Les Conteurs à la ronde

IV – L’HISTOIRE DE LA VIEILLE MARIE –Bonne d’enfant.

 

Vous savez, mes chers amis, que votre mèreétait orpheline et fille unique. Vous n’ignorez pas non plus, j’ensuis bien sûre, que votre grand-père était ministre de l’Évangiledans le Westmoreland, d’où je viens moi-même. J’étais encore unepetite fille à l’école du village, quand, un jour votre grand’mèreentra pour demander à la maîtresse si elle pouvait lui recommanderune de ses écolières pour bonne d’enfant. Je fus bien fière, jepeux vous le dire, quand la maîtresse m’appela et parla de moicomme d’une honnête fille, habile aux travaux d’aiguille, d’uncaractère posé, et dont les parents étaient respectables, quoiquepauvres. Je pensai tout de suite que je ne pourrais jamais rienfaire de mieux que de servir cette jeune et jolie dame. Ellerougissait autant que moi en parlant de l’enfant qui allait veniret dont je serais la bonne. Mais cette première partie de monhistoire, je le sais bien, vous intéresse beaucoup moins que celleque vous attendez. Je vous dirai donc tout de suite que je fusengagée et installée au presbytère avant la naissance de missRosemonde : c’était l’enfant attendu, et c’est aujourd’huivotre mère. J’avais, en vérité, bien peu de chose à faire avecelle, quand elle vint au monde ; car elle ne sortait jamaisdes bras de sa mère, et dormait toute la nuit près d’elle. Aussi,étais-je toute fière quand ma maîtresse me la confiait quelquefoisun moment. Jamais il n’y eut un pareil enfant, ni avant cetemps-là, ni depuis, ni quoique vous ayez tous été d’assez beauxpoupons chacun à votre tour ; mais pour les manières douces etengageantes, aucun de vous n’a jamais égalé votre mère. Elle tenaitcela de sa mère à elle, qui était, par sa naissance, une grandedame, une miss Furnivall, petite-fille de lord Furnivall dans leNorthumberland. Je crois qu’elle n’avait ni frère, ni sœur, etqu’elle avait été élevée dans la famille de milord, jusqu’à sonmariage avec votre grand-père, qui venait d’obtenir une cure.C’était le fils d’un marchand de Carlisle, mais un homme savant etaccompli, toujours à l’œuvre dans sa paroisse très vaste et toutedispersée sur les Fells[2] duWestmoreland. Votre mère, la petite miss Rosemonde, avait environquatre ou cinq ans, lorsque ses père et mère moururent dans la mêmequinzaine, l’un après l’autre. Ah ! ce fut un triste temps. Majeune maîtresse et moi nous attendions un autre poupon, quand monmaître revint à la maison après une de ses longues courses àcheval. Trempé de pluie, harassé, il avait attrapé la fièvre dontil mourut. Votre mère, depuis lors, ne releva plus la tête ;elle ne lui survécut que pour voir son second enfant, qui mourutpeu d’instants après sa naissance, et qu’elle tint un instant surson sein avant de rendre elle même le dernier soupir. Ma maîtressem’avait priée, sur son lit de mort, de ne jamais quitterRosemonde ; mais elle ne m’en aurait point dit un mot, que jen’en aurais pas moins suivi cette chère petite au bout dumonde.

Nous avions à peine eu le temps d’étouffer nossanglots, lorsque les tuteurs et les exécuteurs testamentairesvinrent pour le règlement de l’héritage. C’étaient le propre cousinde ma pauvre jeune maîtresse, lord Furnivall, et M. Esthwaite,le frère de mon maître, marchand de Manchester ; il n’étaitpas alors dans d’aussi bonnes conditions qu’aujourd’hui, et ilavait une grande famille à élever. Je ne sais s’ils réglèrent leschoses ainsi, d’eux-mêmes, ou si ce fut par suite d’une lettre quema maîtresse avait écrite de son lit de mort à son cousin, milordFurnivall ; mais on décida que nous partirions, miss Rosemondeet moi, pour le manoir de Furnivall dans le Northumberland. D’aprèsce que milord sembla dire, le désir de ma maîtresse était quel’enfant vécût dans sa famille et il n’avait pas, quand à lui,d’objections à faire à cela, une ou deux personnes de plus nesignifiant rien dans une si grande maison. Ce n’était pas là,certes, la manière dont j’aurais voulu voir envisager l’arrivée dema belle et charmante petite, qui ne pouvait manquer d’animer commeun rayon de soleil toutes les familles, même les plusgrandes ; mais je n’en fus pas moins satisfaite de voir tousles gens de la vallée ouvrir de grands yeux étonnés, quand ilsapprirent que j’allais être la bonne de la petite lady chez lordFurnivall, dans le manoir de Furnivall.

Je me trompais cependant en croyant que nousallions habiter avec le milord. Il parait que sa famille avaitquitté le manoir de Furnivall depuis cinquante ans et même plus.Jamais en effet je n’avais entendu dire que ma pauvre jeunemaîtresse l’eût habité, quoiqu’elle eût été élevée dans sa famille.Cela me contraria, car j’aurais voulu que la jeunesse de missRosemonde se passât où s’était passée celle de sa mère.

Le valet de chambre de milord, auquelj’adressai le plus de questions que j’osais, me dit que le manoirde Furnivall, était situé au pied des Fells du Cumberlandet que c’était un très vaste domaine. Une miss Furnivall,grande-tante de milord l’habitait seule avec un petit nombre deserviteurs. L’air y était sain ; milord avait pensé que missRosemonde y serait très bien pendant quelques années, et que saprésence pourrait aussi amuser sa vieille tante.

Milord m’ordonna donc de tenir prêts pour uncertain jour tous les effets de miss Rosemonde. C’était un hommefin et impérieux, comme le sont, à ce qu’on assure, tous les lordsFurnivalls[3] ; il ne disait jamais un mot detrop. On prétendait qu’il avait aimé ma pauvre jeune maîtresse,mais comme elle savait que le père de milord ne consentirait pas àce mariage, elle n’avait jamais voulu l’écouter, et elle avaitépousé M. Esthwaite. Je ne sais pas ce qu’il y avait de vrailà-dedans. Milord ne s’occupa jamais beaucoup de miss Rosemonde, cequ’il eût fait s’il avait gardé un profond souvenir de sa mèremorte. Il envoya son valet de chambre avec nous au manoir, en luiordonnant de le rejoindre le soir même à Newcastle, en sorte qu’iln’eut guère le temps de nous faire connaître à tant de personnesétrangères avant de nous quitter. Nous voilà donc abandonnées,deux, véritables enfants, je n’avais que dix-huit ans, dansl’immense manoir. Il me semble que c’était hier. Nous avions quittéde grand matin notre cher presbytère et nous avions pleuré toutesles deux à cœur fendre. Nous voyagions pourtant dans le carrosse demilord, dont je m’étais fait autrefois une si grande idée.L’après-dîner d’un jour de septembre était fort avancée lorsquenous nous arrêtâmes pour changer une dernière fois de chevaux dansune petite ville enfumée, toute remplie de charbonniers et demineurs. Miss Rosemonde s’était endormie, mais M. Henry me ditde la réveiller pour lui faire voir le parc et le manoir dont nousapprochions. Je pensais que c’était grand dommage de réveiller unenfant dormant si bien, mais je fis ce qu’il m’ordonnait, de peurqu’il ne se plaignît de moi à milord. Nous avions laissé derrièrenous toute trace de villes et même des villages, et nous étionsmaintenant en dedans des portes d’un grand parc d’un aspectsauvage, ne ressemblant pas du tout aux parcs du sud del’Angleterre, mais rempli de rochers, d’eaux torrentueuses,d’aubépines au tronc noueux et de vieux chênes tout blancs etdépouillés de leur écorce par la vieillesse.

