et ces lumières martyrisées. La présence du jourcommençant, subtil et froid, affadit l’atmosphère de la chambre, larend plus pesante et trouble. Une voix très basse, honteuse, adérangé un instant le silence qui durait depuis plusieursheures.

– Il ne faut pas ouvrir la fenêtre ;il s’abîmerait plus vite.

– Il fait froid, murmure-t-on…

Deux mains ont ramené et croisé une fourrure…Quelqu’un s’est levé, puis assis. Un autre a tourné la tête. Unsoupir s’exhale.

On dirait qu’on a profité des quelques parolesprononcées pour se départir du calme où on se glaçait. Puis onadresse un regard renouvelé à l’homme placé dans la chapelleardente, – immobile, inexorablement immobile, comme l’idolecrucifiée qui est attachée dans les temples.

Je crois que, tout à l’heure, je me suisassoupi sur mon lit… Pourtant, il doit être très tôt… Tout à coupvoici venir du ciel gris une sonnerie d’église.

Après cette nuit harassante, une détentecontre l’immobilité cadavérique de notre attention agit malgrétout, et je sais quelle douceur me ramène de force, avec ces sonsde cloche, à des souvenirs d’enfance… Je pense à une campagne, quime garde étroitement, que les voix des cloches couvrent d’un cielrapetissé et sensible, à une patrie de calme où tout est bon, où laneige signifie Noël, où le soleil est un disque attiédi qu’on peutet qu’on doit regarder… Et au milieu de tout cela, toujours aumilieu de tout, l’église.

La sonnerie s’est terminée. Son retentissementde lumière doucement se tait, et l’écho de son écho… Voici uneautre sonnerie : l’heure. Huit heures, huit coups sonores,détachés, d’une régularité terrible, d’un calme invincible,simples, simples. On les compte, et lorsqu’ils ont cessé de frapperl’air, on ne peut que les recompter. Le temps qui passe… Le tempsinforme, et l’effort humain qui le précise et le régularise et enfait comme une œuvre de destinée.

Et je pense à la grande symphonie de ces deuxmotifs célestes.

Les notes claires sèment de la lumière… Ellessont de plus en plus serrées, et on voit le firmament étoilé sechanger en aurore. L’église rayonne de l’ample et fine vibrationqui pénètre même les murs ; le décor familier des chambress’en présente aux yeux plus tendrement, la nature s’enenjolive : la pluie est, sur les feuilles, des perles, et unesorte de mousseline dans le ciel ; le givre met sur lescarreaux une broderie qui semble faite par des mains féminines. Lasonnerie porte à demi et allège les heures et les jours ; àchaque jour suffit son travail ; lors du renouvellement dessaisons, elle fait songer à la façon différente qu’a chacuned’elles d’être bonne ; elle rassure le rêve sur son sortfutur ; chacun est content de sa vie, et tout le monde estconsolé d’avance.

Après la foule multicolore et diverse dont ladanse éthérée des cloches domine et règle la fête entière, voilà unseul cœur, dont monte le cri ; ce cri est d’un mouvementsimple, mais on sent qu’il n’aura pas de fin ni de bornes et qu’ila, en quelque sorte, la forme de l’azur. Il confond son vol aveccelui de la voix religieuse ; il monte en même temps qu’elle àchaque sursaut de ses trois coups d’ailes, ou dans un frémissementd’innombrables battements lorsqu’elle s’épanouit en carillons.

Mais quelque chose est là qu’on oubliait,quelque chose de plus vaste que la joie, et qui marque à coupssourds son existence indéracinable. On le pressentait, on l’entend,on le sent. Le balancier va marteler les rêves, s’imposer parmi lesillusions, insensible aux tendres caresses contraires, et chaquechoc pénètre comme un clou.

Quelle que soit la grandeur du chant del’angélus, la parole supérieure des heures l’enveloppe de soncalme ; elle s’amplifie en jours, en années, en générations.Elle domine le monde comme le clocher dominait le village. Le cridu cœur résiste passionnément. Il est seul : le chant pieuxn’était pas soutenu par le ciel comme celui du temps par l’ombre.L’heure est un grand rythme monotone dont chaque avertissementsonore coupe l’infatigable espoir qui remonte en un mouvementperpétuel, mais ne dérange pas l’immortel motif, l’adagio définitifqui tombe de l’horloge… Et la mélodie brisée ne peut que changer latristesse en beauté.

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