Les Conteurs à la ronde

VI – L’HISTOIRE DU GRAND-PÈRE.

 

Lorsque j’occupai pour la première fois uneplace de commis dans notre banque, le pays jouissait de bien moinsde sécurité qu’aujourd’hui. Non seulement les routes, attendant laréforme de Macadam, étaient fatales, en beaucoup d’endroits, auxroues et aux essieux ; mais ce qui était plus alarmant encoreil fallait s’y prémunir contre les insultes et les vols auxquelsétaient exposés les voyageurs. Les incidents de la guerre où nousvenions d’entrer agitaient tous les esprits ; le commerceétait interrompu, le crédit anéanti et la détresse commençait à semanifester dans des classes entières de la population qui avaientjusqu’ici vécu dans l’abondance. La loi, malgré son applicationdraconienne, semblait n’avoir pas d’épouvante pour les malfaiteurs,et il est certain que la cruauté, sans discernement, du Livre desStatuts, allait contre son but en punissant tous les crimes desmêmes peines. Du reste, un temps de pénurie financière n’est pasune mauvaise saison pour une banque. La nôtre florissait au milieude la grande gêne du pays, et les énormes bénéfices réalisés àcette époque par les banquiers, bénéfices qui leur permirentd’acheter de vastes propriétés et d’éclipser la vieillearistocratie territoriale, rendaient la profession aussiimpopulaire parmi les hautes classes qu’elle l’était depuislongtemps parmi les masses irréfléchies. Un banquier leur semblaitune sorte de faussaire patenté, qui créait d’énormes sommesd’argent en signant des chiffons de papier ; et le vol d’unebanque, j’en suis persuadé, aurait été considéré par beaucoup degens comme une action tour aussi méritoire que la dispersion d’unebande de faux-monnayeurs. Tels n’étaient pas, bien entendu, lessentiments des commis de la banque. Nous sentions, au contraire,que nous appartenions à une corporation puissante, du bon vouloirde laquelle dépendait la prospérité de la moitié des maisons ducommerce du pays. Nous nous regardions comme un véritablegouvernement exécutif, et nous remplissions les devoirs de notrecharge avec toute la dignité et tout l’orgueil que peuvent déployerdes secrétaires d’État. Nous nous promenions même dans les ruesd’un air de matamore, comme si nos poches étaient rempliesd’or ; si deux d’entre nous louaient un cabriolet pour faireune excursion à la campagne, nous affections de regarder à chaqueinstant sous la banquette, comme pour voir si nos trésors étaienten sûreté ; puis nous examinions avec attention nos pistoletspour montrer que nous étions résolus à les défendre jusqu’à lamort. Souvent ces précautions étaient réellement requises ;car lorsqu’il y avait disette de numéraire chez nos clients, onexpédiait deux des plus courageux commis avec les fondsnécessaires, dans des sacoches de cuir déposées sous le siége ducabriolet. En raison de la vigueur physique dont j’étais doué, oupeut-être dans l’idée qu’étant peu fanfaron, de mon naturel, jepossédais réellement la dose de hardiesse demandée, j’étais souventchoisi pour l’un des gardes de ces précieuses cargaisons ;pour preuve de leur impartialité, sans doute, outre le plussilencieux et le plus bavard de leurs employés, les directeursm’adjoignaient d’ordinaire, pour ce service, le plus grand hâbleur,le plus grand rodomont le plus grand crâne et le meilleur cœur quej’aie jamais connu. Vous avez, la plupart, entendu parler du fameuxorateur et meneur d’élections. Tom Ruddle, qui se présentait àtoutes les vacances pour le comté et le bourg, et passait sa vieentière entre deux élections, à solliciter des suffrages pour luiou pour ses amis. Eh bien, Tom Ruddle était précisément moncollègue à l’époque dont je vous parle ; jeune comme moi et lecompagnon habituel de mes excursions, lorsqu’il s’agissait deconvoyer des trésors.