Le chemin montait à travers l’immense parcpendant deux milles environ ; on arrivait alors devant unvaste et majestueux édifice, entouré de beaucoup d’arbres sirapprochés qu’en certains endroits leurs branches se heurtaientcontre les murs quand le vent soufflait. Quelques-unes étaientbrisées et pendantes ; car personne ne semblait prendre soinde les émonder et d’entretenir la route couverte de mousse.Seulement devant la façade tout était bien entretenu. On ne voyaitpas une mauvaise herbe dans le grand ovale destiné autrefois à lacirculation des voitures ; et on ne laissait croître aucunarbre, aucune plante grimpante contre cette longue façade auxnombreuses croisées. De chaque côté se projetait une aile formantl’extrémité d’autres façades latérales, car cette demeure désoléeétait plus vaste encore que je ne m’y attendais. Derrières’élevaient les Fells qui semblaient assez nus et sans clôture et àgauche du manoir vu de face, il y existait, comme je m’en aperçusplus tard, un petit parterre à la vieille mode. Une porte de lafaçade occidentale ouvrait sur ce parterre, taillé sans doute dansl’épaisse et sombre masse de verdure pour quelque ancienne ladyFurnivall ; mais les branches des arbres de la forêt étaientrepoussées et lui masquaient de nouveau le soleil en toutesaison ; aussi bien peu de fleurs trouvaient-elles moyen d’yvivre.

Cependant le carrosse s’arrêta devant la portede la principale façade, et on nous fit entrer dans la grandesalle. Je crus que nous étions perdues, tant elle était vaste etspacieuse. Un lustre de bronze suspendu au milieu de la voûte, futun objet d’étonnement et d’admiration pour moi qui n’en avaisjamais vu. À l’extrémité de la suie s’élevait une anciennecheminée, aussi haute que les murs des maisons dans mon pays, avecd’énormes chenets pour tenir le bois ; et près de la cheminée,s’étendaient de larges sophas de forme antique. À l’extrémitéopposée de la salle, à gauche en entrant et du côté de l’ouest, onvoyait un orgue scellé dans le mur, et si grand qu’il remplissaitla majeure partie de cette extrémité. Au-delà, du même côté, il yavait une Porte ; et à l’opposite, de chaque côté de lacheminée, se trouvaient d’autres portes conduisant à la façadeorientale ; mais comme je ne traversai jamais ces portesdurant mon séjour au manoir de Furnivall, je ne puis dire ce qu’ily avait au-delà.

L’après-midi touchait à sa fin, et la salle oùil n’y avait pas de feu semblait sombre et lugubre : on nenous y fit pas rester un seul instant. Le vieux serviteur qui nousavait ouvert s’inclina devant M. Henry ; puis il nousconduisit par la porte située à l’autre extrémité du grand orgue, àtravers plusieurs salles plus petites et plusieurs corridors, dansle salon occidental où se tenait miss Furnivall. La pauvre petiteRosemonde se serrait contre moi, comme épouvantée et perdue dans unsi grand édifice. Je ne me sentais pas beaucoup plus à l’aise. Lesalon occidental avait un aspect beaucoup plus agréable ; on yfaisait bon feu, et il était garni de meubles commodes. MissFurnivall pouvait être âgée de quatre-vingts ans environ, mais jene l’affirmerai pas. Elle était grande et maigre, et son visageétait plissé de rides aussi fines que si on les avait tracées avecla pointe d’une aiguille. Ses yeux semblaient très vigilants, pourcompenser, je suppose, la surdité profonde qui l’obligeait de seservir d’un cornet acoustique. À côté d’elle, et travaillant aumême grand ouvrage de tapisserie, se tenait assise mistress Stark,sa femme de chambre et sa dame de compagnie, presque aussi vieille.Mistress Stark vivait avec miss Furnivall depuis leur jeunesse àtoutes les deux, et elle était plutôt considérée comme son amie quecomme sa servante. Elle paraissait aussi froide, aussi impassiblequ’une statue de pierre : jamais elle n’avait rien aimé. Je nepense pas non plus, qu’à l’exception de sa maîtresse, elles’inquiétât de quelqu’un au monde ; mais cette dernière étantsourde, elle la traitait à peu de chose près comme un enfant. Aprèsavoir délivré le message de milord, M. Henry prit congé denous tous, en s’inclinant respectueusement, sans prendre garde à lamain mignonne que lui tendait ma chère petite Rosemonde. Il nouslaissa debout au milieu de la salle, où les deux dames nousregardaient à loisir à travers leurs lunettes.

Ce fut une grande satisfaction pour moi quand,ayant sonné le vieux valet qui nous avait introduites, elles luidirent de nous mener dans nos chambres. Il nous fit donc sortir dece grand salon, entrer dans une autre pièce, sortir encore decelle-ci, montrer un grand escalier et suivre une large galerie,qui devait être une bibliothèque, car tout un côté était rempli delivres, l’autre de tables à écrire entre les croisées. Enfin, nousarrivâmes dans nos chambres. Je ne fus pas fâchée de savoirqu’elles étaient situées au-dessus des cuisines, car je commençaisà craindre de me perdre dans ce désert de maison. Il y avaitd’abord la vieille chambre où tous les petits lords et toutes lespetites ladies avaient été élevés pendant bien des années. Un feujoyeux brûlait dans la grille ; la bouilloire chantait déjà,et tout ce qui est nécessaire pour prendre le thé était rangé surla table. De cette chambre, on passait dans le dortoir d’enfants,où on avait placé un petit lit pour miss Rosemonde, tout près dumien. Le vieux James appela sa femme Dorothée pour nous faire leshonneurs de la maison, et tous les deux se montrèrent sihospitaliers, si prévenants, qu’insensiblement, miss Rosemonde etmoi, nous nous trouvâmes tout à fait chez nous. Après le thé, machère petite s’assit sur les genoux de Dorothée, babillant aussivite que sa petite langue pouvait aller. Je sus bientôt queDorothée était du Westmoreland, ce qui acheva de nous lier.Souhaiter de rencontrer de meilleures gens que James et sa femme,ce serait être bien difficile ! James avait passé presquetoute sa vie dans la famille de milord ; il ne croyait pasqu’il y eût nulle part d’aussi grands personnages, et il regardaitun peu sa femme du haut de sa grandeur, parce que, avant de semarier avec lui, elle avait toujours vécu dans une ferme. À celaprès, il l’aimait beaucoup. Ils avaient sous leurs ordres, pourfaire le gros de l’ouvrage, une servante nommée Agnès. Elle et moi,James et Dorothée, miss Furnivall et mistress Stark, nouscomposions toute la maison, sans oublier ma chère petite Rosemonde.Je me demandais parfois comment on avait pu faire avant sonarrivée, tant on en faisait cas maintenant. À la cuisine et ausalon, c’était la même chose. La sévère, la triste miss Furnivallet la froide mistress Stark paraissaient également charméeslorsqu’elles la voyaient voltiger comme un oiseau, jouant etsautillant, avec son bourdonnement, continuel et son joyeux babil.Plus d’une fois, j’en suis certaine, il leur faisait peine de lavoir s’en aller dans la cuisine quoique trop fières pour luidemander de rester avec elles, et un peu surprises de cettepréférence. Cependant, comme disait mistress Stark, il n’y avait làrien d’étonnant, si on se rappelait d’où son père était venu.L’antique et spacieux manoir était un fameux endroit pour ma petitemiss Rosemonde. Elle y faisait des expéditions de tous côtés,m’ayant toujours sur ses talons ; de tous côtés, à l’exceptionpourtant de l’aile orientale qu’on n’ouvrait jamais et où nousn’avions jamais eu l’idée d’aller. Mais dans la partie occidentaleet septentrionale, il y avait beaucoup de belles chambres pleinesde choses qui étaient des curiosités pour nous, sans l’êtrepeut-être pour des gens qui avaient vu plus curieux encore. Lesfenêtres étaient obscurcies par les rameaux agités des arbres et lelierre qui les recouvrait ; mais, dans ce demi-jour vert, nousdistinguions très bien les vieux vases en porcelaine de Chine, lesboites d’ivoire sculpté, les grands livres et surtout les vieuxtableaux !

