L’Enfer

Chapitre 3

 

La nuit, la nuit complète. L’ombre épaissecomme du velours se penche de toutes parts sur moi.

Tout, autour de moi, s’est écroulé enténèbres. Au milieu de ce noir, je me suis accoudé sur ma tableronde, que la lampe ensoleille. Je me suis installé là pourtravailler, mais, en vérité, je n’ai rien à faire, qu’àécouter.

Tout à l’heure, j’ai regardé dans la chambre.Il n’y a personne, mais quelqu’un, sans doute, va venir.

Quelqu’un va venir, ce soir peut-être, demain,un autre jour ; quelqu’un va fatalement venir, puis d’autresêtres vont se succéder les uns aux autres. J’attends, et il mesemble que je ne suis plus fait que pour cela.

Longtemps, j’ai attendu, n’osant pas mereposer. Puis, très tard, alors que le silence régnait depuis silongtemps qu’il me paralysait, j’ai fait un effort. Je me suis denouveau cramponné au mur. J’ai apporté là mes yeux en prière. Lachambre était noire, mêlée à tout, pleine de toute la nuit, de toutl’inconnu, de toutes les choses possibles. Je suis retombé dans machambre.

** *

Le lendemain, j’ai vu la chambre dans lasimplicité de la lumière du jour. J’ai vu l’aube s’étendre en elle.Peu à peu, elle s’est mise à éclore de ses ruines et às’élever.

Elle est disposée et meublée sur le mêmemodèle que la mienne : au fond, en face de moi, la cheminéesurmontée de la glace ; à droite, le lit ; à gauche, ducôté de la fenêtre, un canapé… Les chambres sont identiques, maisla mienne a fini et l’autre va commencer…

Après le déjeuner vague, je retourne au pointprécis qui m’attire, à la fissure de la cloison. Rien. Jeredescends.

Il fait lourd. Un peu d’odeur de cuisinepersiste, même ici. Je m’arrête dans cette grandeur sans limites dema chambre vide.

J’entrouvre, j’ouvre ma porte. Dans lescouloirs, les portes des chambres sont peintes en brun avec lesnuméros gravés sur des plaques de cuivre. Tout est clos. Je faisquelques pas que j’entends seuls, que j’entends trop, dans lamaison grande comme l’immobilité.

Le palier est long et étroit, le mur est tendud’une imitation de tapisserie à ramages vert sombre où brille lecuivre d’une applique à gaz. Je m’accoude sur la rampe. Undomestique (celui qui sert à table et qui, pour le moment, a untablier bleu, et est peu reconnaissable avec ses cheveux endésordre), descend en sautillant, de l’étage supérieur, desjournaux sous le bras. La fillette de Mme Lemerciermonte, la main attentive sur la rampe, le cou en avant comme celuid’un oiseau, et je compare ses petits pas à des fragments desecondes qui s’en vont. Un monsieur et une dame passent devant moi,interrompant leur conversation pour que je ne les entende pas,comme s’ils me refusaient l’aumône de ce qu’ils pensent.

Ces légers événements s’évanouissent comme desscènes de comédie sur lesquelles le rideau tombe.

Je marche à travers l’après-midi écœurant.J’ai l’impression d’être seul contre tous, tandis que je rôde, àl’intérieur de cette maison et cependant en dehors d’elle.

Sur mon passage, dans le couloir, une portes’est refermée vite, étranglant un rire de femme surprise. Les genss’enfuient, se défendent. Un bruit qui n’a pas de sens suinte desmurs confus, pire que du silence. Sous les portes rampe, écrasé,tué, un rai de lumière, pire que de l’ombre.

Je descends l’escalier. J’entre dans le salonoù m’appelle un bruit de conversation.

Quelques hommes, en groupe, disent desphrases, que je ne me rappelle pas. Ils sortent ; resté seul,je les entends discuter dans le couloir. Enfin leurs voixs’anéantissent.

Puis voici qu’une dame élégante entre, avec unbruit de soie et un parfum de fleurs et d’encens. Elle tientbeaucoup de place à cause de son parfum et de son élégance.

Cette dame tend légèrement en avant une bellefigure longue ornée d’un regard d’une grande douceur. Mais je ne lavois pas bien, car elle ne me regarde pas.

Elle s’assied, prend un livre, le feuillette,et les pages donnent à sa figure un reflet de blancheur et depensée.

