Les Conteurs à la ronde

VIII – L’HISTOIRE DE L’ÉCOLIERSOURD.

 

Je ne sais comment vous avez fait tous, ni ceque vous avez raconté. Je pensais pendant ce temps-là à ce que jepourrais vous dire à mon tour d’intéressant ; mais je ne saisrien de bien particulier qui me soit arrivé, si ce n’est pourtanttout ce qui concerne Charley Felkin, et comment il m’invita à allerchez lui. Je vous dirai cette histoire si vous voulez.

Charley, vous le savez, est d’une année plusjeune que moi. J’étais depuis douze mois chez le docteur Owen quandil y arriva. Il devait être dans ma salle d’études et dans mondortoir ; il ne savait rien des usages des écoles, ce qui lemit d’abord fort mal à son aise, comme la plupart des nouveaux. Cefut moi qui fus chargé de le mettre au courant, et nous eûmesbeaucoup de rapports ensemble. Bientôt sa tristesse sedissipa ; il prit son parti comme les autres ; nousdevînmes grands amis. Il prit goût à nos jeux, et il cessa d’êtremélancolique. Nous avions de longues causeries les jours de pluieet pendant les grandes promenades de l’été ; mais nosmeilleures conversations avaient toujours lieu quand nous étionscouchés. Je n’étais pas sourd alors. Oh ! comme nous aimions àparler de la maison paternelle, à raconter des histoires derevenants Et toutes sortes d’autres histoires. Personne, que jesache, ne nous entendit jamais, sauf une seule fois ; encoreen fûmes-nous quittes pour un terrible roulement sur la porte, etl’ordre du docteur de nous endormir à l’instant.

Les choses allèrent ainsi assez longtemps,jusqu’à l’époque où je commençai à avoir mon mal d’oreille. D’abordCharley fut très bon pour moi. Je me rappelle qu’un jour il me ditde m’appuyer sur son épaule, et me tint la tête chaudement jusqu’àce que la douleur fût passée : pendant tout ce temps-là il nebougea pas. Peut-être finit-il par se fatiguer de toutes sescomplaisances ; peut-être bien aussi ce fut moi qui eus tort.Je sentais mon caractère s’altérer ; je redoublais mes effortspour me contenir ; mais quelquefois la douleur était si viveet durait si longtemps, que j’aurais voulu être mort. Je crois bienqu’alors je devais être d’une fâcheuse humeur ou taciturne, ce queles écoliers aiment encore moins. Charley ne semblait pas croireque j’eusse aucun motif d’être ainsi. J’avais pris l’habitude degrimper sur le pommier et de là sur le mur, où je faisais semblantde dormir, pour me débarrasser des autres ; mais eux ilsaccouraient tout exprès de ce côté, et disaient : « Voilàencore le boudeur assis sur son mur, comme Humpty Dumpty. » Unjour que j’entendais Charley en dire autant, je lui criai, d’un tonde reproche, ces deux mots : « Oh !Charley ! » Et il me répondit : « Pourquoigrimpez-vous toujours là pour bouder ? » Il prétendaitaussi que je faisais beaucoup d’embarras pour rien. Je sais qu’ilne le croyait pas réellement, mais il s’impatientait de me voircomme cela. Je le sais, parce qu’il était toujours si bon pour moi,si joyeux quand mon mal semblait s’apaiser et que je revenais joueravec les autres. Alors, j’étais content aussi, et je croyais quej’avais eu tort de penser ce que j’avais pensé. Nous n’avions doncjamais d’explications ; cela nous aurait pourtant épargné biendes choses arrivées plus tard. Plût à Dieu que nous nous fussionsfranchement expliqués tous les deux.

