Les Conteurs à la ronde

IX – HISTOIRE DE L’INVITÉ.

 

Je fus placé, il y a vingt ans, comme clerc,pour faire mon noviciat de la profession légale, dans le petit portde mer de Muddleborough. Habitée en partie par des agriculteurs, enpartie par des pêcheurs, cette petite ville a conservé quelquesrestes d’une contrebande autrefois lucrative et certainesréminiscences des courses heureuses de ses corsaires, auxquels laprincipale rue et plusieurs auberges doivent leur fondation. Lerecteur, le banquier, le procureur, mon patron, qui tenaitenfermées dans des boîtes en fer blanc les affaires litigieuses dela moitié du comté, et à qui une salle à manger poudreuse servaitd’étude, le docteur et le propriétaire des deux bricks et duschooner, dont se composait la marine marchande du port, étaientsans conteste les sommités de l’endroit.

Du banquier ou de mon maître, le procureur,Lequel était le plus haut personnage entre tous ? grandequestion restée obscure. Le banquier Isaac Scrawby passait pourimmensément riche. Les banques provinciales par actionsn’existaient pas encore, et il n’était pas un fermier ou un pécheurqui ne préférât les bons déchirés et crasseux de Scrawby auxbillets les plus neufs de la banque d’Angleterre ; son papiergarnissait donc les petits sacs de toile à voile des pêcheurs, etles vieilles femmes le thésaurisaient dans leurs bas de laine,comme on le vit bien lorsque, forcé de suspendre ses paiements dansla première crise après le bill de Peel, il donna à ses créancierstrois shellings pour livre. Mais, d’un autre côté, le procureurCloseleigh, mon patron, outre qu’il pouvait faire prêter del’argent à tout le monde, connaissait tous les secrets du comté etavait la main en toute chose, sauf pourtant les naissances,spécialité qu’il laissait au docteur.

Trois ou quatre clercs, sans me compter,faisaient cahin-caha la besogne de l’étude. Le vieux Closeleighportait généralement un habit vert garni de boutons d’or àcoquille, des culottes courtes et des bottes à retroussis. Rarementil s’asseyait ou prenait une plume, si ce n’est pour écrire unelettre à un client du premier ordre ; mais il tenait audienceles jours de marché, et dans les saisons des chasses ilinstrumentait aussi en plein air, dans les rendez-vous deschasseurs.

La forte prime payée pour mon apprentissage medonnait naturellement le droit de ne rien faire. Un effort fut biententé, quand j’étais tout à fait novice, par le vieux Foumart, leclerc plus spécialement chargé de la procédure, pour me décider àporter des assignations ; mais, cette tentative ayant échoué,on me laissa prendre soin d’une des deux chambres de la maisondéserte où nous avions notre office, et causer avec les clientstandis qu’ils attendaient leur tour.

La monotonie et la» respectabilité »étaient les traits caractéristiques de notre ville. Nous avions peude pauvres, ou du moins nous n’en entendions guère parler. Lesmêmes gens se livraient aux mêmes occupations, et se permettaientles mêmes amusements plus ou moins graves tout le long de l’année.Le commencement de la saison des pêches et la foire annuelleétaient nos seuls événements. Personne ne faisait fortune, et nulne perdait celle qu’il pouvait avoir. La contrebande, sous l’empiredes nouveaux règlements, était devenue trop hasardeuse et trop peulucrative pour que des gens respectables voulussent s’y aventurer.On racontait pourtant de singulières histoires au sujet des risquescourus en ce genre par les pères de la génération actuelle.

Chaque année, les jeunes hommes les plusremuants et les plus ambitieux de toutes les classes partaientcomme un essaim pour des régions où l’industrie était plus active.En un mot, notre ville était bien la plus tranquille, la plussomnolente réunion imaginable de gens routiniers, économes, ennemisde toute spéculation. Leurs plus grands efforts collectifsaboutissaient à peine à entretenir la fontaine publique et latoiture de l’hôtel-de-ville ; mais jamais on ne put lesdécider à faire les fonds nécessaires pour construire une jetée,bien qu’on en sentit l’impérieux besoin, ni à faire remise desdroits d’octroi à un bateau à vapeur d’invention récente, quipassait devant notre port, pour le décider à s’y arrêter et àentrer en concurrence avec les lents caboteurs dont dépendent noscommunications avec la ville voisine.