J’examine à la dérobée son sein qui se soulèveet qui s’abaisse, et sa figure immobile, et le livre vivant qui estuni à elle. Son teint est si lumineux que sa bouche paraît presquenoire. Sa beauté m’attriste. Je contemple cette inconnue, des piedsà la tête, avec un sublime regret. Elle me caresse de sa présence.Une femme caresse toujours un homme quand elle s’approche de lui etqu’elle est seule ; malgré tant d’espèces de séparations, il ya toujours entre eux un affreux commencement de bonheur.

Mais elle s’en va. C’est fini d’elle. Il n’y arien eu, et pourtant, c’est fini. Tout cela est trop simple, tropfort, trop vrai.

Ce doux désespoir, que je n’aurais pas euavant, m’inquiète. Depuis hier, je suis changé ; la viehumaine, la vérité vivante, je la connaissais, comme nous laconnaissons tous ; je la pratiquais depuis ma naissance. J’ycrois avec une sorte de crainte maintenant qu’elle m’est apparued’une façon divine.

** *

Dans ma chambre, où je suis remonté,l’après-midi s’éternise, et pourtant le soir vient.

De ma fenêtre, je regarde le soir qui monte auciel, ascension si douce qu’on la voit et qu’on ne la voitpas ; et la foule qui s’émiette sur le pavé des rues.

Les passants rentrent dans les maisonsauxquelles ils pensent. J’entends, à travers les murs, celle où jesuis s’emplir, au loin, d’hôtes légers, de faibles rumeurs.

Un bruit s’est fait entendre de l’autre côtéde la cloison… Je me dresse contre le mur et regarde dans lachambre voisine, déjà toute grise. Une femme est là,obscurément.

** *

Elle s’est approchée de la fenêtre, comme moitout à l’heure, je m’étais approché de la mienne. C’est sans doutele geste éternel de ceux qui sont seuls dans une chambre.

Je la vois de plus en plus ; à mesure quemes yeux s’habituent, elle se précise ; il me semble que,charitable, elle vient.

Elle porte, en ce commencement d’automne, unede ces toilettes claires par lesquelles les femmes s’illuminenttant qu’il y a encore du soleil. Le rayonnement fané de la fenêtrela couvre d’un reflet presque éteint. Sa robe est de la couleur del’immense crépuscule, de la couleur du temps comme dans les contesde fées.

Un souffle de parfum qu’elle porte, une odeurd’encens et de fleurs, vient à moi, et à ce parfum qui la désignecomme un vrai nom, je la reconnais : c’est la jeune femme qui,tout à l’heure, s’est posée près de moi, puis s’est envolée.Maintenant, elle est là, derrière sa porte fermée, en proie à mesregards.

Ses lèvres ont remué ; je ne sais pas sielle se parle tout bas, ou si elle chantonne… Elle est là, près dela blancheur triste de la fenêtre, près de l’image de la fenêtredans la glace, parmi cette chambre indécise qui est en train de sedécolorer ; elle est là, avec ses yeux sombres et sa chairsombre, avec la clarté de sa figure, que tant de regards ontcaressée depuis qu’elle existe.

Son cou blanc, effrayamment précieux, se plieen avant ; le profil, tout près de la fenêtre, y appuyant dufront, se noie de pénombre bleuâtre comme si la pensée étaitbleue ; et flottant sur la masse ténébreuse des cheveux, unefaible auréole montre qu’ils sont blonds.

Sa bouche est obscure comme si elle étaitentr’ouverte. Sa main est posée sur le carreau céleste, comme unoiseau. Son corsage est d’une teinte pâle et cependant intense,verte ou bleue.

J’ignore tout d’elle, et elle est aussi loinde moi que si des mondes ou des siècles nous séparaient, que sielle était morte.

Pourtant, il n’y a rien entre nous : jesuis près d’elle, je suis avec elle ; je m’épanouis sur elleen tremblant.

… Mes mains se tendent pour l’embrasser. Jesuis un homme comme les autres, toujours tristement prêt às’éblouir de la première femme venue. Elle est l’image la plus purede la femme qu’on aime : celle qu’on ne connaît pas encoretoute, celle qui se révélera, celle qui contient le seul miraclevivant qui soit sur terre.

