Les Aventures de Tom Sawyer

Chapitre 36

 

Le lecteur devine sans peine quelle sensationproduisit au village la bonne fortune de Tom et de son ami Huck. Ily avait quelque chose d’incroyable dans une somme aussi importanteen espèces sonnantes et trébuchantes. Les langues allèrent leurtrain, les imaginations aussi et la raison de quelques habitantseut à pâtir de cette émotion malsaine. Toutes les maisons« hantées » de Saint-Petersburg et des villagesenvironnants furent « disséquées » planche par planche,non pas par des enfants, comme on serait tenté de le croire, maisbel et bien par des hommes dont certains étaient pourtant,auparavant, de réputation aussi sérieuse que peu romanesque.

Partout où Tom et Huck se montraient, on lesaccablait de compliments, on les admirait, on ne les quittait pasdes yeux. On notait et on répétait chacune de leurs paroles. Toutce qu’ils faisaient passait pour remarquable. Ils avaientapparemment perdu la faculté de dire et de faire des chosesbanales. On fouilla leur passé et on y découvrit la trace d’uneoriginalité manifeste. Le journal du pays publia une biographie desdeux héros.

La veuve Douglas plaça l’argent de Huck à sixpour cent et le juge Thatcher en fit autant pour celui de Tom à larequête de tante Polly. Chacun des deux compères jouissaitdésormais d’un revenu tout simplement considérable : un dollarpour chaque jour de la semaine et pour un dimanche sur deux.C’était exactement ce que touchait le pasteur, ou tout au moins ceque lui promettaient ses fidèles. Or, en ces temps lointains où lavie était simple, il suffisait d’un dollar et vingt-cinqcents par semaine pour entretenir un enfant, payer sonécole, lui acheter des vêtements et même du savon pour faire satoilette.

Le juge Thatcher avait conçu une haute opinionde Tom. Il se plaisait à dire que n’importe quel garçon n’auraitpas réussi à faire sortir sa fille de la grotte. Lorsque Beckyraconta à son père, sous le sceau du secret, la façon dont Toms’était fait punir à sa place, le juge fut manifestement ému etdéclara qu’un garçon aussi noble et généreux pouvait marcherfièrement dans la vie et figurer dans l’histoire à côté d’un GeorgeWashington. Becky trouva que son père n’avait jamais paru aussigrand et beau qu’en ponctuant cette déclaration d’un vigoureux coupde pied au plancher. La petite alla tout droit raconter cette scèneà son ami Tom.

Le juge Thatcher caressait l’espoir de voirTom devenir un jour un grand avocat ou un grand général. Il annonçaqu’il s’arrangerait pour le faire entrer à l’Académie nationalemilitaire, puis dans la meilleure école de droit du pays, afinqu’il fût également préparé à embrasser soit une carrière, soitl’autre, soit même les deux.

La fortune de Huck et le fait qu’il étaitdésormais le protégé de la veuve Douglas lui valurent d’êtreintroduit dans la société de Saint-Petersburg.« Introduit » d’ailleurs n’est pas le mot. Il vaudraitmieux dire tiré, traîné, ce serait plus exact. Cette vie mondainele mettait au supplice et il pouvait à peine la supporter.

Les bonnes de Mme Douglasveillaient à ce qu’il fût toujours propre et net comme un sou neuf.Elles le peignaient, elles le brossaient, elles le bordaient lesoir dans un lit aux draps immaculés. Il lui fallait manger avec uncouteau et une fourchette, se servir d’une serviette, d’une tasseet d’une assiette. Il lui fallait apprendre des leçons, aller àl’église, surveiller son langage au point que sa conversationperdait toute sa saveur. De quelque côté qu’il se tournât, il seheurtait aux barreaux de la civilisation.