Dans ce recoin des domaines du Sommeil… arrivaun jour par terre ou par mer, dans un bateau de pêcheur ou sur sesjambes nerveuses, on n’en sut jamais rien, un homme grand, maigre,pâle, bronzé, semblant être un ancien soldat, âgé de quarante àcinquante ans, n’ayant qu’une seule main, et pour remplacer l’autreun crochet de fer vissé dans un bloc de bois ; pauvrement,salement vêtu, du reste, et dont l’accoutrement ne ressemblait pasmal à celui d’un garde-chasse.

Une compagnie composée du recteur, du docteuret de mon patron, maître Closeleigh, partait précisément pour allerchasser dans une réserve abondante de coqs de bruyère, et déploraitamèrement l’absence du vieux Phil Snare, le meilleur batteur ducomté, quand le manchot offrit ses services d’une manière siconvenable, si polie, si respectueuse, qu’ils furent acceptésmalgré leur léger assaisonnement d’accent irlandais, mauvaiserecommandation dans notre comté, où les fils de l’Irlande n’étaientpas en grande faveur. Une longue baguette de noisetier fut bientôtdans les mains du nouveau venu, et avant la fin de la journée, lemanchot Peter était universellement reconnu pour le meilleurbatteur et le drôle le plus amusant qu’aucun des chasseurs eûtjamais connu. D’après son histoire, il jouissait d’une pension deretraite, et s’en allait rendre visite à un parent qu’il espéraittrouver bien établi dans une autre ville, à cent milles au nord deMuddleborough. Un verre de grog achevant de délier sa langue, ilraconta avec beaucoup de verve et de tact quelques-unes de sesaventures.

À dater de ce jour, Peter devint le factotumde la ville, et chacun de s’étonner qu’on eût pu se passer silongtemps d’un personnage si indispensable. Il portait leslettres ; il nettoyait les fusils et fabriquait des mouchespour la pêche ; il guérissait les chiens malades ; ilportait, dans une singulière enveloppe de son invention, lesmessages des femmes aux maris qui s’attardaient aux dîners duclub ; il suppléait au besoin l’aide du docteur et portait lesassignations du procureur. En un mot, Peter était toujours à ladisposition de tout le monde, avec son visage sérieux et sesréparties comiques. Jamais il ne semblait fatigué ; rarementil avait l’air pressé. Il allait et venait dans toutes les maisonscomme un chat familier, et il faisait d’opulentes affaires, commetous les gens qui savent se rendre indispensables pour la solutionde mille petites difficultés que chaque jour amène. En très peu detemps Peter sortit ainsi, comme un véritable papillon, de son coconou de sa chrysalide. La jaquette de chasse déguenillée fut mise àla réforme et remplacée par un habit vert d’ample dimension, garnid’une infinité de poches et assez pimpant pour être porté par lepremier garde-chasse de milord Browse. Son gilet ouvert laissaitvoir un linge d’une blancheur irréprochable. De la tête aux pieds,il était un exemple de ce que l’on gagnait à être en crédit prèsdes principaux marchands, et cependant il ne s’était pas donné demaître. Il commença même à ne plus se charger de simplescommissions, excepté pour les gens de qualité. Un état-major dejeunes garçons manœuvrait sous ses ordres ; et lorsqu’ilaccompagnait une partie de chasse, pourvu lui-même d’un excellentfusil que lui prêtait un aubergiste chasseur, il avait tout l’aird’être là pour sa santé, pour prendre de l’exercice et se livrer auplaisir du sport. Rien ne rappelait en lui le pauvre diabledépenaillé et mourant de faim qui s’estimait trop heureux decoucher dans une grange et d’accepter une assiettée de débris deviande.

