leur. Depuis ce moment ses affaires ne cessèrent d’aller en déca-
dence. Anet était un garçon exact et rangé, qui maintenait l’ordre
dans la maison de sa maîtresse. On craignait sa vigilance, et le
gaspillage était moindre. Elle-même craignait sa censure, et se
contenait davantage dans ses dissipations. Ce n’était pas assez
pour elle de son attachement, elle voulait conserver son estime, et
elle redoutait le juste reproche qu’il osait quelquefois lui faire
qu’elle prodiguait le bien d’autrui autant que le sien. Je pensais
comme lui, je le disais même ; mais je n’avais pas le même ascen-
dant sur elle, et mes discours n’en imposaient pas comme les
siens. Quand il ne fut plus, je fus bien forcé de prendre sa place,
pour laquelle j’avais aussi peu d’aptitude que de goût ; je la rem-
plis mal. J’étais peu soigneux, j’étais fort timide ; tout en gron-
dant à part moi, je laissais tout aller comme il allait. D’ailleurs
j’avais bien obtenu la même confiance, mais non pas la même
autorité. Je voyais le désordre, j’en gémissais, je m’en plaignais, et
je n’étais pas écouté. J’étais trop jeune et trop vif pour avoir le
droit d’être raisonnable, et quand je voulais me mêler de faire le
censeur, Maman me donnait de petits soufflets de caresses,
m’appelait son petit mentor, et me forçait à reprendre le rôle qui
me convenait.
surées devaient nécessairement la jeter tôt ou tard me fit une im-
pression d’autant plus forte, qu’étant devenu l’inspecteur de sa
maison, je jugeais par moi-même de l’inégalité de la balance entre
le doit et l’avoir. Je date de cette époque le penchant à l’avarice
que je me suis toujours senti depuis ce temps-là. Je n’ai jamais
été follement prodigue que par bourrasques ; mais jusqu’alors je
ne m’étais jamais beaucoup inquiété si j’avais peu ou beaucoup
d’argent. Je commençai à faire cette attention et à prendre du
souci de ma bourse. Je devenais vilain par un motif très noble ;
car en vérité, je ne songeais qu’à ménager à Maman quelque res-
source dans la catastrophe que je prévoyais. Je craignais que ses
créanciers ne fissent saisir sa pension, qu’elle ne fût tout à fait
supprimée, et je m’imaginais, selon mes vues étroites, que mon
petit magot lui serait alors d’un grand secours. Mais pour le faire,
et surtout pour le conserver, il fallait me cacher d’elle ; car il n’eût
pas convenu, tandis qu’elle était aux expédients qu’elle eût su que
j’avais de l’argent mignon. J’allais donc cherchant par-ci, par-là,
de petites caches où je fourrais quelques louis en dépôt, comptant
augmenter ce dépôt sans cesse jusqu’au moment de le mettre à
ses pieds. Mais j’étais si maladroit dans le choix de mes cachettes,
qu’elle les éventait toujours ; puis, pour m’apprendre qu’elle les
avait trouvées, elle ôtait l’or que j’y avais mis, et en mettait davan-
tage en autres espèces. Je venais tout honteux rapporter à la
bourse commune mon petit trésor, et jamais elle ne manquait de
l’employer en nippes ou meubles à mon profit, comme épée
d’argent, montre, ou autre chose pareille.
rait pour elle une mince ressource, je sentis enfin que je n’en
avais point d’autre contre le malheur que je craignais que de me
mettre en état de pourvoir par moi-même à sa subsistance,
quand, cessant de pourvoir à la mienne, elle verrait le pain prêt à
lui manquer. Malheureusement, jetant mes projets du côté de
mes goûts, je m’obstinais à chercher follement ma fortune dans la
musique, et sentant naître des idées et des chants dans ma tête, je
crus qu’aussitôt que je serais en état d’en tirer parti j’allais deve-
nir un homme célèbre, un Orphée moderne dont les sons de-
vaient attirer tout l’argent du Pérou. Ce dont il s’agissait pour
moi, commençant à lire passablement la musique, était
d’apprendre la composition. La difficulté était de trouver quel-
qu’un pour me l’enseigner ; car avec mon Rameau seul, je
n’espérais pas y parvenir par moi-même, et depuis le départ de
M. Le Maître, il n’y avait personne en Savoie qui entendît rien à
l’harmonie.
est remplie, et qui m’ont fait si souvent aller contre mon but, lors
même que j’y pensais tendre directement. Venture m’avait beau-
coup parlé de l’abbé Blanchard, son maître de composition,
homme de mérite et d’un grand talent, qui pour lors était maître
de musique de la cathédrale de Besançon, et qui l’est maintenant
de la chapelle de Versailles. Je me mis en tête d’aller à Besançon
prendre leçon de l’abbé Blanchard, et cette idée me parut si rai-
sonnable, que je parvins à la faire trouver telle à Maman. La voilà
travaillant à mon petit équipage, et cela avec la profusion qu’elle
mettait à toute chose. Ainsi, toujours avec le projet de prévenir
une banqueroute et de réparer dans l’avenir l’ouvrage de sa dissi-
pation, je commençai dans le moment même par lui causer une
dépense de huit cents francs : j’accélérais sa ruine pour me mettre
en état d’y remédier. Quelque folle que fût cette conduite,
l’illusion était entière de ma part, et même de la sienne. Nous
étions persuadés l’un et l’autre, moi que je travaillais utilement
pour elle, elle que je travaillais utilement pour moi.
mander une lettre pour l’abbé Blanchard. Il n’y était plus. Il fallut,
pour tout renseignement me contenter d’une messe à quatre par-
ties de sa composition et de sa main, qu’il m’avait laissée. Avec
cette recommandation, je vais à Besançon, passant par Genève,
où je fus voir mes parents, et par Nyon, où je fus voir mon père,
qui me reçut comme à son ordinaire et se chargea de me faire
parvenir ma malle, qui ne venait qu’après moi, parce que j’étais à
cheval. J’arrive à Besançon. L’abbé Blanchard me reçoit bien, me
promet ses instructions, et m’offre ses services. Nous étions prêts
à commencer quand j’apprends par une lettre de mon père que
ma malle a été saisie et confisquée aux Rousses, bureau de France
sur les frontières de Suisse. Effrayé de cette nouvelle, j’emploie
les connaissances que je m’étais faites à Besançon pour savoir le
motif de cette confiscation ; car, bien sûr de n’avoir point de
contrebande, je ne pouvais concevoir sur quel prétexte on l’avait
pu fonder. Je l’apprends enfin : il faut le dire, car c’est un fait
curieux.
appelé M. Duvivier, qui avait travaillé au visa sous la Régence, et
qui, faute d’emploi, était venu travailler au cadastre. Il avait vécu
dans le monde ; il avait des talents, quelque savoir, de la douceur,
de la politesse ; il savait la musique, et comme j’étais de chambrée
avec lui, nous nous étions liés de préférence au milieu des ours
mal léchés qui nous entouraient. Il avait à Paris des correspon-
dances qui lui fournissaient ces petits riens, ces nouveautés
éphémères, qui courent on ne sait pourquoi, qui meurent on ne
sait comment, sans que jamais personne y repense quand on a
cessé d’en parler. Comme je le menais quelquefois dîner chez
Maman, il me faisait sa cour en quelque sorte, et, pour se rendre
agréable, il tâchait de me faire aimer ces fadaises pour lesquelles
j’eus toujours un tel dégoût, qu’il ne m’est arrivé de la vie d’en lire
une à moi seul. Pour lui complaire, je prenais ces précieux torche-
culs, je les mettais dans ma poche, et je n’y songeais plus que
pour le seul usage auquel ils étaient bons. Malheureusement un
de ces maudits papiers resta dans la poche de veste d’un habit
neuf que j’avais porté deux ou trois fois, pour être en règle avec
les commis. Ce papier était une parodie janséniste, assez plate, de
la belle scène du Mithridate de Racine. Je n’en avais pas lu dix
vers, et l’avais laissé par oubli dans ma poche. Voilà ce qui fit
confisquer mon équipage. Les commis firent à la tête de
l’inventaire de cette malle un magnifique procès-verbal, où, sup-
posant que cet écrit venait de Genève pour être imprimé et distri-
bué en France, ils s’étendaient en saintes invectives contre les
ennemis de Dieu et de l’Église, et en éloges de leur pieuse vigi-
lance, qui avait arrêté l’exécution de ce projet infernal. Ils trouvè-
rent sans doute que mes chemises sentaient aussi l’hérésie ; car,
en vertu de ce terrible papier, tout fut confisqué, sans que jamais,
comme que j’aie pu m’y prendre, j’aie eu ni raison ni nouvelle de
ma pauvre pacotille. Les gens des fermes à qui l’on s’adressa de-
mandaient tant d’instructions, de renseignements, de certificats,
de mémoires, que, me perdant mille fois dans ce labyrinthe, je fus
contraint de tout abandonner. J’ai un vrai regret de n’avoir pas
conservé le procès-verbal du bureau des Rousses. C’était une
pièce à figurer avec distinction parmi celles dont le recueil doit
accompagner cet écrit.
avoir rien fait avec l’abbé Blanchard, et, tout bien pesé, voyant le
malheur me suivre dans toutes mes entreprises, je résolus de
m’attacher uniquement à Maman, de courir sa fortune, et de ne
plus m’inquiéter inutilement d’un avenir auquel je ne pouvais
rien. Elle me reçut comme si j’avais rapporté des trésors, remonta
peu à peu ma petite garde-robe, et mon malheur, assez grand
pour l’un et pour l’autre, fut presque aussitôt oublié qu’arrivé.
que, je ne laissais pas d’étudier toujours mon Rameau ; et à force
d’efforts je parvins enfin à l’entendre et à faire quelques petits
essais de composition dont le succès m’encouragea. Le comte de
Bellegarde, fils du marquis d’Entremont, était revenu de Dresde,
après la mort du roi Auguste. Il avait vécu longtemps à Paris : il
aimait extrêmement la musique, et avait pris en passion celle de
Rameau. Son frère, le comte de Nangis, jouait du violon, Mme la
comtesse de la Tour, leur sœur, chantait un peu. Tout cela mit à
Chambéry la musique à la mode, et l’on établit une manière de
concert public, dont on voulut d’abord me donner la direction ;
mais on s’aperçut bientôt qu’elle passait mes forces, et l’on
s’arrangea autrement. Je ne laissai pas d’y donner quelques petits
morceaux de ma façon, et entre autres une cantate qui plut beau-
coup. Ce n’était pas une pièce bien faite, mais elle était pleine de
chants nouveaux et de choses d’effet que l’on n’attendait pas de
moi. Ces messieurs ne purent croire que, lisant si mal la musique,
je fusse en état d’en composer de passable, et ils ne doutèrent pas
que je me fusse fait honneur du travail d’autrui. Pour vérifier la
chose, un matin M. de Nangis vint me trouver avec une cantate de
Clérambault, qu’il avait transposée, disait-il, pour la commodité
de la voix, et à laquelle il fallait faire une autre basse, la transposi-
tion rendant celle de Clérambault impraticable sur l’instrument.