Un jour, je m’en souviens, ma mignonne forçaDorothée à venir avec nous pour nous expliquer les portraits.C’étaient tous des portraits de membres de la famille, maisDorothée ne savait pas bien les noms. Après avoir visité la plupartdes chambres, nous arrivâmes dans le vieux salon de réception,au-dessus de la grande salle. Il y avait là un portrait de missFurnivall ; ou comme on l’appelait dans ce temps-là, missGrace, car elle était la sœur cadette. Ça avait dû être unebeauté ! Mais quel regard fixe et fier ! Quel dédain dansses beaux yeux ! Leurs sourcils mêmes semblaient se relever,comme si elle s’étonnait qu’on eût l’impertinence de laregarder ; et sa lèvre se plissait. Elle avait un costume dontje n’avais jamais vu le pareil ; mais c’était la mode dans cetemps-là, disait Dorothée. Son chapeau, d’une espèce de castorblanc, était un peu relevé au-dessus du front et orné d’unemagnifique plume qui en faisait le tour ; sa robe, de satinblanc, laissait voir un corsage blanc richement brodé.

« Assurément ! me dis-je après avoirbien regardé ce portrait, la créature de Dieu se fane commel’herbe, ainsi qu’il est écrit ; mais qui croirait jamais, àvoir miss Furnivall, qu’elle a pu être une beauté siremarquable ?

« Oui, dit Dorothée. Les gens changentbien tristement ; mais, si ce que Ie père de mon maître al’habitude de dire est vrai, miss Furnivall, la sœur aînée, étaitplus belle encore que miss Grace. Son portrait est ici quelquepart ; mais, si je vous le montre, il ne faut jamais dire,même à James, que vous l’avez vu. Croyez-vous que la petite fillepuisse garder le secret ? » ajouta-t-elle.

Je n’en étais pas certaine, car jamais il n’yeut d’enfant si vive, si hardie, si franche ! J’aimais mieuxlui dire de se cacher, lui promettant de chercher après elle. Alorsj’aidai Dorothée à retourner un grand tableau appuyé contre le mur,au lieu d’être suspendu comme les autres. Ce portrait l’emportaitencore en beauté sur miss Grace, comme pour l’air altier etdédaigneux ; mais, sous ce dernier rapport, il était difficilede choisir. Je l’aurais regardé pendant une heure, si Dorothée,tout effrayée de me l’avoir montré, ne se fût hâtée de le remettreen place, en me conseillant d’aller tout de suite à la recherche demiss Rosemonde, « car il y avait, disait-elle, dans la maisonde vilaines places où elle ne voudrait pas voir l’enfantaller. » J’étais une fille courageuse : je m’inquiétaipeu de ce que disait la vieille femme, car j’aimais à jouer àcache-cache comme pas un enfant dans la paroisse. Je couruscependant chercher ma, petite.

L’hiver approchait ; les jours devenaientde plus en plus courts. Il me semblait parfois entendre un bruitsingulier, comme si quelqu’un jouait de l’orgue dans la grandesalle. J’étais presque certaine de ne pas être trompée par monoreille. Je n’entendais pas ce bruit tous les soirs ; maistrès souvent, et d’ordinaire, quand, assis près de miss Rosemonde,après l’avoir mise au lit, je restais tranquille et silencieusedans la chambre à coucher, c’est alors que j’entendais les sons del’orgue résonner dans la distance. Le premier soir, quand jedescendis pour souper, je demandai à Dorothée qui avait fait de lamusique, et James dit d’un ton très bref que j’étais bien simple deprendre pour de la musique les murmures du vent dans les arbres.Dorothée regarda son mari d’un air effaré, et Bessy, la fille decuisine, après avoir marmonné quelque chose, s’en alla toute pâle.Voyant bien que ma question ne leur plaisait pas, je pris le partide me taire, en attendant d’être seule avec Dorothée, dont jepourrais tirer bien des choses. Le lendemain, j’épiai donc lemoment favorable, et, après l’avoir amadouée, je lui demandai quijouait de l’orgue ; car, si je m’étais tue devant James, jesavais très bien que je n’avais pris le bruit du vent pour de lamusique. Mais James avait fait la leçon à Dorothée, dont je ne pusarracher un mot. J’essayai alors de Bessy, que j’avais toujourstenue un peu à distance, car j’étais sur un pied d’égalité avecJames et Dorothée, dont elle n’était guère que la servante. Elle mefit bien promettre de n’en jamais rien dire à personne, et sijamais je le disais, de ne jamais dire que c’était elle qui mel’avait dit ; mais c’était un bruit bien étrange, et bien desfois elle l’avait entendu, surtout dans les nuits d’hiver et avantles tempêtes. On disait dans le pays que c’était le vieux lord quijouait sur l’orgue de la grande salle, comme il aimait à jouer deson vivant ; mais qui était le vieux lord ? ou pourquoijouait-il, et de préférence dans les soirées d’hiver à l’approchedes tempêtes ? c’est ce qu’elle ne pouvait ou ne voulait pasme dire. Je vous ai dit que j’étais une fille courageuse ; ehbien ! je m’amusai assez d’entendre cette grande musiquerésonner dans le manoir quel que fût celui qui jouait. Tantôt elles’élevait au-dessus des bouffées de vent, gémissait ou semblaittriompher comme une créature vivante ; tantôt elle redevenaitd’une complète douceur ; mais c’était toujours de la musiqueet des accords… il était ridicule d’appeler cela le vent. Je pensaid’abord que miss Furnivall, jouait peut-être à l’insu deBessy ; mais un jour que j’étais seule dans la grande salle,j’ouvris et je l’examinai bien de tous côtés, comme on m’avait faitvoir celui de l’église de Grosthwaite, et je vis qu’il était toutbrisé et détruit à l’intérieur, malgré sa belle apparence. Alors,quoiqu’on fût en plein midi, ma chair commença à se crisper ;je me hâtai de fermer l’orgue et je regagnai lestement ma chambred’enfant, où il faisait toujours si clair. À partir de ce temps, jen’aimai pas plus la musique que James et Dorothée ne l’aimaient.Dans l’intervalle, miss Rosemonde se faisait aimer de plus en plus.Les vieilles dames se faisaient une fête de l’avoir à table à leurpremier dîner. James se tenait derrière la chaise de missFurnivall, et moi derrière miss Rosemonde, en grande cérémonie.Après le repas, elle jouait dans un coin du grand salon, sans faireplus de bruit qu’une souris, tandis que miss Furnivall dormait etque je dînais à la cuisine. Cependant elle revenait volontiers àmoi dans la chambre d’enfant : car miss Furnivall était sitriste, disait-elle, et mistress Stark si ennuyeuse ! Nousétions, au contraire, assez gaies toutes les deux. Peu à peu je nem’inquiétai plus de cette musique étrange ; si on ne savaitpas d’où elle venait, du moins elle ne faisait de mal àpersonne.

