Les Conteurs à la ronde

X – L’HISTOIRE DE LA MÈRE.

 

Le voyageur… c’était un vieillard à l’aspectvénérable, qui dès sa première jeunesse avait été errant sur laface du globe. Hôte des déserts, hôte des forêts, maintes fois ilavait échappé aux périls de l’incendie, de l’inondation, destremblements de terre. Mais aux étranges aventures de ce longpèlerinage, aux émotions de cette vie agitée avait succédé enfin lerepos d’une belle vieillesse, comme après les ardeurs et lestempêtes d’un jour d’été viennent la sérénité du soir et lapaisible lumière de l’astre des nuits. Dans ces courses incessantesle voyageur avait conquis tout un monde de souvenirs, au milieudesquels sa mémoire, sympathique et bienveillante, aimait depréférence à retrouver un de ces écrits qui parlent au cœur et lecharment comme la source que le pèlerin rencontre après une marchepénible à travers les sables. Il aurait pu faire trembler et pâlirceux qui l’écoutaient par quelque histoire terrible aux incidentesdramatiques ; mais ce vieillard, simple comme un enfant, assisà notre foyer, aima mieux faire couler nos larmes par l’histoiretouchante des douleurs et des consolations d’une mère.

Le hasard, nous dit-il, me fit rencontrer dansles forêts du far-west américain un homme avec lequel je contractaiune chère et fidèle amitié. Souvent parmi les vastes déserts ontrouve plus tôt un ami que dans notre vieux monde. Le mien était unhomme de noble race, qui, conduit par une humeur romanesque, avaitfixé sa demeure sous la hutte du chasseur. Jeune, beau, doué desplus heureux dons, à la démarche libre et fière, au regard vif, àla physionomie pleine de loyauté, il s’appelait Claude d’Estrelle.Il avait choisi parmi les Indiennes une compagne qui embellit pourlui ces solitudes ; c’était la fille d’un chasseur, comme luilaissée orpheline dans la tribu de sa mère. Cette jeune fillel’avait rencontré mourant dans la prairie déserte ; elle avaitrelevé sa tête délirante pour l’appuyer sur son sein ; elleavait rafraîchi son front brûlant au contact de ses mains. Revenu àla conscience de lui-même, Claude d’Estrelle l’avait aperçuepenchée sur lui comme le bon génie de la solitude ; dans sesyeux noirs il avait vu luire le premier regard de l’espérance, ceregard où le sourire brille à travers une larme, double expressionde la joie et de la crainte. Cette apparition avait fait naître enlui le premier sentiment de sa passion pour celle dont la pitiésecourable l’arrachait à la mort, et il avait déjà prononcé toutbas le serment de lui consacrer le reste de sa vie si ses soinsparvenaient à la prolonger. Aussi avant que l’été se fût écoulé, lenoble Claude d’Estrelle avait pris pour femme l’Indienne Léna.

Par une des soirées empourprées de l’automneaméricain, quand les forêts sont dans toute leur magnificence, aumilieu de la riche variété du feuillage, je vis pour la premièrefois la jeune femme de mon ami. Nous nous rencontrâmes dans uneclairière, où de longues perspectives de feuillages aux teintesvariées allaient se perdre dans le ciel ; et tandis que nousregardions, une obscure arcade de verdure s’illuminait soudain desrayons du couchant ; des bosquets d’orangers semblaient lutterd’éclat avec les nuages ; ça et là, le feuillage de certainsarbres, d’un rouge écarlate, prenait des teintes plus foncées dansl’air couleur d’ambre ; une pluie d’or tombait sur d’autresarbres toujours verts ; la cascade rejaillissait en richespierreries, et le lac étincelait comme un grand rubis sur le seinverdoyant de la forêt. Toute cette splendeur du désert avait lecalme d’un songe. On entendait le frôlement même d’une feuille quitombait, tant la forêt entière restait silencieuse ! La figurede Léna se détachait flexible, élancée, sur ce fond lumineux.Claude avait bien raison de demander si, de toutes les dames quifoulent les somptueuses salles des cours, une seule pouvaitrivaliser avec cette fille de la forêt, portant pour toute couronneses riches bandeaux de jais, aux reflets ondoyants. L’œil de Lénaétait aussi doux que celui du faon ; son teint, d’un brunclair, ressemblait aux dernières teintes rougeâtres du soleilcouchant sur le ciel envahi par le crépuscule. Que de longues etdélicieuses soirées je passai près de Claude, dans sa buttesolitaire, à côté d’un bon feu de pin, tandis que la gracieuse Lénal’entourait de ses caresses, comme une vigne sauvage pare de seslianes le chêne de sa forêt natale. L’étrange magie de l’amourmétamorphosait en palais cette retraite agreste. Nous interrompionsnos causeries pour écouter le bruit des daims bondissant à traversle feuillage, ou le son de la cascade lointaine ; et Léna,heureuse comme un enfant, nous prodiguait les richesses de soncœur, les fleurs du désert, les mélodieuses effusions d’une penséenaïve, la profonde poésie qu’avait développée dans son âme un longisolement. Claude souriait avec amour à sa chère enthousiaste. Ilsavourait le parfum de ces fleurs sauvages, sans songer à quellerude épreuve le monde pourrait mettre un jour cette âme vierge etprimitive. Il suffisait d’observer le regard de Léna pour sentirqu’elle était destinée à de grandes souffrances, car la fatalepuissance d’aimer, hélas ! semble n’être donnée par laProvidence qu’aux élus de la douleur, qui sont aussi les élus deDieu.