« Que feriez-vous, disais je à Tom, sinous étions attaqués ? »

«S’il faut vous le dire ? répondait Tom,dont c’était là le préambule favori et la formule, s’il faut vousle dire ? je leur enverrais une balle dans la tête. »

« Vous pensez donc qu’il y en aurait plusd’un ? »

« S’il faut vous le dire ? je lecrois, disait Tom ; mais s’il n’y en avait qu’un, je sauteraisà bas du cabriolet et lui donnerais une bonne volée. Ne serait-cepas le juste châtiment de son impertinence ? »

« Et si une demi-douzaine s’enmêlaient ? »

« Je les tuerais tous. »

Jamais les sacoches d’or, on le voit,n’avaient été sous la garde d’un plus déterminé champion que TomRuddle, jeune alors comme moi.

Par une froide soirée de décembre, on nous fitsoudain mettre en route avec trois sacoches d’or que nous devionsdélivrer à des clients de la banque, à dix ou douze milles de laville. L’air éclairci par la gelée nous portait à la bellehumeur ; notre courage était excité par la rapidité dumouvement, la dignité de notre charge, l’importance de notreresponsabilité et une paire de pistolets d’arçon couchés en traversdu tablier.

S’il faut vous le dire ? me dit Tom, enprenant un des pistolets dont il arma la double détente, comme jem’en aperçus plus tard, je ne serais pas fâché de rencontrerquelques voleurs, certain que je suis de les arranger comme j’aiarrangé ces trois soldats licenciés. »

« Comment cela ? »

« Ah ! il vaut autant, dit Tom,affectant de prendre un air soucieux, ne pas parler de cesmalheureux accidents. Le sang versé est toujours une terrible chosepour la conscience, c’est un vilain spectacle que celui d’unecervelle qu’on a fait sauter ; mais s’il faut vous ledire ? je suis prêt à recommencer. C’est une chance quecourent tous les gens qui risquent leur vie, mon garçon. »

En parlant ainsi, Tom arma de même l’autrepistolet, et regardant d’un air d’audace des deux côtés de laroute, il semblait porter, aux bandits qui pouvaient y être cachés,le défi de se montrer et de venir recevoir la récompense de leursforfaits. Quant à l’histoire des trois soldats et aux sanglantesallusions à un acte de justice sommaire accompli sur l’un d’eux ousur tous les trois, c’était une prodigieuse rodomontade. Tom avaitle cœur si tendre, que le meurtre d’un petit chat l’aurait rendumalheureux toute une semaine ! Cependant, à l’entendre, vousl’auriez pris pour un Richard III civil, sans amour, pitié, nipeur. » Ses favoris n’étaient pas moins féroces que sesparoles et lui donnaient l’air d’un homme ne voulant entendre quebatailles, meurtre et ruine ! Il continua donc de jouer avecson pistolet et de se poser en implacable exécuteur des vengeancesdes lois, jusqu’à ce que nous eussions atteint la petite ville oùrésidait un de nos clients et où l’un de nous devait descendre pourporter une des sacoches à sa destination. Tom entreprit cettetâche. Le village ou devaient être délivrées les autres sacochesn’étant situé qu’à un mille plus loin, il fut convenu qu’il merejoindrait à travers champs, après s’être débarrassé de l’argent.Avant de me quitter, il visita soigneusement l’amorce de sonpistolet, l’enfonça d’un air crâne dans la poche extérieure de sonpar-dessus et s’éloigna d’un pas majestueux, tenant la sacoche à lamain.

Resté seul, je fis sentir le fouet au chevalet je trottai gaîment vers ma destination, ne songeant pas le moinsdu monde aux voleurs, malgré la conversation de Tom Ruddle.

Notre second client habitait à l’entrée duvillage ; c’était un fermier dont les opérations agricolesexigeaient l’emploi de beaucoup de numéraire. Je m’arrêtai au coinde la petite rue étroite et sombre qui conduisait à sa maison, etmon absence ne pouvant se prolonger au-delà de quelques minutes, jequittai le cabriolet pour porter plus vite une des sacoches à sondestinataire. Cette opération faite, je pris congé de lui, aprèsavoir refusé stoïquement toutes ses invitations, tant il me tardaitd’être dans mon cabriolet. Tout-à-coup, j’aperçus à la clarté desétoiles, car la nuit était venue, un homme monté sur le marche-piedet fouillant sous le siège. Je m’élançai sur lui. L’homme, alarmépar mon approche, se retourna rapidement, et, me présentant lecanon d’un pistolet, il fit feu si près de mes yeux qu’un instantje restai comme aveuglé. L’action fut si soudaine et ma surprise sigrande, que, durant quelques minutes aussi, je fus tout hors demoi, sachant à peine si j’étais vivant ou mort !

