Les Conteurs à la ronde

VII – L’HISTOIRE DE LA FEMME DEJOURNÉE.

 

Une personne n’est pas sans éprouver uncertain embarras, quand elle se voit appelée par les maîtres dansla salle à manger, pour y porter de joyeux toasts de Noël ; etDieu sait si je souhaite à toutes les personnes présentes autant debonnes fêtes qu’elles peuvent s’en souhaiter à elles-mêmes ;mais aussi on me demande mon histoire du Revenant. Vraiment !…ce n’est pas aussi aisé qu’on le croirait de se rappeler tout desuite, comme cela, les circonstances d’une apparition qu’on a vueet vue de ses propres yeux ! Heureusement je n’ai pasprécisément vu moi-même la chose, car ce fut Thomas qui la vit etqui l’entendit. Cependant, puisque l’histoire du Revenant sembleêtre arrivée aux oreilles des jeunes ladies par la bonne, etqu’elles veulent en savoir les détails exacts, je vais vous lesdire.

J’étais cuisinière chez l’alderman Playford,quand il mourut subitement ; et nous eûmes un bien beau deuil,nous autres, les domestiques. Je dis nous, quoique je ne sois plusaujourd’hui qu’une femme de journée, gagnant péniblement ma pauvrevie.

L’alderman tenait deux maisons sa maison deville à Dewcester, pour son commerce et sa maison de campagne àBrownham, à cinq ou six milles de distance. J’étais à Brownham, etje préférais y être, parce que les jeunes ladies le préféreraientaussi ; c’étaient de vraies ladies, sur mon âme. Tout étaitconfortable à Brownham ; je puis même dire dans le grandstyle : il y avait des jardins, des étangs pleins de poissons,une brasserie, une laiterie, sans parler des écuries et de tout cequi suit.

Dans les dernières années, l’alderman passaitaussi la plus grande partie de son temps à Brownham. Thomas, lecocher, le conduisait et le ramenait quand il était obligé d’allerà Dewcester, où il couchait quelquefois, s’il y avait une affaireimportante en train dans la chambre des aldermen ou une prochaineélection dans le district ; car l’alderman, vous le savez,était fameux pour les élections. Mais Thomas revenait toujours à lamaison, et son maître, lors même qu’il restait à Dewcester, lerenvoyait à Brownham pour nous protéger, nous autres femmes, etfaire son service.

Maintenant il faut vous dire que l’aldermanavait eu une attaque de paralysie peu d’années auparavant, et quedepuis lors, malgré son rétablissement, il avait conservé unemanière de marcher très curieuse, car un de ses souliers faisaitentendre un craquement singulier, ne ressemblant à aucun autrebruit. Lorsqu’il descendait l’allée de gravier devant la façade ouqu’il allait d’un endroit à l’autre dans la maison, son souliercraquait, craquait si bien, que sans voir l’alderman on savaittoujours où il était. Il ne marchait ni lourdement, ni vite, etlongtemps avant qu’il fût en vue nous étions avertis qu’il arrivaitpar le craquement de son soulier, même avant d’entendre le bruit deses pas. J’ai bien entendu des souliers craquer en ma vie, maisjamais comme celui-là !

Nous étions très bons amis, Thomas et moi.J’ai cru longtemps qu’il avait des intentions plus sérieuses, et jene peux penser, même aujourd’hui, que ce fut uniquement de l’amourà l’office, comme on dit, mais il y avait quelque chose de cela.Qui peut dire ce qui fût arrivé, s’il n’avait pas épousé la veuveRogers que tout le monde croyait si bien pourvue après la mort deson défunt, et qui, pourtant, n’avait rien. Pauvre Thomas ! Lelendemain de ses noces fut un triste jour pour lui ; mais iln’y avait plus à revenir là-dessus. Nous n’en restâmes pas moinsbons amis à Brownham, comme il convient aux personnes attachées aumême service. J’étais maîtresse absolue dans ma cuisine, et il n’enfaisait pas plus mauvaise chère.

Un soir, il était revenu de conduirel’alderman à Dewcester, et il devait aller le chercher le lendemaindans l’après-midi. La nuit était humide et pluvieuse ; ilfaisait grand vent. Assis dans la cuisine, nous entendions battrela pluie contre les volets et l’eau ruisseler des gouttières. Levent s’époumonait comme un homme en colère, et tourbillonnaitautour de la maison comme s’il cherchait un endroit pour ypénétrer. Thomas avait ôté ses grandes guêtres et ses autres effetsmouillés pour mettre ses habits de service. Rassemblés tous autourdu feu, nous bavardions un peu plus tard qu’à l’ordinaire. Lesjeunes ladies étaient déjà montées se coucher et les autresservantes finirent par gagner leur lit, nous laissant un moment ànous-mêmes, Thomas et moi. Alors nous recommençâmes à causer de lafamille et des voisins. Je pensai que Thomas profiterait del’occasion pour me faire ses confidences ; mais il fut commetous les jours. Quand l’horloge de la cuisine marqua minuit moinsun quart, je pris ma chandelle et je lui dis : «Bonsoir,Thomas, je vais me coucher. – Bonne nuit, dit-il, cuisinière. Aprèsavoir débarrassé la table dans la salle à manger, je gagnerai aussimon lit, car je suis très fatigué. »

Je n’étais pas montée depuis plus d’un quartd’heure, et je n’avais pas fini de me déshabiller, lorsquej’entendis tapoter à ma porte. « Qui est là ? Demandai-jeun peu effrayée. – C’est moi, cuisinière, répondit Thomas, j’aibesoin de vous parler. » Je ne pouvais m’imaginer ce qu’il mevoulait, car il avait eu tout le temps de me dire les choses lesplus particulières. J’avais d’ailleurs un peu raison de croirequ’il avait vu la veuve Rogers cette après-midi là même. Je merhabillai donc et je sortis dans le corridor, où se tenait Thomasd’un air plus grave que je ne lui avais jamais vu, même à l’église.« Descendez, cuisinière. murmura-t-il, j’ai quelque chose àvous dire ; » tout cela d’un air si solennel que je nepouvais vraiment deviner ce dont il était question.

Nous voilà donc descendus dans la cuisine. Jeranimai le feu et je m’assis tout près ; Thomas prit unechaise et se plaça de l’autre côté. Il avait l’air d’être à unenterrement. « Cuisinière, dit-il, je suis certain que vousapprendrez bientôt du nouveau. – Bon Dieu, Thomas, lui répondis-je,qu’apprendrai je donc ? – Eh bien ! dit-il, vousapprendrez que l’alderman est mort. – Mort ! m’écriai-je,voilà qui est bien étrange ! »

« Pas à moitié si étrange que ce que jeviens d’entendre, cuisinière, ajouta Thomas d’une vois sépulcrale,je viens d’entendre le spectre de l’alderman et je suis certain quenous ne le reverrons plus en vie ! En entrant dans la salle àmanger pour débarrasser le souper des jeunes ladies, j’ai trouvé ungrand verre de punch au milieu du plateau. Vous savez que c’est lamanière dont elles s’y prennent souvent quand je reviens trempéaprès avoir conduit l’alderman. (Pour de véritables ladies commeelles, il eût été trop familier de dire : Thomas, voilà unverre de punch pour vous). J’allais donc boire le verre de punch àla santé de l’alderman, poursuivit Thomas, lorsque j’entends laporte du vestibule s’ouvrir et crac, crac, crac, le son des pas del’alderman qui le traverse. D’abord je ne trouvai rien de bienextraordinaire à son retour à Brownham, malgré l’heure avancée dela nuit. Je déposai donc mon verre de punch, et prenant unechandelle, je sortis de la salle à manger pour éclairer. Je ne visrien du tout ; mais les pas de mon maître me devançaient,crac, crac, crac, et montaient l’escalier. Je les suivis jusqu’aupremier palier ; mais là encore, je n’aperçus pas d’alderman,rien absolument. Bon Dieu ! monsieur, m’écriai-je alors, oùêtes-vous ? Ne faites pas cela pour me faire peur ! Jem’arrêtai et j’écoutai ; aucune réponse, aucun son que lecrac, crac, crac ! Les pas montèrent jusqu’à la porte de lachambre à coucher de l’alderman ; je l’entendis s’ouvrir et sefermer ; puis je n’entendis plus rien. Mais, cuisinière,toutes les portes extérieures sont fermées et barrées pour la nuit.Comment donc l’alderman aurait-il pu entrer dans la maison ?Aussi sûr que vous êtes en vie, c’est son spectre que j’aientendu ! »

Je le crus aussi dans le moment, et maintenantj’en suis certaine. Nous passâmes toute la nuit assis au coin dufeu, pour être prêts quand la nouvelle viendrait de Dewcester. Lelendemain, de grand matin, il arriva un exprès. Thomas le fitentrer, et avant qu’il nous eût expliqué ce qui l’amenait àBrownham, Thomas lui dit : «L’alderman Playford estmort. » Le messager fut fort étonné, comme vous le pensezbien. Miséricorde ! s’écria-t-il, comment donc lesavez-vous ?… – Il est mort, la nuit dernière, repartitThomas, au moment où l’horloge sonnait minuit. J’ai entendu ses pasdans le vestibule et sur l’escalier. Le pas de l’alderman neressemble à aucun autre, et j’ai su par là qu’il devait êtremort.

Je nous souhaite à tous en attendant l’autremonde, une vie longue et heureuse en celui-ci.

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