Charley, à son arrivée chez le docteur Owen,était fort en arrière de moi, car il avait une année de moins, etc’était sa première pension. Je croyais alors pouvoir me mainteniren tête de toute la classe, à l’exception de trois élèves, et jefaisais de grands efforts pour cela ; mais, au bout d’uncertain temps, je commençai à descendre. J’apprenais aussi bien mesleçons qu’auparavant, mais les autres écoliers étaient plus promptsdans leurs réponses, et il y en eut bientôt six qui s’emparèrent dema place habituelle avant que je susse comment cela se faisait. Ledocteur Owen, m’apercevant un jour au dernier rang de la classe,dit qu’il ne m’avait jamais vu là. Le sous-maître ajouta quej’étais stupide, mais le docteur préféra attribuer la chose à maparesse. Les autres élèves en diront autant et me donnèrent dessobriquets. Je commençais moi-même à croire comme eux, et j’enressentis bien de la peine. Charley entra dans notre classe avantque j’eusse été moi-même jugé capable d’entrer dans une autre, etle fait est que je n’en sortis jamais. Je crois que son père et samère m’avaient d’abord cité à lui comme un exemple, car il avait dûlui-même bien parler de moi quand il m’aimait.

À la fin, il parut s’appliquer à me repasserdans la classe. Je fis tout mon possible pour l’en empêcher. Ils’en aperçut et redoubla d’application. Je ne pouvais guère l’aimeralors. J’avoue même que j’étais de très mauvaise humeur, et celal’exaspérait à son tour. J’avais beau me fatiguer jusqu’à tombermalade pour bien apprendre mes leçons et bien répondre auxquestions du maître, Charley l’emportait sur moi et abusait de sontriomphe. Je ne voulais pas me battre avec lui, parce qu’il n’étaitpas aussi fort que moi ; et d’ailleurs, je devais convenirqu’il savait mieux ses leçons. Nous allions nous coucher sans nousdire un mot. C’en était fait depuis longtemps des histoires quenous nous racontions la nuit. Un matin, Charley me dit en se levantque j’étais l’être le plus morose qu’il ait jamais vu. Je craignaisbien depuis quelque temps de devenir morose, mais je ne voyaisaucune raison pour qu’il me le dît justement ce matin-là. Il y enavait une pourtant, comme je le sus plus tard. Je lui dis tout ceque je pensais, c’est-à-dire qu’il était devenu très malveillantpour moi, et que s’il ne se conduisait pas comme autrefois, je nesupporterais pas son injustice. Il me répondit que, lorsqu’ilessayait de le faire, je le boudais. Je ne savais pas alors laraison qu’il avait pour le dire, ni ce que signifiait tout cela. Lavérité est, qu’éprouvant la veille au soir du remords de saconduite envers moi en une circonstance, il m’avait parlé àl’oreille pour me demander pardon ; mais il faisait noir, ilparlait bas : je n’avais rien vu, rien entendu. Il m’avaitprié de me retourner et de lui parler ; mais, naturellement,je n’avais pas bougé, et il avait dû croire que je lui gardaisrancune. Tout cela est très fâcheux : je passe à d’autreschoses.

Mistress Owen étant un jour dans le verger, etvenant à regarder par-dessus la haie, me vit couché la face contreterre. J’avais pris l’habitude de me coucher ainsi, car j’étaisstupide à tous les jeux où l’on devait s’appeler, et les autresélèves se moquaient de moi. Mistress Owen avertit le docteur :le docteur dit que je n’étais certainement pas dans mon étatnormal, et que pour sa satisfaction personnelle, il consulteraitM. Prat. M. Prat vint en effet me voir, et trouva quej’étais sourd, sans pouvoir dire ce que j’avais aux oreilles. Ilconseillait une application de ventouses, et je ne sais quoiencore ; mais le docteur fit observer que, vu la proximité desvacances, il valait mieux attendre mon retour chez mes parents. J’ygagnai, toutefois, de n’avoir plus à disputer les places. Ledocteur dit à tous les écoliers qu’on voyait bien maintenantpourquoi j’avais semblé tant reculer. Non seulement il s’en faisaitun reproche à lui-même, disait-il, mais il s’étonnait que personnen’eût découvert plus tôt la véritable raison.