Quant au vieux cheval, il ne bronchait jamaislorsqu’il entendait la détonation d’une arme à feu. J’appuyai mamain sur la jante de la roue, tâchant de recouvrer mon assietteordinaire. La première chose dont je pus m’assurer, c’est quel’homme avait disparu. Je me hâtai alors de regarder sous le siège,et, à mon grand soulagement, je vis que la troisième et dernièresacoche était bien en place ; mais il y avait une coupure quisemblait faite avec un couteau : apparemment le voleur s’étaitproposé d’emporter l’or sans l’accompagnement dangereux du sac quipouvait mettre sur ses traces.

« S’il faut vous le dire ? dit unevoix tout près de moi, au moment où j’achevais ma recherche, jen’aime pas les mauvaises plaisanteries. Décharger des pistoletspour faire peur aux gens ! Cela a-t-il le sens commun ?Vous aurez jeté l’alarme dans tout le village. »

« Tom, lui répondis-je, voici le momentde montrer votre courage. Un homme a volé l’argent resté dans lecabriolet, ou du moins tenté de le faire ; et il a fait feusur moi presque à bout portant. »

Tom devint visiblement pâle à cette nouvelle« N’y en avait-il qu’un ? » demanda-t-il.

« Un seul ! »

« Alors ses complices sont près d’ici.Que faut-il faire ? Si je réveillais le fermier Malins pourlui dire de venir à notre aide avec tout sonmonde ! »

« Non, gardez-vous-en bien, luirépondis-je. J’aimerais mieux affronter une douzaine de balles depistolet que de faire connaître à la banque mon manque deprévoyance. Cela me ruinerait pour la vie. Comptons d’abordl’argent de la sacoche : remettons-la tranquillement, si lecompte est juste, à son destinataire qui habite aussi près d’ici,cherchons ensuite les traces du voleur. »

Ce n’était qu’une sacoche de centguinées ; nous ne les comptâmes pas néanmoins sans untremblement nerveux. Il y manquait trois guinées, que nous pouvionsheureusement suppléer de notre poche, grâce à nos appointementstrimestriels tout récemment touchés. Je laissai Tom un instantseul, je remis la sacoche à sa destination, sans dire un mot duvol, et rejoignis mon compagnon.

« Maintenant il s’agit de savoir par oùil s’en est allé ! » dit Tom, reprenant un peu de sonancien air et brandissant sou pistolet comme le chef d’un chœur debandits dans un mélodrame.

Je lui avais dit que, dans ma premièrestupéfaction, je n’avais pas remarqué de quel côté le voleurbattait en retraite. Tom était un braconnier expérimenté, quoiquefils d’un ecclésiastique : il eût pu donner un meilleurexemple.

« J’ai entendu un lièvre bouger à centpas de distance, me répondit-il en collant son oreille contre laterre gelée ; fût-il à un quart de mille, j’entendrai notrevoleur se mouvoir. » Je me couchai à terre comme lui. Nousfîmes longtemps silence ; on n’entendait que notre respirationet celle de notre vieux cheval.

« Chut ! dit enfin Tom, il sort deson couvert ; j’entends les pas d’un homme, bien loin àgauche. Prenez votre pistolet et venez avec moi.

Je pris donc le pistolet, dont je trouvai lapierre abaissée sur le bassinet ; le voleur avait tiré sur moiavec ma propre arme. Il n’était pas étonnant qu’il eût tiré si viteet si mal, car Tom avoua qu’il croyait se souvenir d’avoir oubliéde désarmer le pistolet.

« Que cela ne vous inquiète pas, ditTom ; s’il faut vous le dire ? mon intention est de luibrûler d’abord la cervelle avec mon pistolet. Vous pouvez ensuitelui briser le crâne avec la crosse du vôtre. S’il faut vous ledire ? il ne sert à rien d’épargner ces malfaiteurs. Je faisfeu dès que je le vois. »

« Attendez au moins que je vous dise sic’est le voleur ou non. »

« Croyez-vous lereconnaître ? »

« À la lueur de l’amorce, j’ai vu deuxyeux hagards que je n’oublierai jamais…»

« En avant donc ! dit Tom, prenant,comme on dit, son courage à deux mains ; nous gagnerons lestrois cents livres sterling de récompense, et nous aurons de plusla satisfaction de voir prendre le vaurien.

