Les Conteurs à la ronde

V – L’HISTOIRE DE L’HÔTE.

 

Il y avait une fois, comme disent les contesd’enfants, un marchand qui revint des contrées lointaines dans sonpays natal, où il rapportait, dans un petit coffret, des diamantsqui auraient suffi pour la rançon d’un roi. Ce marchand avaitvieilli dans son commerce. Tous les instincts généreux avaientdisparu de son cœur refroidi, et les cendres du feu de la jeunessecouvraient ce cœur qui ne connaissait plus ni joie, ni pitié. Enrevanche, il était toujours habile et dur en affaires, ne calculantque le tant pour cent. Pour enfler ses bénéfices ou sauver undenier, il eût vu d’un œil sec tous ses enfants descendre autombeau s’il avait eu des enfants. Comme un bloc de pierre, ilsemblait complet en lui-même, isolé de tout ; ni sang ni sèvene couraient dans ses veines ; mais il avait la soif de l’or,comme la terre béante après la malédiction d’une longue sécheresse,aspire après la pluie ; et lorsqu’il voyait un autre marchandaussi riche que lui, il brûlait du désir de le dépouiller, par laforce ou la ruse.

Le voilà descendu sur le rivage sablonneux dela mer, une fois de plus, il foule le sol natal. Il reconnaît tousles rochers de l’aride plage ; il reconnaît la rivière quiserpente au loin. Il revoit  des scènes qui lui sontfamilières ; il entend parler une langue qui l’est égalementpour lui. Il s’arrête. Peut-être que les années ont un instantlaissé son cerveau libre, comme le reflux de la mer découvre lagrève, et qu’il va se retrouver jeune un instant ? Peut-être,par une émotion étrange et toute nouvelle pour lui, l’amour de lapatrie va-t-il rafraîchir son cœur comme une rosée ?Hélas ! non, il ne pense qu’une chose, au moyen de se couchercette nuit sans qu’il lui en coûte rien.

Il gravit donc le chemin tortueux de la petiteville ; là il entend parler du renom d’un prince marchand quihabite le voisinage, et dont la libéralité égale le luxe royal. Onlit ces mots, inscrits sur la porte toujours ouverte de sa demeurehospitalière :

« Ici, tout le monde est bien venu, richeou pauvre ! » Notre avare se hâte de tourner ses pas dece côté. Bientôt il aperçoit dans un agréable lieu, entouré demasses de feuillages où murmure la brise, les reflets du marbreblanc au milieu des sombres arbres. En approchant plus près, ilvoit s’élever des murs d’une architecture splendide, percés denombreuses croisées qui étincellent comme des yeux, et ornés destatues, qui de la hauteur où elles sont placées, ressemblent à desanges faisant halte un instant dans leur vol vers le ciel. Iladmire de longs rangs de colonnades, des lampes d’or sous desportiques, de vastes terrasses couronnant l’édifice et offrant depaisibles retraites au milieu des airs : tel était le palaisdu prince marchand.

À travers les vastes portes, on entendaitretentir sans cesse les sons des instruments de musique, cesaccords qui, portés sur des ailes légères, semblent planer autourde nous et murmurer des choses d’un monde lointain dans une languedivine et inconnue.

Le marchand avare entra dans la salle, etvoyant le maître assis à table, il lui cria : « Ô nobleet grand prince, tu vois à tes pieds un pauvre marchand ruiné, quiimplore de ta miséricorde un peu de nourriture, pour ne pas mourirde faim sur la grand’route. C’est à ta gracieuse charité qu’il arecours, et il s’agenouille devant toi. » L’hôte se leva, pritle marchand par la main avec un sourire de bonté, lui parla avecchaleur d’âme, et lui donna à boire et à manger de ses mains. Maisl’avare regardait tout ce qui l’entourait d’un œil de convoitise,et bientôt la splendeur éclatante de cette maison, toute cetteprodigalité de richesse, toutes ces merveilles du luxe, l’orétincelant partout, les pierres précieuses dans l’air scintillantcomme des étoiles, éveillèrent en lui une pensée infernale del’enfer, suspendirent sa respiration, précipitèrent le mouvement deson sang et souillèrent dans son oreille un diabolique conseil.« Quand toute la maison reposera, se dit-il ; quand lesommeil aura scellé toutes les oreilles et tous les yeux ;quand, fatigués par l’éclat et le bruit du festin, tous les sensseront assoupis, je me lèverai, je saisirai tout ce que je pourraisaisir et je le placerai en sûreté dans la cour d’honneur jusqu’àl’aube. Puis pour m’échapper sans éveiller les soupçons, je mettraile feu à ce palais ; je brûlerai le phénix dans son lit deparfums. »

Quand la fête fut finie, tout le monde seretira pour se livrer au repos, et le vieux marchand, aux lèvresperfides, dit à l’hôte : « Mon doux seigneur ! unesprit blessé vient d’être guéri par le baume de votre amour.Puisse celui qui règne dans les cieux augmenter encore vosrichesses. Cette nuit même contribuera peut-être à remplir voscoffres-forts. Pourquoi me regarder d’un air incrédule ?Souvent le ciel accomplit son œuvre dans les ténèbres et durant lesommeil. Oui, j’en ai le pressentiment, ma langue vient deprophétiser. »

L’hôte lui répondit du ton le plus courtois.On conduisit les convives dans les chambres préparées pour lesrecevoir. La lumière et la gaîté s’évanouirent à la fois de lasalle, et le sommeil appesantit toutes les paupières, hors cellesdu meurtrier. Le voyez-vous assis, les yeux fixés sur la largeflamme de la lampe, qui vacille et secoue les ombres comme la maind’un spectre. Il pense au noir dessein qu’il a formé, il écoute lesilence qui l’entoure ; il entend au dehors souffler la bise,chanter le grillon et gémir le solitaire oiseau de la bruyèrevoisine, Enfin il prend sa lampe et sort furtivement de sa chambreLa maison silencieuse semble sa complice. Les ombres s’agitent lelong des escaliers et ses pas comme des démons couverts d’unlinceul noir. Les colonnes de marbre, avec leur blancheur despectre, semblent, du milieu des ténèbres, venir au-devant de lalumière. Un silence sinistre règne partout. Personnification del’avarice ou visage astucieux, le criminel marchand entre dans lasalle du banquet, maintenant froide et déserte. Il remplit un sacde vaisselle d’or, de bijoux et de pierreries ; il prend toutce qu’il trouve à sa fantaisie, et joignant à son butin la caissequi renferme ses propres diamants, il cache tout dans un coin de lacour d’honneur.

Et maintenant, réveillez-vous, imprudents quidormez ; car autour de vous, le meurtre rôde. Un démon s’estglissé dans la maison hospitalière, et pendant votre sommeil, ilrampe autour des fondements de l’édifice ; il amasse lesfagots et la paille ; il y met le feu. Bientôt les flammes,prenant de la force, feront éclater ces pierres massives ;elles les envelopperont d’un épais manteau de fumée, et leur clartésinistre déchirera la nuit. Déjà la Terreur montre sa tête hideuse.Le crime, enfant, grandit et se fortifie. Adieu la joie !adieu les fêtes ! Les flammes mordent et dévorent les poutres,s’élancent à travers les croisées et se tordent comme des serpents.Les énormes colonnes sont embrasées ; les conduits de plomb sefondent et coulent comme des ruisseaux ; le feu agile s’élanceau sommet de l’édifice et trace dans le ciel des arabesques d’unrouge sanglant. Partout bondissant des flammes, partout éclatentdes gerbes d’étincelles. La nuit s’est enfuie !

Aux premières rumeurs de l’incendie, l’hôte,ses convives et tous ses serviteurs se précipitent pêle-mêle, entumulte, hors de la maison et dans la vaste cour. Alors seulementils osent regarder derrière eux ; ils voient l’édificehospitalier dévoré par des serpents de feu ; ils pleurent etse tordent les mains ; ils invoquent le ciel !