** *

Elle se retourne et glisse dans la chambredéjà nocturne, comme un nuage, avec ses formes rondes et bercées.J’entends le murmure profond de sa robe. Je cherche sa figure commeune étoile ; mais je ne vois pas plus sa figure que sapensée.

Je cherche le sens de ses gestes ; maisils m’échappent. Je suis si près d’elle, et je ne sais pas cequ’elle fait ! Les êtres qu’on voit sans qu’ils s’en doutentont l’air de ne pas savoir ce qu’ils font.

Elle ferme sa porte à clef, ce qui la diviniseun peu plus. Elle veut être seule. Sans doute, elle est entrée danscette chambre pour se dévêtir.

Je ne tente pas de m’expliquer lescirconstances de sa présence, pas plus que je ne pense à medemander compte du crime que je commets à posséder cette femme desyeux. Je sais que nous sommes réunis, et de tout mon cœur, de toutemon âme, de toute ma vie, je la supplie de se montrer à moi.

Elle semble se recueillir, hésiter. Je mefigure, à je ne sais quelle grâce candide de sa personne entière,qu’elle attend d’être seule depuis plus longtemps pour se dévoiler.Oui, elle se sent encore toute battue par l’air du dehors, touteeffleurée par les passants, toute touchée par les faces tendues deshommes ; et réfugiée entre ces murs, elle attend que cecontact soit plus éloigné, pour ôter sa robe.

Je me complais à lire en elle la virginale etcharnelle pensée ; j’ai la sensation que, malgré le mur, moncorps se penche vers le sien.

** *

Elle alla vers la fenêtre, leva les bras, et,lumineusement, elle ferma les rideaux. L’obscurité complète tombaentre nous.

Je la perdais !… Ce fut une douleur aiguëdans mon être, comme si la lumière s’était arrachée à moi… Et jerestai là, béant, retenant un gémissement, guettant l’ombre qui seconfondait avec son souffle…

Elle tâtonna, prit des objets. Je devinai,j’aperçus une allumette qui s’enflammait au bout de ses doigts.Avec lenteur son image éclata. On vit poindre les faiblesblancheurs de ses mains, de son front et de son cou, et sa figurefut devant moi comme une fée.

Je ne distinguai pas le dessin des traits dansce visage de femme pendant les quelques secondes où la lueur mincequ’elle tenait me prêta son apparition. Elle s’agenouilla devant lacheminée, la flamme aux doigts. J’entendis et je vis un crépitementclair de bois sec dans l’humidité noire et froide. Elle jetal’allumette sans allumer la lampe, et il n’y eut d’éclairement dansla pièce que par cette lueur qui venait d’en bas.

Le foyer rougeoya, tandis qu’elle passait etrepassait devant, avec un bruit de brise, comme devant un soleilcouchant. On voyait remuer en silhouette sa grande personneélancée, ses bras obscurs et ses mains d’or et de rose. Son ombrerampait à ses pieds, s’élançait au mur, et volait au-dessus d’ellesur le plafond incendié.

Elle était assaillie par l’éclat de la flamme,qui, comme de la flamme, se roulait vers elle. Mais elle se gardaitdans son ombre ; elle était cachée encore, encore recouverteet grise ; sa robe tombait tristement autour d’elle.

Elle s’assit sur le divan en face de moi. Sonregard voleta doucement parmi la chambre.

À un moment, il se posa sur le mien ;sans le savoir, nous nous regardâmes.

Puis, sorte de regard plus aigu, d’offrandeplus chaude, sa bouche qui pensait à quelque chose ou à quelqu’unse détendit ; elle sourit.

La bouche est sur le visage nu quelque chosede nu. La bouche qui est rouge de sang, qui saigne éternellement,est comparable au cœur : c’est une blessure, et c’est presqueune blessure de voir la bouche d’une femme.

Et je commençai à frissonner devant cettefemme qui s’entr’ouvrait et saignait d’un sourire. Le divans’enfonçait tièdement sous l’étreinte de ses larges hanches ;ses genoux fins étaient rapprochés, et tout le milieu de son corpsavait la forme d’un cœur.

… À demi étendue sur le divan, elle présentases pieds au feu en soulevant légèrement sa jupe des deux mains, etdans ce mouvement elle découvrit ses jambes qui gonflaient ses basnoirs.