L’hiver fut très froid. Au milieu d’octobre,les gelées commencèrent et durèrent bien des semaines. Je merappelle qu’un jour, à dîner, miss Furnivall, levant ses yeuxtristes, et appesantis, dit à, mistress Stark : «J’ai peur quenous n’ayons un terrible hiver ! Le ton dont elle disait cesparoles semblait leur donner un sens mystérieux. Mistress Stark fitsemblant de ne pas entendre et parla très haut de toute autrechose. Ma petite lady et moi, nous nous inquiétions peu de la geléeet même pas du tout. Pourvu qu’il fît sec, nous grimpions lespentes escarpées, derrière la maison ; nous montions dans lesFells qui étaient assez tristes et assez nus, et là nousfaisions assaut de vitesse dans l’air frais et vif. Un jour nousredescendîmes par un nouveau sentier qui nous mena au-delà des deuxvieux houx noueux, situés à moitié environ de la descente, du côtéoriental du manoir. Les jours raccourcissaient à vue d’œil et levieux lord, si c’était lui, jouait d’une manière de plus en pluslugubre et tempétueuse sur le grand orgue. Un dimanche après-midi,ce devait être vers la fin de novembre, je priai Dorothée de secharger de ma petite lady, lorsqu’elle sortirait du salon, après lesomme habituel de miss Furnivall ; car il faisait trop froidpour la mener avec moi à l’église où je devais pourtant aller.Dorothée me promit de grand cœur ce que je lui demandais. Elleaimait tant l’enfant que je pouvais être tranquille. Nous nousmîmes donc en chemin sans tarder, Bessy et moi. Un ciel lourd etnoir couvrait la terre blanchie par la gelée, comme si la nuit nes’était pas complètement dissipée ce jour-là, et l’air, quoiquecalme, était très piquant.

« Nous aurons de la neige aujourd’hui, medit Bessy. En effet, nous étions encore à l’église, lorsque laneige commença à tomber par gros flocons, et si épaisse, qu’elleinterceptait presque le jour des croisées. À notre sortie del’église, il ne neigeait plus, mais nos pieds enfonçaient dans unecouche de neige douce et profonde. Avant notre arrivée au manoir,la lune se leva, et je crois qu’il faisait plus clair alors, avecla lune et la neige éblouissante, que lorsque nous étions partispour l’église, entre deux et trois heures. Je ne vous ai pas encoredit que miss Furnivall et mistress Stark n’allaient jamais àl’église ; elles avaient pris l’habitude de lire ensembleleurs prières, comme elles faisaient tout, tranquillement ettristement. Le dimanche leur semblait bien long, car il lesempêchait de travailler à leur grande tapisserie. Aussi, lorsquej’allai trouver Dorothée dans la cuisine pour lui redemanderRosemonde et faire monter cette chère enfant avec moi, je nem’étonnai pas de lui entendre dire que les dames avaient dû garderla petite, car elle n’était pas venue à la cuisine, comme je luiavais recommandé de le faire dès qu’elle s’ennuierait d’être sageau salon. Je me débarrassai donc de ma pelisse et de mon chapeau,et j’entrai dans le salon, où je trouvai les deux damestranquillement assises comme à leur ordinaire, laissant tomber unmot, par-ci, par-là, mais n’ayant pas du tout l’air d’avoir auprèsd’elles un être aussi vif ; aussi joyeux que miss Rosemonde.Je pensais d’abord que l’enfant se cachait : c’était une deses petites malices. Peut-être avait-elle recommandé aux deux damesde faire semblant d’ignorer où elle était. Je me mis à regardertout doucement derrière ce sopha, derrière ce fauteuil, sous cerideau, me donnant l’air très effrayé de ne pas la trouver.

« Qu’y a-t-il donc, Hester ? demandasèchement mistress Stark. Je ne sais si miss Furnivall m’avait vue.Comme je vous l’ai dit, elle était très sourde et elle restaittranquillement assise, regardant le feu d’un air désœuvré et pleinde désolation. « Je cherche ma petite Rose, »répondis-je, pensant toujours que l’enfant était là, cachée, toutprès de moi.

« Miss Rosemonde n’est pas ici, réponditmistress Stark. Elle nous a quittées, il y a plus d’une heure,selon son habitude, pour aller retrouver Dorothée. » Cela dit,elle me tourna le dos pour regarder le feu comme sa maîtresse.

Mon cœur commençait à battre. Combien jeregrettais d’avoir quitté, même pour un instant mon enfantchérie ! Retournée près de Dorothée, je lui dis ce quiarrivait. James était sorti pour toute la journée ; mais elleet moi, suivies de Bessy, nous prîmes des lumières, et, après êtremontées d’abord dans les chambres d’enfants, nous parcourûmes toutela maison appelant miss Rosemonde, la suppliant de ne pas nouscauser une peur mortelle, et de sortir de sa cachette. Aucuneréponse ! aucun son !

« Bon Dieu ! me dis-je enfin,serait-elle allée se cacher dans l’aile droite ? »

« Cela est impossible, me réponditDorothée ; je n’y suis jamais allée moi-même ; les portesrestent constamment fermées ; l’intendant de milord en a lesclés, à ce que je crois. Dans tous les cas, ni moi ni James ne lesavons jamais vues.

« Il ne me reste donc, m’écriai-je, qu’àretourner voir si elle ne s’est pas cachée dans le salon de cesdames, sans être remarquée d’elles. Oh ! si je l’y trouve, jela fouetterai bien pour la frayeur qu’elle m’a donnée. » Jedisais cela, mais je n’avais pas la moindre intention de le faire.Me voilà rentrée dans le salon occidental, où je dis à mistressStark que, n’ayant pu trouver nulle part miss Rosemonde, je lapriais de me laisser bien chercher derrière les meubles et lesrideaux. Je commençais à croire que la pauvre petite avait pu seblottir dans quelque coin bien chaud et s’y laisser gagner par lesommeil. Nous regardâmes de tous côtés ; miss Furnivall seleva et regarda aussi ; elle tremblait de tous sesmembres : miss Rosemonde n’était bien certainement dans aucunrecoin du salon, Nous voilà de nouveau en campagne, et cette foistout le monde dans la maison, cherchant partout où nous avions déjàcherché, mais sans rien trouver. Miss Furnivall tremblait etfrissonnait tellement, que mistress Stark la reconduisit dans lesalon toujours bien chauffé, après m’avoir fait promettre de leuramener l’enfant dès qu’elle serait retrouvée. Miséricorde ! Jecommençais à croire que nous ne la retrouverions pas, quand jem’imaginai de regarder dans la cour de la grande façade, toutecouverte de neige. J’étais alors au premier étage ; mais ilfaisait un si beau clair de lune, que je distinguai très bienl’empreinte de deux petits pieds, dont on pouvait suivre la tracedepuis la porte de la grande salle jusqu’au coin de l’aileorientale. Je descendis comme un éclair ; je ne sais comment.J’ouvris, par un violent effort, la roide et lourde porte de lasalle, et, rejetant par-dessus ma tête la jupe de ma robe en guisede manteau, je me mis à courir. Je tournai le coin oriental, et làune grande ombre noire couvrait la neige ; mais parvenue denouveau sous le clair de lune, je retrouvai l’empreinte des petitspas montant vers les Fells. Il faisait un froid rigoureux,si rigoureux, que l’air enlevait presque la peau de mon visagetandis que je courais ; mais je n’en courais pas moins,pleurant à la pensée de l’épouvante et du péril où devait être monenfant chérie. J’étais en vue des deux houx, quand j’aperçus unberger qui descendait la colline, et portait un objet enveloppédans son manteau. Ce berger cria après moi et me demanda si jen’avais pas perdu un enfant. Les pleurs et le vent étouffaient mavoix. Il s’approcha de moi, et je vis miss Rosemonde étendue dansses bras, immobile, blanche et roide comme si elle était morte. Leberger me dit qu’il était monté aux Fells pour rassemblerson troupeau avant le froid intense de la nuit, et que dans leshoux (grandes marques noires sur le flanc de la colline, où on nevoyait pas d’autre buisson à plusieurs milles à la ronde) il avaittrouvé ma petite lady, mon agneau, ma reine, déjà roide et dans lefatal sommeil que produit la gelée. Je pleurais de joie en latenant de nouveau dans mes bras, car je ne voulus pas la laisserporter au berger ; je la pris sous mon manteau et la tinscontre mon cœur. Je la réchauffai là tendrement, et je sentais lavie rentrer avec la chaleur dans ses petits membres ; maiselle était encore insensible à notre arrivée dans le manoir. Jen’avais pas moi-même assez d’haleine pour parler. J’entrai par laporte de la cuisine.