La faveur dont jouissait Peter n’était paslimitée à nos amateurs de sport. Il semblait également dans laconfiance de personnes qui n’avaient jamais manié un fusil, ni jetéune mouche à une truite. S’il commença par les petits marchands,bientôt il devint indispensable aux boutiquiers les plus huppés.M. Tammy, le marchand de nouveautés de la place du Marché,M. Tammy qui portait toujours une cravate blanche et desescarpins, se promena un soir dans son jardin, pendant plus d’uneheure, avec Peter ; miss Spark le regardait par un trou de laporte ; elle ne le perdit pas un seul instant de vue, et elledéclara à qui voulait l’entendre que Peter avait donné une petitetape sur l’épaule de Tammy en la quittant… à Tammy, élu marguillierpour l’année courante ! Cette histoire trouva d’abord desincrédules ; mais on ne put s’empêcher de remarquer que lesprogrès de la toilette de Peter, en fait de linge, dataient decette promenade. Peu de temps après, Kinine, notre principalpharmacien et droguiste, grand orateur dans les meetings de laparoisse et première autorité scientifique de l’endroit, futobservé à son tour. Son garçon de pharmacie le vit étudier lagéographie avec une vaste carte sous les yeux. Peter était souventavec lui, et le crochet de fer voyageait rapidement sur la carte. Àdater de ce moment, la ville entière sembla saisie d’une véritablerage, celle de rafraîchir ses études géographiques. L’Espagne et lePortugal étaient les localités spécialement en faveur. Tout lemonde demandait au cabinet de lecture des livres sur la guerre dela Péninsule ; et le libraire de la place du Marché reçut enune seule semaine l’ordre de faire venir plus de troisdictionnaires portugais.

Quant à Peter, il devint le lion de l’endroit.Il déjeunait avec Smoker, l’aubergiste, amateur de chasse, dînaitavec Tiles, le cordonnier, prenait le thé avec Jolly, le boucher,soupait avec Kinine, le droguiste, et se livrait à de longuescauseries avec le barbier et avec M. Closeleigh lui-même. Onle priait de raconter l’histoire de ses campagnes, tâche dont ils’acquittait avec une grande onction. Chose assez étrange !les gens ne semblaient jamais se fatiguer d’entendre les marches etles contre-marches de Peter, les batailles livrées par Peter, etcomment Peter avait perdu sa main. Seulement les curieux faisaientremarquer qu’à la fin de ces récits, Peter était toujours conduitavec mystère dans quelque arrière-salle ou dans le jardin, et quelà il chuchotait une heure ou deux avec le maître de la maison enfumant une pipe et en buvant quelques verres de grog ; jamaison n’avait vu Peter s’en trouver plus mal, ni s’en tenir moinsd’aplomb. Il semblait au contraire s’imprégner de silence ensablant les liqueurs fortes.

Cependant, malgré les plus rigoureux effortspour garder le mystère, on ne put l’empêcher de s’ébruiter ;et on commençait à se dire à l’oreille que Peter possédait uninappréciable secret, concernant un trésor enterré durant lesguerres. Les personnes qui n’étaient pas encore dans sa confidenceaffectaient un doute railleur ; mais le nombre des amis dePeter croissait tous les jours.

Pour ma part, je n’étais pas encore arrivé àl’âge où l’on court après l’argent. Mon cœur appartenait toutentier aux chevaux, aux chiens, aux gilets brodés, aux toilettes defantaisie, tout cela mêlé à des songes de Gulnares, de Medoras etde la jolie Anne Blondie, la fille du recteur. Un trésor cachém’eût fait bien moins désirer le patronage de Peter, que sonhabileté à fabriquer une mouche de mai ; et ce fut, en effet,à ma passion pour la pêche que je dus d’être à mon tour initié augrand secret, qui depuis longtemps déjà courait les principalesrues de la ville.

Par une belle soirée d’été, j’avais épuisé enpure perte toute ma science pour capturer une grande truite dequatre livres au moins, qui s’amusait à monter et à descendrenonchalamment à l’extrémité d’un étang profond, sous les racinesd’un saule noueux à demi déterré ; lorsque Peter se glissantsans bruit, avec ses grandes enjambées, à travers la prairie, fitsoudain son apparition derrière mon coude :

« Voulez-vous me laisser essayer. masterCharles, si je serais plus heureux que vous avec cette grossefriponne ? »

Je ne demandais pas mieux : Peter jeta ouplutôt laissa tomber la mouche, une mouche de son invention, aussilégère que le duvet du chardon, juste derrière la grosse truite,qui la goba en un clin d’œil ; ce ne fut qu’un bond et unplongeon ; mais dix minutes après, captive sous mon filet dedébarquement, elle exhalait sa vie en palpitant dans l’herbe.

« Il faut toujours jeter la mouchederrière ces grosses truites, master Charles, si vous voulezqu’elles mordent. Jamais elles ne se donnent la peine de regarderune mouche placée devant leur museau. »

« C’est comme les gensriches ! » ajouta Peter avec un gros éclat de rire.

La capture de la truite devint l’occasiond’une causerie sur l’herbe, et, petit à petit, nous arrivâmes auxcampagnes de Peter en Espagne et en Portugal. Je ne saurais rendrela flatterie onctueuse du personnage, la sympathie qu’il exprimaitpour un véritable gentleman et un véritable amateur de sport, commemoi, ne ressemblant en rien à ces mendiants de colporteurs et deboutiquiers. Il me fit aisément comprendre que j’étais homme àdépenser de l’argent dans le grand style, si j’avais cetargent ; et, après m’avoir donné à entendre qu’une belle jeunedame du voisinage avait confié à Peter (tout le monde faisait desconfidences à Peter) sa préférence pour master Charles, il meconfia, non sans beaucoup de circonlocutions artificieuses,l’histoire suivante, clé de la faveur qu’il avait acquise dans lesrangs de l’honnête population de Muddleborough.

Durant la retraite sur Torres-Vedras on luiavait confié, ainsi qu’à deux de ses camarades, un fourgon chargéde caisses pleines de doublons d’or ; mais à la suite d’unevive escarmouche, ils avaient dû se replier sur un couvent dans lepuits profond duquel il avait fallu jeter pour le soustraire àl’ennemi le chargement du fourgon, sauf une seule caisse. Le mêmejour tous les compagnons de Peter avaient été tués ; Peterlui-même blessé et porté à l’hôpital. En cet endroit de sonhistoire, il me montra une terrible cicatrice dans son côté.

Le contenu de la dernière caisse avait été enpartie divisé entre eux, en partie enterré. Après sa lenteguérison, Peter était allé rejoindre son régiment, alors en marchesur les Pyrénées. C’est à Toulouse qu’il avait perdu sa main. À sonarrivée en Angleterre, on lui avait donné son congé et une pension.Ici il produisit ses papiers. Après bien des épreuves, il étaitenfin parvenu à retourner en Portugal, où il avait trouvé lecouvent déserté et le puits à demi comblé de décombres. Il avaitdécouvert aussi les quelques rouleaux de doublons enterrés, mais ils’était bien convaincu que, sans l’influence et le concours dequelque véritable gentleman, il ne parviendrait jamais à sortir letrésor du puits et du pays. Arrivé à ce dernier chapitre del’histoire, Peter tira d’une des profondeurs de ses vêtements, unvéritable doublon d’or, enveloppé dans une infinité dechiffons.

Comment ne pas ajouter foi à une histoireaussi circonstanciée, avec de pareilles pièces à l’appui ! Ilpoursuivit en me disant que l’aubergiste, le droguiste, lecordonnier, l’armurier et beaucoup d’autres notables habitantsétaient désireux de s’associer avec lui et de partir pour lePortugal. Tammy, le marguillier, ne se montrait pas moins disposé àmettre une somme ronde dans une aussi bonne spéculation ; maislui, Peter, préférait avoir affaire à un jeune gentlemanintelligent et entreprenant ; et si je pouvais décider mariche tante à avancer l’argent nécessaire au voyage, une bagatellede deux cents livres sterlings, il était prêt à renoncer aux plusbelles offres de Tammy, de Kinine, de Tiles, de Smoker et de toutla monde enfin pour partir avec moi tout seul et dévaliser cettenouvelle caverne d’Aladin,. Tous les plans étaient faitsd’avance : nous devions louer un vignoble, dépendant desanciens domaines du couvent, et après avoir retiré le trésor dupuits, le bien empaqueter dans des barriques de vin de Porto, àdouble fond, et revenir en Angleterre partager le butin.J’épouserais alors une belle lady ; j’entretiendrais une meuteet je serais à la tête des gentilshommes du comté ; quant àPeter, il était plus modeste et il se contenterait d’avoir uncheval, un couple de chiens d’arrêt et de mener la vie d’un squirede campagne.

Le roman n’était pas mal agencé et Peter leracontait de la manière la plus insinuante ; mais j’étais tropgai et trop plein de petits projets à moi, pour mordre à l’hameçon.Il était fort douteux d’ailleurs que ma tante Rebecca consentît àme donner deux cents livres sterlings, pour suivre en Portugal unIrlandais venu on ne savait d’où. L’idée d’abandonner Anne Blondie,ma favorite, aux soins exclusifs de mon rival, le jeune vicaireanglican, ne pouvait non plus me sourire. En conséquence, aprèsavoir donné à Peter ma parole d’honneur de ne parler à âme qui vived’un secret si important, je me séparai de lui à la Taverne duPêcheur, où je lui payai quelques verres de grog et où je luidonnai pour le récompenser d’avoir contribué à la prise de latruite, l’unique demi-souverain dont j’aurais sans doute à disposerpendant toute la semaine.

Dans le cours du mois, Peter disparut. Onobserva que tous ceux qui l’avaient pris sous leur patronage,Smoker et Tiles, Jolly, Kinine, et Tammy, semblaientparticulièrement charmés et prenaient un air mystérieux, quand ilsentendaient le reste du public s’étonner de cette disparition sanstambour ni trompette.

Une semaine environ après le départ de Peter,mistress Jolly s’en vint trouver mistress Smoker pour lui demandersi elle avait entendu parler de son mari. Mistress Smoker n’avaitaucune nouvelle à donner, mais elle demanda à son tour à mistressJolly si elle savait ce que pouvait être devenue cette brute deSmoker ? Les deux femmes vérifièrent alors leur situationfinancière. Les deux maris avaient fait des ventes à leur insu etlevé de l’argent. Smoker avait mis en loterie sa jument favoriteSlap Bang, et Jolly non-content d’encaisser les plus grossesfactures de la Saint-Jean avait encore enlevé le pot d’argent dugrand-père de mistress Jolly. Tous les deux avaient emporté leurshabits des dimanches, leurs selles et leurs pistolets. Ce fut unterrible scandale et un cri de haro général que ne purent apaiserles lettres écrites par les deux maris disparus. L’une était datéede Londres, l’autre de Liverpool. Tous les deux disaient qu’ilsavaient trouvé un moyen unique de faire fortune, sans courir derisque, et qu’ils seraient de retour dans trois mois. Les soupçonss’étaient un instant portés sur Peter : mais chosesingulière ! tous les deux demandaient précisément de sesnouvelles et priaient, l’un qu’on ne lui fît pas payer son verred’ale quand il viendrait trinquer avec les buveurs, l’autre qu’ondonnât un morceau de bœuf ou de mouton à son chien toutes les foisque cela lui serait agréable.

Au milieu du tollé général, Peter descendit unbeau matin de l’impériale de la diligence de la ville voisine deMuddleborough, et se glissa à l’improviste dans le cercle descommères de la taverne du Cheval et du Jockey. Son histoire étaitcourte cette fois et positive. Il ne s’était absenté que pour allertoucher sa pension. Il avait aperçu au Théâtre royal deCovent-Garden, Jolly dans un état complet d’ivresse, mais ils’était abstenu de lui parler. Moins d’une heure après son arrivée,Peter était enfermé avec Kinine dans le laboratoire du pharmacienet il passa la soirée entière avec Tammy, le marguillier.