Je répondis que c’était un travail considérable, et qui ne pouvait
être fait sur-le-champ. Il crut que je cherchais une défaite, et me
pressa de lui faire au moins la basse d’un récitatif. Je la fis donc,
mal sans doute, parce qu’en toute chose il me faut, pour bien
faire, mes aises et la liberté ; mais je la fis du moins dans les rè-
gles, et comme il était présent, il ne put douter que je ne susse les
éléments de la composition. Ainsi je ne perdis pas mes écolières,
mais je me refroidis un peu sur la musique, voyant qu’on faisait
un concert et que l’on s’y passait de moi.
l’armée française repassa les monts. Plusieurs officiers vinrent
voir Maman, entre autres M. le comte de Lautrec, colonel du ré-
giment d’Orléans, depuis plénipotentiaire à Genève, et enfin ma-
réchal de France, auquel elle me présenta. Sur ce qu’elle lui dit, il
parut s’intéresser beaucoup à moi, et me promit beaucoup de
choses, dont il ne s’est souvenu que la dernière année de sa vie,
lorsque je n’avais plus besoin de lui. Le jeune marquis de Sennec-
terre, dont le père était alors ambassadeur à Turin, passa dans le
même temps à Chambéry. Il dîna chez Mme de Menthon ; j’y dî-
nais aussi ce jour-là. Après le dîner il fut question de musique ; il
la savait très bien. L’opéra de Jephté était alors dans sa nouveau-
té ; il en parla, on le fit apporter. Il me fit frémir, en me proposant
d’exécuter à nous deux cet opéra, et tout en ouvrant le livre, il
tomba sur ce morceau célèbre, à deux chœurs :
pour ma part ces six-là. » Je n’étais pas encore accoutumé à cette
pétulance française ; et quoique j’eusse quelquefois ânonné des
partitions, je ne comprenais pas comment le même homme pou-
vait faire en même temps six parties, ni même deux. Rien ne m’a
plus coûté dans l’exercice de la musique que de sauter aussi légè-
rement d’une partie à l’autre, et d’avoir l’œil à la fois sur toute une
partition. À la manière dont je me tirai de cette entreprise,
M. de Sennecterre dut être tenté de croire que je ne savais pas la
musique. Ce fut peut-être pour vérifier ce doute qu’il me proposa
de noter une chanson qu’il voulait donner à Mlle de Menthon. Je
ne pouvais m’en défendre. Il chanta la chanson ; je l’écrivis,
même sans la faire beaucoup répéter. Il la lut ensuite, et trouva,
comme il était vrai, qu’elle était très correctement notée. Il avait
vu mon embarras, il prit plaisir à faire valoir ce petit succès.
C’était pourtant une chose très simple. Au fond, je savais fort bien
la musique ; je ne manquais que de cette vivacité du premier coup
d’œil que je n’eus jamais sur rien, et qui ne s’acquiert en musique
que par une pratique consommée. Quoi qu’il en soit, je fus sensi-
ble à l’honnête soin qu’il prit d’effacer dans l’esprit des autres, et
dans le mien, la petite honte que j’avais eue ; et douze ou quinze
ans après, me rencontrant avec lui dans diverses maisons de Pa-
ris, je fus tenté plusieurs fois de lui rappeler cette anecdote, et de
lui montrer que j’en gardais le souvenir. Mais il avait perdu les
yeux depuis ce temps-là : je craignis de renouveler ses regrets en
lui rappelant l’usage qu’il en avait su faire, et je me tus.
passée avec la présente. Quelques amitiés de ce temps-là, prolon-
gées jusqu’à celui-ci, me sont devenues bien précieuses. Elles
m’ont souvent fait regretter cette heureuse obscurité où ceux qui
se disaient mes amis l’étaient et m’aimaient pour moi, par pure
– 216 –
bienveillance, non par la vanité d’avoir des liaisons avec un
homme connu, ou par le désir secret de trouver ainsi plus
d’occasions de lui nuire. C’est d’ici que je date ma première
connaissance avec mon vieux ami Gauffecourt, qui m’est toujours
resté, malgré les efforts qu’on a faits pour me l’ôter. Toujours res-
té ! non. Hélas ! je viens de le perdre. Mais il n’a cessé de m’aimer
qu’en cessant de vivre, et notre amitié n’a fini qu’avec lui.
M. de Gauffecourt était un des hommes les plus aimables qui
aient existé. Il était impossible de le voir sans l’aimer, et de vivre
avec lui sans s’y attacher tout à fait. Je n’ai vu de ma vie une phy-
sionomie plus ouverte, plus caressante, qui eût plus de sérénité,
qui marquât plus de sentiment et d’esprit, qui inspirât plus de
confiance. Quelque réservé qu’on pût être, on ne pouvait, dès la
première vue, se défendre d’être aussi familier avec lui que si on
l’eût connu depuis vingt ans, et moi qui avais tant de peine d’être
à mon aise avec les nouveaux visages, j’y fus avec lui du premier
moment. Son ton, son accent, son propos accompagnaient parfai-
tement sa physionomie. Le son de sa voix était net, plein, bien
timbré, une belle voix de basse, étoffée et mordante, qui remplis-
sait l’oreille et sonnait au cœur. Il est impossible d’avoir une gaie-
té plus égale et plus douce, des grâces plus vraies et plus simples,
des talents plus naturels et cultivés avec plus de goût. Joignez à
cela un cœur aimant, mais aimant un peu trop tout le monde, un
caractère officieux avec peu de choix, servant ses amis avec zèle,
ou plutôt se faisant l’ami des gens qu’il pouvait servir, et sachant
faire très adroitement ses propres affaires en faisant très chau-
dement celles d’autrui. Gauffecourt était fils d’un simple horloger,
et avait été horloger lui-même. Mais sa figure et son mérite
l’appelaient dans une autre sphère, où il ne tarda pas d’entrer. Il
fit connaissance avec M. de la Closure, résident de France à Ge-
nève, qui le prit en amitié. Il lui procura à Paris d’autres connais-
sances qui lui furent utiles, et par lesquelles il parvint à avoir la
fourniture des sels du Valais, qui lui valait vingt mille livres de
rente. Sa fortune, assez belle, se borna là du côté des hommes ;
mais du côté des femmes la presse y était : il eut à choisir, et fit ce
qu’il voulut. Ce qu’il eut de plus rare et de plus honorable pour lui
fut qu’ayant des liaisons dans tous les états, il fut partout chéri,
recherché de tout le monde, sans jamais être envié ni haï de per-
sonne, et je crois qu’il est mort sans avoir eu de sa vie un seul en-
nemi. Heureux homme ! Il venait tous les ans aux bains d’Aix, où
se rassemble la bonne compagnie des pays voisins. Lié avec toute
la noblesse de Savoie, il venait d’Aix à Chambéry voir le comte de
Bellegarde, et son père le marquis d’Entremont, chez qui Maman
fit et me fit faire connaissance avec lui. Cette connaissance, qui
semblait devoir n’aboutir à rien, et fut nombre d’années inter-
rompue, se renouvela dans l’occasion que je dirai et devint un
véritable attachement. C’est assez pour m’autoriser à parler d’un
ami avec qui j’ai été si étroitement lié ; mais, quand je ne pren-
drais aucun intérêt personnel à sa mémoire, c’était un homme si
aimable et si heureusement né, que, pour l’honneur de l’espèce
humaine, je la croirais toujours bonne à conserver. Cet homme si
charmant avait pourtant ses défauts, ainsi que, les autres, comme
on pourra voir ci-après ; mais s’il ne les eût pas eus, peut-être eût-
il été moins aimable. Pour le rendre intéressant autant qu’il pou-
vait l’être, il fallait qu’on eût quelque chose à lui pardonner.
leurre encore de cet espoir du bonheur temporel, qui meurt si
difficilement dans le cœur de l’homme. M. de Conzié, gentil-
homme savoyard, alors jeune et aimable, eut la fantaisie
d’apprendre la musique, ou plutôt de faire connaissance avec ce-
lui qui l’enseignait. Avec de l’esprit et du goût pour les belles
connaissances, M. de Conzié avait une douceur de caractère qui le
rendait très liant, et je l’étais beaucoup moi-même pour les gens
en qui je la trouvais. La liaison fut bientôt faite. Le germe de litté-
rature et de philosophie qui commençait à fermenter dans ma
tête, et qui n’attendait qu’un peu de culture et d’émulation pour
se développer tout à fait, les trouvait en lui. M. de Conzié avait
peu de disposition pour la musique ; ce fut un bien pour moi ; les
heures des leçons passaient à tout autre chose qu’à solfier. Nous
déjeunions, nous causions, nous lisions quelques nouveautés, et
pas un mot de musique. La correspondance de Voltaire avec le
prince royal de Prusse faisait du bruit alors : nous nous entrete-
nions souvent de ces deux hommes célèbres, dont l’un, depuis
peu sur le trône, s’annonçait déjà tel qu’il devait dans peu se mon-
trer, et dont l’autre, aussi décrié qu’il est admiré maintenant,
nous faisait plaindre sincèrement le malheur qui semblait le
poursuivre, et qu’on voit si souvent être l’apanage des grands ta-
lents. Le prince de Prusse avait été peu heureux dans sa jeunesse,
et Voltaire semblait fait pour ne l’être jamais. L’intérêt que nous
prenions l’un à l’autre s’étendait à tout ce qui s’y rapportait. Rien
de tout ce qu’écrivait Voltaire ne nous échappait. Le goût que je
pris à ces lectures m’inspira le désir d’apprendre à écrire avec élé-
gance, et de tâcher d’imiter le beau coloris de cet auteur, dont
j’étais enchanté. Quelque temps après parurent ses Lettres philo-
sophiques. Quoiqu’elles ne soient assurément pas son meilleur
ouvrage, ce fut celui qui m’attira le plus vers l’étude, et ce goût
naissant ne s’éteignit plus depuis ce temps-là.
me restait encore une humeur un peu volage, un désir d’aller et
venir, qui s’était plutôt borné qu’éteint, et que nourrissait le train
de la maison de Mme de Warens, trop bruyant pour mon humeur
solitaire. Ce tas d’inconnus qui lui affluaient journellement de
toutes parts, et la persuasion où j’étais que ces gens-là ne cher-
chaient qu’à la duper chacun à sa manière, me faisaient un vrai
tourment de mon habitation. Depuis qu’ayant succédé à Claude
Anet dans la confidence de sa maîtresse je suivais de plus près
l’état de ses affaires, j’y voyais un progrès en mal dont j’étais ef-
frayé. J’avais cent fois remontré, prié, pressé, conjuré, et toujours
inutilement. Je m’étais jeté à ses pieds, je lui avais fortement re-
présenté la catastrophe qui la menaçait, je l’avais vivement exhor-
tée à réformer sa dépense, à commencer par moi, à souffrir plutôt
un peu tandis qu’elle était encore jeune que, multipliant toujours
ses dettes et ses créanciers, de s’exposer sur ses vieux jours à
leurs vexations et à la misère. Sensible à la sincérité de mon zèle,
elle s’attendrissait avec moi, et me promettait les plus belles cho-
ses du monde. Un croquant arrivait-il ? À l’instant tout était ou-
blié. Après mille épreuves de l’inutilité de mes remontrances, que
me restait-il à faire que de détourner les yeux du mal que je ne
pouvais prévenir ? je m’éloignais de la maison dont je ne pouvais
garder la porte ; je faisais de petits voyages à Nyon, à Genève, à
Lyon, qui, m’étourdissant sur ma peine secrète, en augmentaient
en même temps le sujet par ma dépense. Je puis jurer que j’en
aurais souffert tous les retranchements avec joie si Maman eût
vraiment profité de cette épargne ; mais certain que ce que je me
refusais passait à des fripons, j’abusais de sa facilité pour partager
avec eux, et, comme le chien qui revient de la boucherie,
j’emportais mon lopin du morceau que je n’avais pu sauver.