Nous nous acheminâmes donc à pas de loup dansla direction indiquée par Tom. De temps en temps, il appliquait sonoreille à terre et murmurait toujours : «Nous le tenons !nous le tenons ! Il continuait d’avancer avec les mêmesprécautions. Tout-à-coup Tom s’arrêta et dit : Il nous a donnéle change ; après nous avoir attirés tout ce temps sur lamauvaise piste, il a rebroussé chemin vers le village. »

« Alors notre plan, lui dis-je, doit êtrede l’y devancer. De cette manière il ne saurait échapper, et jesuis certain de constater son identité, si je le vois à la lueurd’une chandelle.

« S’il faut vous le dire ? c’est làle bon plan, répliqua mon compagnon, nous le guetterons à l’entréedu village et nous le happerons dès qu’il y rentrera. »

Nous nous glissâmes donc par une ouverture dela haie et nous regagnâmes la route directe du village ; Ilétait maintenant très tard et il faisait un froid si intense quetout le monde restait renfermé chez soi ; on n’entendaitd’autre son dans le village que celui de l’horloge de l’église,dont le carillon sonnant les quarts d’heure au haut des airs,produisait sur nos esprits et nos sens surexcités l’effet de salvesd’artillerie. Tout près de l’église, qui semblait garder l’entréedu village, avec ses vieux contreforts et sa vieille tour, setrouvait un cottage en ruines, avançant assez loin dans la rue,pour ne laisser entre l’église et cette misérable hutte qu’unespace de huit à neuf pieds. Une idée nous frappa au même instant,c’est que si nous pouvions nous y loger, il serait impossible àl’homme en question de se glisser dans le village sans être aperçupar nous.

Après avoir écouté un moment aux fenêtres etaux portes du cottage, nous conclûmes qu’il était inhabité.Poussant alors doucement la porte, nous montâmes un étroit escalierde pierre et nous nous dirigions à tâtons vers une croisée percéedans un pignon que nous avions remarquée de la route et qui devaitcommander l’approche du village, quand nous entendîmes une voixmurmurer ces mots :

« Est-ce vous, William ? » aumoment même où nous entrions dans le galetas.

Après nous être arrêtés une minute ou deux,retenant notre haleine et désappointant l’attente de la personnequi parlait, nous nous plaçâmes à notre poste d’observation.Plusieurs quarts d’heure carillonnés par l’horloge s’étaientévanouis « dans les mélodies éternelles » au sommet de latour, et je commençais à désespérer de voir apparaître l’objet denos recherches, quand Tom m’allongea en silence un coup decoude.

« S’il faut vous le dire ?murmura-t-il tout bas, j’entends des pas autour du coin. Regardez.Il y a derrière la haie un homme qui a la tête levée vers lafenêtre voisine. Le voilà qui bouge. Suivons-le. Non, ne bougezpas. Attendons. Il traverse la rue. Il vient dans cette maisonmême ! »

Je vis en effet une figure d’homme se glissersilencieusement à travers la route et disparaître sous le porche duvieux cottage. Notre embarras était grand. Nous n’avions pas delumière et nous ne connaissions aucunement les dispositions deslieux. Un autre quart d’heure carillonné par l’horloge, nousavertit que la nuit s’écoulait rapidement. Nous avions presquerésolu de retourner sur nos pas si faire se pouvait, et de regagnerl’endroit où nous avions laissé notre infortuné cheval, quand jesentis de nouveau dans mes côtes les coudes de mon ami Tom.

« S’il faut vous le dire ? »murmura-t-il, « il se passe quelque chose ici ; » etil me montra une faible lueur réfléchie sur les charpentesintérieures du toit, au-dessus de nos têtes.

Cette lueur sortait de la chambre voisine, lemur de séparation n’ayant pas été élevé plus haut que les solivestransversales ; en sorte que la toiture était commune aux deuxchambres. Le mur même n’avait guère que sept ou huit pieds de haut.Nous pouvions donc entendre tout ce qu’on disait ; mais on nedisait rien, et notre oreille épiait en vain le moindre son.Cependant la lumière continuait de brûler ; on la voyaitvaciller au-dessus du mur et se jouer dans le sombre chaume.

« S’il faut vous le dire ? dit Tom,il nous serait aisé de voir dans la chambre voisine, en grimpantsur ces vieilles solives. Tenez mon pistolet tant que j’y soismonté ; et, s’il faut vous le dire ? il me sera aisé dele tuer de là. »

« Au nom du ciel, Tom ! lui dis-je,prenez garde à ce que vous faites. Laissez-moi voir d’abord sic’est bien le voleur. »

« Alors, grimpez aussi, » dit Tom,qui, déjà à cheval sur une des solives, me tendit la main pourm’aider à monter. Nous étions tous deux de niveau avec le mur deséparation, et, en allongeant un peu la tête, nous pouvions voirtout ce qui se passait dans la chambre voisine. C’était une bienmisérable chambre. Il y avait une petite table ronde et une couplede vieilles chaises ; mais la plus profonde misère était letrait caractéristique de ce galetas désolé, sans feu, malgré lerigoureux hiver.

Une femme, bravant apparemment le froid, étaitassise près de la table et lisait un livre. La petite lampe, quiavait été allumée sans bruit, projetait à peine sa lueur sur levisage de la lectrice et sur son livre. Ses traits étaient pâles etdéfaits ; mais elle était encore jeune et belle, ou du moinsle mystère et l’étrangeté de cet incident répandaient un si grandintérêt sur sa personne, que je la trouvai telle. Ses vêtementsétaient pauvres, et le châle ; étroitement serré sur sesépaules, manifestait plutôt qu’il ne cachait leur exiguïté. Tout àcoup nous vîmes à l’autre extrémité de la chambre une figure sortirde l’obscurité ; Tom serra son pistolet d’une main plus fermeet l’arma, en prévenant le bruit avec son pouce. L’homme se tenaitsur le seuil, comme s’il ne savait s’il devait entrer. Il regardalongtemps la femme qui continuait de lire ; puis il s’approchad’elle en silence. Elle entendit ses pas, leva la tête, et leregarda en face sans dire un mot. Je n’avais vu de ma vie unefigure si pâle et si émue.

« Nous partirons demain, dit-il ;j’ai quelque argent comme je l’espérais. » Et, en disant cesmots, il déposa sur la table, devant elle, trois guinées d’or.Cependant elle continua de se taire, et elle épiait ses traits labouche à demi-béante.

« S’il faut vous le dire ? dit Tom,à n’en pas douter, c’est notre argent. Est-ce bien làl’homme ? »

« Je ne le sais pas encore. Il faut queje voie ses yeux. »

Cependant la conversation continuait endessous de nous.

« J’ai emprunté ces trois pièces à unami, » continua l’homme, comme pour répondre au regard fixésur lui ; « à un ami, m’entendez-vous ? J’aurais puen avoir davantage, mais je n’ai voulu en prendre que trois. Celasuffit pour nous conduire à Liverpool, et une fois là, nous sommessûrs de trouver un passage pour l’Ouest. Une fois dans l’Ouest, lemonde est devant nous. Je puis travailler, Marie. Nous sommesjeunes. Un homme pauvre n’a pas de chance ici, mais nous pouvonspasser en Amérique avec des espérances toutes fraîches.

« Et une bonne conscience aussi !dit la femme à voix basse, mais d’un ton interrogatif et aussiprofondément tragique que celui de lady Macbeth.

L’homme restait silencieux. À la fin,pourtant, il sembla s’irriter de la fixité de son regard. Pourquoime regardez-vous ainsi ? lui dit-il. Je vous dis que nouspartirons demain. »

« Et l’argent ? » dit lafemme.

« Je le renverrai à celui à qui je l’aiemprunté, sur mes premiers gains. Je n’ai pris que trois guinées,de peur de le gêner en prenant davantage.