Cependant le marchand criminel, qu’au milieumême de l’incendie l’avarice dévore, cherche encore du butin dansles chambres désertées par les plus riches convives, et que le feun’a pas encore atteintes. Enfin, il songe à fuir et regarde dans lacour, mais il est trop tard ; la cour est pleine de monde, cequi lui ôte l’espoir de parvenir, en ce moment du moins, jusqu’autrésor qu’il a caché. « Je suis perdu ! s’écrie-t-il, jesuis perdu ! » La maison n’a pas de porte dérobée qu’ilconnaisse, et quand il essaie de franchir le seuil hospitalier, unfeu vengeur se dresse devant lui et le tient, pour ainsi dire, enarrêt comme un limier. C’est le feu maintenant qui est le maître dulogis, et lui l’esclave. Il fuit, il court comme un insensé ;il va et revient sur ses pas ; il implore du secours, mais ilsait qu’il ne peut lui en venir ; il grince des dents commeune bête féroce en cage. Les flammes impitoyables rugissent autourde lui et brûlent déjà ses vêtements. Il hurle à son tour :« Je ne puis plus fuir : le feu que j’ai allumé me tientemprisonné. » Les dalles sont brûlantes ; l’air mêmes’embrase et siffle. Pour sauver sa vie, il monte au haut de lamaison ; il court à une fenêtre de derrière et voit au loin leciel rouge comme du sang. C’est la seule chance qui lui reste. Ils’élance par la croisée au milieu des arbres ; tout meurtri età demi-étourdi par sa chute, il se lève de nouveau, proférantd’étranges paroles et se maudissant lui-même. La tête lui tourne,il bronche à chaque pas ; mais cependant il poursuit sa courseet finit par disparaître dans l’obscurité lointaine.

Le bruit et les clameurs ont enfin réveillétous les voisins, qui aperçoivent la clarté sinistre et la fumée.Ils se lèvent, ils accourent ; ils jettent de l’eau sur lesflammes, et bientôt l’incendie se laisse maîtriser. La lueurrougeâtre du ciel se dissipe et la nuit revient. Les fenêtresvides, avec leur feu intérieur, ressemblent encore à des yeuxluisants dans les ténèbres. Ces yeux scintillent longtemps etfinissent par se fermer. Alors, avec des cris joyeux, les fugitifsrentrent dans la maison, dont la plus grande partie est restéeintacte, et tous se réjouissent en leur cœur que les ravages nesoient pas plus grands. Le maître de ce brillant palais regardeautour de lui, et voit que tous ses convives, tous ses serviteurssont sains et saufs ; personne n’a perdu un cheveu. Il nemanque que le vieux marchand ; lui seul ne répond pas àl’appel ; on ne trouve nulle part ses traces, quoiqu’oncherche dans toutes les salles vides et sous les ruines fumantesamoncelées contre les murs. On aurait fini par croire qu’il nes’était pas réveillé à temps pour fuir, lorsque, sous un monceau debois calciné, la lanterne est découverte. C’est par là que le fou acommencé ; alors ils se disent entre eux : « C’estdonc cet homme qui a allumé l’incendie où nous avons failli périrtous. » Et, dans le même instant, d’autres personnes trouventdans la cour le butin que le misérable avait amassé. Mais, ôsurprise étrange ! ce butin est prodigieusement augmenté parun petit coffret où sont enfermés les plus beaux diamants del’Orient, diamants plus précieux qu’une couronne !

Une proclamation fut faite dans tout le paysd’alentour, pour savoir si personne ne réclamait ces richespierreries ; mais personne ne les réclama. Leur véritablepossesseur se gardait bien de reparaître pour faire valoir sestitres. Ils finirent donc par appartenir bien légitimement à celuique leur premier propriétaire avait payé d’une si noireingratitude ; et leur valeur était préférable mille fois auxdommages causés par l’incendie.

Ce fut ainsi qu’une joie nouvelle sortit d’unecalamité imprévue ; et l’avare marchand, qui croyait mentir,avait été prophète malgré lui.

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