Il supporta stoïquement ses maux pendant troissemaines, puis, un beau jour, il ne reparut plus. Durantquarante-huit heures, Mme Douglas, éplorée, lechercha dans tous les coins. Les gens du village étaientprofondément peinés de sa disparition et allèrent même jusqu’àdraguer le lit du fleuve à la recherche de son corps. Le troisièmejour au matin, Tom Sawyer eut l’astucieuse idée d’aller fureterdans une étable abandonnée derrière les anciens abattoirs etdécouvrit le fugitif. Huck avait couché là. Il venait d’achever sonpetit déjeuner composé des restes les plus divers qu’il avaitdérobés à droite et à gauche. Il était allongé sur le dos et fumaitsa pipe. Il était sale, ébouriffé et portait les guenilles qui lerendaient si pittoresque au temps où il était heureux et libre. Tomle fit sortir de son antre, lui dit que tout le monde était inquietde son sort et l’incita vivement à retourner chez la veuve. Lamélancolie se peignit sur les traits du brave Huck.

« Ne me demande pas ça, Tom, dit-il. J’aiessayé, il n’y a rien à faire. Rien à faire, Tom. Je ne pourraijamais m’habituer à cette vie-là. La veuve est très bonne, trèsgentille pour moi, mais qu’est-ce que tu veux ? Elle me forceà me lever tous les matins à la même heure et elle ne me permet pasde dormir dans les bûchers. Ses bonnes me lavent, me peignent,m’astiquent et me font enfiler de satanés vêtements dans lesquelsj’étouffe parce que l’air ne passe pas. Mes habits sont si beaux,si chic, que je n’ose ni m’asseoir, ni m’allonger, ni me rouler parterre. Je ne suis pas entré dans une cave depuis… Oh ! jen’ose pas calculer tellement ça me paraît loin. On me traîne àl’église et je transpire ! j’ai chaud ! Je déteste cessermons prétentieux, pendant lesquels on ne peut même pas attraperune mouche. C’est effrayant. Je n’ai pas le droit de chiquer et jesuis forcé de porter des souliers toute la sainte journée dudimanche. La veuve mange à la cloche, se couche et se lève à lacloche… Tout est réglé d’avance. Non, je t’assure, ça n’est plustenable.

– Mais tout le monde en fait autant,Huck.

– Ça m’est égal, Tom. Moi, je ne suis pastout le monde et je ne peux pas me faire à cette vie-là. C’estépouvantable d’être vissé comme ça. Et puis, c’est trop facile. Ily a toujours tout ce qu’il faut sur la table et ça ne devient mêmeplus drôle de chaparder un morceau. Je dois demander la permissionde pêcher à la ligne ou de me baigner dans la rivière… Quand on nepeut rien faire sans autorisation, c’est le commencement de lafin ! Il faut aussi que je surveille mes paroles. J’en suismalade, et si je n’étais pas monté tous les jours au grenier pourjurer un bon coup, j’en serais déjà mort. La veuve me défend defumer. Elle me défend également de bâiller, de m’étirer ou de megratter devant les gens… Je ne pouvais pas faire autrement, Tom, ilfallait que je fiche le camp. N’oublie pas non plus que l’école vabientôt rouvrir et que je serai forcé d’y aller. Ça, mon vieux, jete garantis que je ne le supporterai pas ! Écoute, Tom, quandon est riche, ce n’est pas aussi drôle que ça devrait être. On n’aque des embêtements par-dessus la tête et on n’a qu’une idée, c’estde casser sa pipe le plus tôt possible. Les guenilles que je portemaintenant me plaisent et je veux les garder. Je veux continuer àcoucher dans cette étable. Je m’y trouve très bien. Tom, sans cemaudit argent, tous ces ennuis ne me seraient pas arrivés. Alors,tu vas prendre ma part et tu me donneras une petite pièce de tempsen temps. Oh ! pas trop souvent parce que je n’aime pas leschoses qu’on obtient sans se donner de mal ! Je te charged’aller expliquer tout ça à la veuve, mon vieux.

– Voyons, Huck, tu sais très bien que jene peux pas faire ça. Ce ne serait pas juste. Je suis persuadé quesi tu y mets de la bonne volonté, tu t’habitueras très vite à cettevie-là, et que tu finiras même par l’aimer.

– L’aimer ! L’aimer comme j’aimeraisun poêle chauffé au rouge si j’étais forcé de m’asseoirdessus ! Non, non, Tom, je ne veux pas être riche, je ne veuxpas vivre dans ces maudites maisons bourgeoises ! Moi, j’aimeles bois, le fleuve et les étables où je couche. Je ne veux pas lesquitter ! C’est bien là notre veine. Juste au moment où nousavons des fusils, une grotte et tout ce qu’il nous faut pourdevenir des brigands, il y a ce maudit argent qui vient toutgâcher ! »

Tom saisit la balle au bond.