Maman seule m’en eût fourni de reste, tant elle avait partout de
liaisons, de négociations, d’affaires, de commissions à donner à
quelqu’un de sûr. Elle ne demandait qu’à m’envoyer, je ne de-
mandais qu’à aller ; cela ne pouvait manquer de faire une vie as-
sez ambulante. Ces voyages me mirent à portée de faire quelques
bonnes connaissances, qui m’ont été dans la suite agréables ou
utiles ; entre autres, à Lyon, celle de M. Perrichon, que je me re-
proche de n’avoir pas assez cultivé, vu les bontés qu’il a eues pour
moi ; celle du bon Parisot, dont je parlerai dans son temps ; à
Grenoble, celles de Mme Deybens et de Mme la présidente de
Bardonanche, femme de beaucoup d’esprit, et qui m’eût pris en
amitié si j’avais été à portée de la voir plus souvent ; à Genève,
celle de M. de la Closure, résident de France, qui me parlait sou-
vent de ma mère, dont, malgré la mort et le temps son cœur
n’avait pu se déprendre ; celle des deux Barrillot, dont le père, qui
m’appelait son petit-fils, était d’une société très aimable, et l’un
des plus dignes hommes que j’aie jamais connus. Durant les trou-
bles de la République, ces deux citoyens se jetèrent dans les deux
partis contraires : le fils dans celui de la bourgeoisie, le père dans
celui des magistrats, et lorsqu’on prit les armes en 1737, je vis,
étant à Genève, le père et le fils sortir armés de la même maison,
l’un pour monter à l’hôtel de ville, l’autre pour se rendre à son
quartier, sûrs de se trouver deux heures après, l’un vis-à-vis de
l’autre, exposés à s’entr’égorger. Ce spectacle affreux me fit une
impression si vive que je jurai de ne tremper jamais dans aucune
guerre civile, et de ne soutenir jamais au-dedans la liberté par les
armes, ni de ma personne, ni de mon aveu, si jamais je rentrais
dans mes droits de citoyen. Je me rends le témoignage d’avoir
tenu ce serment dans une occasion délicate, et l’on trouvera, du
moins je le pense, que cette modération fut de quelque prix.
patriotisme que Genève en armes excita dans mon cœur. On ju-
gea combien j’en étais loin par un fait très grave à ma charge, que
j’ai oublié de mettre à sa place, et qui ne doit pas être omis.
la Caroline pour y faire bâtir la ville de Charlestown dont il avait
donné le plan. Il y mourut peu après ; mon pauvre cousin était
aussi mort au service du roi de Prusse, et ma tante perdit ainsi
son fils et son mari presque en même temps. Ces pertes réchauf-
fèrent un peu son amitié pour le plus proche parent qui lui restât
et qui était moi. Quand j’allais à Genève, je logeais chez elle et je
m’amusais à fureter et feuilleter les livres et papiers que mon on-
cle avait laissés. J’y trouvai beaucoup de pièces curieuses, et des
lettres dont assurément on ne se douterait pas. Ma tante, qui fai-
sait peu de cas de ces paperasses, m’eût laissé tout emporter si
j’avais voulu. Je me contentai de deux ou trois livres commentés
de la main de mon grand-père Bernard, le ministre, et entre au-
tres les Oeuvres posthumes de Rohault, in-quarto, dont les mar-
ges étaient pleines d’excellentes scholies qui me firent aimer les
mathématiques. Ce livre est resté parmi ceux de
Mme de Warens ; j’ai toujours été fâché de ne l’avoir pas gardé. À
ces livres je joignis cinq ou six mémoires manuscrits, et un seul
imprimé qui était du fameux Micheli Ducret, homme d’un grand
talent, savant éclairé, mais trop remuant, traité bien cruellement
par les magistrats de Genève, et mort dernièrement dans la forte-
resse d’Arberg, où il était enfermé depuis [de] longues années
pour avoir, disait-on, trempé dans la conspiration de Berne.
ridicule plan de fortification qu’on a exécuté en partie à Genève, à
la grande risée des gens du métier, qui ne savent pas le but secret
qu’avait le Conseil dans l’exécution de cette magnifique entre-
prise. M. Micheli, ayant été exclu de la Chambre des fortifications
pour avoir blâmé ce plan, avait cru, comme membre des Deux
Cents, et même comme citoyen, pouvoir en dire son avis plus au
long, et c’était ce qu’il avait fait par ce mémoire, qu’il eut
l’imprudence de faire imprimer, mais non pas publier ; car il n’en
fit tirer que le nombre d’exemplaires qu’il envoyait aux Deux
Cents, et qui furent tous interceptés à la poste par ordre du Petit
Conseil. Je trouvai ce mémoire parmi les papiers de mon oncle,
avec la réponse qu’il avait été chargé d’y faire, et j’emportai l’un et
l’autre. J’avais fait ce voyage peu après ma sortie du cadastre, et
j’étais demeuré en quelque liaison avec l’avocat Coccelli, qui en
était le chef. Quelque temps après, le directeur de la Douane
s’avisa de me prier de lui tenir un enfant, et me donna
Mme Coccelli pour commère. Les honneurs me tournaient la
tête ; et, si fier d’appartenir de si près à M. l’avocat, je tâchais de
faire l’important pour me montrer digne de cette gloire.
lui faire voir mon mémoire imprimé de M. Micheli, qui réelle-
ment était une pièce rare, pour lui prouver que j’appartenais à des
notables de Genève qui savaient les secrets de l’État. Cependant,
par une demi-réserve dont j’aurais peine à rendre raison, je ne lui
montrai point la réponse de mon oncle à ce mémoire, peut-être
parce qu’elle était manuscrite, et qu’il ne fallait à M. l’avocat que
du moulé. Il sentit pourtant si bien le prix de l’écrit que j’eus la
bêtise de lui confier, que je ne pus jamais le ravoir ni le revoir, et
que, bien convaincu de l’inutilité de mes efforts, je me fis un mé-
rite de la chose et transformai ce vol en présent. Je ne doute pas
un moment qu’il n’ait bien fait valoir à la cour de Turin cette
pièce, plus curieuse cependant qu’utile, et qu’il n’ait eu grand soin
de se faire rembourser de manière ou d’autre de l’argent qu’il lui
en avait dû coûter pour l’acquérir. Heureusement, de tous les fu-
turs contingents, un des moins probables est qu’un jour le roi de
Sardaigne assiégera Genève. Mais comme il n’y a pas
d’impossibilité à la chose, j’aurai toujours à reprocher à ma sotte
vanité d’avoir montré les plus grands défauts de cette place à son
plus ancien ennemi.
les magistères, les projets, les voyages, flottant incessamment
d’une chose à l’autre, cherchant à me fixer sans savoir à quoi,
mais entraîné pourtant par degrés vers l’étude, voyant des gens
de lettres, entendant parler de littérature, me mêlant quelquefois
d’en parler moi-même, et prenant plutôt le jargon des livres que
la connaissance de leur contenu. Dans mes voyages de Genève,
j’allais de temps en temps voir en passant mon ancien bon ami
M. Simon, qui fomentait beaucoup mon émulation naissante par
des nouvelles toutes fraîches de la république des lettres, tirées de
Baillet ou de Colomiès. Je voyais aussi beaucoup à Chambéry un
jacobin, professeur de physique, bonhomme de moine, dont j’ai
oublié le nom et qui faisait souvent de petites expériences qui
m’amusaient extrêmement. Je voulus à son exemple faire de
l’encre de sympathie. Pour cet effet, après avoir rempli une bou-
teille plus qu’à demi de chaux vive, d’orpiment et d’eau, je la bou-
chai bien. L’effervescence commença presque à l’instant très vio-
lemment. Je courus à la bouteille pour la déboucher, mais je n’y
fus pas à temps ; elle me sauta au visage comme une bombe.
J’avalai de l’orpiment, de la chaux ; j’en faillis mourir. Je restai
aveugle plus de six semaines, et j’appris ainsi à ne pas me mêler
de physique expérimentale sans en savoir les éléments.
puis quelque temps s’altérait sensiblement. Je ne sais d’où venait
qu’étant bien conformé par le coffre et ne faisant d’excès d’aucune
espèce, je déclinais à vue d’œil. J’ai une assez bonne carrure, la
poitrine large, mes poumons doivent y jouer à l’aise ; cependant
j’avais la courte haleine, je me sentais oppressé, je soupirais invo-
lontairement, j’avais des palpitations, je crachais du sang ; la fiè-
vre lente survint, et je n’en ai jamais été bien quitte. Comment
peut-on tomber dans cet état à la fleur de l’âge, sans avoir aucun
viscère vicié, sans avoir rien fait pour détruire sa santé ?
Mes passions m’ont fait vivre, et mes passions m’ont tué. Quelles
passions ? dira-t-on. Des riens : les choses du monde les plus
puériles, mais qui m’affectaient comme s’il se fût agi de la posses-
sion d’Hélène ou du trône de l’univers. D’abord les femmes.
Quand j’en eus une, mes sens furent tranquilles, mais mon cœur
ne le fut jamais. Les besoins de l’amour me dévoraient au sein de
la jouissance. J’avais une tendre mère, une amie chérie ; mais il
me fallait une maîtresse. Je me la figurais à sa place ; je me la
créais de mille façons pour me donner le change à moi-même. Si
j’avais cru tenir Maman dans mes bras quand je l’y tenais, mes
étreintes n’auraient pas été moins vives, mais tous mes désirs se
seraient éteints, j’aurais sangloté de tendresse, mais je n’aurais
pas joui. Jouir ! Ce sort est-il fait pour l’homme ? Ah ! si jamais
une seule fois dans ma vie j’avais goûté dans leur plénitude toutes
les délices de l’amour, je n’imagine pas que ma frêle existence y
eût pu suffire ; je serais mort sur le fait.
si qu’il s’épuise le plus. J’étais inquiet, tourmenté du mauvais état
des affaires de ma pauvre Maman, et de son imprudente conduite
qui ne pouvait manquer d’opérer sa ruine totale en peu de temps.
Ma cruelle imagination, qui va toujours au-devant des malheurs,
me montrait celui-là sans cesse dans tout son excès et dans toutes
ses suites. Je me voyais d’avance forcément séparé par la misère
de celle à qui j’avais consacré ma vie, et sans qui je n’en pouvais
jouir. Voilà comment j’avais toujours l’âme agitée. Les désirs et
les craintes me dévoraient alternativement.
gueuse, mais non moins consumante par l’ardeur avec laquelle je
m’y livrais, par l’étude opiniâtre des obscurs livres de Rameau,
par mon invincible obstination à vouloir en charger ma mémoire,
qui s’y refusait toujours, par mes courses continuelles, par les
compilations immenses que j’entassais, passant très souvent à
copier, les nuits entières. Et pourquoi m’arrêter aux choses per-
manentes, tandis que toutes les folies qui passaient dans mon
inconstante tête, les goûts fugitifs d’un seul jour, un voyage, un
concert, un souper, une promenade à faire, un roman à lire, une
comédie à voir, tout ce qui était le moins du monde prémédité
dans mes plaisirs ou dans mes affaires, devenait pour moi tout
autant de passions violentes qui, dans leur impétuosité ridicule,
me donnaient le plus vrai tourment ? La lecture des malheurs
imaginaires de Cléveland, faite avec fureur et souvent interrom-
pue, m’a fait faire, je crois, plus de mauvais sang que les miens.
employé sous Pierre le Grand à la cour de Russie ; un des plus
vilains hommes et des plus grands fous que j’aie jamais vus, tou-
jours plein de projets aussi fous que lui, qui faisait tomber les mil-
lions comme la pluie, et à qui les zéros ne coûtaient rien. Cet
homme, étant venu à Chambéry pour quelque procès au sénat,
s’empara de Maman comme de raison, et, pour ses trésors de zé-
ros qu’il lui prodiguait généreusement, lui tirait ses pauvres écus
pièce à pièce. Je ne l’aimais point, il le voyait ; avec moi cela n’est
pas difficile : il n’y avait sorte de bassesse qu’il n’employât pour
me cajoler. Il s’avisa de me proposer d’apprendre les échecs, qu’il
jouait un peu. J’essayai presque malgré moi, et après avoir tant
bien que mal appris la marche, mon progrès fut si rapide,
qu’avant la fin de la première séance je lui donnai la tour qu’il
m’avait donnée en commençant. Il ne m’en fallut pas davantage :
me voilà forcené des échecs. J’achète un échiquier ; j’achète le
calabrais ; je m’enferme dans ma chambre ; j’y passe les jours et
les nuits à vouloir apprendre par cœur toutes les parties, à les
fourrer dans ma tête bon gré mal gré, à jouer seul sans relâche et
sans fin. Après deux ou trois mois de ce beau travail et d’efforts
inimaginables, je vais au café, maigre, jaune et presque hébété. Je
m’essaie, je rejoue avec M. Bagueret : il me bat une fois, deux fois,
vingt fois ; tant de combinaisons s’étaient brouillées dans ma tête,
et mon imagination s’était si bien amortie, que je ne voyais plus
qu’un nuage devant moi. Toutes les fois qu’avec le livre de Phili-
dor ou celui de Stamma j’ai voulu m’exercer à étudier des parties,
la même chose m’est arrivée, et, après m’être épuisé de fatigue, je
me suis trouvé plus faible qu’auparavant. Du reste, que j’aie
abandonné les échecs, ou qu’en jouant je me sois remis en ha-
leine, je n’ai jamais avancé d’un cran depuis cette première
séance, et je me suis toujours retrouvé au même point où j’étais
en la finissant. Je m’exercerais des milliers de siècles, que je fini-
rais par pouvoir donner la tour à Bagueret, et rien de plus. Voilà
du temps bien employé ! direz-vous. Et je n’y en ai pas employé
peu. Je ne finis ce premier essai que quand je n’eus plus la force
de continuer. Quand j’allai me montrer sortant de ma chambre,
j’avais l’air d’un déterré, et, suivant le même train, je n’aurais pas
resté déterré longtemps. On conviendra qu’il est difficile, et sur-
tout dans l’ardeur de la jeunesse, qu’une pareille tête laisse tou-
jours le corps en santé.
l’ardeur de mes fantaisies. Me sentant affaiblir, je devins plus
tranquille et perdis un peu la fureur des voyages. Plus sédentaire,
je fus pris non de l’ennui, mais de la mélancolie ; les vapeurs suc-
cédèrent aux passions ; ma langueur devint tristesse ; je pleurais
et soupirais à propos de rien ; je sentais la vie m’échapper sans
l’avoir goûtée ; je gémissais sur l’état où je laissais ma pauvre
Maman, sur celui où je la voyais prête à tomber ; je puis dire que
la quitter et la laisser à plaindre était mon unique regret. Enfin je
tombai tout à fait malade. Elle me soigna comme jamais mère n’a
soigné son enfant, et cela lui fit du bien à elle-même, en faisant
diversion aux projets et tenant écartés les projeteurs. Quelle
douce mort si alors, elle fût venue ! Si j’avais peu goûté les biens
de la vie, j’en avais peu senti les malheurs. Mon âme paisible pou-
vait partir sans le sentiment cruel de l’injustice des hommes, qui
empoisonne la vie et la mort. J’avais la consolation de me survi-
vre dans la meilleure moitié de moi-même ; c’était à peine mou-
rir. Sans les inquiétudes que j’avais sur son sort, je serais mort,
comme j’aurais pu m’endormir, et ces inquiétudes mêmes avaient
un objet affectueux et tendre qui en tempérait l’amertume. Je lui
disais : « Vous voilà dépositaire de tout mon être ; faites en sorte
qu’il soit heureux. » Deux ou trois fois, quand j’étais le plus mal, il
m’arriva de me lever dans la nuit, et de me traîner à sa chambre
pour lui donner, sur sa conduite, des conseils, j’ose dire pleins de
justesse et de sens, mais où l’intérêt que je prenais à son sort se
marquait mieux que toute autre chose. Comme si les pleurs
étaient ma nourriture et mon remède, je me fortifiais de ceux que
je versais auprès d’elle, avec elle, assis sur son lit, et tenant ses
mains dans les miennes. Les heures coulaient dans ces entretiens
nocturnes, et je m’en retournais en meilleur état que je n’étais
venu ; content et calme dans les promesses qu’elle m’avait faites,
dans les espérances qu’elle m’avait données, je m’endormais là-
dessus avec la paix du cœur et la résignation à la Providence.
Plaise à Dieu qu’après tant de sujets de haïr la vie, après tant
d’orages qui ont agité la mienne et qui ne m’en font plus qu’un
fardeau, la mort qui doit la terminer me soit aussi peu cruelle
qu’elle me l’eût été dans ce moment-là.
sauva, et il est certain qu’elle seule pouvait me sauver. J’ai peu de
foi à la médecine des médecins, mais j’en ai beaucoup à celle des
vrais amis ; les choses dont notre bonheur dépend se font tou-
jours beaucoup mieux que toutes les autres. S’il y a dans la vie un
sentiment délicieux, c’est celui que nous éprouvâmes d’être ren-
dus l’un à l’autre. Notre attachement mutuel n’en augmenta pas,
cela n’était pas possible ; mais il prit je ne sais quoi de plus in-
time, de plus touchant dans sa grande simplicité. Je devenais tout
à fait son œuvre, tout à fait son enfant, et plus que si elle eût été
ma vraie mère. Nous commençâmes, sans y songer, à ne plus
nous séparer l’un de l’autre, à mettre en quelque sorte toute notre
existence en commun, et sentant que réciproquement nous nous
étions non seulement nécessaires, mais suffisants, nous nous ac-
coutumâmes à ne plus penser à rien d’étranger à nous, à borner
absolument notre bonheur et tous nos désirs à cette possession
mutuelle, et peut-être unique parmi les humains, qui n’était
point, comme je l’ai dit, celle de l’amour, mais une possession
plus essentielle, qui, sans tenir aux sens, au sexe, à l’âge, à la fi-
gure, tenait à tout ce par quoi l’on est soi, et qu’on ne peut perdre
qu’en cessant d’être.
du reste de ses jours et des miens ? Ce ne fut pas à moi, je m’en
rends le consolant témoignage. Ce ne fut pas non plus à elle, du
moins à sa volonté. Il était écrit que bientôt l’invincible naturel
reprendrait son empire. Mais ce fatal retour ne se fit pas tout d’un
coup. Il y eut, grâce au Ciel, un intervalle, court et précieux inter-
valle, qui n’a pas fini par ma faute, et dont je ne me reprocherai
pas d’avoir mal profité !
vigueur. Ma poitrine n’était pas rétablie ; un reste de fièvre durait
toujours, et me tenait en langueur. Je n’avais plus de goût à rien
qu’à finir mes jours près de celle qui m’était chère, à la maintenir
dans ses bonnes résolutions, à lui faire sentir en quoi consistait le
vrai charme d’une vie heureuse, à rendre la sienne telle, autant
qu’il dépendait de moi. Mais je voyais, je sentais même que dans
une maison sombre et triste la continuelle solitude du tête-à-tête
deviendrait à la fin triste aussi. Le remède à cela se présenta
comme de lui-même. Maman m’avait ordonné le lait, et voulait
que j’allasse le prendre à la campagne. J’y consentis, pourvu
qu’elle y vînt avec moi. Il n’en fallut pas davantage pour la déter-
miner ; il ne s’agit plus que du choix du lieu. Le jardin du fau-
bourg n’était pas proprement à la campagne ; entouré de maisons
et d’autres jardins, il n’avait point les attraits d’une retraite
champêtre.
pour raison d’économie, n’ayant plus à cœur d’y tenir des plantes,
et d’autres vues nous faisant peu regretter ce réduit.
ville, je lui proposai de l’abandonner tout à fait, et de nous établir
dans une solitude agréable, dans quelque petite maison assez
éloignée pour dérouter les importuns. Elle l’eût fait, et ce parti,
que son bon ange et le mien me suggéraient, nous eût vraisem-
blablement assuré des jours heureux et tranquilles jusqu’au mo-
ment où la mort devait nous séparer. Mais cet état n’était pas ce-
lui où nous étions appelés. Maman devait éprouver toutes les pei-
nes de l’indigence et du mal-être, après avoir passé sa vie dans
l’abondance, pour la lui faire quitter avec moins de regret ; et moi,
par un assemblage de maux de toute espèce, je devais être un jour
en exemple à quiconque, inspiré du seul amour du bien public et
de la justice, ose, fort de sa seule innocence, dire ouvertement la
vérité aux hommes sans s’étayer par des cabales, sans s’être fait
des partis pour le protéger.
maison, de peur de fâcher le propriétaire. « Ton projet de retraite
est charmant, me dit-elle, et fort de mon goût ; mais dans cette
retraite il faut vivre. En quittant ma prison, je risque de perdre
mon pain, et quand nous n’en aurons plus dans les bois, il en fau-
dra bien retourner chercher à la ville. Pour avoir moins besoin d’y
venir, ne la quittons pas tout à fait. Payons cette petite pension au
comte de Saint-Laurent, pour qu’il me laisse la mienne. Cher-
chons quelque réduit assez loin de la ville pour vivre en paix, et
assez près pour y revenir toutes les fois qu’il sera nécessaire. »
Ainsi fut fait. Après avoir un peu cherché, nous nous fixâmes aux
Charmettes, une terre de M. de Conzié, à la porte de Chambéry,
mais retirée et solitaire comme si l’on était à cent lieues. Entre
deux coteaux assez élevés est un petit vallon nord et sud au fond
duquel coule une rigole entre des cailloux et des arbres. Le long
de ce vallon, à mi-côte, sont quelques maisons éparses, fort
agréables pour quiconque aime un asile un peu sauvage et retiré.
Après avoir essayé deux ou trois de ces maisons, nous choisîmes
enfin la plus jolie, appartenant à un gentilhomme qui était au ser-
vice, appelé M. Noiret. La maison était très logeable. Au-devant
un jardin en terrasse, une vigne au-dessus, un verger au-dessous,
vis-à-vis un petit bois de châtaigniers, une fontaine à portée ; plus
haut dans la montagne, des prés pour l’entretien du bétail ; enfin
tout ce qu’il fallait pour le petit ménage champêtre que nous y
voulions établir. Autant que je puis me rappeler les temps et les
dates, nous en prîmes possession vers la fin de l’été de 1736.
J’étais transporté, le premier jour que nous y couchâmes. « Ô
Maman ! dis-je à cette chère amie en l’embrassant et l’inondant
de larmes d’attendrissement et de joie, ce séjour est celui du bon-
heur et de l’innocence. Si nous ne les trouvons pas ici l’un avec
l’autre, il ne les faut chercher nulle part. »
n’importe, il ne m’en fallait pas davantage ; il ne m’en fallait pas
même la propriété, c’était assez pour moi de la jouissance : et il y
a longtemps que j’ai dit et senti que le propriétaire et le posses-
seur sont souvent deux personnes très différentes, même en lais-
sant à part les maris et les amants.
paisibles, mais rapides moments qui m’ont donné le droit de dire
que j’ai vécu. Moments précieux et si regrettés ! ah ! recommen-
cez pour moi votre aimable cours, coulez plus lentement dans
mon souvenir, s’il est possible, que vous ne fîtes réellement dans
votre fugitive succession. Comment ferai-je pour prolonger à mon
gré ce récit si touchant et si simple, pour redire toujours les mê-
mes choses, et n’ennuyer pas plus mes lecteurs en les répétant
que je ne m’ennuyais moi-même en les recommençant sans
cesse ? Encore si tout cela consistait en faits, en actions, en paro-
les, je pourrais le décrire et le rendre en quelque façon ; mais
comment dire ce qui n’était ni dit, ni fait, ni pensé même, mais
goûté, mais senti, sans que je puisse énoncer d’autre objet de mon
bonheur que ce sentiment même ? Je me levais avec le soleil, et
j’étais heureux ; je me promenais, et j’étais heureux ; je voyais
Maman, et j’étais heureux ; je la quittais, et j’étais heureux ; je
parcourais les bois, les coteaux, j’errais dans les vallons, je lisais,
j’étais oisif ; je travaillais au jardin, je cueillais les fruits, j’aidais
au ménage, et le bonheur me suivait partout : il n’était dans au-
cune chose assignable, il était tout en moi-même, il ne pouvait me
quitter un seul instant.
rien de ce que j’ai fait, dit et pensé tout le temps qu’elle a duré,
n’est échappé de ma mémoire. Les temps qui précèdent et qui
suivent me reviennent par intervalles ; je me les rappelle inéga-
lement et confusément : mais je me rappelle celui-là tout entier
comme s’il durait encore. Mon imagination, qui dans ma jeunesse
allait toujours en avant, et maintenant rétrograde, compense par
ces doux souvenirs l’espoir que j’ai pour jamais perdu. Je ne vois
plus rien dans l’avenir qui me tente ; les seuls retours du passé
peuvent me flatter, et ces retours si vifs et si vrais dans l’époque
dont je parle me font souvent vivre heureux malgré mes mal-
heurs.
juger de leur force et de leur vérité. Le premier jour que nous al-
lâmes coucher aux Charmettes, Maman était en chaise à porteurs,
et je la suivais à pied. Le chemin monte : elle était assez pesante,
et craignant de trop fatiguer ses porteurs, elle voulut descendre à
peu près à moitié chemin pour faire le reste à pied. En marchant
elle vit quelque chose de bleu dans la haie, et me dit : « Voilà de la
pervenche encore en fleur. » je n’avais jamais vu de la pervenche,
je ne me baissai pas pour l’examiner, et j’ai la vue trop courte
pour distinguer à terre les plantes de ma hauteur. Je jetai seule-
ment en passant un coup d’œil sur celle-là, et près de trente ans
se sont passés sans que j’aie revu de la pervenche ou que j’y aie
fait attention. En 1764, étant à Cressier avec mon ami M. du
Peyrou, nous montions une petite montagne au sommet de la-
quelle il y a un joli salon qu’il appelle avec raison Belle-Vue. Je
commençais alors d’herboriser un peu. En montant et regardant
parmi les buissons, je pousse un cri de joie : « Ah ! voilà de la
pervenche ! » et c’en était en effet. Du Peyrou s’aperçut du trans-
port, mais il en ignorait la cause ; il l’apprendra, je l’espère, lors-
qu’un jour il lira ceci. Le lecteur peut juger par l’impression d’un
si petit objet, de celle que m’ont faite tous ceux qui se rapportent
à la même époque.
Cependant l’air de la campagne ne me rendit point ma pre-
mière santé. J’étais languissant ; je le devins davantage. Je ne pus
supporter le lait ; il fallut le quitter. C’était alors la mode de l’eau
pour tout remède ; je me mis à l’eau, et si peu discrètement,
qu’elle faillit me guérir, non de mes maux, mais de la vie. Tous les
matins, en me levant, j’allais à la fontaine avec un grand gobelet,
et j’en buvais successivement, en me promenant, la valeur de
deux bouteilles. Je quittai tout à fait le vin à mes repas. L’eau que
je buvais était un peu crue et difficile à passer, comme sont la
plupart des eaux des montagnes. Bref, je fis si bien, qu’en moins
de deux mois je me détruisis totalement l’estomac, que j’avais eu
très bon jusqu’alors. Ne digérant plus, je compris qu’il ne fallait
plus espérer de guérir. Dans ce même temps il m’arriva un acci-
dent aussi singulier par lui-même que par ses suites, qui ne fini-
ront qu’avec moi.
sant une petite table sur son pied, je sentis dans tout mon corps
une révolution subite et presque inconcevable. Je ne saurais
mieux la comparer qu’à une espèce de tempête qui s’éleva dans
mon sang, et gagna dans l’instant tous mes membres. Mes artères
se mirent à battre d’une si grande force, que non seulement je
sentais leur battement, mais que je l’entendais même, et surtout
celui des carotides. Un grand bruit d’oreilles se joignit à cela, et ce
bruit était triple ou plutôt quadruple, savoir : un bourdonnement
grave et sourd, un murmure plus clair comme d’une eau cou-
rante, un sifflement très aigu et le battement que je viens de dire,
et dont je pouvais aisément compter les coups sans me tâter le
pouls ni toucher mon corps de mes mains. Ce bruit interne était si
grand qu’il m’ôta la finesse d’ouïe que j’avais auparavant, et me
rendit non tout à fait sourd, mais dur d’oreille comme je le suis
depuis ce temps-là.
mort ; je me mis au lit ; le médecin fut appelé ; je lui contai mon
cas en frémissant et le jugeant sans remède. Je crois qu’il en pen-
sa de même ; mais il fit son métier. Il m’enfila de longs raisonne-
ments où je ne compris rien du tout ; puis en conséquence de sa
sublime théorie, il commença in anima vili, la cure expérimentale
qu’il lui plut de tenter. Elle était si pénible, si dégoûtante, et opé-
rait si peu, que je m’en lassai bientôt ; et au bout de quelques se-
maines, voyant que je n’étais ni mieux ni pis, je quittai le lit et
repris ma vie ordinaire avec mon battement d’artères et mes
bourdonnements, qui, depuis ce temps-là, c’est-à-dire depuis
trente ans, ne m’ont pas quitté une minute.
sommeil qui se joignit à tous ces symptômes, et qui les a cons-
tamment accompagnés jusqu’ici, acheva de me persuader qu’il me
restait peu de temps à vivre. Cette persuasion me tranquillisa
pour un temps sur le soin de guérir. Ne pouvant prolonger ma vie,
je résolus de tirer du peu qu’il m’en restait tout le parti qu’il était
possible ; et cela se pouvait par une singulière faveur de la nature,
qui, dans un état si funeste, m’exemptait des douleurs qu’il sem-
blait devoir m’attirer. J’étais importuné de ce bruit, mais je n’en
souffrais pas : il n’était accompagné d’aucune autre incommodité
habituelle que de l’insomnie durant les nuits, et en tout temps
d’une courte haleine qui n’allait pas jusqu’à l’asthme et ne se fai-
sait sentir que quand je voulais courir ou agir un peu fortement.
sions, et j’en bénis le Ciel chaque jour par l’heureux effet qu’il
produisit sur mon âme. Je puis bien dire que je ne commençai de
vivre que quand je me regardai comme un homme mort. Donnant
leur véritable prix aux choses que j’allais quitter, je commençai de
m’occuper de soins plus nobles, comme par anticipation sur ceux
que j’aurais bientôt à remplir et que j’avais fort négligés jus-
qu’alors. J’avais souvent travesti la religion à ma mode, mais je
n’avais jamais été tout à fait sans religion. Il m’en coûta moins de
revenir à ce sujet, si triste pour tant de gens, mais si doux pour
qui s’en fait un objet de consolation et d’espoir. Maman me fut,
en cette occasion, beaucoup plus utile que tous les théologiens ne
me l’auraient été.
d’y mettre aussi la religion ; et ce système était composé d’idées
très disparates, les unes très saines, les autres très folles, de sen-
timents relatifs à son caractère et de préjugés venus de son éduca-
tion. En général, les croyants font Dieu comme ils sont eux-
mêmes, les bons le font bon, les méchants le font méchant ; les
dévots, haineux et bilieux, ne voient que l’enfer, parce qu’ils vou-
draient damner tout le monde ; les âmes aimantes et douces n’y
croient guère ; et l’un des étonnements dont je ne reviens point
est de voir le bon Fénelon en parler dans son Télémaque comme
s’il y croyait tout de bon : mais j’espère qu’il mentait alors ; car
enfin, quelque véridique qu’on soit, il faut bien mentir quelque-
fois quand on est évêque. Maman ne mentait pas avec moi ; et
cette âme sans fiel, qui ne pouvait imaginer un Dieu vindicatif et
toujours courroucé, ne voyait que clémence et miséricorde où les
dévots ne voient que justice et punition. Elle disait souvent qu’il
n’y aurait point de justice en Dieu d’être juste envers nous, parce
que, ne nous ayant pas donné ce qu’il faut pour l’être, ce serait
redemander plus qu’il n’a donné. Ce qu’il y avait de bizarre était
que, sans croire à l’enfer, elle ne laissait pas de croire au purga-
toire. Cela venait de ce qu’elle ne savait que faire des âmes des
méchants, ne pouvant ni les damner ni les mettre avec les bons
jusqu’à ce qu’ils le fussent devenus, et il faut avouer qu’en effet, et
dans ce monde et dans l’autre, les méchants sont toujours bien
embarrassants.
nel et de la rédemption est détruite par ce système, que la base du
christianisme vulgaire en est ébranlée, et que le catholicisme au
moins ne peut subsister. Maman, cependant, était bonne catholi-
que, ou prétendait l’être, et il est sûr qu’elle le prétendait de très
bonne foi. Il lui semblait qu’on expliquait trop littéralement et
trop durement l’Écriture. Tout ce qu’on y lit des tourments éter-
nels lui paraissait comminatoire ou figuré. La mort de Jésus-
Christ lui paraissait un exemple de charité vraiment divine pour
apprendre aux hommes à aimer Dieu et à s’aimer entre eux de
même. En un mot, fidèle à la religion qu’elle avait embrassée, elle
en admettait sincèrement toute la profession de foi ; mais quand
on venait à la discussion de chaque article, il se trouvait qu’elle
croyait tout autrement que l’Église, toujours en s’y soumettant.
Elle avait là-dessus une simplicité de cœur, une franchise plus
éloquente, que ses ergoteries, et qui souvent embarrassait jusqu’à
son confesseur, car elle ne lui déguisait rien. « Je suis bonne ca-
tholique, lui disait-elle, je veux toujours l’être ; j’adopte de toutes
les puissances de mon âme les décisions de sainte mère Église. Je
ne suis pas maîtresse de ma foi, mais je le suis de ma volonté. Je
la soumets sans réserve, et je veux tout croire. Que me demandez-
vous de plus ? »
qu’elle l’aurait suivie, tant elle s’adaptait bien à son caractère. Elle
faisait tout ce qui était ordonné ; mais elle l’eût fait de même
quand il n’aurait pas été ordonné. Dans les choses indifférentes
elle aimait à obéir, et s’il ne lui eût pas été permis, prescrit même,
de faire gras, elle aurait fait maigre entre Dieu et elle, sans que la
prudence eût eu besoin d’y entrer pour rien. Mais toute cette mo-
rale était subordonnée aux principes de M. de Tavel, ou plutôt elle
prétendait n’y rien voir de contraire. Elle eût couché tous les jours
avec vingt hommes en repos de conscience, et sans même en
avoir plus de scrupule que de désir. Je sais que force dévotes ne
sont pas sur ce point plus scrupuleuses ; mais la différence est
qu’elles sont séduites par leurs passions, et qu’elle ne l’était que
par ses sophismes. Dans les conversations les plus touchantes, et
j’ose dire les plus édifiantes, elle fût tombée sur ce point sans
changer ni d’air ni de ton, sans se croire en contradiction avec
elle-même. Elle l’eût même interrompue au besoin pour le fait, et
puis l’eût reprise avec la même sérénité qu’auparavant : tant elle
était intimement persuadée que tout cela n’était qu’une maxime
de police sociale, dont toute personne sensée pouvait faire
l’interprétation, l’application, l’exception, selon l’esprit de la
chose, sans le moindre risque d’offenser Dieu. Quoique sur ce
point je ne fusse assurément pas de son avis, j’avoue que je
n’osais le combattre, honteux du rôle peu galant qu’il m’eût fallu
faire pour cela. J’aurais bien cherché d’établir la règle pour les
autres, en tâchant de m’en excepter ; mais outre que son tempé-
rament prévenait assez l’abus de ses principes, je sais qu’elle
n’était pas femme à prendre le change, et que réclamer
l’exception pour moi c’était la lui laisser pour tous ceux qu’il lui
plairait. Au reste, je compte ici par occasion cette inconséquence
avec les autres, quoiqu’elle ait eu toujours peu d’effet dans sa
conduite, et qu’alors elle n’en eût point du tout : mais j’ai promis
d’exposer fidèlement ses principes, et je veux tenir cet engage-
ment. Je reviens à moi.
garantir mon âme des terreurs de la mort et de ses suites, je pui-
sais avec sécurité dans cette source de confiance. Je m’attachais à
elle plus que je n’avais jamais fait ; j’aurais voulu transporter tout
en elle ma vie que je sentais prête à m’abandonner. De ce redou-
blement d’attachement pour elle, de la persuasion qu’il me restait
peu de temps à vivre, de ma profonde sécurité sur mon sort à ve-
nir, résultait un état habituel très calme, et sensuel même, en ce
qu’amortissant toutes les passions qui portent au loin nos crain-
tes et nos espérances, il me laissait jouir sans inquiétude et sans
trouble du peu de jours qui m’étaient laissés. Une chose contri-
buait à les rendre plus agréables, c’était le soin de nourrir son
goût pour la campagne par tous les amusements que j’y pouvais
rassembler. En lui faisant aimer son jardin, sa basse-cour, ses
pigeons, ses vaches, je m’affectionnais moi-même à tout cela ; et
ces petites occupations, qui remplissaient ma journée sans trou-
bler ma tranquillité, me valurent mieux que le lait et tous les re-
mèdes pour conserver ma pauvre machine, et la rétablir même,
autant que cela se pouvait.
de cette année, et nous attachèrent de plus en plus à la vie rusti-
que, au milieu des bonnes gens dont nous étions entourés. Nous
vîmes arriver l’hiver avec grand regret, et nous retournâmes à la
ville comme nous serions allés en exil ; moi surtout qui, doutant
de revoir le printemps, croyais dire adieu aux Charmettes. Je ne
les quittai pas sans baiser la terre et les arbres, et sans me retour-
ner plusieurs fois en m’en éloignant. Ayant quitté depuis long-
temps mes écolières, avant perdu le goût des sociétés de la ville, je
ne sortais plus, je ne voyais plus personne, excepté Maman, et
M. Salomon devenu depuis peu son médecin et le mien, honnête
homme, homme d’esprit, grand cartésien, qui parlait assez bien
du système du monde, et dont les entretiens agréables et instruc-
tifs me valurent mieux que toutes ses ordonnances. Je n’ai jamais
pu supporter ce sot et niais remplissage des conversations ordi-
naires ; mais des conversations utiles et solides m’ont toujours
fait grand plaisir, et je ne m’y suis jamais refusé. Je pris beaucoup
de goût à celles de M. Salomon, il me semblait que j’anticipais
avec lui sur ces hautes connaissances que mon âme allait acquérir
quand elle aurait perdu ses entraves. Ce goût que j’avais pour lui
s’étendit aux sujets qu’il traitait, et je commençai de rechercher
les livres qui pouvaient m’aider à le mieux entendre. Ceux qui
mêlaient la dévotion aux sciences m’étaient les plus convenables,
tels étaient particulièrement ceux de l’Oratoire et de Port-Royal.
Je me mis à les lire, ou plutôt à les dévorer. Il m’en tomba dans
les mains un du P. Lamy, intitulé : Entretiens sur les Sciences.
C’était une espèce d’introduction à la connaissance des livres qui
en traitent. Je le lus et relus cent fois ; je résolus d’en faire mon
guide. Enfin je me sentis entraîné peu à peu, malgré mon état, ou
plutôt par mon état, vers l’étude avec une force irrésistible, et tout
en regardant chaque jour comme le dernier de mes jours,
j’étudiais avec autant d’ardeur que si j’avais dû toujours vivre. On
disait que cela me faisait du mal ; je crois, moi, que cela me fit du
bien, et non seulement à mon âme, mais à mon corps ; car cette
application pour laquelle je me passionnais me devint si déli-
cieuse, que, ne pensant plus à mes maux, j’en étais beaucoup
moins affecté. Il est pourtant vrai que rien ne me procurait un
soulagement réel ; mais, n’ayant pas de douleurs vives, je
m’accoutumais à languir, à ne pas dormir, à penser au lieu d’agir,
et enfin à regarder le dépérissement successif et lent de ma ma-
chine comme un progrès inévitable que la mort seule pouvait ar-
rêter.
soins de la vie, mais elle me délivra de l’importunité des remèdes
auxquels on m’avait jusqu’alors soumis malgré moi. Salomon,
convaincu que ses drogues ne pouvaient me sauver, m’en épargna
le déboire, et se contenta d’amuser la douleur de ma pauvre Ma-
man avec quelques-unes de ces ordonnances indifférentes qui
leurrent l’espoir du malade et maintiennent le crédit du médecin.
Je quittai l’étroit régime ; je repris l’usage du vin et tout le train
de vie d’un homme en santé, selon la mesure de mes forces, sobre
sur toute chose, mais ne m’abstenant de rien. Je sortis même, et
recommençai d’aller voir mes connaissances, surtout
M. de Conzié, dont le commerce me plaisait fort. Enfin, soit qu’il
me parût beau d’apprendre jusqu’à ma dernière heure, soit qu’un
reste d’espoir de vivre se cachât au fond de mon cœur, l’attente de
la mort, loin de ralentir mon goût pour l’étude, semblait l’animer,
et je me pressais d’amasser un peu d’acquis pour l’autre monde,
comme si j’avais cru n’y avoir que celui que j’avais emporté. Je
pris en affection la boutique d’un libraire appelé Bouchard, où se
rendaient quelques gens de lettres : et le printemps que j’avais cru
ne pas revoir étant proche, je m’assortis de quelques livres pour
les Charmettes, en cas que j’eusse le bonheur d’y retourner.
laquelle je vis les premiers bourgeons est inexprimable. Revoir le
printemps était pour moi ressusciter en paradis. À peine les nei-
ges commençaient à fondre que nous quittâmes notre cachot, et
nous fûmes assez tôt aux Charmettes pour y avoir les prémices du
rossignol. Dès lors je ne crus plus mourir, et réellement il est sin-
gulier que je n’ai jamais fait de grandes maladies à la campagne.
J’y ai beaucoup souffert, mais je n’y ai jamais été alité. Souvent,
j’ai dit, me sentant plus mal qu’à l’ordinaire : « Quand vous me
verrez prêt à mourir, portez-moi à l’ombre d’un chêne, je vous
promets que j’en reviendrai. »
d’une manière proportionnée à mes forces. J’eus un vrai chagrin
de ne pouvoir faire le jardin tout seul ; mais quand j’avais donné
six coups de bêche, j’étais hors d’haleine, la sueur me ruisselait, je
n’en pouvais plus. Quand j’étais baissé, mes battements redou-
blaient, et le sang me montait à la tête avec tant de force, qu’il
fallait bien vite me redresser. Contraint de me borner à des soins
moins fatigants, je pris entre autres celui du colombier, et je m’y
affectionnai si fort, que j’y passais souvent plusieurs heures de
suite sans m’ennuyer un moment. Le pigeon est fort timide et dif-
ficile à apprivoiser. Cependant je vins à bout d’inspirer aux miens
tant de confiance, qu’ils me suivaient partout, et se laissaient
prendre quand je voulais. Je ne pouvais paraître au jardin ni dans
la cour sans en avoir à l’instant deux ou trois sur les bras, sur la
tête, et enfin, malgré le plaisir que j’y prenais, ce cortège me de-
vint si incommode, que je fus obligé de leur ôter cette familiarité.
J’ai toujours pris un singulier plaisir à apprivoiser les animaux,
surtout ceux qui sont craintifs et sauvages. Il me paraissait char-
mant de leur inspirer une confiance que je n’ai jamais trompée. Je
voulais qu’ils m’aimassent en liberté.
d’une manière moins propre à m’instruire qu’à m’accabler. La
fausse idée que j’avais des choses me persuadait que pour lire un
livre avec fruit il fallait avoir toutes les connaissances qu’il suppo-
sait, bien éloigné de penser que souvent l’auteur ne les avait pas
lui-même, et qu’il les puisait dans d’autres livres à mesure qu’il en
avait besoin. Avec cette folle idée, j’étais arrêté à chaque instant,
forcé de courir incessamment d’un livre à l’autre, et quelquefois
avant d’être à la dixième page de celui que je voulais étudier, il
m’eût fallu épuiser des bibliothèques. Cependant je m’obstinai si
bien à cette extravagante méthode, que j’y perdis un temps infini,
et faillis à me brouiller la tête au point de ne pouvoir plus ni rien
voir ni rien savoir. Heureusement je m’aperçus que j’enfilais une
fausse route qui m’égarait dans un labyrinthe immense, et j’en
sortis avant d’y être tout à fait perdu.
chose qu’on sent en s’y livrant, c’est leur liaison, qui fait qu’elles
s’attirent, s’aident, s’éclairent mutuellement et que l’une ne peut
se passer de l’autre. Quoique l’esprit humain ne puisse suffire à
toutes, et qu’il en faille toujours préférer une comme la princi-
pale, si l’on n’a quelque notion des autres, dans la sienne même
on se trouve souvent dans l’obscurité. Je sentis que ce que j’avais
entrepris était bon et utile en lui-même, qu’il n’y avait que la mé-
thode à changer. Prenant d’abord l’encyclopédie, j’allais la divi-
sant dans ses branches. Je vis qu’il fallait faire tout le contraire,
les prendre chacune séparément, et les poursuivre chacune à part
jusqu’au point où elles se réunissent. Ainsi je revins à la synthèse
ordinaire, mais j’y revins en homme qui sait ce qu’il fait. La médi-
tation me tenait en cela lieu de connaissance, et une réflexion très
naturelle aidait à me bien guider. Soit que je vécusse ou que je
mourusse, je n’avais point de temps à perdre. Ne rien savoir à
près de vingt-cinq ans, et vouloir tout apprendre, c’est s’engager à
bien mettre le temps à profit. Ne sachant à quel point le sort ou la
mort pouvait arrêter mon zèle, je voulais à tout événement acqué-
rir des idées de toutes choses, tant pour sonder mes dispositions
naturelles que pour juger par moi-même de ce qui méritait le
mieux d’être cultivé.
quel je n’avais pas pensé, celui de mettre beaucoup de temps à
profit. Il faut que je ne sois pas né pour l’étude, car une longue
application me fatigue à tel point qu’il m’est impossible de
m’occuper demi-heure de suite avec force du même sujet, surtout
en suivant les idées d’autrui ; car il m’est arrivé quelquefois de me
livrer plus longtemps aux miennes, et même avec assez de succès.
Quand j’ai suivi durant quelques pages un auteur qu’il faut lire
avec application, mon esprit l’abandonne et se perd dans les nua-
ges. Si je m’obstine, je m’épuise inutilement ; les éblouissements
me prennent, je ne vois plus rien. Mais que des sujets différents
se succèdent, même sans interruption, l’un me délasse de l’autre,
et sans avoir besoin de relâche, je les suis plus aisément. Je mis à
profit cette observation dans mon plan d’études, et je les entre-
mêlai tellement, que je m’occupais tout le jour, et ne me fatiguais
jamais. Il est vrai que les soins champêtres et domestiques fai-
saient des diversions utiles ; mais dans ma ferveur croissante, je
trouvai bientôt le moyen d’en ménager encore le temps pour
l’étude, et de m’occuper à la fois de deux choses sans songer que
chacune en allait moins bien.
souvent mon lecteur, je mets pourtant une discrétion dont il ne se
douterait guère, si je n’avais soin de l’en avertir. Ici, par exemple,
je me rappelle avec délices tous les différents essais que je fis pour
distribuer mon temps de façon que j’y trouvasse à la fois autant
d’agrément et d’utilité qu’il était possible ; et je puis dire que ce
temps où je vivais dans la retraite, et toujours malade, fut celui de
ma vie où je fus le moins oisif et le moins ennuyé. Deux ou trois
mois se passèrent ainsi à tâter la pente de mon esprit, et à jouir,
dans la plus belle saison de l’année, et dans un lieu qu’elle rendait
enchanté, du charme de la vie dont je sentais si bien le prix, de
celui d’une société aussi libre que douce, si l’on peut donner le
nom de société à une aussi parfaite union, et de celui des belles
connaissances que je me proposais d’acquérir ; car c’était pour
moi comme si je les avais déjà possédées, ou plutôt c’était mieux
encore, puisque le plaisir d’apprendre entrait pour beaucoup dans
mon bonheur.
jouissances, mais trop simples pour pouvoir être expliquées. En-
core un coup, le vrai bonheur ne se décrit pas, il se sent, et se sent
d’autant mieux qu’il peut le moins se décrire, parce qu’il ne ré-
sulte pas d’un recueil de faits, mais qu’il est un état permanent. Je
me répète souvent, mais je me répéterais bien davantage si je di-
sais la même chose autant de fois qu’elle me vient dans l’esprit.
Quand enfin mon train de vie, souvent changé, eut pris un cours
uniforme, voici à peu près quelle en fut la distribution.
verger voisin dans un très joli chemin qui était au-dessus de la
vigne, et suivait la côte jusqu’à Chambéry. Là, tout en me prome-
nant, je faisais ma prière qui ne consistait pas en un vain balbu-
tiement de lèvres, mais dans une sincère élévation de cœur à
l’auteur de cette aimable nature dont les beautés étaient sous mes
yeux. Je n’ai jamais aimé à prier dans la chambre ; il me semble
que les murs et tous ces petits ouvrages des hommes
s’interposent entre Dieu et moi. J’aime à le contempler dans ses
œuvres tandis que mon cœur s’élève à lui. Mes prières étaient pu-
res, je puis le dire, et dignes par là d’être exaucées. Je ne deman-
dais pour moi, et pour celle dont mes vœux ne me séparaient ja-
mais, qu’une vie innocente et tranquille, exempte du vice, de la
douleur, des pénibles besoins, la mort des justes, et leur sort dans
l’avenir. Du reste, cet acte se passait plus en admiration et en
contemplation qu’en demandes, et je savais qu’auprès du dispen-
sateur des vrais biens le meilleur moyen d’obtenir ceux qui nous
sont nécessaires est moins de les demander que de les mériter. Je
revenais en me promenant par un assez grand tour, occupé à
considérer avec intérêt et volupté les objets champêtres dont
j’étais environné, les seuls dont l’œil et le cœur ne se lassent ja-
mais. Je regardais de loin s’il était jour chez Maman ; quand je
voyais son contrevent ouvert, je tressaillais de joie et j’accourais.
S’il était fermé, j’entrais au jardin en attendant qu’elle fût éveillée,
m’amusant à repasser ce que j’avais appris la veille, ou à jardiner.
Le contrevent s’ouvrait, j’allais l’embrasser dans son lit, souvent
encore à moitié endormie, et cet embrassement aussi pur que
tendre tirait de son innocence même un charme qui n’est jamais
joint à la volupté des sens.
temps de la journée où nous étions le plus tranquilles, où nous
causions le plus à notre aise. Ces séances, pour l’ordinaire assez
longues, m’ont laissé un goût vif pour les déjeuners, et je préfère
infiniment l’usage d’Angleterre et de Suisse, où le déjeuner est un
vrai repas qui rassemble tout le monde, à celui de France, où cha-
cun déjeune seul dans sa chambre, ou le plus souvent ne déjeune
point du tout. Après une heure ou deux de causerie, j’allais à mes
livres jusqu’au dîner. Je commençais par quelque livre de philo-
sophie, comme la Logique de Port-Royal, l’Essai de Locke, Male-
branche, Leibnitz, Descartes, etc. Je m’aperçus bientôt que tous
ces auteurs étaient entre eux en contradiction presque perpé-
tuelle, et je formai le chimérique projet de les accorder, qui me
fatigua beaucoup et me fit perdre bien du temps. Je me brouillais
la tête, et je n’avançais point. Enfin, renonçant encore à cette mé-
thode, j’en pris une infiniment meilleure, et à laquelle j’attribue
tout le progrès que je puis avoir fait, malgré mon défaut de capa-
cité ; car il est certain que j’en eus toujours fort peu pour l’étude.
En lisant chaque auteur, je me fis une loi d’adopter et suivre tou-
tes ses idées sans y mêler les miennes ni celles d’un autre, et sans
jamais disputer avec lui. Je me dis : « Commençons par me faire
un magasin d’idées, vraies ou fausses, mais nettes, en attendant
que ma tête en soit assez fournie pour pouvoir les comparer et
choisir. » Cette méthode n’est pas sans inconvénient, je le sais,
mais elle m’a réussi dans l’objet de m’instruire. Au bout de quel-
ques années passées à ne penser exactement que d’après autrui,
sans réfléchir pour ainsi dire et presque sans raisonner, je me suis
trouvé un assez grand fonds d’acquis pour me suffire à moi-
même, et penser sans le secours d’autrui. Alors, quand les voya-
ges et les affaires m’ont ôté les moyens de consulter les livres, je
me suis amusé à repasser et comparer ce que j’avais lu, à peser
chaque chose à la balance de la raison, et à juger quelquefois mes
maîtres. Pour avoir commencé tard à mettre en exercice ma fa-
culté judiciaire, je n’ai pas trouvé qu’elle eût perdu sa vigueur ; et
quand j’ai publié mes propres idées, on ne m’a pas accusé d’être
un disciple servile et de jurer in verba magistri.
été plus loin, m’obstinant à vouloir vaincre mon peu de mémoire,
à force de revenir cent et cent fois sur mes pas et de recommencer
incessamment la même marche. Je ne goûtai pas celle d’Euclide,
qui cherche plutôt la chaîne des démonstrations que la liaison des
idées ; je préférai la Géométrie du P. Lamy, qui dès lors devint un
de mes auteurs favoris, et dont je relis encore avec plaisir les ou-
vrages. L’algèbre suivait, et ce fut toujours le P. Lamy que je pris
pour guide. Quand je fus plus avancé, je pris la Science du calcul
du P. Reynaud, puis son Analyse démontrée, que je n’ai fait
qu’effleurer. Je n’ai jamais été assez loin pour bien sentir
l’application de l’algèbre à la géométrie. Je n’aimais point cette
manière d’opérer sans voir ce qu’on fait, et il me semblait que ré-
soudre un problème de géométrie par les équations, c’était jouer
un air en tournant une manivelle. La première fois que je trouvai
par le calcul que le carré d’un binôme était composé du carré de
chacune de ses parties, et du double produit de l’une par l’autre,
malgré la justesse de ma multiplication, je n’en voulus rien croire
jusqu’à ce que j’eusse fait la figure. Ce n’était pas que je n’eusse
un grand goût pour l’algèbre en n’y considérant que la quantité
abstraite ; mais appliquée à l’étendue, je voulais voir l’opération
sur les lignes ; autrement je n’y comprenais plus rien.
dans laquelle je n’ai jamais fait de grands progrès. Je me mis
d’abord à la méthode latine de Port-Royal, mais sans fruit. Ces
vers ostrogoths me faisaient mal au cœur, et ne pouvaient entrer
dans mon oreille. Je me perdais dans ces foules de règles, et en
apprenant la dernière j’oubliais tout ce qui avait précédé. Une
étude de mots n’est pas ce qu’il faut à un homme sans mémoire et
c’était précisément pour forcer ma mémoire à prendre de la capa-
cité que je m’obstinais à cette étude. Il fallut l’abandonner à la fin.
J’entendais assez la construction pour pouvoir lire un auteur fa-
cile, à l’aide d’un dictionnaire. Je suivis cette route, et je m’en
trouvai bien. Je m’appliquai à la traduction, non par écrit, mais
mentale, et je m’en tins là. À force de temps et d’exercice, je suis
parvenu à lire assez couramment les auteurs latins, mais jamais à
pouvoir ni parler ni écrire dans cette langue ; ce qui m’a souvent
mis dans l’embarras quand je me suis trouvé, je ne sais comment,
enrôlé parmi les gens de lettres. Un autre inconvénient, consé-
quent à cette manière d’apprendre, est que je n’ai jamais su la
prosodie, encore moins les règles de la versification. Désirant
pourtant de sentir l’harmonie de la langue en vers et en prose, j’ai
fait bien des efforts pour y parvenir ; mais je suis convaincu que
sans maître cela est presque impossible. Ayant appris la composi-
tion du plus facile de tous les vers, qui est l’hexamètre, j’eus la
patience de scander presque tout Virgile, et d’y marquer les pieds
et la quantité ; puis, quand j’étais en doute si une syllabe était
longue ou brève, c’était mon Virgile que j’allais consulter. On sent
que cela me faisait faire bien des fautes ; à cause des altérations
permises par les règles de la versification. Mais s’il y a de
l’avantage à étudier seul, il y a aussi de grands inconvénients, et
surtout une peine incroyable. Je sais cela mieux que qui que ce
soit.
prêt, j’allais faire visite à mes amis les pigeons, ou travailler au
jardin en attendant l’heure.
ni d’un grand appétit ; car c’est encore une chose à noter que,
quelque malade que je puisse être, l’appétit ne me manque ja-
mais. Nous dînions très agréablement, en causant de nos affaires,
en attendant que Maman pût manger. Deux ou trois fois la se-
maine, quand il faisait beau, nous allions derrière la maison
prendre le café dans un cabinet frais et touffu, que j’avais garni de
houblon, et qui nous faisait grand plaisir durant la chaleur ; nous
passions là une petite heure à visiter nos légumes, nos fleurs, à
des entretiens relatifs à notre manière de vivre, et qui nous en
faisaient mieux goûter la douceur. J’avais une autre petite famille
au bout du jardin : c’étaient des abeilles. Je ne manquais guère, et
souvent Maman avec moi, d’aller leur rendre visite ; je
m’intéressais beaucoup à leur ouvrage, je m’amusais infiniment à
les voir revenir de la picorée, leurs petites cuisses quelquefois si
chargées qu’elles avaient peine à marcher. Les premiers jours la
curiosité me rendit indiscret, et elles me piquèrent deux ou trois
fois ; mais ensuite nous fîmes si bien connaissance, que quelque
près que je vinsse, elles me laissaient faire, et quelque pleines que
fussent les ruches prêtes à jeter leur essaim, j’en étais quelquefois
entouré, j’en avais sur les mains, sur le visage sans qu’aucune me
piquât jamais. Tous les animaux se défient de l’homme, et n’ont
pas tort : mais sont-ils sûrs une fois qu’il ne leur veut pas nuire,
leur confiance devient si grande qu’il faut être plus que barbare
pour en abuser.
midi devaient moins porter le nom de travail et d’étude que de
récréation et d’amusement. Je n’ai jamais pu supporter
l’application du cabinet après mon dîner, et en général toute
peine me coûte durant la chaleur du jour. Je m’occupais pourtant,
mais sans gêne et presque sans règle, à lire sans étudier. La chose
que je suivais le plus exactement était l’histoire et la géographie,
et comme cela ne demandait point de contention d’esprit, j’y fis
autant de progrès que le permettait mon peu de mémoire. Je vou-
lus étudier le P. Pétau, et je m’enfonçai dans les ténèbres de la
chronologie ; mais je me dégoûtai de la partie critique qui n’a ni
fond ni rive, et je m’affectionnai par préférence à l’exacte mesure
des temps et à la marche des corps célestes. J’aurais même pris
du goût pour l’astronomie si j’avais eu des instruments mais il
fallut me contenter de quelques éléments pris dans des livres, et
de quelques observations grossières faites avec une lunette
d’approche, seulement pour connaître la situation générale du
ciel : car ma vue courte ne me permet pas de distinguer, à yeux
nus, assez nettement les astres. Je me rappelle à ce sujet une
aventure dont le souvenir m’a souvent fait rire. J’avais acheté un
planisphère céleste pour étudier les constellations. J’avais attaché
ce planisphère sur un châssis, et les nuits où le ciel était serein,
j’allais dans le jardin poser mon châssis sur quatre piquets de ma
hauteur, le planisphère tourné en dessous, et pour l’éclairer sans
que le vent soufflât ma chandelle, je la mis dans un seau à terre
entre les quatre piquets : puis regardant alternativement le pla-
nisphère avec mes yeux et les astres avec ma lunette, je
m’exerçais à connaître les étoiles et à discerner les constellations.