« Je veux voir cet ami moi-même, ditMarie, avant de toucher à l’argent. »

« S’il faut vous le dire ? demandade nouveau Tom, c’est bien-sûr là, notre homme ! »

« Chut ! lui dis-je ;écoutons. »

« J’ai reconnu un de mes amis dans l’undes commis de la banque de Melfield. C’est de lui que je tiens cesguinées. Je vous en donne ma parole. »

« S’il faut vous le dire ?qu’attendons-nous ? Il avoue tout, dit Tom. Tombons sur lui àl’improviste. Je n’ai jamais vu un plus laid scélérat. »

« Avec cette somme, continua l’homme,voyez tout ce que nous pouvons faire. Elle nous tirera de ladétresse où nous sommes tombés, Marie ; vous savez qu’en celaje dis la vérité, sans qu’il y ait de ma part d’autre faute qu’uneexcessive confiance dans un faux ami. Je ne puis vous voir mourirde faim. Je ne puis voir notre petit enfant, né dans une positionconfortable, réduit à coucher sur la paille, au fond d’une grangecomme cette maison. Non, je ne le puis, je ne le veuxpas. »

Il poursuivit, se passionnant davantage àmesure qu’il parlait. « À tout prix, je veux vous rendre unechance de confort et d’indépendance.

« Et la paix d’esprit ? répliquaMarie. Oh ! William ! je dois vous dire les horriblescraintes qui ont rempli mon âme pendant votre absence, durant cetteterrible nuit. J’ai lu et prié. J’ai demandé des consolations auciel. Oh ! William ! rendez l’argent à votre ami. – Je nedis rien de l’emprunt ; – rendez cet argent. Je ne puis leregarder. Manquons de tout ; mourons, s’il le faut, maisrendez cet argent.

Tom Ruddle désarma tout doucement son pistoletet passa la manche de son pardessus sur ses yeux.

« Ayons confiance en Dieu, William,poursuivit la femme, et la délivrance viendra. Le temps est trèsfroid, ajouta-t-elle. Il n’y a plus d’espérance visible, mais je nepuis désespérer de tout à cette époque de l’année. Cette grange,comme vous l’appelez, William, n’est pas un séjour plus humble quela crèche de Bethléem, dont je viens de lire la touchantehistoire. »

En ce moment, les cloches de la vieille églisesonnèrent à pleine volée. Nous étions si près de la tour que leursvibrations ébranlaient les solives sur lesquelles nous nous tenionsà cheval et remplissaient tout le cottage de leur rude harmonie.« Écoutez ! s’écria l’homme étonné, qu’est-ce que c’estque cela ? – C’est le matin de Noël, répondit la femme.Ah ! William, William ! dans quel esprit nous devrionsaccueillir ce jour ! dans quel esprit différent nous l’avonsmaintes et maintes fois accueilli dans des temps plusheureux ! »

L’homme prêta l’oreille aux cloches pendantune minute ou deux ; puis il s’agenouilla et cacha sa tête surles genoux de sa femme. Il se fit un profond silence, sauf lamusique de Noël. « S’il faut vous le dire ? dit Tom, jeme rappelle qu’à cette heure nous chantions toujours un hymne dansla maison de mon père. Allons-nous-en : je ne voudrais paspour mille guinées troubler ces pauvres gens.

Nos préparatifs pour descendre firent un peude bruit. L’homme regarda en l’air, tandis que la femme restaitabsorbée dans ses prières. Comme ma tête dépassait juste le niveaudu mur, nos yeux se rencontrèrent. C’étaient bien les mêmes yeuxqui étincelaient d’un éclat sauvage, quand le coup de pistoletétait parti du cabriolet. Nous continuâmes notre descente. L’hommese releva tranquillement de sa position agenouillée et mit sondoigt sur sa bouche. En descendant les escaliers, nous le trouvâmesqui nous attendait sur le seuil de la porte. « Non pas devantelle, dit-il. Je veux lui épargner ce triste spectacle, si je puis.Je suis coupable du vol, mais je ne voulais pas vous faire mal,monsieur. Le pistolet est parti dès que je l’ai touché. Au nom duciel, dites-le-lui avec des ménagements quand vous m’aurezemmené ! »

« S’il faut vous le dire ? dit TomRuddle, dont les dispositions belliqueuses s’étaient tout-à-faitévanouies, le pistolet était mon erreur, et tout ceci est uneerreur aussi. Venez me voir, mon ami et moi, à la banque, aprèsdemain, et s’il faut vous le dire ? le diable de vent !il est si piquant qu’il me fait venir les larmes aux yeux ;oui, s’il faut vous le dire, nous nous arrangerons pour vous enprêter davantage.»

Les cloches continuaient de sonner dans l’air.Il était près de minuit, et notre retour au logis à travers leschemins durcis par la gelée fut la plus agréable promenade envoiture que nous eussions faite de notre vie.

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