Les Conteurs à la ronde

XI – LE RETOUR DE L’ÉMIGRANT – ou – Noëlaprès quinze ans d’absence.

 

Seize ans sont écoulés depuis le jour où,turbulent et mécontent jeune homme, je quittai l’Angleterre pourl’Australie. Pour la première fois j’étudiai sérieusement lagéographie, quand je fis pivoter un grand globe terrestre, afin d’ychercher l’Australie méridionale, la colonie alors à la mode. Mestuteurs, j’étais orphelin, furent charmés de se débarrasser d’unpersonnage si tracassier ; je me trouvai donc bientôt le fierpossesseur d’un lot de terre urbaine et d’un lot de terre ruraledans la colonie modèle de l’Australie méridionale.

Mon voyage fut assez agréable sur un excellentnavire, avec la meilleure table tous les jours, et personne pour medire : « Charles, c’est assez de vin commecela ! » C’était dans des circonstances bien différentesque se trouvaient beaucoup de mes compagnons d’émigration. Parmieux des pères et des mères de famille, avec leur enfants, avaientquitté de confortables demeures, de bons petits revenus, de joliespropriétés ou des professions respectables, séduits par lesorateurs des meetings publics ou par ces éblouissants prospectusqui décrivent les charmes de la vie coloniale dans une coloniemodèle.

J’appris à fumer, à boire du grog et à briserd’une balle de fusil ou de pistolet une bouteille suspendue à unbout de vergue. Nous avions à bord de très aimables vauriens, desex-cornettes, des ex-lieutenants, des anciens employés dugouvernement, des avocats sans cause, des médecins sans malades,des fruits-secs d’Oxford, la bourse aussi vide que la tête pour laplupart, mais de bonne mine et bien mis. Bon nombre avaient fumédans de magnifiques pipes d’écume de mer, sablé le champagne, lebourgogne et le vin du Rhin, échangé des coups d’épée ou depistolet, galopé dans les courses au clocher, et contracté desdettes dans toutes les capitales de l’Europe. Ces fils de famillefumèrent mes cigares, me permirent de leur payer du champagne, etm’enseignèrent, moyennant quelques menus frais, l’art de jouer auwhist, à l’écarté et à la mouche dans le style fashionable ;ils m’apprirent aussi à recevoir avec la hauteur convenable lesavances des passagers du second ordre.

À la fin des cent jours de notre traversée,j’étais remarquablement changé, mais valais-je mieux ? Làétait la question : car mes nouveaux amis m’avaient inculquéleurs grands principes : regarder tout travail commedégradant, et les dettes comme séant à merveille à un gentleman.Les idées que je m’étais faites d’une colonie modèle, avec tous leséléments de la civilisation, telle qu’on nous la promettait àLondres, furent un peu renversées quand j’aperçus en débarquant,dans l’espace même que devait envahir la marée haute et sur laplage sablonneuse, des monceaux de meubles, un ou deux pianos, ungrand nombre d’armoires et de commodes, et, – je m’en souvienssurtout, – un grand coffre en chêne bardé de fer, à moitié plein desable, et vide du reste. La cause de cet abandon de mobilier me futclairement expliquée par la demande qu’on me fit de dix livressterlings pour transporter mes bagages à, la ville d’Adélaïde,distante de sept milles du port, sur un chariot attelé de bœufs.Notez que lesdits bagages ne formaient pas la moitié du chargement.La ville même d’Adélaïde, si magnifique en aquarelle dans lessalons de la Société d’émigration à Londres, n’était à cette époquequ’un amas pittoresque, si l’on veut, mais à coup sûr très peuconfortable, de tentes en toile, de huttes en boue, et de cottagesen bois, un peu plus grands que le chenil d’un chien deTerre-neuve, mais dont la location coûtait aussi cher que celled’un manoir rural dans n’importe quel comté d’Angleterre.