Le premier de la classe était toujours le plusrapproché du sous-maître ou du docteur, quand il faisait réciterlui-même les leçons. Cette place me fut assignée d’une manièrepermanente. Je n’eus plus à la disputer contre personne. Aprèscela, tous les élèves, et Charley en particulier, se montrèrent denouveau bons pour moi ; et j’ose dire que, si j’avais eu unmeilleur caractère, tout serait bien allé ; mais je ne saispourquoi tout semblait aller de travers partout où j’étais, et jedésirais toujours être ailleurs. Il me tardait maintenant de voirarriver les vacances. Tous les écoliers, sans doute, les désiraientcomme moi, mais moi plus que tous les autres, parce que tout à lamaison me semblait si gai, si distinct, si brillant, dans monsouvenir au moins, comparativement à l’école pendant ce derniersemestre. On eût dit que tout le monde avait appris à parler bas.La plupart des oiseaux semblaient s’être exilés, ce qui me faisaitd’autant plus désirer de voir mes tourterelles, dont Peggy m’avaitpromis de prendre soin. La cloche même de l’église paraissaitassourdie ; et quand l’orgue jouait, il y avait dans lamusique de grandes lacunes qui me faisaient penser qu’il vaudraitmieux ne pas entendre de musique du tout. Mais ces souvenirs-làsont trop désagréables. J’en reviens à Charley.

Son père et sa mère m’invitèrent à venirpasser la première semaine des vacances avec lui. Mon père me ditd’y aller ; j’obéis, et jamais de ma vie je ne fus si mal àmon aise. Je n’entendais pas ce qu’ils se disaient les uns auxautres, à moins d’être tout à fait au milieu d’eux, et je nepouvais manquer d’avoir l’air stupide quand ils riaient aux éclatset que je ne savais pas même ce dont il s’agissait. J’étais sûr queles sœurs de Charley se moquaient de moi, Catherine en particulier.Il me semblait toujours que tout le monde me regardait et je saisqu’on parlait quelquefois de moi ; je le sais par quelquechose que j’entendis dire à mistress Felkin, un jour qu’il y avaitdu bruit dans la rue, et qu’elle parlait très haut sans le savoir,« on ne nous a jamais prévenus, disait-elle, que ce pauvreenfant était sourd.» Je ne sais pourquoi, mais cela me parutinsupportable ; et à dater de ce moment, plusieurs personnesprirent l’habitude de me dire les moindres choses d’un ton sicriard que tout le monde se retournait pour me regarder. Parfoisaussi je me trompais sur ce qu’on me disait ; et une de mesbévues fut si ridicule que je vis Catherine se tourner pour rire etelle ne cessa plus de rire pendant bien longtemps. C’était plus queje n’en pouvais supporter ; je m’enfuis. Il y avait sans doutefolie à moi d’agir ainsi. Je sais que j’avais fini par avoir untrès mauvais caractère, je sais que M. et mistress Felkindurent trouver qu’ils s’étaient bien trompés à mon égard et dansleur choix d’un camarade pour Charley ; mais que me servait-ilde rester plus longtemps pour être l’objet de la commisération oudu ridicule, sans faire de bien à personne ? Je m’enfuis doncau bout de trois jours ; j’aspirais au moment d’être de retourà la maison, car là, je n’en doutais pas, je trouverais tous lesconforts réunis. Je savais où passait la diligence, à un mille etdemi de l’habitation de M. Felkin, de très grand matin. Jesortis donc par la croisée du cabinet d’étude, et je me mis àcourir ; j’avais tort d’être si effrayé, car personne n’étaitencore levé dans la maison ; je fus seulement forcé dedemander au jardinier la clé de la porte de derrière, qu’il me jetapar la croisée de sa loge. Une fois dehors je lui criai derecommander à Charley de m’envoyer mes effets chez mon père. Aubord de la route, il y avait un étang au pied d’une grande haie quecouvraient des arbres très sombres ; il me vint subitementl’idée de m’y noyer, de n’être plus un embarras pour personne etd’en finir avec mes peines. Ah ! quand j’aperçus le clocher denotre église, je n’en fus pas moins heureux ! et quand je visla porte de notre maison, je crus à la durée de cebonheur !