Ce temps d’épreuve arriva enfin : cinqannées de délices s’étaient écoulées pour Claude et Léna ;j’errais alors loin de leur demeure. Pour la seconde fois, Claudeappuya sa tête fiévreuse sur ce sein fidèle, mais il ne la relevaplus… Pour obéir aux volontés du mourant, Léna alla trouver lefrère aîné de Claude d’Estrelle avec ses deux enfants, présent quidevait être bien accueilli d’une orgueilleuse famille privéed’héritiers. Le frère prit les enfants, mais il n’eut que desregards dédaigneux pour la mère, dont le visage portait l’empreintede la souffrance. Il lui ordonna durement de s’éloigner, si ellevoulait que ces mêmes enfants oubliassent un jour la tache de leurnaissance ; car l’union d’un blanc avec une Indienne nepouvait être plus légitime, à ses yeux, que celle d’un blanc avecune négresse ; cette union ne répugnait pas moins à l’orgueildu mauvais frère. Quoi ! les abandonner ! abandonner leprécieux legs de Claude ! Non, rien ne saurait étoufferl’amour maternel ! Cependant, d’un regard résigné, car ledésespoir lui enseignait tout à coup la feinte, Léna demanda àrester quelques instants encore. La nuit venue, elle vola sesenfants et les cacha dans la forêt. Pendant sept jours et septnuits, elle endura bien des souffrances, forcée d’aller chercherleur nourriture en secret ; mais un soir, elle trouva son nidvide. Les cris de la mère, redemandant ses enfants, ne purentfléchir la volonté de fer du frère de Claude ; mais pour n’enplus être importuné, il donna Léna au chef d’une tribu indienne,qui, pour un peu d’or, se chargea de la tenir dans un humiliantesclavage, car, parmi les siens, le sang blanc de son père faisaitsa honte ; mais le cœur de la femme, de quelque nom qu’on lanomme, Indienne ou Anglaise, est toujours le même. Une mère compritles douleurs de Léna et lui rendit la liberté.

La pauvre Indienne se mit alors à la recherchede ses enfants, à travers des régions sauvages, et hérissées depérils ! Parvenue dans l’État lointain de l’Union, où habitaitle tyran de sa destinée, elle le pria de l’admettre au nombre deses esclaves, et de lui laisser respirer au moins le même air queses enfants bien-aimés. Comme elle se résignait à ne plus porter lenom de mère, il consentit d’abord à lui laisser prendre sa part dutravail sur le sol arrosé des sueurs et des larmes des autresesclaves. Mais il savait si peu ce que c’est que le cœur d’unemère, qu’il crut le dompter par le travail. Plus fort que lavolonté du maître, l’instinct des enfants ne les trompait pas. Poureffacer dans leur esprit jusqu’à la mémoire de leur mère, il fitsecrètement transporter Léna dans une plantation lointaine, sous leciel brûlant et meurtrier de l’Afrique, horrible lieu, tout pleinde misère et de larme. Comment put-elle y vivre vingt années ?Dieu seul le sait, Dieu, qui pour adoucir son cruel exil, luienvoyait toutes les nuits un songe où elle revoyait Claude et sespetits enfants (car dans son cœur, ils ne grandissaient jamais).Oh ! dans quelle amertume s’écoulèrent son printemps et sonâge mûr ! Que le temps lui parut long et qu’il exerça sur ellede ravages ! Ses cheveux noirs blanchirent. Le feu de ses yeuxs’éteignit dans les larmes ; mais son opiniâtre et robusteespérance grandissait à mesure que les années détachaient les plusfrêles rameaux de la tige. La fuite du temps ne pouvait rien contreson amour ; l’absence ne faisait que le nourrir ; seslarmes mêmes l’entouraient d’une espèce d’auréole. Les fatigues,les douleurs, la cruauté ne l’éprouvaient que pour montrer que cetamour ne pouvait périr. La vie de Léna se résumait dans une seulepensée : revoir ses enfants ! Durant vingt années, ellelutta donc contre le désespoir, et le désespoir fut vaincu. Enfin,elle atteignit le rivage de l’Amérique. Le ciel mit dans le cœurd’un pauvre marin plus de générosité que dans celui d’un despuissants du monde ; il prit Léna à son bord sans lui demanderle prix du passage.

Léna atteignit le sol natal au déclin del’année. Étaient-ils morts ces chers enfants ? L’avaient-ilsoubliée ?… oublier leur mère ! Oh ! non, cela estimpossible ! Elle allait, demandant son chemin ; l’ardeurdu but la rendait forte. Des étrangers insouciants lui donnaientdes nouvelles qui la faisaient tour-à-tour brûler et frissonner.Ils lui disaient qu’au bout d’un certain nombre d’années, son cruelpersécuteur était mort ; qu’un autre frère de Clauded’Estrelle, également célibataire, avait voulu alors prendre chezlui les deux enfants ; mais que le fils avait préféré, commeson père, la forêt sauvage à une chaîne dorée, et qu’il étaitdevenu habile chasseur. D’autres le disaient mort en bas âge. Quantà sa fille, elle, était l’orgueil de l’opulente maison de sononcle, et partout on citait sa rare beauté. Léna n’a pas besoind’en savoir davantage. Ce n’est donc pas en vain qu’elle serarevenue. Ses yeux se remplissent de larmes. L’un, au moins, de sesenfants vit encore.

Bientôt Léna debout devant une belle jeunefemme dans un splendide salon, admire les longues boucles de sachevelure. Cependant elle réprime à peine un soupir en pensantcombien elle était folle de croire qu’un petit enfant accourrait àsa rencontre sur le seuil de la porte, se laisserait couvrir decaresses et retrouverait son nid sur le sein de sa mère comme auxjours d’autrefois. Ce n’en est pas moins avec un joyeuxtressaillement d’orgueil qu’elle voyait sa fille si grande et sibelle. « Léna ! » c’est le nom de sa mère et lesien, mais la jeune femme ne se retourne pas à ce nom ; ni auson de cette voix. Pauvre mère ! Cette froide surprise !Ce doute ! Quoi ! si peu émue ! Elle a pourtant lesyeux de son père. Comment avec ces yeux-là, peut-elle regarder d’unair si étrange le visage que Claude aimait tant ? Pauvremère ! Léna a perdu le petit enfant de ses songes et peut-êtrene trouvera-t-elle pas une nouvelle fille. Non, c’estimpossible !

Elle a tant de souvenirs à évoquer pourréveiller son instinct filial. Sûrement il lui suffira de luiapprendre qui elle est.

Elle ne lui avait pas encore dit son nom. Elleembrasse ses genoux et cherche à attendrir son orgueil en lapressant des plus touchantes questions de l’amour maternel ; àchacune, elle s’arrête pour épier quelque émotion dans ce regard sifroid ! n’a-t-elle donc pas vu, l’oublieuse jeune fille, cesmêmes yeux la contempler lorsque dans son enfance elle trouvait àson réveil une femme penchée sur son berceau. Ces mêmes mainsn’ont-elles pas orné souvent sa tête enfantine d’une guirlande desfleurs de la forêt, et cet air, cet air que son père aimait,combien de fois elle s’est endormie en l’écoutant !

Une inspiration soudaine venait de fairejaillir cet air de la poitrine de Léna. Ce n’était qu’un chant pourfaire dormir les enfants ; mais elle voulait essayer de soninfluence. La douce et vieille mélodie réveillerait peut-être lessympathies assoupies de la nature. Imagination bizarre en apparenceet née de la crédulité de l’amour ! Cet air ! oh, commela voix de Léna tremblait en le chantant ! on eût dit un longet douloureux soupir, le dernier adieu de l’Espérance à la Joie età l’Amour. Ce ne pouvait être un air banal, que cette mélodie àlaquelle Claude d’Estrelle lui-même avait adapté de naïves paroles.Ces paroles et cette mélodie, ce visage si rêveur et si doux, cetœil plein de tendresse, ces joues qui changeaient de couleurexerçaient un charme bien puissant. La main de Léna s’était poséeavec amour sur la tête hautaine de sa fille émue et sa fille ne larepoussait pas. Oui, les souvenirs de son enfance semblaient à lafin se réveiller. Mais silence ! on entend des pas surl’escalier, ce sont les pas de l’homme que la fille de Léna aime etqui fier de son sang ne voudrait jamais s’allier au sang indien. Ily a lutte entre l’orgueil de la jeune femme et le charme dont ellesent déjà l’influence : c’est son orgueil qui l’emporte enfinet son orgueil l’égare jusqu’à lui faire dire à sa mère :« Nous ne devons jamais nous revoir ! » Après cetadieu cruel elle offrit d’acheter le secret avec de l’or.

La pauvre mère s’enfuit comme épouvantée.Durant deux jours et deux nuits, elle poursuit sa route. Ses piedsbrûlants ne s’arrêtent plus. On était à l’époque de la nativité duSauveur ; les portes et les cœurs étaient ouvertspartout ; les amis resserraient les liens de leur amitié etles ennemis se réconciliaient. Partout les lumières et les foyersétincelaient autour de Léna ; mais son sentier n’en était pasmoins glacé, triste emblème de sa destinée ! Cependant l’œilqui jamais ne se ferme et qui guide les oiseaux dans le ciel,observait aussi ses pas.

Léna tomba enfin de lassitude, dans latroisième nuit, sous un vieux chêne nu et dépouillé, ignorant oùelle était. Pour son imagination souffrante et malade, la neigesemblait être la seule chose qui n’eût pas changé en cemonde ; et ce fut sur la neige qu’elle posa sa tête pourmourir.

Encore un peu plus loin, pauvre amiedésolée ! soutiens seulement tes pas qui chancellent jusqu’aupremier coude du chemin. Mourir ici serait une trop dure destinée.Tu n’es plus qu’à une portée de flèche du bonheur. Écoute !Quelle mélodie s’élève dans l’air glacé de la nuit. C’est un hymnede Noël dont les doux sons parviennent sous le vieux chêne etexcitent dans Léna au milieu de l’isolement de la mort le vaguesentiment qu’un peu plus loin quelqu’un pourra recevoir son derniersoupir ; peut-être son corps épuisé fut-il un instant ranimépar la puissante et mystérieuse impulsion de celui qui l’avaitconduit là. Ses pieds la traînèrent encore jusqu’à l’entrée d’ungrand village écarté, à la porte d’une maison de prières. D’abordelle ne put voir, car l’éclat soudain des lumières aveuglait sesyeux appesantis ; elle ne put voir la foule composée dePeaux-Rouges et de Pâles-Visages, s’agiter, sous le soufflepuissant d’un jeune et éloquent ministre de l’Évangile, comme lesépis de blé sous le vent.

À la fin, son oreille saisit ces parolesconsolantes :

« Une mère même peut oublier, mais moi,je n’oublierai point, dit le Seigneur. » Et la grande etpoétique langue indienne sortant à flots harmonieux de la bouche dujeune prédicateur, tandis que son imagination essayait de peindrecet amour auquel le Sauveur divin comparait celui qu’il éprouvaitpour ses élus, le plus dévoué des amours terrestres, l’amour d’unemère.

Il racontait une histoire gravée dans samémoire et si semblable à celle de Léna, que Léna ferma les yeux depeur de dissiper en le regardant un bienheureux songe. Car tandisque son oreille savourait les sons de cette voix, une folleespérance s’élevait ou s’abaissait avec elle dans son cœur :« Et moi aussi j’avais une mère, dit-il en finissant. Plût auciel que je connusse sa destinée ! J’ignore si elle vit àl’heure où je parle, mais ce que je sais bien c’est que, souffranteencore en cette vallée de larmes ou en paix dans le ciel, elle n’apoint oublié Claude d’Estrelle ! » En entendant ce nom,Léna ne poussa aucun cri, mais sa tête s’affaissa un peu plus sursa poitrine. Son existence fut un instant suspendue et c’était unegrâce de Dieu, car l’émotion l’eût tuée : ni les paroles duministre, ni les prières, ni les hymnes, ni le bruit des pas nepurent la tirer de sa longue extase et quand elle reprit ses sens,elle se trouva appuyée sur le bras de son fils ; elle vit songrand œil noir fixé sur elle et rayonnant de tendresse ; elleétait sous le charme de ce regard, elle eût voulu toujours resterainsi. Son cœur se trouvait sans force contre l’excès du bonheur.Tout ce qu’elle put dire fut de répéter les dernières paroles dujeune ministre : «Non, elle n’a pas oublié Clauded’Estrelle ! » Alors, ses mains tremblantes cherchèrent àécarter les cheveux du front de son fils, pour mieux contempler sonvisage. Tout en lui rappelait celui qui n’était plus. La vie dujeune homme, consacrée à la nature et à Dieu, lui avait donné devives perceptions. Son cœur était trop plein pour qu’il pûtparler ; mais il serrait sa mère dans ses bras en versant dedélicieuses larmes. Les femmes sanglotaient à ce spectacle et leshommes d’une écorce plus rude ne se sentaient pas moinsattendris ; les Indiens mêmes des forêts voisines pleuraientcomme des enfants, quand un vieillard, plein de sagesse et dereconnaissance pour l’auteur de tous ces biens, calma toute cettefoule émue par un seul mot : « Prions ! »

Quelle douce soirée après tantd’infortunes ! Claude et sa femme, jeune et belle,s’empressaient autour de Léna avec une joie fière. Le récit de sesmalheurs passés faisait couler leurs larmes ; ils pansaientses pieds meurtris ; ils la faisaient asseoir entre eux deux,et la jeune femme pressait ce front halé, empreint de tant desouffrances contre ses cheveux blonds soyeux ou ses joueséclatantes de fraîcheur ; Claude ne pouvait non plus se lasserde baiser ce pauvre front. Jamais foyer domestique ne vit une plusbrillante, une plus heureuse nuit de Noël !

J’appris la fin de cette histoire, à monretour dans le pays, en partie par le fils de Claude et de Léna, enpartie par une femme qui ne pouvait prononcer le nom de sa mèresans une profonde amertume, sans une rougeur plus brûlante que lafièvre, alors que tous les faux amis et tous les gens à gagesavaient fui loin d’elle, et que l’homme qui l’avait épousée pourl’or de son oncle, n’osait approcher d’un lit contagieux. Oh !combien elle regrettait alors ce visage aimant qu’elle avait sidurement repoussé ! Cette mélodie si triste et si touchante,qui avait autrefois charmé le sommeil dans son berceau, hantait sonsouvenir au milieu de ses douleurs. J’allai chercher Léna, et Lénavint. Son amour était l’amour véritable qui souffre en silence etn’oublie que le mal. Léna pressait de ses lèvres cette bouchebrûlante, la disputant aux baisers de la mort. Elle répandit surcet esprit en proie au remords, la rosée du pardon ; lacolombe céleste finit par se poser sur la couche fatale avec unrameau d’olivier. Il restait un dernier désir à la mourante, celuid’entendre l’air qui l’avait bercée. Léna ne voulut pas lui refusercette consolation. Elle chanta donc au milieu de la chambre lugubreoù commençait à s’étendre l’ombre de la mort ; elle chanta sonair favori ; mais si sa voix s’efforçait d’être calme, soncœur saignait, car elle savait que celle qui l’écoutait, mourraitavec les derniers accords. Quand le chant qui berçait l’enfance dela malade eut cessé de résonner, nous la trouvâmes endormie dudernier sommeil.

Nous devions encore nous rencontrer souvent,Léna et moi. Sa vieillesse ressemblait à une belle soirée après unejournée de pluie et d’orage. Elle lisait d’un œil serein le Livrede la Vie arrivé pour elle à ses dernières pages. Entourée de sespetits enfants et de tous les petits enfants comme le divin maître,cette femme simple et naïve, mais grande par l’amour et la foi,semblait déjà appartenir au ciel.

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