« Apportez vite la bassinoire, » futtout ce que je pus dire. Je montai miss Rosemonde dans notrechambre, où je me mis à la déshabiller près du feu, que Bessy avaitentretenu. J’appelai mon petit agneau des plus doux noms et desplus gais que je pouvais imaginer, et cependant j’étais presqueaveuglée par les larmes. À la fin, oh ! à la fin, elle ouvritses grands yeux bleus. Alors je la mis dans le lit bien chaud, etj’envoyai Dorothée prévenir miss Furnivall que nous l’avionsretrouvée et que tout allait bien. Je résolus de passer la nuitentière à côté du lit de ma petite. Elle tomba dans un profondsommeil aussitôt que sa jolie tête eut touché l’oreiller, et je laveillai jusqu’au matin. Quand elle s’éveilla, son visage étaitaussi frais, aussi clair que ses idées ; je le croyais dumoins alors, et, mes chers amis, je le crois encoreaujourd’hui.

Elle me raconta qu’elle avait eu le désird’aller près de Dorothée, parce que les deux vieilles damess’étaient endormies, et qu’il faisait triste dans le salon. Entraversant le corridor de l’ouest, elle avait aperçu, à travers lacroisée élevée, la neige qui tombait à gros flocons. Cela lui avaitdonné le désir de voir la terre toute blanche, et elle était entréepour cela dans la grande salle où, s’approchant des croisées, elleavait vu, en effet, la terrasse couverte d’une neige éblouissante.Une petite fille lui était apparue, du même âge à peu près qu’elle,« mais si jolie, disait ma mignonne, si jolie ! Et cettepetite fille m’a fait signe de sortir. Et elle avait l’air d’êtresi bonne, que je ne pouvais lui refuser. »

Alors l’autre petite fille l’avait prise parla main et elles avaient tourné toutes les deux le coin de l’aileorientale.

« Vous êtes une méchante petite fille,dis-je à miss Rosemonde, car vous me contez des histoires. Quedirait votre chère maman qui est au ciel et qui n’a jamais dit unmensonge de sa vie, si elle entendait sa petite Rosemonde raconterde pareils contes ! »

« En vérité, Hester, dit en sanglotant mapetite lady ; je vous dis la vérité. Ne me dites pascela ! lui répondis-je d’un ton sévère. J’ai suivi la trace devos pas sur la neige. On n’en voyait pas d’autre ; et si vousaviez tenu une petite fille par la main pour monter sur cettecolline, n’aurait-elle pas laissé l’empreinte de ses pieds à côtédes vôtres ? »

« Ce n’est pas ma faute, chère Hester,dit-elle en pleurant, si vous ne les avez pas vus ; je n’aijamais regardé à ses pieds ; mais elle tenait ma main serréedans sa petite main, et elle était froide, très froide.

Elle m’a conduite en haut du chemin desFells jusqu’aux deux houx. Là, j’ai vu une dame quipleurait et poussait des sanglots ; mais dès qu’elle m’a vue,elle a cessé de pleurer ; elle m’a souri d’un air fier etnoble ; elle m’a prise sur ses genoux et a commencé à mebercer pour m’endormir. C’est là, tout, Hester, mais c’est bien lavérité ; et ma chère maman le sait, dit-elle en fondant enlarmes. Alors je pensai que l’enfant avait la fièvre et je fissemblant de croire à son histoire, qu’elle me répéta, mainte etmainte fois, sans y rien changer.

À la fin, Dorothée frappa à la porte avec ledéjeuner de miss Rosemonde, et me dit que les vieilles damesétaient descendues dans la salle à manger où elles désiraient meparler. La veille au soir toutes les deux étaient montées dansnotre chambre à coucher, mais trouvant la petite endormie, elless’étaient contentées de la regarder, sans me faire de question.

« Je ne l’échapperai pas, pensai-je enmoi-même en traversant la galerie du nord, et pourtant je reprenaiscourage, car j’avais confié l’enfant à une garde. Elles seulesétaient à blâmer de l’avoir laissée courir toute seule. J’entraidonc hardiment et je racontai toute l’histoire à mistress Stark. Jela racontai aussi à miss Furnivall en criant de toutes mes forcescontre son oreille ; mais quand je parlai de l’autre petitefille qui avait attiré miss Rosemonde dehors dans la neige etl’avait conduite à la grande et belle dame près des houx, missFurnivall jeta les bras en l’air, ses vieux bras amaigris ets’écria… Ô ciel ! pardonne ! ayez miséricorde,Seigneur ! »

Mistress Stark la retint dans son fauteuil,assez rudement à ce qu’il me parut ; mais mistress Stark n’enétait plus  maîtresse, et miss Furnivall me parla d’un tond’autorité mêlé d’une étrange anxiété.

« Hester ! gardez-la bien de cetenfant ! cet enfant l’entraînerait à la mort ! Enfant demalheur ! Dites bien à Rosemonde qu’elle s’en défie ; carc’est un enfant méchant et pervers ! Alors, mistress Stark mefit sortir de la salle à manger et je n’étais pas fâchée d’êtredehors, mais miss Furnivall continuait de crier : oh !aie pitié de moi ! ne pardonneras-tu jamais ! Il y a tantd’années, tant d’années ! »

Comme vous le pensez bien, mon esprit nepouvait être en repos après cet événement. Je n’osais quitter missRosemonde, ni le jour ni la nuit. Ne pouvait-elle pas s’échapper denouveau pour courir après quelque imagination ? J’avais cru,d’ailleurs, m’apercevoir d’après certaines bizarreries de missFurnivall, qu’elle avait le cerveau dérangé. Je redoutais quelquechose de semblable pour ma chère petite, car cela, vous le savez,peut tenir de famille.

Il ne cessait de geler à pierre fendre ettoutes les fois que la nuit était plus orageuse qu’a l’ordinaire,entre les bouffées de vent nous entendions le vieux lord jouer dugrand orgue. Mais vieux lord ou non, partout où allait missRosemonde, je la suivais ; car mon amour pour elle, pauvrepetite orpheline, était plus fort que ma peur de cette terriblemusique. C’était à moi, d’ailleurs, de l’amuser et de la tenir engaîté, comme il convenait à son âge. Nous jouions donc ensemble,nous courions ensemble, par-ci, par-là, partout ; car jen’osais jamais la perdre de vue dans cette grande et solitairedemeure. Un certain après-midi, peu de jours avant la Noël, nousjouions toutes les deux sur le tapis du billard dans la grandesalle. Nous ne savions pas le jeu bien entendu, mais elle aimait àfaire rouler les douces billes d’ivoire avec ses petites mains, etj’aimais à faire tout ce qu’elle faisait ; peu à peu, sans quenous y prissions garde, il commença à faire noir dans la salle,quoiqu’il fît clair encore en plein air. Je songeais à lareconduire dans notre chambre, quand tout-à-coup elles’écria :

« Regarde, Hester,regarde ! Voilà encore ma pauvre petite fille dehorsdans la neige ! »

Je me tournai vers les longues et étroitescroisées ; et là, je vis, comme je vous vois, une petitefille, moins grande que miss Rosemonde, habillée tout autrementqu’elle aurait dit l’être pour sortir par une si rude soirée,pleurant et tapant contre les carreaux de vitre, comme si ellevoulait qu’on la laissât entrer. Elle semblait sangloter et missRosemonde n’y pouvant plus tenir, courait à la porte pour l’ouvrirquand tout-à-coup et tout près de nous le grand orgue retentitcomme un tonnerre.