Mon espoir s’évanouit bientôt. Je n’entendaispas ce que murmurait ma mère quand elle m’embrassait. Toutes lesvoix étaient confuses et tout me semblait devenu plus silencieux etplus triste ; j’aurais dû savoir cela d’avance, mais je ne m’yattendais pas. J’avais été vexé d’être appelé sourd par lesFelkins, et maintenant je me sentais blessé de la manière dont mesfrères et mes sœurs me trouvaient en faute, parce que jen’entendais pas toujours. « Il n’y a pire sourd que celui quine veut pas entendre ; » me dit un jour Ned, et ma mèrerépétait sans cesse que c’était pure faute d’attention ; quesi je n’avais pas l’esprit distrait j’entendrais aussi bien quepersonne. Je ne crois pas que je fusse jamais distrait ; jedésirais tellement entendre, je faisais tant d’efforts pour cela,que souvent les larmes m’en venaient aux yeux ; alors jecourais m’enfermer dans ma chambre pour pleurer tout à mon aise.Sûrement j’étais à moitié fou alors, à en juger par ce que je fis àmes tourterelles dans un moment de fureur. Peggy en avait prisgrand soin pendant mon absence ; elles me reconnurent tout desuite et vinrent, selon leur ancienne habitude, percher sur ma têteet mes épaules, comme si je n’avais jamais quitté la maison ;mais leurs roucoulements quand elles n’étaient pas sur moi, neressemblaient plus du tout à ce qu’ils avaient été. Pour lesentendre j’étais forcé de mettre ma tête contre leur cage ;j’entendais cependant bien d’autres oiseaux. Je m’imaginai quec’était la faute des tourterelles et qu’elles ne voulaient plusroucouler pour moi. Un jour j’en pris une hors de la cage ; jela caressai d’abord et j’employai tous les moyens de douceur. À lafin je pressai un peu son cou dans mon impatience, puis saisi d’unaccès de frénésie parce qu’elle s’obstinait à ne pas roucouler, jela tuai… oui, je lui tordis le cou ! Vous vous rappelez touscette triste histoire-là, comme je fus puni sévèrement etjustement, et ce qui s’en suivit ; mais personne ne sutcombien je me sentais misérable, je me faisais horreur à moi-mêmepour ma cruauté. Je n’en dirai pas davantage, et si j’ai faitmention de ce malheur, c’est pour expliquer ses conséquences.

La première chose qui en résulta fut que toutela famille eut plus ou moins peur de moi. Les servantess’enfuyaient à ma vue et ne me laissaient jamais jouer avec la plusjeune enfant, comme si j’allais l’étrangler ! J’affectais dene redouter aucun châtiment et je me conduisais, je le sais, d’unemanière horrible. Une chose très désagréable dont je m’aperçus,c’est que mon père et ma mère ne savaient pas tout. Jusqu’alorsj’avais toujours cru le contraire, mais maintenant ils mecomprenaient, et me conduisant comme je le faisais, cela n’avaitrien d’étonnant. Souvent ils me conseillaient de faire des chosesimpossibles, de demander, par exemple, ce que tout le mondedisait ; mais nous passions tous les dimanches près de latombe de la vieille miss Chapman ; et je me rappelais bien cequi avait lieu lorsqu’on la voyait de son vivant approcher de laporte : « Miséricorde ! » criait-on de touscôtés, « voilà encore miss Chapman ! Qu’allons-nousfaire ? elle va rester jusqu’au dîner et nous serons enrouéspour une semaine. Ne faut-il pas lui dire tout ce qu’elledemande ? Jamais elle n’est contente, quel fléau ! »Et ainsi de suite jusqu’à ce qu’elle entrât. Tout cela parcequ’elle voulait savoir ce que chacun disait. Je ne pouvaissupporter l’idée d’être comme elle, mais je ne pouvais comprendrenon plus pourquoi on se plaignait tant d’elle, moi tout le premier.C’était par une sorte d’instinct que je ne faisais pas alors ce quemon père et ma mère me disaient de faire, et je suis sûr qu’ils n’ycomprenaient rien. Maintenant je vois bien pourquoi et eux aussi.Un sourd ne peut savoir ce qui mérite d’être répété et ce qui ne lemérite pas. S’il ne demande rien, quelqu’un prend toujours la peinede lui dire ce qui vaut la peine d’être dit ; mais s’il faitsans cesse d’ennuyeuses questions, on est bientôt aussi las de luique nous l’étions de la pauvre miss Chapman.