Mon intention n’est pas de raconter ici larapide décadence de la colonie modèle et des colons de l’Australieméridionale, ni l’élévation et le progrès des mines de cuivre. Jene restai pas assez longtemps à Adélaïde pour être témoin de cesdoux événements. Dans le premier sauve-qui-peut général, j’acceptail’offre d’un homme qui, sous une rude enveloppe, avait de grandesqualités, une espèce de diamant brut, un colon de la vieillecolonie, qui avait traversé tout le pays pour venir vendre auxAdélaïdiens un lot de bêtes à cornes et de chevaux. Je fusredevable de sa faveur à l’habileté que j’avais déployée ensaignant un poulain de prix dans un moment critique. C’était l’unedes rares choses utiles que j’eusse apprises en Angleterre. Tandisque mes fashionables compagnons, cruellement désappointéss’enivraient jusqu’à se donner le delirium tremens, s’enrôlaientdans la police, acceptaient des emplois de bergers, piquaientl’assiette de gens de rien, suppliaient les capitaines en partancede les laisser regagner l’Angleterre sur le gaillard d’avant, ilm’offrit de m’emmener avec lui sur sa terre dans l’intérieur, et defaire de moi un homme. Tournant le dos à l’Australie méridionale,j’abandonnai à la nature mon lot rural, situé sur une hauteurinaccessible, et je vendis mon lot urbain pour cinq livres. Letravail, je commençai à m’en apercevoir, était le seul moyen de setirer d’affaire dans une colonie, plus encore qu’ailleurs.

Me voilà donc parti pour le Bush lointain etles plaines solitaires d’un district où la colonisation en était àses débuts ; constamment exposé aux attaques des sauvagesIndiens, constamment occupé à surveiller les bergers presque aussisauvages du gros et du petit bétail de mon nouveau patron, tantôtpassant des jours entiers à cheval, tantôt forcé de donner toutemon attention aux détails d’un vaste établissement agricole, j’eusbientôt fait « peau neuve. »

Mes prétentions fashionables se trouvaientmises à néant ; ma vie devint une réalité qui dépendait de mespropres efforts. Ce fut alors que mon cœur changea à sontour ; ce fut alors que je commençai à penser tendrement auxfrères et aux sœurs que j’avais laissés derrière moi et tantnégligés aux jours de mon égoïsme. Rarement l’occasion de leurfaire parvenir mes lettres s’offrait plus de deux fois l’an ;mais la plume, qui me répugnait tant jadis, devint ma granderessource aux heures de loisir. Combien de fois, assis dans mahutte, j’ai passé une partie de la nuit à confier au papier mespensées, mes sentiments, mes regrets ! Cependant le feu allumédevant cette hutte et autour duquel étaient étendus mes hommesendormis, me faisait souvenir que je n’étais pas seul dans le granddésert pastoral qui se déroulait à plusieurs centaines de millesautour de moi. Puis soudain des sons étranges parlaient à monesprit comme la voix de ces contrées étranges où j’étaistransplanté. C’étaient le hurlement du dingo, espèce de chien-loup,rôdant autour de nos bergeries ; l’aboiement de défi deschiens vigilants ; le cri des oiseaux nocturnes ; leschants sauvages des indigènes exécutant sur les hauteursmontagneuses leurs danses fantastiques, et jouant des drames où ilsreprésentaient le meurtre de l’homme blanc et le pillage de sestroupeaux. Quand ces bruits parvenaient à mon oreille, mes yeux seportaient instinctivement sur le râtelier auquel étaient suspenduesmes armes chargées, et hors de la hutte, à l’endroit où le rebelleirlandais O’Donohue et l’ancien braconnier Giles Brown, transformésen sentinelles fidèles, se promenaient en long et en large, lefusil sur l’épaule, prêts à mourir plutôt que de se rendre. Dans cevaste désert, tous les petits soucis de la vie des cités, toutesles petites roueries de la spéculation, tous les petits moyens degarder les apparences, devenaient inutiles et s’oubliaient bientôt.Non seulement je lus et relus le peu de livres que je possédais,mais je les appris par cœur. Si, dans la matinée, je fatiguais leschevaux pour faire mes rondes, si je maintenais la paix entre meshommes par de rudes paroles et même par des coups ; assis àl’écart, dans la soirée, j’ouvrais la Bible et je me laissaisabsorber tout entier dans les pérégrinations d’Abraham, lesépreuves de Job ou les Psaumes de David ; puis, passant de laloi ancienne à la loi nouvelle, je suivais saint Jean dans undésert qui n’était pas sans ressemblance avec celui que j’avaissous les yeux ; ou j’écoutais, loin des villes, « leSermon sur la montagne. » D’autres fois, lorsque je traversaisà pied les forêts, j’y répétais le dialogue des personnages deShakespeare ou, à l’aide d’une traduction de Pope, les discours deshéros d’Homère, que je pouvais souvent m’appliquer àmoi-même ; car, dans ces régions solitaires, comme ces héros,j’étais chef guerrier et presque prêtre. En effet, survenait-il unemort, je lisais le service funèbre. Ce fut ainsi que je refis monéducation.

Aux heures où je me rappelais mes amisnégligés, les occasions perdues et les scènes riantes de mon comténatal, j’aimais surtout à me figurer que j’assistais encore auxfêtes de Noël dans ma vieille Angleterre bien-aimée.

Pendant notre été brûlant du mois de décembre,en Australie, quand la grande rivière qui arrosait et bornait nospâturages n’était plus qu’une suite d’étangs, en grande partiedesséchés, quand nos troupeaux pantelaient autour de moi, à l’heuretranquille du soir ; quand les étoiles, brillant d’un éclatinconnu aux climats septentrionaux, réalisaient l’idée de la nuitbienheureuse où l’étoile de Bethléem apparut et guida les roisd’Orient dans leur pieux pèlerinage, mes pensées voyageaient àtravers la mer. Je ne sentais plus la chaleur étouffante ; jen’entendais plus le cri des oiseaux de nuit ni les hurlements dudingo. J’étais au-delà des mers, au milieu de ceux qui célébraientla Noël ; je voyais les joyeux visages de mes proches et demes amis rayonner autour de la table de Noël ; on disait lesgrâces ; on proposait un toast… un toast aux absents ;lorsqu’on prononçait mon nom, les plus gais visages devenaienttristes. Alors je me réveillais de mon rêve ; je me retrouvaisseul et je pleurais. Mais une vie d’action ne laisse pas de tempspour les chagrins inutiles, bien qu’elle en laisse assez pour lesréflexions et les projets d’avenir. Je résolus donc, après beaucoupde visions semblables, qu’un temps viendrait où par une bellesoirée de Noël, l’Australien lui-même répondrait au toastporté : « aux amis absents ! »

Ce temps est, en effet, venu, l’année même quia terminé le dernier demi-siècle. Un travail sérieux, une sageéconomie m’avaient fait prospérer. Le riche district, dont j’avaisété l’un des premiers pionniers, s’était colonisé et pacifié surtoute l’étendue qu’embrasse la rivière. Les sauvages Myalss’étaient laissé apprivoiser, avaient renoncé à leur indépendanceet s’offraient eux-mêmes pour garder nos troupeaux. Des milliers debêtes à laine sur les collines et de bêtes à cornes dans les richesprairies m’appartenaient ; la hutte d’écorce s’était changéeen un cottage entouré de balcons comme les chalets suisses.Intérieurement les livres et les tableaux ne formaient pas uneinsignifiante part du mobilier. J’avais des voisins à la distanced’une promenade à cheval ; et de douces voix d’enfantsréveillaient souvent l’écho du rivage.

Alors je me dis à moi-même :« maintenant je puis retourner… non pour ne plus revenir, carla terre que j’ai conquise sur le désert sera ma demeure pour lereste de ma vie ; mais je retournerai pour serrer les mainsqui depuis tant d’années désirent serrer les miennes ; poursécher les larmes que des sœurs chéries répandent, quand ellespensent à moi, le banni volontaire ; pour prendre sur mesgenoux ces pauvres petites à qui l’on apprend à prier pour leuroncle dans un lointain pays au-delà de la vaste et profondemer. » Peut-être avais-je aussi l’arrière-pensée de déciderquelque visage de la vieille Angleterre, quelque vrai cœur anglais,à partager ma demeure pastorale.

Je retournai donc, et je foulai de nouveau lesol de la mère-patrie. La, folle attente du jeune homme avait étédéçue ; mais j’avais réalisé de meilleures espérances. Si jene revenais pas chargé de trésors ; pour rivaliser avec lesobjets de ma juvénile et jalouse vanité, je revenais reconnaissant,satisfait de moi-même, indépendant, pour revoir une fois encore monpays natal et retourner me fixer sur la terre de mon adoption.

On était au milieu de l’hiver, quand jedébarquai à un petit port de l’extrémité occidentale del’Angleterre, car mon impatience me fit profiter, durant un calmedans le canal d’Irlande, du premier bateau de pêcheur qui nousaccosta.

Plus nous approchions, plus croissait monimpatience d’être à terre. Je voulus absolument me mettre à l’unedes rames, et, à peine le bateau eut-il touché le fond, que mejetant dans l’eau, je gagnai à gué le rivage. Oh ! gens dugrand monde à qui la vie est si facile ! il y a des plaisirsque vous ne goûterez jamais, et parmi ces plaisirs-là,l’enthousiasme, l’admiration profondément sentie de l’habitant desplaines pastorales, quand il se retrouve sur le sol paternel, aumilieu des jardins de l’Angleterre.