Je tremblai tout de bon, et avec d’autant plusde raison que, dans le calme d’une si forte gelée, je n’avais pasentendu le son des petites mains tapant sur les vitres, quoiquel’enfant fantôme semblât y mettre toute sa force. Je l’avais vueaussi crier et pleurer sans que le moindre son parvînt à monoreille. Je ne sais si je remarquai tout cela dans le moment même,tant les sons du grand orgue m’avaient frappé de terreur ;mais ce que je sais, c’est que je saisis ma petite miss Rosemondedans mes bras au moment où elle s’avançait vers la porte et que lel’emportai malgré ses cris et ses efforts pour m’échapper, dans lagrande et claire cuisine, où Dorothée et Agnès éminçaient desviandes pour faire des pâtés.

« Qu’y a-t-il, ma petitebelle ? » s’écria Dorothée, en voyant miss Rosemondesangloter dans mes bras comme si son cœur allait se briser.

« Elle n’a pas voulu, » réponditcette chère enfant, « me laisser ouvrir la porte pour faireentrer ma pauvre petite fille, qui mourra bien sûrement si ellereste dehors toute la nuit sur les Fells. Cruelle,méchante Hester ! » Et en parlant ainsi, elle me battaitde ses petites mains ; mais elle aurait pu frapper bien plusfort, car j’avais vu sur le visage de Dorothée une expressiond’épouvante mortelle qui glaçait mon sang dans mes veines.

« Fermez la porte del’arrière-cuisine ; mettez bien le verrou, » dit-elle àAgnès, et sans en dire davantage, elle me donna des raisins et desamandes pour apaiser miss Rosemonde ; mais ma petite ladysanglotait toujours en pensant à la petite fille restée dans laneige et elle ne voulait toucher à aucune friandise. Je m’estimaibien heureuse quand elle se fut enfin endormie en pleurant dans sonlit. Alors je descendis tout doucement dans la cuisine, où je dis àDorothée que ma résolution était prise et que j’emmènerais ma chèrepetite dans la maison de mon père à Applethwaite, où, si nousvivions humblement, nous vivrions au moins en paix. Je lui disencore que j’étais déjà bien assez effrayée par le vieux lord,quand il jouait de l’orgue. Maintenant j’avais vu de mes yeuxl’étrange petite fille, dont les pieds ne laissaient pasd’empreinte sur la neige ; je l’avais vue habillée comme aucunenfant ne pouvait l’être dans le voisinage, pleurant, criant etfrappant sur les vitres, mais sans faire entendre aucun bruit,aucun son. J’avais même aperçu sur son épaule droite, car elleavait les épaules et les bras nus malgré la rigueur du froid, uneblessure toute noire. Miss Rosemonde avait reconnu en elle l’enfantfantôme qui, comme Dorothée le savait bien, avait faillil’entraîner à sa perte. C’était plus que je n’en pouvaissupporter.

À ce récit, je vis Dorothée changer de couleurplusieurs fois. « Je ne crois pas, » me dit-elle,« qu’on vous laisse emmener miss Rosemonde, puisqu’elle est lapupille de milord et que vous n’avez aucun droit sur elle. »Dorothée me demanda ensuite si je pourrais me résoudre à quitterl’enfant dont j’étais si folle, pour de vains sons et des visionsqui, en définitive, ne pouvaient faire aucun mal, et auxquels ilsavaient dû s’habituer chacun à leur tour. J’avais la têtemontée ; je tremblais presque de colère. Je lui dis qu’ilétait bien aisé à elle de parler ainsi ; à elle qui savait ceque signifiaient cette musique et ces prétendues visions, et quiavait eu peut-être quelque chose à démêler avec l’enfant fantôme deson vivant. Ainsi provoquée, Dorothée finit par me tout dire, etalors j’aurais voulu qu’elle ne m’eût rien dit, car je fus pluseffrayée que jamais.

Elle me dit donc qu’elle avait entenduraconter cette lugubre histoire par des vieillards des environsdans le commencement de son mariage. Alors on venait encore auchâteau qui n’avait pas sa mauvaise réputation d’aujourd’hui. Aprèstout, elle ne pouvait dire si c’était vrai ou faux, mais voici cequ’on répétait.

Le vieux lord qui jouait de l’orgue était lepère le miss Furnivall, ou plutôt de miss Grace, comme l’appelaitDorothée, car miss Maude, étant l’aînée, portait de droit le titrede miss Furnivall. Le vieux lord était dévoré d’orgueil. Jamais onne vit, jamais on n’entendit parler d’un homme aussi fier, et sesfilles étaient comme lui. Personne ne leur semblait assez bon pourdevenir leur mari. Cependant le choix ne leur manquait pas, carc’étaient les plus grandes beautés de leurs temps, comme j’avais pule voir par leurs portraits dans le salon de cérémonie. Mais, ditle vieux proverbe, « l’orgueil aura sa chute. » Ces deuxbeautés hautaines devinrent amoureuses du même homme, et ce n’étaitqu’un musicien étranger, amené de Londres par leur père pour fairede la musique avec lui dans son manoir. Par dessus toutes choses,l’orgueil de famille excepté, le vieux lord aimait lamusique ; il en était fou et savait jouer de presque tous lesinstruments ; mais cela n’avait adouci en rien son caractèrefarouche. Le fier et dur vieillard avait fait, dit-on, mourir safemme de chagrin. Il appela donc près de lui un étranger quifaisait de la musique si harmonieuse que les oiseaux mêmes sur lesarbres suspendaient leurs chants pour l’écouter. Par degrés, lenouveau venu s’empara si bien de l’esprit du vieux lord quecelui-ci le rappelait chaque année à Furnivall. Ce fut lui qui fitvenir l’orgue de Hollande et qui l’installa dans la grande salle oùil était encore de mon temps. Il apprit au vieux seigneur à enjouer ; mais bien des fois, lorsque lord Furnivall ne pensaitqu’à son bel orgue et aux accords qu’il en tirait, l’étranger auteint brun et aux cheveux noirs se promenait dans les bois avecl’une des jeunes dames ; tantôt avec miss Maude, tantôt avecmiss Grâce.