Forcé de me suffire à moi-même, j’employaisd’ordinaire une grande partie de la journée à lire dans un coin. Jefaisais tout seul de grandes promenades sur la bruyère, tandis queles autres se promenaient ensemble dans les prairies ou sur leschemins. Mon père m’ordonnait souvent de faire comme les autres, etalors je changeais le lieu de mes excursions, mais je ne m’enisolais pas moins. Il y avait sur la bruyère un étang si semblableà celui dont j’ai parlé, que les mêmes idées m’étaientrevenues ; je m’asseyais des heures entières sur les bords decet étang et j’y jetais des cailloux. Alors je commençai àm’imaginer que je serai plus heureux après mon retour chez ledocteur Owen. C’était une idée très sotte puisque la maison mêmeavait réellement désappointé mes espérances ; mais tout lemonde, je pense, espère toujours une chose ou une autre, et je nevoyais rien moi, à espérer… mais me voilà encore dans lestristesses, oubliant de parler de Charley.

Un jour, à l’heure où les grandes personnessongeaient elles-mêmes à aller se coucher, je descendis avec meshabits de nuit, marchant dans mon sommeil, les yeux grands ouverts.Les dalles de pierre de la salle, si froides pour mes pieds nus, meréveillèrent ; mais alors même je ne pouvais être complètementéveillé, car j’entrai dans la cuisine au lieu de retourner dans monlit, et je me rappelle fort peu ce qui se passa cette nuit. On ditque pendant tout le temps j’écarquillais les yeux devant leschandelles. Je me rappelle cependant que le docteur Robinson étaitlà. Je me réveillais souvent en sursaut et je rêvaistoujours ; je rêvais de toutes sortes de musique, du vent quisoufflait, de gens qui parlaient de toutes les peines quej’éprouvais à ne pouvoir entendre personne. Beaucoup de mes rêvesfinissaient par une querelle avec Charley que je renversais à terred’un coup de poing. Ma mère ne savait rien de cela ; elle futaussi effrayée de mon somnambulisme que si j’étais devenu fou. Ledocteur Robinson conseilla de me renvoyer en pension pour unsemestre et de voir comment j’irais après l’essai de quelquesremèdes pour mes oreilles.

Charley arriva chez le docteur Owen deuxheures après moi ; il ne parut pas souhaiter de me serrer lesmains et s’écarta à l’instant. Voyant bien qu’il n’avait plusl’intention « d’être amis, » je supposai qu’il regardaitma faute comme un affront pour la maison de son père ; mais jene sus, ni alors, ni quelque temps après, toutes les raisons qu’ilavait de m’en vouloir. Quand plus tard, nous redevînmes camarades,j’appris que Catherine avait vu combien ses rires m’avaient offenséet que, fort affligée de m’avoir fait de la peine, elle étaitmontée plusieurs fois pour frapper à la porte de ma chambre et pourme prier de lui pardonner ou du moins de lui parler. « Elleavait frappé si fort que j’avais dû certainement l’entendre, »disait-elle ; mais je ne l’avais pas entendue du tout. Lesecond grief était ma fuite. Naturellement Charley ne pouvait me lapardonner ; je n’avais pas maintenant de plus grand ennemi quelui. En classe, il me battait, cela va sans dire ; tout lemonde pouvait en faire autant, mais il me restait une chance dansles choses qui ne se faisaient pas en classe et où l’oreillen’était pour rien, dans la composition latine, par exemple, pour unprix que Charley tenait beaucoup à gagner ; et il comptaitbien l’avoir, quoique plus jeune, parce qu’il était bien avant moidans la classe. J’obtins pourtant le prix. Alors quelques-uns desélèves crièrent à l’injustice ; ils attribuaient mon succès àla faveur, et en apparence ils avaient raison, car j’étais devenustupide ; ils disaient cela et Charley le disait aussi.Charley me provoquait de toutes les manières, plutôt à cause del’injure faite à Catherine, que pour la sienne propre, comme il mele dit plus tard. Un jour, il m’insulta tellement dans la cour derécréation, que je le renversai à terre d’un coup de poing. Jen’avais plus de raison pour ne pas le faire ; car il avaitbeaucoup grandi ; il était aussi fort que je l’avais jamaisété, tandis que j’étais bien loin de l’être moi-même autantqu’avant cette époque et que je le suis redevenu depuis. Dès qu’ilse fut relevé, il s’élança sur moi dans la plus grande rage qu’onpuisse voir. J’étais comme lui, et nous nous fîmes du mal tous lesdeux, je vous assure, au point que mistress Owen vint nous voirdans nos chambres, car on nous avait donné des chambres séparéesdurant ce semestre. Nous n’avions pas besoin de rien dire àmistress Owen et nous n’aurions pas voulu avoir l’air de chercher àla mettre dans nos intérêts ; mais elle s’aperçut bien demanière et d’autre que je me sentais très isolé et que j’étais bienmalheureux. Ce fut, grâce à elle, j’en suis certain, que le cher etprudent docteur me manifesta tant d’amitié quand je retournai dansla classe, sans cesser d’être bienveillant pour Charley. Il medemanda même, une après-dînée, de faire une promenade avec lui dansson cabriolet, me donnant pour prétexte que ses affaires leconduisaient près de l’endroit où ils avaient été en classeensemble, lui et mon père ; mais c’était plutôt, je le crois,pour avoir une longue conversation avec moi sans être dérangé.