La semaine d’ensuite on annonça queM. Kinine vendait sa pharmacie et quittait la ville pour n’yplus revenir. Les uns disaient qu’il allait étudier pour se fairerecevoir médecin ; d’autres qu’il avait fait unhéritage ; d’autres enfin qu’il était ruiné. Le fait est qu’ilpartit et qu’on ne le revit plus à Muddleborough. La dernière foisque j’entendis parler de lui, il faisait un cours public surl’électro-biologie, ou sur toute autre chose, – entrée deux pencepar personne.

Par une coïncidence assez bizarre, dans lamême semaine où Kinine céda la place à son successeur Bluster, quitient encore sa pharmacie, Tammy, le marguillier, partit pourManchester, sous prétexte d’acheter des marchandises, mais cen’était pas l’époque de ses achats annuels. Il laissa la directiondu magasin au jeune Binks, qui devait plus tard épouser mistressTammy. M. Tammy fut absent six mois. Durant ce temps, lapauvre mistress Tammy disait à qui voulait l’entendre qu’elle enavait perdu la tête ; et quand il revint, il était« aussi maigre qu’une belette, aussi chauve qu’un vautour etaussi jaune qu’une guinée. » Ainsi le déclarait missSpark ; mais très peu de gens le virent, car il se mit au litet mourut, ne parlant dans son délire que de fourgons, de trésor,de doublons d’Espagne et du traître Peter. Le jour de sonenterrement, tout fut connu. Tammy était allé en Portugal avecPeter, qui, après l’avoir conduit au milieu du pays, l’avaitdénoncé à la police comme un espion hérétique et était décampé avecles mules, le bagage et tout l’argent destiné à l’achat de lavigne, des barriques à double fond, des voitures et de tous lescompléments de l’entreprise.

Le pauvre Tammy, après sa mise en liberté,s’était vu forcé de regagner Oporto à pied et presque en mendiant.Arrivé dans cette ville, la première personne dont il avait faitrencontre, au bureau de la police, était son compatriote Kinine entrain de demander des renseignements sur ce coquin de Peter, qui,après une bombance à Londres, avait disparu avec ses malles et sesbillets de banque, produits de la vente de son fond de commerce,pour rejoindre Tammy en Portugal.

Quand la pauvre mistress Tammy raconta cettetriste histoire au déjeuner des funérailles, la bombe éclata. Peteravait pris pour dupe la ville tout entière ; chacun, depuis lesavetier jusqu’au recteur, avait placé des fonds sur le trésorportugais caché dans un puits. Smoker tomba en faillite ;Jolly fui forcé de congédier son garçon boucher et de tuer sesbêtes lui-même. Tout le monde avait payé plus ou moins cher leplaisir d’écouter les histoires de Peter. Il avait escamoté lesépargnes enfouies dans les bas des vieilles femmes, l’argentéconomisé par les jeunes servantes pour s’acheter des rubans ;il avait reçu cinquante livres sterlings et plusieurs traitésbibliques du recteur et deux fois autant, plus un fusil tout neuf,de M. Closeleigh, mon patron. Le banquier lui avait donné centlivres sterlings, en ses propres bons d’une livre chaque. Enfin lemaître d’école du village voisin lui avait prêté ses seules etuniques cinq livres. Somme toute, Peter avait trouvé dans notreville une véritable banque de crédulité et il l’avait mise àsec.

Cependant Peter n’avait commis aucun délittombant sous le coup de la loi anglaise. Il s’était borné à diredes mensonges et à emprunter de l’argent. J’avais continuéd’entendre parler de lui de temps en temps, et toujours comme d’unhomme à qui tout réussissait, lorsqu’il y a quelques années, il fitla bévue de conduire à Oporto un Américain avide de trésors, maisdifficile à jouer, dont il avait fait rencontre dans un wagon dechemin de fer. En cette occasion, l’Américain revint, et ce futPeter qui ne revint pas, Quand on demanda à l’Américain desnouvelles de son compagnon de voyage, il répondit avec le plusgrand sang-froid, « qu’ayant eu des difficultés avec Peter, ilavait dû lui brûler la cervelle. »

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