Oui, jardin est le seul mot qui exprime bienl’aspect de notre Angleterre, surtout dans l’ouest où le myrteconserve sa feuille verte et lustrée, tout l’hiver, et où lesroutes, près de toutes les villes, sont bordées de charmantscottages. Je trouvais, à chaque mille, un nouvel objetd’admiration ; j’admirais surtout le coloris frais et sain desgens du peuple. Les robustes jeunes filles, au teint pourtant sidélicat, revenant en grand nombre du marché le panier à la main,n’étaient pas la moins attrayante des surprises, pour un hommehabitué, depuis longtemps, à vivre dans une contrée où l’arrivéed’un joli visage blanc et rose était un événement.

L’approche de la première grande ville me futsignalée par des indices moins agréables, et même très pénibles.Des mendiants, couverts de haillons, se tenaient sur mon passage etinvoquaient la charité du voyageur ; d’autres personnes d’unextérieur non moins digne de pitié, ne mendiaient pas, maissemblaient si exténuées, si souffreteuses que mon cœur saignait. Iln’y eut aucune des mains tendues vers moi qui ne reçût mon aumône.Je donnais également à celles qui n’osaient la réclamer, au grandétonnement du cocher, qui s’étonna bien davantage quand je lui disque je venais d’un pays où il n’y avait d’autres pauvres que lesivrognes et les fainéants.

À mon entrée dans une grande ville, letumulte, le tourbillon des passants à pied, à cheval, en véhiculesde toutes sortes, m’étourdit. J’eus une espèce de cauchemar. Lessignes extérieurs de la richesse, les conforts de la civilisation,allant au-devant de tous les besoins imaginables, avaient un airtout à fait étrange pour moi qui sortais d’un pays où le travailvalide était constamment requis ; où on n’hésitait pas àentreprendre le plus long voyage, à travers des déserts non frayés,avec une couverture et un pot d’étain, pour tout équipement et toutappareil culinaire.

Je consultai le maître de l’auberge pour luidemander si je pourrais gagner en deux jours le Yorkshire, car ilme tardait d’être avec mes amis. « Si vous couchez ici cesoir, » me répondit-il, « vous pourrez arriver à tempsdemain, par le chemin de fer, pour prendre votre part de la fête deNoël… » Jamais je ne me serais imaginé cela, et je ne mefaisais qu’une idée bien vague de ce que pouvait être un chemin defer.

Arrivé, le lendemain matin, au débarcadère,juste à temps pour prendre place dans le train de départ, je fus unpeu déconcerté quand, au bruit strident d’un sifflet, la locomotivese mit en mouvement et nous nous sentîmes emportés comme dans untourbillon. J’avais honte de ma peur, et pourtant bien des gensdans ce convoi auraient reculé durant un voyage de mer comme celuique je venais de faire et trouvé peut-être plus effrayant encore undes solitaires voyages à cheval dans le Bush de l’Australie, qui mesemblaient à moi tout naturels. J’atteignis sans accident lastation voisine d’York. Là je devais prendre un moyen de transportparticulier pour atteindre, par une route de traverse, la maison oùl’un de mes frères faisait valoir une ferme de quelques centainesd’acres de ses propres terres, et réunissait, je le savais, àl’époque de la Noël, le plus grand nombre possible des membres dela famille.

La petite auberge, dans laquelle j’étaisdescendu, me fournit un cabriolet conduit par un postillon,visiblement tombé en décadence. Quand je voulus le questionner, jeretrouvai dans mon nouveau compagnon une ancienne connaissance.Cependant je ne lui révélai pas tout d’abord qui j’étais. Mon aînéde quelques années seulement, mais aigri par la perte de sonmétier, menacé de la misère, n’ayant plus qu’une santé ruinée, lepauvre postillon envisageait la vie d’un tout autre point de vueque tous ceux avec qui j’avais lié conversation. Sur toute ma routeà travers l’Angleterre, l’état de prospérité visible des voyageursde première classe m’avait frappé. Pour lui, au contraire, il avaittout perdu, son emploi et sa gloire ; il était obligé« de faire tout, de porter tout, » au lieu de son anciencostume si pimpant, de son ancien métier si agréable ! Adieula veste écarlate, adieu le joyeux galop, les généreux pourboiresdes voyageurs, les bons dîners des hôtels où s’arrêtaient leschaises de poste ! Dans son humour noir, l’infortuné avait àraconter vingt histoires plus tristes que la sienne et dont leshéros étaient d’anciens maîtres de postes réduits à entrer au dépôtde mendicité, des cochers mendiant leur pain avec la main quiconduisait naguère quatre chevaux à longues guides, des fermiersdescendus au métier de laboureurs salariés : ces récits seterminaient par une lamentation sur la destinée de ceux quin’étaient pas assez forts pour suivre la course du progrès enAngleterre. Je commençai alors à reconnaître moi-même qu’il pouvaity avoir deux faces à ce séduisant tableau qu’on admire à traversles glaces d’un wagon de première classe.