Nous parlâmes beaucoup de certains héros del’antiquité et ensuite de plusieurs martyrs. Il dit et rienassurément n’est plus vrai, qu’il est avantageux pour l’homme devoir clairement, du commencement à la fin, en quoi doit consisterson héroïsme, afin qu’il puisse s’armer de courage et de patience,se garantir des surprises, etc. Je commençai à penser à moi-même,sans toutefois supposer qu’il y pensât aussi ; mais cela vintpar degrés. À son avis, disait-il, la surdité et la cécité étaientpeut-être de tous les fardeaux les plus lourds à porter.

Il les appelait des calamités. Je ne puis vousrapporter tout ce qu’il me dit, son intention n’était pas non plusque cela allât plus loin que nous ; mais il me dit les plustristes choses et il me les dit à dessein. Il ne me déguisa pas quemon mal était sans remède ; il énuméra toutes les privationsque me causerait mon infirmité ; mais rien de tout cela,ajouta-t-il, ne pouvait m’empêcher d’être un héros, et, sous cerapport, j’avais devant moi une large et belle carrière, non pourla renommée qui s’y attache, mais pour la chose en elle-même. Jem’étonnai de n’avoir pas plus tôt pensé à tout cela, mais je necrois pas que je l’oublierai jamais.

À notre retour, je vis Charley rôdant autourde la porte et nous attendant, cela était clair. Il me demanda sije voulais être encore son ami ; je n’avais plus,certainement, la moindre rancune. Comme on ne devait souper quedans une heure, nous allâmes nous asseoir sur le mur sous le grandpoirier, et nous reparlâmes de tout ce qui s’était passé.J’entendais tout, bien qu’il ne criât pas. Il nous fut aisé dereconnaître que nous nous étions bien trompés tous les deux etqu’en réalité nous ne nous étions jamais haïs. Depuis lors jel’aime plus que je ne l’avais aimé, et ce n’est pas peu dire. Il netriomphe plus de moi, et tous les jours il me dit cinquante chosesauxquelles il ne pensait jamais ; par exemple, que j’avaisd’habitude, l’air de ne pas vouloir qu’on me parlât ; mais jeme suis merveilleusement défait de cet air-là. Je sais que bien desfois il a renoncé à la satisfaction de son amour-propre et à sonplaisir pour me prêter son aide et rester près de moi. Il n’auraplus cette peine en classe, car je ne retournerai pas chez ledocteur Owen ; mais je sais comment cela ira cette fois dansla maison de Charley. Je le sais parce qu’il m’a dit que Catherinene rirait plus jamais de moi. Du reste, elle pourrait le faire sansinconvénient. Je crois, du moins, que je saurais supporterdésormais les rires de tout le monde. Mon père et ma mère savent,vous savez tous que tout est bien changé et que nous ne nousquerellerons plus jamais Charley et moi. Je ne m’enfuirai plus desa maison, ni d’aucune autre maison. Oh ! il vaut bien mieuxregarder les choses en face. Comme vous faites tous un signe detête affirmatif comme vous êtes tous d’accord avec moi.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer