Les Conteurs à la ronde

II – L’HISTOIRE DE L’ENFANT.

 

Il y avait une fois un voyageur, il y a decela bien des années, et le voyageur partit pour un voyage. C’étaitun voyage magique, qui devait sembler très long lorsqu’il lecommença et très court lorsqu’il eut fait la moitié du chemin.

Pendant quelque temps il voyagea le long d’unsentier assez sombre, sans rien rencontrer, jusqu’à ce qu’enfin ilaperçût un joli petit enfant ; le voyageur demanda àl’enfant : « Que fais-tu ici ? » Et l’enfantrépondit : « Je suis toujours à jouer, viens jouer avecmoi. »

Le voyageur joua avec cet enfant toute lajournée, et ils menèrent joyeuse vie tous les deux. Le ciel étaitsi bleu, le soleil était si brillant, l’eau était si étincelante,les feuilles étaient si vertes, les fleurs étaient si fraîches, ilsentendirent chanter tant d’oiseaux et virent tant de papillons, quetout leur paraissait superbe. C’était la saison du printemps. Quandil pleuvait, ils aimaient à regarder tomber les gouttes de la pluieet à respirer les odeurs des plantes. Quand il ventait, c’étaitcharmant d’écouter le vent et d’imaginer qu’il se parlait àlui-même ou à ceux qui pouvaient le comprendre. D’où vient-ilainsi ? se demandaient le voyageur et l’enfant, tandis qu’ilsifflait, hurlait, poussait les nuages  devant lui, courbaitles arbres, tourbillonnait dans les cheminées, ébranlait la maisonet soulevait les vagues d’une mer furieuse. Mais neigeait-il ?encore mieux, car ils n’aimaient rien tant que de regarderdescendre les flocons de neige semblables au duvet qui sedétacherait de la poitrine d’une myriade d’oiseaux blancs, et quelplaisir de voir cette belle neige s’épaissir sur la terre, puisd’écouter le silence sur les routes et les sentiers de lacampagne !

Ils avaient en abondance les plus beauxjoujoux du monde et les plus admirables livres d’images, des livresqui étaient remplis de cimeterres, de babouches et de turbans, denains, de génies et de fées, de Barbes-Bleues, de fèvesmerveilleuses, de trésors, de cavernes et de forêts, de Valentinset d’Orsons… toutes choses nouvelles et bien vraies !

Mais un jour, tout-à-coup, le voyageur perditl’enfant. Il l’appela, l’appela encore, et il n’obtint aucuneréponse. Alors il reprit sa route et chemina quelque temps sansrien rencontrer, jusqu’à ce qu’enfin il aperçût un beau jeunegarçon ; à ce jeune garçon le voyageur demanda : «Quefais-tu là ?» Et le jeune garçon lui répondit : « Jesuis toujours à apprendre. Viens apprendre avec moi. »

Le voyageur apprit, avec ce jeune garçon, cequ’étaient Jupiter et Junon, les Grecs et les Romains, d’autreschoses encore et plus que je n’en pourrais dire, ni lui non plus,car il en eut bientôt oublié beaucoup. Mais ils n’apprenaient pastoujours, ils avaient les jeux les plus amusants qu’on ait jamaisjoués, ils ramaient sur la rivière en été, ils patinaient sur laglace en hiver. Ils se promenaient à pied et ils se promenaient àcheval ; ils jouaient à la paume et à tous les jeux de balle,aux barres, au cheval fondu, à saute-mouton, à plus de jeux que jen’en puis dire, et personne n’était plus fort qu’eux à cesjeux-là ; ils avaient aussi des congés et des vacances, desgâteaux du jour des Rois, des bals où ils dansaient jusqu’à minuit,et de vrais théâtres où ils voyaient de vrais palais en vrai or eten vrai argent sortir de la terre ; bref ils y voyaient tousles prodiges du monde en quelques heures. Quant à des amis, ilsavaient de si tendres amis et un si grand nombre de ces amis que letemps me manque pour les compter. Ils étaient tous jeunes comme lejeune garçon et se promettaient de ne jamais rester étrangers l’unà l’autre pendant tout le reste de la vie.

Cependant, un jour, au milieu de tous cesplaisirs, le voyageur perdit le jeune garçon, comme il avait perdul’enfant, et après l’avoir appelé en vain, il poursuivit sonvoyage. Il chemina pendant un peu de temps sans rien rencontrer,jusqu’à ce qu’enfin il vît un jeune homme. Il demanda donc au jeunehomme : « Que faites-vous ici ? » Et le jeunehomme répondit : « Je suis toujours à faire l’amour.Viens faire l’amour avec moi »

Le voyageur alla avec ce jeune homme, et ilss’en furent auprès d’une des plus jolies filles qu’on ait jamaisvues, juste comme Fanny, là dans le coin, – elle avait les yeuxcomme Fanny, des cheveux comme Fanny, des fossettes aux joues commeFanny, et elle riait et rougissait juste comme Fanny pendant que jeparle d’elle. Alors le jeune homme devint tout de suite amoureux, –juste comme quelqu’un que je ne veux pas nommer, la première foisqu’il vint ici, devint amoureux de Fanny. Eh bien ! il étaittaquiné quelquefois, juste comme quelqu’un était taquiné parFanny ; ils se querellaient quelquefois, juste comme quelqu’unet Fanny ; puis ils se raccommodaient, allaient chuchoter dansles coins, s’écrivaient des lettres toute la journée, se disaientmalheureux quand ils étaient loin l’un de l’autre, se cherchaientsans cesse en prétendant ne pas se chercher. Noël vint, ils furentfiancés, s’assirent l’un à côté de l’autre auprès du feu, et ilsdevaient bientôt se marier… exactement comme quelqu’un que je neveux pas nommer et Fanny.

Mais le voyageur les perdit de vue un jour,comme il avait perdu l’enfant et le jeune garçon : il lesappela, ils ne revinrent ni ne répondirent, et il reprit sonchemin. Il voyagea donc pendant un peu de temps sans rienrencontrer, jusqu’à ce qu’il aperçût un homme d’un âge mûr, et ildemanda à cet homme : « Que faites-vous ici ! »Et la réponse fut : « Je suis toujours occupé, venez vousoccuper avec moi. »

Il alla donc travailler avec cet homme, et,pour cela, ils se rendirent à la forêt. La forêt qu’ilsparcoururent était longue ; au commencement, les arbresétaient verts comme ceux d’un bois printanier ; puis Iefeuillage s’épaissit comme un bois d’été ; quelques-uns despetits arbres les plus pressés de verdir brunissaient aussi lespremiers. L’homme n’était pas seul ; il avait une femme dumême âge que lui, qui était sa femme, et ils avaient des enfantsqui étaient aussi avec eux. C’est ainsi qu’ils s’en allèrent tousensemble à travers le bois, abattant les arbres, se frayant dessentiers entre les branches et les feuilles abattues, portant desfagots et travaillant sans cesse.

Quelquefois ils arrivaient à une longue avenuequi aboutissait à des taillis plus sombres, et alors ilsentendaient une petite voix qui leur criait de loin : «Père,père, je suis un autre enfant, attendez-moi. » Et, au mêmeinstant, ils apercevaient une petite créature qui grandissait àmesure qu’ils avançaient et qui courait pour les rejoindre. Quandle nouveau-venu était auprès d’eux, ils s’empressaient tous autourde lui, le baisaient, le caressaient, et tous se remettaient enmarche.

Quelquefois ils s’arrêtaient à quelquecarrefour de la forêt d’où partaient différentes avenues, et l’undes enfants disait : « Père, je vais à lamer ; » un autre : «Père, je vais auxIndes ; » un autre : « Père, je vais allerchercher fortune où je pourrai ; » un autre enfin :« Père, je vais au ciel. » C’est ainsi qu’après bien deslarmes au moment de la séparation, chacun des ces enfants prenaitune des avenues et il s’éloignait solitaire ; mais l’enfantqui avait dit : « Je vais au ciel, » s’élevait dansl’air et y disparaissait.

Chaque fois qu’avait lieu une de cesséparations, le voyageur regardait le père qui levait les yeuxau-dessus des arbres où le jour commençait à décliner et le soleilà descendre sur l’horizon. Il remarquait aussi que ses cheveuxgrisonnaient ; mais ils ne pouvaient s’arrêter longtemps, carils avaient un long voyage devant eux, et il leur fallaittravailler sans cesse.

À la fin, il y avait eu tant de séparationsqu’il ne restait plus un seul des enfants. Le père, la mère et levoyageur se trouvèrent seuls à continuer leur route. Le bois étaitdevenu jaune, puis il avait bruni et déjà les feuilles tombaientd’elles-mêmes.

Ils arrivaient à une avenue plus sombre queles autres, et ils pressaient le pas sans y jeter un regard, quandla femme s’arrêta.

– Mon mari, dit-elle, on m’appelle.

Ils écoutèrent, et entendirent dans la sombreavenue une voix qui criait de loin : « Mère,mère ! »

C’était la voix du premier enfant qui avaitdit ; « Je vais au ciel. » Et le père luirépondit : « Pas encore, je vous prie, pas encore ;le soleil va se coucher, pas encore. »

Mais la voix répétait : « Mère,mère ! » sans faire attention à ce qu’avait dit le père,quoique ses cheveux fussent alors tout à fait blancs, et quoiqu’ilversât des larmes.

Alors la mère qui, déjà enveloppée à moitiédes ombres de l’avenue, tenait encore son mari embrassé, luidit : «Mon ami, il faut que je parte, je suis appelée. »Et elle partit, et le voyageur resta seul avec le père.

Ils reprirent leur chemin ensemble jusqu’à cequ’ils fussent arrivés presque à la limite de la forêt, de manièreà apercevoir, au-delà, le soleil qui colorait l’horizon de saflamme mourante.

Là encore, cependant, tandis qu’il s’ouvraitune voie à travers les branches, le voyageur perdit son compagnon.Il appela, il appela… point de réponse, et lorsqu’il eut franchil’extrême lisière du bois, au moment où du soleil couchant il nerestait plus que la trace brillante dans un ciel de pourpre, ilrencontra un vieillard assis sur un arbre abattu. » Quefaites-vous ici ? » demanda-t-il à ce vieillard ; etle vieillard lui répondit avec un sourire paisible : « Jesuis toujours à me souvenir. Venez-vous souvenir avecmoi. »

Le voyageur alors s’assit auprès du vieillard,à la lueur d’un beau soleil couchant, et tous ses précédentscompagnons de route vinrent doucement se placer debout devantlui : le joli enfant, le beau jeune garçon, le jeune amoureux,le père, la mère et tous leurs enfants ; tous étaient là et iln’en avait perdu aucun. Donc il les aima tous, bon et indulgentpour tous, toujours charmé de les revoir, et eux ils l’honoraientet l’aimaient tous. Je crois que vous devez être ce voyageur,grand-papa ; car c’est ce que vous faites pour nous, et c’estce que nous faisons pour vous.

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