Les jouissances du luxe, les douceurs de lavie que procurent les taxes et les droits payés pour les barrières,valent bien ce qu’elles coûtent pour ceux qui peuvent les payer.Mais ceux qui ne le peuvent pas, feront mieux de chercher fortuneaux colonies. Pensant et parlant ainsi, à mesure que j’approchaisde l’endroit où je devais apparaître à l’improviste devant uneréunion de mes parents, je sentais mon premier enthousiasmes’évanouir. Mon cœur avait d’abord été rempli d’une joie expansivepar la fière conscience d’avoir été l’artisan de ma fortune, et parla beauté des scènes de l’hiver, car l’hiver couvrant de sesblanches stalactites les arbres et le feuillage, avait uneéblouissante beauté pour des yeux accoutumés, comme les miens, à laperpétuelle et brune verdure de l’Australie semi-tropicale. Jerépondais gaiement au « bonsoir, monsieur, » des paysansqui passaient à côté de nous, et les vigoureuses bouffées de mapipe favorite mêlaient leurs nuages à ceux qu’exhalait notre hôteen sueur. Mais les tristes histoires que le postillon se plaisait àraconter avaient refroidi beaucoup ma bonne humeur. Je laissai mapipe s’épuiser et s’éteindre ; mon menton retomba tristementsur ma poitrine. Puis tout-à-coup je lui demandai s’il connaissaitles Barnards ? « Oh ! oui, il les connaissait tous.M. John avait eu une chance toute particulière, car le cheminde fer passait à travers une de ses fermes. Il avait mené unmonsieur et sa dame aux noces de miss Marguerite et conduit unevoiture de deuil à l’enterrement de miss Marie. La jument ducabriolet avait appartenu à M. John ; et ça avait étéautrefois un fameux cheval de chasse. M. Robert l’avait traitélui-même pour des rhumatismes. » Je lui demandai s’il neconnaissait pas d’autres membres de la famille. Oh ! si fait,je connais, c’est-à-dire, je connaissais aussiM. Charles ; mais celui-là, est parti pour les paysétrangers. Les uns disent qu’il y est mort, qu’il s’est fait tuer,pendre… ou quelque chose d’approchant ; d’autres assurentqu’il a fait fortune. C’était un fameux gaillard, celui-là. Biendes fois il s’est mis en campagne avec quelqu’un de ma connaissancetoute particulière pour tendre des pièges aux lièvres ou enfumerdes faisans. Je porte encore au front la marque d’un coup que jereçus en tombant le jour où celui que je veux dire mit un bouchonde genêts épineux dans la queue d’un cheval que je dressais.C’était un drôle de corps, sur mon âme ! Il ne restait guèrede bon sentiment dans le cœur du pauvre diable de postillon. Laperte de son emploi, la misère, la boisson, avaient terriblementchangé le beau et vigoureux gaillard qui paraissait avoir à peinedix ans de plus que moi, à l’époque de mon départ d’Angleterre.« Eh quoi ! Joe, » lui dis-je en me tournant tout àfait vers lui, vous ne semblez pas vous souvenir de moi. Je suisCharles Barnard. « Bon Dieu, monsieur ! » merépondit-il d’un ton pleureur et servile : « Je vous endemande bien pardon, Vous êtes devenu un homme si important !J’étais toujours sûr que vous iriez loin. Ainsi donc vous allezdîner avec M. John ! Ah çà, monsieur, j’espère qu’enfaveur de la vieille connaissance, vous n’oublierez pas ma tirelirede Noël ? » Je me sentis repoussé par ces paroles ;j’aurais voulu être déjà de retour eu Australie. Mon espritcommençait à concevoir des craintes sur la sagesse de ma visiteimprévue à ma famille.

Il faisait un beau clair de lune quand notrecabriolet entra dans le village. J’avais encore un mille à faire àpied, car je voulais me débarrasser du bavardage peu récréatif deJoe. Laissant donc l’ex-postillon se régaler d’un souper chaud etnoyer ses soucis dans des flots d’ale, je marchai rapidementjusqu’à proximité de la vieille maison, autrefois le manoirpatrimonial ; mais les terres en avaient été depuis longtempsdivisées. Je m’arrêtai. Mon courage faiblit au moment où jetraversai la grille, dont le bruit fit aboyer violemment leschiens. J’étais un étranger pour eux, Les chiens qui meconnaissaient étaient morts depuis longtemps. Deux fois je fis letour de la maison, réprimant avec peine mon émotion, avant detrouver le courage d’approcher de la porte. Les éclats de rire, lajoyeuse musique qui résonnait de temps en temps, les lumières quivoltigeaient d’une croisée à l’autre dans les chambres d’en haut,me remplissaient d’émotions à la fois douces et pénibles qui depuislongtemps m’étaient inconnues. Il y avait du roman dans mamystérieuse arrivée ; mais le roman a toujours sa part dansune vie de solitude. Très déraisonnablement, j’éprouvai d’abord unecertaine vexation de voir qu’on était si joyeux en monabsence ; mais, l’instant d’après, de meilleurs sentimentsprévalurent. Je m’approchai de la porte que je reconnaissais sibien, et je frappai un grand coup. La servante ouvrit sans me fairede question, car on attendait beaucoup de convives. Au moment où jeme baissais pour me débarrasser de mon manteau et de mon chapeau,une jolie enfant en robe blanche descendit l’escalier en courant,jeta ses bras autour de mon cou, m’appliqua un gros baiser ets’écria : « Je vous ai attrapé sous le gui, cousinAlfred. » Puis, presque aussitôt, en me regardant avec sesgrands yeux bruns timides : « Qui êtes-vous donc ?êtes-vous encore un nouvel oncle ? » Oh ! combienmon cœur se sentit soulagé ! L’enfant avait saisi uneressemblance ; je ne serais donc pas méconnu par lesmiens ! Tous mes plans, tous mes préparatifs furentoubliés ; j’étais au milieu d’eux ; et je voyais, aprèsquinze ans, le foyer de Noël, la table de Noël, les visages de Noëldont j’avais si souvent rêvé.

Décrire cette nuit-là me serait impossible.Longtemps après minuit, nous étions encore assis tous ensemble. Lesenfants ne voulaient pas quitter mes genoux pour aller aulit ; mes frères ne se lassaient pas de me regarder ; messœurs étaient groupées autour de moi, baisaient mes joues barbueset brunies, et pressaient mes mains brûlées du soleil. Je verraipeut-être encore bien de nouvelles et riantes scènes de Noël, maisjamais une Noël semblable à celle qui accueillit le bannivolontaire à son retour.

Cependant, quoique l’Angleterre ait sesbienheureuses saisons et ses joyeuses fêtes, en tête desquellesfigure la Noël, et quoique cette Noël-là doive bien des fois encorerevivre dans ma mémoire, je ne puis rester en Angleterre. Ma vie apris le moule de mon pays adoptif. Là où j’ai fait ma fortune, làje dois en jouir. Les entraves, les conventions, les liens crééspar les divisions infinies de la société, sont plus que je ne puissupporter. Le souci semble siéger sur tous les fronts, et, sur untrop grand nombre, le dédaigneux orgueil d’une supériorité socialeimaginaire.

J’ai trouvé le visage au teint de rose et leloyal cœur de l’inconnue dont j’avais souvent rêvé dans mes nuitssolitaires. Une jeune personne écoutait d’une oreille attentive,émue, durant la semaine de Noël, les récits de l’Australien, quemes amis ne se lassaient pas d’entendre ; elle est prête àtout quitter pour me suivre dans ma demeure pastorale. Je faisactuellement mes préparatifs de départ, et ni la société, ni leslivres, ni la musique ne manqueront dans ce qui n’était, quand j’yarrivai pour la première fois, qu’une forêt et un désertd’herbages, peuplé d’oiseaux sauvages et de kangourous. Prés devingt parents m’accompagnent, dont plusieurs passablementpauvres ; mais là-bas peu importe. Dans quelques années, vousverrez figurer l’établissement de Barnard-Town sur toutes lescartes d’Australie ; et là, au temps de la Noël, comme en touttemps, les hommes au cœur franc, les femmes au bon cœur, trouveronttoujours aide et sympathique accueil, car je n’oublierai jamaiscomment j’ai débuté moi-même dans ce monde lointain, berger perdudans la solitude, regardant luire les étoiles dans un ciel sansnuages.

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