« Dis donc, Huck, ce n’est pas d’êtreriches qui va nous empêcher de devenir des brigands.

– Sans blague ! Oh ! ça c’estchouette, mais tu n’es pas en train de te payer ma tête, mon vieuxTom ?

– Non, je te jure, seulement, Huck, nousne pourrons pas t’accepter dans la bande si tu n’es pas un typerespectable. »

Le visage de Huck s’assombrit.

« Comment ! Vous ne m’accepterezpas ? Vous m’avez bien accepté, Joe et toi, quand vous êtesdevenus des pirates.

– C’est différent. En général, lesbrigands sont des gens bien plus distingués que les pirates. Dansla plupart des pays, ce sont tous des aristocrates, des ducs, des…enfin, des types dans ce goût-là.

– Voyons, Tom, tu resteras toujours monami, n’est-ce pas ? Tu ne vas pas me tourner le dos ? Tune peux pas faire une chose pareille, hein ?

– Que veux-tu, mon vieux, ça me seraittrès dur, mais que diraient les gens ? « La bande de TomSawyer ! Peuh ! Un joli ramassis ! » Et c’est àtoi qu’ils feraient allusion, Huck. Tu ne voudrais pas de ça,hein ? et moi non plus. »

Huck se tut et se mit à réfléchir.

« Allons, finit-il par dire, je veux bienfaire un effort, Tom, à condition que tu me laisses entrer dans tabande. Je retournerai passer un mois chez la veuve pour voir si jepeux m’habituer à la vie qu’elle me fait.

– D’accord, mon vieux. C’est entendu.Suis-moi. Je demanderai à la veuve de te laisser un peu la bridesur le cou.

– Vraiment, Tom ! Tu vas faireça ? C’est rudement chic. Tu comprends, si elle n’est pas toutle temps sur mon dos, je pourrai fumer, jurer dans mon coin etsortir un peu, sinon je vais éclater. Mais dis-moi, quand vas-tuformer ta bande et commencer à faire le brigand ?

– Ça ne va pas tarder. Nous allonspeut-être nous réunir ce soir et faire subir à tous les membres lesépreuves de l’initiation.

– Hein ? qu’est-ce que tu dis ?Qu’est-ce que c’est que ça, l’initiation ?

– Eh bien, voilà. On jure de ne jamais sequitter et de ne jamais révéler les secrets de la bande, même sil’on se fait couper en petits morceaux. On jure aussi de tuer tousceux qui ont fait du mal à l’un des membres de la famille.

– Ça, par exemple, c’est génial, monvieux.

– Je pense bien ! Et ce n’est pastout. Il faut prêter serment à minuit dans l’endroit le plus désertet le plus effrayant qu’on puisse trouver. Une maison hantée depréférence ; mais, aujourd’hui, on les a toutes rasées.

– Oh ! tu sais, Tom, du moment queça se passe à minuit, ça doit marcher.

– Bien sûr. Et il faut jurer sur uncercueil et signer avec du sang.

– Ça, au moins, ça ressemble à quelquechose, parole d’homme ! C’est mille fois plus chouette qued’être pirate. Je vais retourner chez la veuve, Tom, et je resteraichez elle. Si je deviens un brigand célèbre, je parie qu’elle serafière de m’avoir tiré de la misère. »

 

CONCLUSION

Ainsi s’achève cette chronique. Elle nepourrait guère aller plus loin car ce serait alors l’histoire d’unhomme. Le romancier qui écrit une histoire d’adulte sait exactementoù et comment s’arrêter, c’est le plus souvent par un mariage.Quand il s’agit d’un enfant, il s’arrête où il peut.

La plupart des personnages de ce livre viventtoujours. Ils sont prospères et heureux. Peut-être aura-t-on enviede reprendre un jour ce récit et de voir quel type d’hommes et defemmes sont devenus les enfants dont nous avons parlé. Il est doncplus sage à présent de ne rien révéler d’autre sur cette partie deleur vie.

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