Miss Maude, pour son malheur, finit paremporter le prix. Ils se marièrent secrètement, et avant laprochaine visite annuelle de l’étranger, elle donna le jour à unepetite fille dans une ferme au milieu des bruyères, tandis que sonpère et miss Grâce la croyaient aux courses de Doncastre.Maintenant épouse et mère, son caractère ne s’adoucit pas le moinsdu monde ; elle resta tout aussi hautaine, tout aussipassionnée que jamais, et peut-être davantage, car elle étaitjalouse de miss Grâce à qui le musicien étranger faisait une courassidue, pour détourner les soupçons, disait-il. Mais miss Grâce,triomphant avec affectation de sa victoire apparente sur missMaude, celle-ci s’exaspérait de plus en plus contre son mari etcontre sa sœur. Il était facile au premier de secouer un joug quilui devenait désagréable, et de chercher dans les pays étrangers unrefuge contre la jalousie des deux sœurs. Il partit cet été-là unmois avant l’époque habituelle de son départ en donnant à entendrequ’il pourrait bien ne pas revenir. Dans l’intervalle, la petitefille fut laissée à la ferme, et sa mère avait l’habitude de faireseller son cheval et de galoper au loin sur les collines, enapparence sans aucun but, mais en réalité pour voir son enfant unefois au moins par semaine, car lorsqu’elle aimait, elle aimaitbien, comme elle ne savait pas haïr à demi. Le vieux lordcontinuait de jouer de son orgue ; et les serviteurs pensaientque la musique avait fini par adoucir son redoutable caractère,dont toujours, au dire de Dorothée, on racontait de bien terribleshistoires. Il devint infirme et fut obligé de se servir d’unebéquille pour marcher. Son fils aîné, le père du lord Furnivallactuel, était alors avec l’armée en Amérique, et l’autre fils enmer, en sorte que miss Maude faisait à peu près à sa mode, et, dejour en jour, il y avait plus de froideur et d’amertume entre elleet miss Grace. Elles finirent par se parler à peine, si ce n’est enprésence du vieux lord. Le musicien étranger revint encore l’étésuivant, mais ce fut la dernière fois ; car, avec leursjalousies et leurs colères, les deux sœurs lui faisaient mener unetelle vie qu’il s’en lassa. Il partit donc, et on n’en entenditplus parler. Miss Maude, qui avait toujours eu l’intention de faireconnaître son mariage quand son père serait mort, se voyaitmaintenant abandonnée avec un enfant qu’elle n’osait avouer, maisdont elle était folle, redoutant son père, haïssant sa sœur etforcée de vivre avec eux. L’été suivant se passe donc sans qu’onvît reparaître l’étranger. Miss Maude et miss Grace, devenuestristes et sombres toutes les deux, étaient aussi belles quejamais, mais il y avait quelque chose d’égaré dans leur regard. Peuà peu cependant le front de miss Maude s’éclaircit. Son père, dontles infirmités augmentaient toujours, se laissait de plus en plusabsorber par sa musique. Miss Grace et sa sœur vivaient presque àpart, occupant des appartements séparés, miss Grace dans l’aileoccidentale, miss Maude dans l’aile orientale, les chambres mêmesqu’on avait depuis condamnées. Cette dernière crut donc pouvoirprendre sa fille avec elle, sans que personne en sût rien, exceptéceux qui n’oseraient en parler et seraient tenus de croire, sur saparole, que c’était l’enfant d’une villageoise, pour lequel elleavait pris un caprice. Tout cela, disait Dorothée, était assez bienconnu ; mais personne ne savait ce qui était arrivé ensuite,si ce n’est miss Grace et mistress Stark qui, attachée dès cetemps-là à sa personne, comme femme de chambre, était beaucoup plusson amie que sa propre sœur. Mais, d’après certains mots échappésçà et là, les domestiques supposaient que miss Maude s’était vantéeà miss Grace de son triomphe et l’avait aisément convaincue que lemusicien étranger s’était joué d’elle avec son amour prétendu,puisqu’il en avait épousé une autre en secret. À dater de ce jour,les joues et les lèvres de miss Grace perdirent leur éclat ;on l’entendit souvent répéter qu’elle se vengerait tôt ou tard.Mistress Stark, de son côté, ne cessait d’épier ce qui se passaitdans les appartements de l’aile orientale.

Par une affreuse nuit, juste après le nouvelAn, la terre était déjà, couverte d’une neige épaisse et profonde,et les flocons tombaient encore assez vite pour aveugler ceux quipouvaient être dehors. Tout-à-coup on entendit un grand bruit, unviolent tumulte et la voix du vieux lord qui dominait tout, serépondait en invectives et en malédictions. On entendit aussi lescris d’un petit enfant, le hautain défi d’une femme irritée, le sond’un coup sourd et suivi d’un silence de mort ; puis despleurs et des gémissements qui finirent par s’éteindre sur lacolline. Alors le vieux lord appela tous ses serviteurs. Il leurdit avec de terribles serments et des menaces plus terribles encoreque sa fille l’ayant déshonoré, il l’avait chassée de sa maison,elle et son enfant, et que si quelqu’un d’entr’eux osait leurprêter secours, leur donner de la nourriture ou un abri, ilprierait Dieu de l’exclure à jamais du paradis. Pendant tout cetemps-là, miss Grace se tenait à côté de son père pâle et immobilecomme la pierre, et quand il eut fini, elle poussa un grand soupir,comme si elle se sentait soulagée d’une grande crainte, et commepour dire que son œuvre était faite, son but accompli. Le vieuxlord ne toucha plus à son orgue et mourut dans l’année. Cela n’arien d’étonnant, et sans doute le remords le tua, car le lendemainde cette sombre, et cruelle, nuit, les bergers descendant lesFells, trouvèrent miss Maude assise, avec le rire de lafolie, sous les houx et caressant un enfant mort, qui avait surl’épaule droite une horrible meurtrissure. Mais ce ne fut pas ellequi tua l’enfant. D’après ce que disait Dorothée ; ce furentle froid et la gelée. Toutes les bêtes sauvages étaient renferméesdans leurs trous et tous les animaux domestiques dans leursétables, à l’heure où la mère et l’enfant furent chassés du manoiret réduits à errer sur les Fells ! Maintenant voussavez tout, ajouta Dorothée, et je serais bien étonnée si vousétiez moins effrayée que moi ? »

J’étais plus effrayée que jamais ; maisje lui dis que je ne l’étais pas. J’aurais voulu nous voir à jamaisdehors miss Rosemonde et moi, de cette horrible maison. Cependantje ne voulais pas quitter ma chère enfant et je n’osais l’emmeneravec moi. Oh ! comme je la surveillais ! Comme je faisaisbonne garde autour d’elle ! Nous mettions tous les verrous desportes et nous fermions les volets une heure au moins avant qu’ilfit nuit, de peur de les laisser ouverts cinq minutes trop tard.Mais ma petite lady entendait toujours la fatale petite fillepleurant et gémissant ; et tout ce que nous pouvions faire oudire ne l’empêchait pas de vouloir aller vers l’enfant fantôme pourle mettre à l’abri de la neige et du vent. Durant tout ce temps, jeme tenais le plus éloignée possible de miss Furnivall et demistress Stark, car elles me faisaient peur aussi. Il n’y avaitrien de bon à gagner près d’elles avec leurs sombres et dursvisages, leurs yeux distraits et hagards regardant toujours dansles années sinistres du passé. Malgré mon effroi, j’avais une sortede pitié pour miss Furnivall. Les gens descendus dans la fosse nepeuvent avoir un aspect plus désolé que celui qui était toujoursempreint sur son visage. À la fin je me sentis émue de tant depitié pour cette vieille dame qui ne disait jamais un mot sansqu’il lui fût arraché, que je priai Dieu pour elle. J’appris à missRosemonde à prier aussi pour une personne qui avait fait un péchémortel ; mais au moment où ma chère petite arrivait à cesmots, elle prêtait souvent l’oreille et quittait sa positionagenouillée pour me dire : « Hester, j’entends ma petitefille qui pleure et se plaint si tristement ! Oh !laisse-la entrer ou elle mourra ! »

Une nuit, justement après l’arrivée tantattendue du nouvel An, et lorsque le pire d’un long hiver étaitpassé, je l’espérais du moins, j’entendis la sonnette du salonoccidental sonner trois fois, ce qui était le signal particulierpour moi. Je ne voulais pas laisser miss Rosemonde toute seule,quoiqu’elle fût endormie, car le vieux lord avait joué avec plus deforce que jamais et je craignais que ma mignonne ne se réveillâtpour entendre l’enfant fantôme.

Quant à le voir, c’était impossible. J’avaistrop bien fermé les fenêtres pour cela. Je la pris donc hors deson lit, l’enveloppai dans les premiers vêtements quime tombèrent sous la main et je la portai dans le salon où jetrouvai les deux vieilles dames travaillant selon leur habitude, àleur tapisserie. Elles levèrent les yeux au moment oùj’entrai, et mistress Stark me demanda d’un air fortétonné : « Pourquoi j’apportais missRosemonde qui serait beaucoup mieux dans son lit bienchaud ? Parce que… parce que, commençai-je à murmurer,j’avais peur qu’elle ne cédât à la tentation de sortir pendant monabsence, pour suivre l’enfant dans la neige, » mais missStark m’arrêta court par un clin-d’œil significatif et me dit quemiss Furnivall avait besoin de moi pour défaire un ouvragequ’elle avait mal fait, et que ni l’une ni l’autre ne savaientdépiquer, à cause de leurs mauvais yeux. Je déposai ma mignonne surle sopha, et je m’assis près des deux vieilles sur untabouret. Le vent, qui commençait à mugir, rendait moncœur plus dur pour elles, en songeant au mal dont ellesavaient été cause.

Cependant miss Rosemonde dormait dumeilleur cœur. Miss Furnivall ne disait mot; elle neregardait jamais autour d’elle quand les bouffées duvent ébranlaient les fenêtres ; mais soudain ellese dressa de toute sa hauteur, et leva une des mains commepour nous faire signe d’écouter.

« J’entends des voix, dit-elle. J’entendsdes cris terribles… J’entends la voix de mon père ! »

Dans le même instant, ma chérie se réveillacomme en sursaut. « Ma petite fille pleure, dit-elle,oh ! comme elle pleure ! » Et elle essaya de selever pour aller à elle ; mais ses pieds se prirent dans lacouverture, et je l’enlevai dans mes bras, car ma chair commençaità se crisper, en songeant aux bruits que l’on entendait, tandis queje ne pourrais saisir aucun son. Mais, au bout d’une minute oudeux, le bruit se rapprocha, grandit et remplit nos oreilles. Nousentendîmes aussi des voix et des cris, et le vent d’hiver quimugissait dehors se tut soudainement. Mistress Stark me regarda etje la regardai ; mais nous n’osions parler. Tout-à-coup missFurnivall s’avança vers la porte du salon, passa dansl’antichambre, traversa le corridor de l’ouest, et ouvrit la portequi donnait dans la grande salle. Mistress Stark la suivit, et jen’osai rester derrière, quoique l’épouvante empêchât presque moncœur de battre. J’enveloppai bien ma chère enfant ; je laserrai dans mes bras, et je marchai derrière les vieilles dames.Dans la salle, les cris étaient plus forts que jamais ; ilssemblaient venir de l’aile orientale, et s’approchaient de plus enplus des deux portes qui restaient constamment fermées. Alors jeremarquai que le grand lustre de bronze était tout allumé, quoiquela salle fût pleine d’ombre, et qu’un grand feu brûlât dans lavaste cheminée sans répandre aucune chaleur. Je frissonnaid’horreur, et je serrai de toutes mes forces miss Rosemonde contrema poitrine. En ce moment la porte orientale semblait ébranlée surses gonds, et ma chérie, luttant pour se dégager de mes bras,s’écriait de toutes ses forces : « Hester !laisse-moi aller ! Ma pauvre petite est là ; jel’entends ; elle vient ! Hester, laisse-moialler ! »

C’était le moment de la bien tenir. Je seraiplutôt morte que de lâcher prise, tant ma résolution était forte.Miss Furnivall écoutait et entendait malgré sa surdité habituelle.Ni l’une ni l’autre des vieilles dames ne prenaient garde àRosemonde qui m’avait forcée de la mettre à terre ; maisagenouillée devant elle, je tenais sa ceinture enlacée dans mesdeux bras, tandis qu’elle continuait de pleurer et de lutter pourm’échapper.

Tout-à-coup la porte orientale s’ouvrit avecun bruit de tonnerre, comme si elle fléchissait sous un furieuxeffort ; et l’on vit apparaître, dans une vague et mystérieuseclarté, l’effigie d’un grand vieillard en cheveux blancs et dontles yeux étincelaient. Il chassait devant lui, avec des gestesd’implacable haine, une femme d’une grande beauté et au regardfier, qu’un petit enfant tenait par sa robe.

« Oh ! Hester !Hester ! criait miss Rosemonde. C’est la dame ! ladame qui était sous les houx ; et ma petite est avecelle ! Hester ! Hester ! laisse-moi aller. Ellesm’attirent près d’elles. Je le sens. Je le sens. Laissez-moialler. »

Ses efforts pour m’échapper la faisaientpresque tomber en convulsions ; mais je la tenais de plus enplus serrée, au point d’avoir peur de lui faire mal. Mieux valaitcourir ce risque que la laisser entraîner par ces terriblesfantômes. Ils avançaient toujours vers la porte de la grande salle,où les vents hurlaient comme des loups qui attendent leur proie.Tout-à-coup la dame se retourna, et je vis qu’elle lançait auvieillard un hautain défi ; mais presque au même instant, toutson corps frémit d’épouvante. Elle étendit les bras d’un air égaréet suppliant, pour garantir son enfant, son petit enfant, d’un coupde la béquille que le vieux lord tenait levée.

Miss Rosemonde, entraînée par une puissancesurnaturelle, continuait de se tordre dans mes bras et desangloter ; mais je sentais ses forces faiblir, et je lalaissais crier :

« Elles veulent que j’aille avec ellessur les Fells. Elles m’attirent à elles ! Ô ma petitefille ! Je viendrais si la méchante, la cruelle Hester ne meretenait de force. »

Enfin, quand elle vit la béquille levée surl’enfant, elle s’évanouit, et j’en rendis grâces à Dieu.

Au moment où le grand vieillard, dont lescheveux flottaient comme sous le vent d’une fournaise, allaitfrapper la pauvre petite toute tremblante, miss Furnivall, lavieille dame que j’avais à mes côtés, s’écriait d’un tonlamentable : « Ô mon père ! mon père ! épargnezcette pauvre enfant ! » Mais alors même, je vis, nousvîmes tous un autre fantôme se détacher de la lumière bleue etvague qui remplissait la salle. C’était une autre dame qui setenait debout près du vieillard avec un regard de cruelle rancuneet de mépris triomphant. Sa beauté était remarquable ; seslèvres rouges et dédaigneuses. Un chapeau de castor blanc, ornéd’une longue plume, couvrait son front altier. Elle portait unerobe de satin bleu ouverte sur la poitrine. J’avais déjà vu cettefigure. C’était la ressemblance de miss Furnivall dans sajeunesse.

Les fantômes continuaient de se mouvoir versla porte de la grande salle, sans prendre garde aux ardentessupplications de la vieille miss Furnivall ; et quand labéquille que brandissait le vieux lord tomba sur l’épaule droite del’enfant, la sérénité de marbre de la cruelle jeune fille n’enparut pas même altérée. Soudain ces lumières étranges qui nedissipaient pas les ténèbres, ce feu qui ne répandait aucunechaleur, s’éteignirent d’eux-mêmes ; et nous vîmes la vieillemiss Furnivall gisante à nos pieds, mortellement frappée.

On la porta dans son lit, d’où elle ne devaitpas se relever. Durant son agonie, elle tenait son regard tournévers la muraille, murmurant tout bas, mais ne cessant demurmurer : « Hélas ! Hélas ! la vieillesse nepeut réparer le mal qu’a fait la jeunesse. Non, jamais, on ne peutla réparer ! »

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