Et ma chair cria, marquée comme au fer chaudpar la ligne voluptueuse qui disparaissait, grossissante, dansl’ombre, se perdait dans les profondeurs extraordinaires.

Je crispai mes doigts, le regard déchiré,tellement elle était là presque toute offerte, béante, évasée – lefront plongé dans la nuit, tandis que l’éclairement sanglant quitraînait à terre montait désespérément sur elle, en elle, comme uneffort humain !

Le voile de la jupe est retombé. La femme estredevenue ce qu’elle était. Non, elle est autre. Parce que j’aientrevu un peu de sa chair défendue, je suis à l’affût de cettechair, dans les ombres mêlées de nos deux chambres. Elle avaitrelevé sa robe, elle avait accompli le grand geste simple que leshommes adorent comme toute une religion, qu’ils implorent, mêmecontre tout espoir, même contre toute raison, le geste éblouissantet parfois ébloui !

De nouveau, elle marche, et maintenant, lebruit de ses jupes est un bruit d’ailes dans mes entrailles.

Mon regard, repoussant sa figure puérile, oùstagne, distrait, son sourire ; repoussant et oubliant deforce son âme et sa pensée, arrache sa forme et veut son sang,comme le feu qui l’assiège et ne le lâche pas : mais mesregards ne peuvent que tomber à ses pieds et qu’effleurerfaiblement sa robe, comme les flammes du foyer, les flammesmagnifiques et suppliantes, les flammes écorchées, les flammes enlambeaux, qui ruissellent vers le ciel !

Elle s’est enfin montrée profondément.

Pour se déchausser, elle a croisé ses jambestrès haut, me tendant le gouffre de son corps.

Elle me faisait voir son pied délicat,emprisonné par la bottine luisante, et dans le bas de soie plusmat, son genou mince, son mollet largement épanoui, comme une fineamphore, sur la gracilité des chevilles. Au-dessus du jarret, àl’endroit où finissait le bas dans un calice blanc et nuageux,peut-être un peu de chair pure : je ne distinguai pas le lingede la peau dans les ténèbres éperdues et l’éclat pantelant dubûcher qui l’assaillait. Est-ce le délicat tissu des dessous,est-ce la chair ? Est-ce rien, est-ce tout ? Mes regardsdisputaient cette nudité à l’ombre et à la flamme. Le front au mur,la poitrine au mur, les paumes appuyées au mur, impétueusement,pour l’abattre et le traverser, je me torturais les yeux à cetteincertitude, essayant, par ruse ou par force, de voir mieux, devoir plus.

Et je me plongeais dans la grande nuit de sonêtre, sous l’aile douce, chaude et terrible de sa robe soulevée. Lepantalon de broderie s’entr’ouvrait en une large fente sombre,pleine d’ombre, et mes regards se jetaient là, et devenaient fous.Et ils avaient presque ce qu’ils voulaient, dans cette ombreouverte, dans cette ombre nue, au centre d’elle, au centre du mincevêtement qui, vaporeusement léger et tout odorant d’elle, n’estpresque qu’un nuage d’encens autour du milieu de son corps, – danscette ombre qui, au fond, est un fruit.

Pendant un instant, cela fut ainsi. Je fusétendu sur le mur devant cette femme qui tout à l’heure – je merappelais un geste – avait eu peur de son reflet, et qui maintenantavait pris, dans la chasteté parfaite de sa solitude, une pose defille qui se frotte aux regards de l’homme attiré devant elle…Pure, elle s’offrait et se creusait…

La flambée de la cheminée s’éteignait, et jene la voyais presque plus, lorsqu’elle commença à sedéshabiller : c’était dans la nuit qu’allait se passer cettefête immense d’elle et de moi.

Je vis la forme haute, diffuse, impitoyable,dans sa beauté presque éteinte, s’agiter avec douceur, environnéede bruits fins, caressants et tièdes. J’aperçus ses bras évoluergravement, et à la lueur exquise d’un geste qui les arrondit,flexibles, je sus qu’ils étaient nus.

Ce qui venait de tomber sur le lit, en unmince lambeau soyeux, léger et lent, c’était le corsage qui laserrait doucement au cou, et fort à la taille… La jupe nuageuses’entr’ouvrit, et, coulant à ses pieds, l’éclaira toute, trèsblême, au milieu des profondeurs. Il me sembla que je la vis sedégager de cette robe flétrie et qui hors d’elle n’était rien, etje distinguai la forme de ses deux jambes.

Je le crus peut-être, car mes yeux ne meservaient presque plus, non seulement à cause du manque de lumière,mais parce que j’étais aveuglé par l’effort sombre de mon cœur, parles battements de ma vie, par toutes les ténèbres de mon sang… Cen’étaient pas mes yeux qui pourchassaient la forme sublime, c’étaitplutôt mon ombre qui s’accouplait à la sienne.

Un cri m’occupait tout entier : sonventre !

Son ventre ! Que m’importaient son sein,ses jambes ! – Je m’en souciais aussi peu que de sa pensée etde sa figure, déjà abandonnées. C’est son ventre que je voulais etque j’essayais d’atteindre comme le salut.

Mes regards, que mes mains convulsiveschargeaient de leur force, mes regards lourds comme de la chair,avaient besoin de son ventre. Toujours, malgré les lois et lesrobes, le regard mâle se pousse et rampe vers le sexe des femmescomme un reptile vers son trou.

Elle n’était plus, pour moi, que son sexe.Elle n’était plus que la blessure mystérieuse qui s’ouvre comme unebouche, saigne comme un cœur, et vibre comme une lyre. Et d’elles’exhalait un parfum qui m’emplissait, non plus le parfumartificiel dont sa toilette est imprégnée, le parfum dont elles’habille, mais l’odeur profonde d’elle, sauvage, vaste, comparableà celle de la mer – l’odeur de sa solitude, de sa chaleur, de sonamour, et le secret de ses entrailles.

Les yeux injectés et rouges comme deux bouchespâles, je me pressais vers cette apparition terrible d’attirance.Je devenais farouche dans mon triomphe. Et sa bouche était un longbaiser qui passe, et je crispai ma bouche en un long baiserstérile.

Alors elle demeura immobile, – inexplicable,effacée…

Dans un sursaut violent, je voulus en réalitéla toucher… Détruire ce mur, ou sortir de ma chambre, crever laporte, me jeter sur elle…

Non, non, non ! Une intuition me replaçanet et droit dans mon bon sens… J’aurais à peine le temps del’effleurer. Je serais maîtrisé – la réputation salie, la prison,l’infamie, la misère noire, tout. J’eus une peur épouvantable,tellement tout cela était proche ; un frisson me cloua oùj’étais.

Mais vite, une autre idée surgit, un rêve melaboura la chair : le premier effroi passé, elle se laisseraitfaire, peut-être ; elle serait prise à la contagion, elles’enflammerait comme une chose à mon contact, dans un égarement dereconnaissance…

Non, encore non ! Car alors, ce seraitune fille, et des filles, on en trouve tant qu’on désire. Il estfacile d’avoir une femme entre les mains et d’en faire ce qu’onveut : c’est un sacrilège dont le prix est tarifé. Il existemême des maisons où, en payant, on peut, à travers des portes, envoir faire l’amour. Si c’était une fille, ce ne serait plus elle, –qui est angéliquement seule.

Il faut bien que je me mette ceci dans la têteet dans le corps : si je la recueille d’une façon si parfaite,c’est qu’elle est séparée de moi et qu’il y a entre nous undéchirement. La solitude la fait rayonner, mais la défendtriomphalement. Sa révélation est faite de sa vérité vierge, del’isolement universel dont elle est reine, et de la certitude oùelle vit de cet isolement. Elle se montre, de loin, à travers savertu, et ne se donne pas : elle est semblable à unchef-d’œuvre ; elle reste aussi distante, aussi immuable, dansl’écart de l’abîme et du silence, que la statue et la musique.

Et tout ce qui m’attire m’empêche dem’approcher. Il faut que je sois malheureux, il faut que je sois àla fois un voleur et une victime… Je n’ai pas d’autre recours quede désirer, de me dépasser moi-même à force de désir, de rêve etd’espoir, de désirer et de posséder mon désir.

Pendant un instant, j’ai détourné la tête,tant est puissante et cruelle l’alternative où je me débats, etdans le trou qui se creuse sans limites sous mes yeux, j’ai laisséperdre les doux bruits qu’elle faisait… Est-ce que je deviensfou ? Non, c’est la vérité qui est folle.

De mon corps tout entier, de ma pensée toutentière, je surmonte ma défaillance charnelle, ma chair se tait etne rêve plus, et par-dessus mes lourdes ruines, je commence àregarder.

Comme si elle avait pitié de moi, elle serhabille, se recouvre toute.

Maintenant, elle a allumé la lampe. Elle aremis une robe ; elle me cache tous les beaux secrets qu’ellecache à tous ; elle est rentrée dans le deuil de sapudeur.

Elle me donne encore quelques mouvementséparpillés. La voici qui se mesure la taille ; elle se met unpeu de rouge au bord de l’oreille, puis l’enlève ; elle sesourit à la glace, de deux façons différentes, et même elle prendune pose désappointée, un instant. Elle invente mille petitsmouvements inutiles et utiles… Elle découvre des gestes decoquetterie qui, comme les gestes de pudeur, revêtent une sorte debeauté austère d’être accomplis dans la solitude.…

Puis, à l’instant où, prête etmerveilleusement enclose, elle vient de se considérer d’un sublimecoup d’œil suprême – de nouveau, nos regards se croisent.

Elle est appuyée d’une main sur la table oùbrille la lampe sans abat-jour… Sa figure et ses mainsresplendissent et le rayonnement libre de la lampe baigne d’unéclat plus vif son menton, le tour de son visage, le dessous de sesyeux.

Je ne la reconnais plus, tandis qu’elle surgitde l’ombre avec ce masque de soleil ; mais je n’ai jamais vuun mystère de si près… Je reste là, tout enveloppé de sa lumière,tout palpitant d’elle, tout bouleversé par sa présence nue, commesi j’avais ignoré jusque-là ce que c’est qu’une femme.

Ainsi que tout à l’heure, elle sourit avantque ses yeux se soient détachés de moi, et je sens la valeurextraordinaire de ce sourire et la richesse de cette figure…

Elle s’en va… Je l’admire, je la respecte, jel’adore ; j’ai pour elle une sorte d’amour que rien de réeln’abîmera, et qui n’a aucune raison ni d’espérer, ni de finir. Non,en vérité, je ne savais pas ce que c’était qu’une femme.

Elle n’assista pas au dîner. Elle partit de lamaison le lendemain.

Je la revis au moment où elle partit. Je metrouvais tout en bas de l’escalier, dans le demi-jour du vestibule,tandis qu’on s’empressait au-devant d’elle. Elle descendait ;sa main si fine, gantée de blanc, sautelait sur la luisante rampenoire, comme un papillon. Son pied pointait en avant, petit etbrillant. Elle me parut moins grande que la veille, mais elle étaiten tout semblable à ce qu’elle était la première fois que jel’aperçus. Sa bouche était si petite qu’il semblait qu’elle larapetissait. Elle était vêtue en gris-perle, la robe gazouillante…Elle passait, elle s’en allait, elle s’évaporait, parfumée…

Elle m’avait effleuré ; elle aurait pu mevoir, à cet instant, mais naturellement, elle ne me vit pas – etpourtant, dans l’ombre de nos chambres, nous avions fait tous deuxun seul sourire ! Elle était redevenue la lumière close, sanspitié, que sont les personnes qu’on rencontre au milieu des autres.Il n’y avait pas de mur entre nous ; il y avait l’espaceinfini et le temps éternel : il y avait toutes les forces dumonde.

C’est ainsi que je l’aperçus dans mon derniercoup d’œil – sans bien comprendre, car on ne comprend jamais toutun départ. Je ne la reverrais plus. Tant de grâces allaient seflétrir et se dissiper ; tant de beauté, de douce faiblesse,tant de bonheur, étaient perdus. Elle s’enfuyait lentement, versl’incertaine vie, puis vers la mort certaine. Quels que fussent sesjours, elle allait vers son dernier jour.

C’est tout ce que je pouvais dire d’elle.

… Ce matin, tandis que le jour est venu autourde moi, donnant à chaque détail une précision déserte, mon cœur sedébat et se plaint. Partout, l’étendue est vide. Lorsque quelquechose est vraiment fini, ne semble-t-il pas que tout soitfini ?

Je ne sais pas son nom… Elle ira dans sondestin comme moi dans le mien. Si nos deux existences s’étaientliées, elles ne se connaîtraient guère ; maintenant, quellenuit ! Mais je n’oublierai jamais l’incomparable soir où nousfûmes ensemble.

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