Je crois avoir dit que le jardin de M. Noiret était en terrasse ; on
voyait du chemin tout ce qui s’y faisait. Un soir, des paysans pas-
sant assez tard me virent dans un grotesque équipage occupé à
mon opération. La lueur qui donnait sur mon planisphère, et dont
ils ne voyaient pas la cause parce que la lumière était cachée à
leurs yeux par les bords du seau, ces quatre piquets, ce grand pa-
pier barbouillé de figures, ce cadre, et le jeu de ma lunette, qu’ils
voyaient aller et venir, donnaient à cet objet un air de grimoire
qui les effraya. Ma parure n’était pas propre à les rassurer ; un
chapeau clabaud par-dessus mon bonnet, et un pet-en-l’air ouaté
de Maman qu’elle m’avait obligé de mettre, offraient à leurs yeux
l’image d’un vrai sorcier, et comme il était près de minuit, ils ne
doutèrent point que ce ne fût le commencement du sabbat. Peu
curieux d’en voir davantage, ils se sauvèrent très alarmés, éveillè-
rent leurs voisins pour leur conter leur vision, et l’histoire courut
si bien que dès le lendemain chacun sut dans le voisinage que le
sabbat se tenait chez M. Noiret. Je ne sais ce qu’eût produit enfin
cette rumeur, si l’un des paysans, témoin de mes conjurations,
n’en eût le même jour porté sa plainte à deux jésuites qui venaient
nous voir, et qui, sans savoir de quoi il s’agissait, les désabusèrent
par provision. Ils nous contèrent l’histoire ; je leur en dis la cause,
et nous rîmes beaucoup. Cependant il fut résolu, crainte de réci-
dive, que j’observerais désormais sans lumière, et que j’irais
consulter le planisphère dans la maison. Ceux qui ont lu, dans les
Lettres de la Montagne, ma magie de Venise trouveront, je
m’assure, que j’avais de longue main une grande vocation pour
être sorcier.
cupé d’aucuns soins champêtres ; car ils avaient toujours la préfé-
rence, et dans ce qui n’excédait pas mes forces, je travaillais
comme un paysan ; mais il est vrai que mon extrême faiblesse ne
me laissait guère alors sur cet article que le mérite de la bonne
volonté. D’ailleurs je voulais faire à la fois deux ouvrages, et par
cette raison je n’en faisais bien aucun. Je m’étais mis dans la tête
de me donner par force de la mémoire ; je m’obstinais à vouloir
beaucoup apprendre par cœur. Pour cela je portais toujours avec
moi quelque livre qu’avec une peine incroyable j’étudiais et repas-
sais tout en travaillant. Je ne sais pas comment l’opiniâtreté de
ces vains et continuels efforts ne m’a pas enfin rendu stupide. Il
faut que j’aie appris et rappris bien vingt fois les églogues de Vir-
gile, dont je ne sais pas un seul mot. J’ai perdu ou dépareillé des
multitudes de livres par l’habitude que j’avais d’en porter partout
avec moi, au colombier, au jardin, au verger, à la vigne. Occupé
d’autre chose, je posais mon livre au pied d’un arbre ou sur la
haie ; partout j’oubliais de le reprendre, et souvent au bout de
quinze jours, je le retrouvais pourri ou rongé des fourmis et des
limaçons. Cette ardeur d’apprendre devint une manie qui me
rendait comme hébété, tout occupé que j’étais sans cesse à mar-
motter quelque chose entre mes dents.
sais le plus fréquemment, m’avaient rendu demi-janséniste, et,
malgré toute ma confiance, leur dure théologie m’épouvantait
quelquefois. La terreur de l’enfer, que jusque-là j’avais très peu
craint, troublait peu à peu ma sécurité, et si Maman ne m’eût
tranquillisé l’âme, cette effrayante doctrine m’eût enfin tout à fait
bouleversé. Mon confesseur, qui était aussi le sien, contribuait
pour sa part à me maintenir dans une bonne assiette. C’était le P.
Hemet, jésuite, bon et sage vieillard dont la mémoire me sera tou-
jours en vénération. Quoique jésuite, il avait la simplicité d’un
enfant, et sa morale, moins relâchée que douce, était précisément
ce qu’il me fallait pour balancer les tristes impressions du jansé-
nisme. Ce bon homme et son compagnon, le P. Coppier, venaient
souvent nous voir aux Charmettes, quoique le chemin fût fort
rude et assez long pour des gens de leur âge. Leurs visites me fai-
saient grand bien : que Dieu veuille le rendre à leurs âmes, car ils
étaient trop vieux alors pour que je les présume en vie encore au-
jourd’hui. J’allais aussi les voir à Chambéry ; je me familiarisais
peu à peu avec leur maison ; leur bibliothèque était à mon ser-
vice ; le souvenir de cet heureux temps se lie avec celui des jésui-
tes au point de me faire aimer l’un par l’autre, et quoique leur
doctrine m’ait toujours paru dangereuse, je n’ai jamais pu trouver
en moi le pouvoir de les haïr sincèrement.
autres hommes des puérilités pareilles à celles qui passent quel-
quefois dans le mien. Au milieu de mes études et d’une vie inno-
cente autant qu’on la puisse mener, et malgré tout ce qu’on
m’avait pu dire, la peur de l’enfer m’agitait encore, souvent. Je me
demandais : « En quel état suis-je ? Si je mourais à l’instant
même, serais-je damné ? » Selon mes jansénistes la chose était
indubitable, mais selon ma conscience il me paraissait que non.
Toujours craintif, et flottant dans cette cruelle incertitude, j’avais
recours, pour en sortir aux expédients les plus risibles, et pour
lesquels je ferais volontiers enfermer un homme si je lui en voyais
faire autant. Un jour, rêvant à ce triste sujet, je m’exerçais machi-
nalement à lancer des pierres contre les troncs des arbres, et cela
avec mon adresse ordinaire, c’est-à-dire sans presque en toucher
aucun. Tout au milieu de ce bel exercice, je m’avisai de m’en faire
une espèce de pronostic pour calmer mon inquiétude. Je me dis :
« Je m’en vais jeter cette pierre contre l’arbre qui est vis-à-vis de
moi ; si je le touche, signe de salut ; si je le manque, signe de
damnation. » Tout en disant ainsi, je jette ma pierre d’une main
tremblante et avec un horrible battement de cœur, mais si heu-
reusement, qu’elle va frapper au beau milieu de l’arbre, ce qui
véritablement n’était pas difficile, car j’avais eu soin de le choisir
fort gros et fort près. Depuis lors je n’ai plus douté de mon salut.
Je ne sais, en me rappelant ce trait, si je dois rire ou gémir sur
moi-même. Vous autres grands hommes, qui riez sûrement, féli-
citez-vous ; mais n’insultez pas à ma misère, car je vous jure que
je la sens bien.
la dévotion, n’étaient pas un état permanent. Communément
j’étais assez tranquille, et l’impression que l’idée d’une mort pro-
chaine faisait sur mon âme était moins de la tristesse qu’une lan-
gueur paisible, et qui même avait ses douceurs. Je viens de re-
trouver parmi de vieux papiers une espèce d’exhortation que je
me faisais à moi-même, et où je me félicitais de mourir à l’âge où
l’on trouve assez de courage en soi pour envisager la mort, et sans
avoir éprouvé de grands maux, ni de corps ni d’esprit, durant ma
vie. Que j’avais bien raison ! Un pressentiment me faisait craindre
de vivre pour souffrir. Il semblait que je prévoyais le sort qui
m’attendait sur mes vieux jours. Je n’ai jamais été si près de la
sagesse que durant cette heureuse époque. Sans grands remords
sur le passé, délivré des soucis de l’avenir, le sentiment qui domi-
nait constamment dans mon âme était de jouir du présent. Les
dévots ont pour l’ordinaire une petite sensualité très vive qui leur
fait savourer avec délices les plaisirs innocents qui leur sont per-
mis. Les mondains leur en font un crime, je ne sais pourquoi, ou
plutôt je le sais bien : c’est qu’ils envient aux autres la jouissance
des plaisirs simples dont eux-mêmes ont perdu le goût. Je l’avais,
ce goût, et je trouvais charmant de le satisfaire en sûreté de cons-
cience. Mon cœur, neuf encore, se livrait à tout avec un plaisir
d’enfant, ou plutôt, si je l’ose dire, avec une volupté d’ange, car en
vérité ces tranquilles jouissances ont la sérénité de celles du pa-
radis. Des dîners faits sur l’herbe, à Montagnole, des soupers sous
le berceau, la récolte des fruits, les vendanges, les veillées à teiller
avec nos gens, tout cela faisait pour nous autant de fêtes auxquel-
les Maman prenait le même plaisir que moi. Des promenades
plus solitaires avaient un charme plus grand encore, parce que le
cœur s’épanchait plus en liberté. Nous en fîmes une entre autres
qui fait époque dans ma mémoire, un jour de Saint-Louis dont
Maman portait le nom. Nous partîmes ensemble et seuls de bon
matin, après la messe qu’un carme était venu nous dire à la
pointe du jour, dans une chapelle attenante à la maison. J’avais
proposé d’aller parcourir la côte opposée à celle où nous étions, et
que nous n’avions point visitée encore. Nous avions envoyé nos
provisions d’avance, car la course devait durer tout le jour. Ma-
man, quoiqu’un peu ronde et grasse, ne marchait pas mal : nous
allions de colline en colline et de bois en bois, quelquefois au so-
leil et souvent à l’ombre, nous reposant de temps en temps, et
nous oubliant des heures entières ; causant de nous, de notre
union, de la douceur de notre sort, et faisant pour sa durée des
vœux qui ne furent pas exaucés. Tout semblait conspirer au bon-
heur de cette journée. Il avait plu depuis peu ; point de poussière,
et des ruisseaux bien courants ; un petit vent frais agitait les feuil-
les, l’air était pur, l’horizon sans nuage, la sérénité régnait au ciel
comme dans nos cœurs. Notre dîner fut fait chez un paysan, et
partagé avec sa famille qui nous bénissait de bon cœur. Ces pau-
vres Savoyards sont si bonnes gens ! Après le dîner nous gagnâ-
mes l’ombre sous de grands arbres, où, tandis que j’amassais des
brins de bois sec pour faire notre café, Maman s’amusait à herbo-
riser parmi les broussailles, et avec les fleurs du bouquet que,
chemin faisant, je lui avais ramassé, elle me fit remarquer dans
leur structure mille choses curieuses qui m’amusèrent beaucoup,
et qui devaient me donner du goût pour la botanique ; mais le
moment n’était pas venu, j’étais distrait par trop d’autres études.
Une idée qui vint me frapper fit diversion aux fleurs et aux plan-
tes. La situation d’âme où je me trouvais, tout ce que nous avions
dit et fait ce jour-là, tous les objets qui m’avaient frappé me rap-
pelèrent l’espèce de rêve que tout éveillé j’avais fait à Annecy sept
ou huit ans auparavant, et dont j’ai rendu compte en son lieu. Les
rapports en étaient si frappants, qu’en y pensant j’en fus ému jus-
qu’aux larmes. Dans un transport d’attendrissement j’embrassai
cette chère amie : « Maman, Maman, lui dis-je, avec passion, ce
jour m’a été promis depuis longtemps, et je ne vois rien au-delà.
Mon bonheur, grâce à vous, est à son comble ; puisse-t-il ne pas
décliner désormais ! puisse-t-il durer aussi longtemps que j’en
conserverai le goût ! Il ne finira qu’avec moi. »
que, n’apercevant rien qui les dût troubler, je n’envisageais en
effet leur fin qu’avec la mienne. Ce n’était pas que la source de
mes soucis fût absolument tarie ; mais je lui voyais prendre un
autre cours que je dirigeais de mon mieux sur des objets utiles,
afin qu’elle portât son remède avec elle. Maman aimait naturel-
lement la campagne, et ce goût ne s’attiédissait pas avec moi. Peu
à peu elle prit celui des soins champêtres ; elle aimait à faire va-
loir les terres ; et elle avait sur cela des connaissances dont elle
faisait usage avec plaisir. Non contente de ce qui dépendait de la
maison qu’elle avait prise, elle louait tantôt un champ, tantôt un
pré. Enfin, portant son humeur entreprenante sur des objets
d’agriculture, au lieu de rester oisive dans sa maison, elle prenait
le train de devenir bientôt une grosse fermière. Je n’aimais pas
trop à la voir ainsi s’étendre, et je m’y opposais tant que je pou-
vais, bien sûr qu’elle serait toujours trompée, et que son humeur
libérale et prodigue porterait toujours la dépense au-delà du pro-
duit. Toutefois je me consolais en pensant que ce produit du
moins ne serait pas nul, et lui aiderait à vivre. De toutes les entre-
prises qu’elle pouvait former, celle-là me paraissait la moins rui-
neuse, et, sans y envisager comme elle un objet de profit, j’y envi-
sageais une occupation continuelle, qui la garantirait des mauvai-
ses affaires et des escrocs. Dans cette idée je désirais ardemment
de recouvrer autant de force et de santé qu’il m’en fallait pour
veiller à ses affaires, pour être piqueur de ses ouvriers, ou son
premier ouvrier, et naturellement l’exercice que cela me faisait
faire, m’arrachant souvent à mes livres et me distrayant sur mon
état, devait le rendre meilleur.
