Les Misérables – Tome I – Fantine

Chapitre 13Solution de quelques questions de police municipale

[162]Javertécarta les assistants, rompit le cercle et se mit à marcher àgrands pas vers le bureau de police qui est à l’extrémité de laplace, traînant après lui la misérable. Elle se laissait fairemachinalement. Ni lui ni elle ne disaient un mot. La nuée desspectateurs, au paroxysme de la joie, suivait avec des quolibets.La suprême misère, occasion d’obscénités.

Arrivé au bureau de police qui était une sallebasse chauffée par un poêle et gardée par un poste, avec une portevitrée et grillée sur la rue, Javert ouvrit la porte, entra avecFantine, et referma la porte derrière lui, au grand désappointementdes curieux qui se haussèrent sur la pointe du pied et allongèrentle cou devant la vitre trouble du corps de garde, cherchant à voir.La curiosité est une gourmandise. Voir, c’est dévorer.

En entrant, la Fantine alla tomber dans uncoin, immobile et muette, accroupie comme une chienne qui apeur.

Le sergent du poste apporta une chandelleallumée sur une table. Javert s’assit, tira de sa poche une feuillede papier timbré et se mit à écrire.

Ces classes de femmes sont entièrement remisespar nos lois à la discrétion de la police. Elle en fait ce qu’elleveut, les punit comme bon lui semble, et confisque à son gré cesdeux tristes choses qu’elles appellent leur industrie et leurliberté. Javert était impassible ; son visage sérieux netrahissait aucune émotion. Pourtant il était gravement etprofondément préoccupé. C’était un de ces moments où il exerçaitsans contrôle, mais avec tous les scrupules d’une consciencesévère, son redoutable pouvoir discrétionnaire. En cet instant, ille sentait, son escabeau d’agent de police était un tribunal. Iljugeait. Il jugeait, et il condamnait. Il appelait tout ce qu’ilpouvait avoir d’idées dans l’esprit autour de la grande chose qu’ilfaisait. Plus il examinait le fait de cette fille, plus il sesentait révolté. Il était évident qu’il venait de voir commettre uncrime. Il venait de voir, là dans la rue, la société, représentéepar un propriétaire-électeur[163],insultée et attaquée par une créature en dehors de tout. Uneprostituée avait attenté à un bourgeois. Il avait vu cela, luiJavert. Il écrivait en silence.

Quand il eut fini, il signa, plia le papier etdit au sergent du poste, en le lui remettant :

– Prenez trois hommes, et menez cettefille au bloc.

Puis se tournant vers la Fantine :

– Tu en as pour six mois.

La malheureuse tressaillit.

– Six mois ! six mois deprison ! Six mois à gagner sept sous par jour ! Mais quedeviendra Cosette ? ma fille ! ma fille ! Mais jedois encore plus de cent francs aux Thénardier, monsieurl’inspecteur, savez-vous cela ?

Elle se traîna sur la dalle mouillée par lesbottes boueuses de tous ces hommes, sans se lever, joignant lesmains, faisant de grands pas avec ses genoux.

– Monsieur Javert, dit-elle, je vousdemande grâce. Je vous assure que je n’ai pas eu tort. Si vousaviez vu le commencement, vous auriez vu ! je vous jure le bonDieu que je n’ai pas eu tort. C’est ce monsieur le bourgeois que jene connais pas qui m’a mis de la neige dans le dos. Est-ce qu’on ale droit de nous mettre de la neige dans le dos quand nous passonscomme cela tranquillement sans faire de mal à personne ? Celam’a saisie. Je suis un peu malade, voyez-vous ! Et puis il yavait déjà un peu de temps qu’il me disait des raisons. Tu eslaide ! tu n’as pas de dents ! Je le sais bien que jen’ai plus mes dents. Je ne faisais rien, moi ; jedisais : c’est un monsieur qui s’amuse. J’étais honnête aveclui, je ne lui parlais pas. C’est à cet instant-là qu’il m’a mis dela neige. Monsieur Javert, mon bon monsieur l’inspecteur !est-ce qu’il n’y a personne là qui ait vu pour vous dire que c’estbien vrai ? J’ai peut-être eu tort de me fâcher. Vous savez,dans le premier moment, on n’est pas maître. On a des vivacités. Etpuis, quelque chose de si froid qu’on vous met dans le dos àl’heure que vous ne vous y attendez pas ! J’ai eu tortd’abîmer le chapeau de ce monsieur. Pourquoi s’est-il enallé ? Je lui demanderais pardon. Oh ! mon Dieu, cela meserait bien égal de lui demander pardon. Faites-moi grâce pouraujourd’hui cette fois, monsieur Javert. Tenez, vous ne savez pasça, dans les prisons on ne gagne que sept sous, ce n’est pas lafaute du gouvernement, mais on gagne sept sous, et figurez-vous quej’ai cent francs à payer, ou autrement on me renverra ma petite. Ômon Dieu ! je ne peux pas l’avoir avec moi. C’est si vilain ceque je fais ! Ô ma Cosette, ô mon petit ange de la bonnesainte Vierge, qu’est-ce qu’elle deviendra, pauvre loup ! Jevais vous dire, c’est les Thénardier, des aubergistes, des paysans,ça n’a pas de raisonnement. Il leur faut de l’argent. Ne me mettezpas en prison ! Voyez-vous, c’est une petite qu’on mettrait àmême sur la grande route, va comme tu pourras, en plein cœurd’hiver, il faut avoir pitié de cette chose-là, mon bon monsieurJavert. Si c’était plus grand, ça gagnerait sa vie, mais ça ne peutpas, à ces âges-là. Je ne suis pas une mauvaise femme au fond. Cen’est pas la lâcheté et la gourmandise qui ont fait de moi ça. J’aibu de l’eau-de-vie, c’est par misère. Je ne l’aime pas, mais celaétourdit. Quand j’étais plus heureuse, on n’aurait eu qu’à regarderdans mes armoires, on aurait bien vu que je n’étais pas une femmecoquette qui a du désordre. J’avais du linge, beaucoup de linge.Ayez pitié de moi, monsieur Javert !

Elle parlait ainsi, brisée en deux, secouéepar les sanglots, aveuglée par les larmes, la gorge nue, se tordantles mains, toussant d’une toux sèche et courte, balbutiant toutdoucement avec la voix de l’agonie. La grande douleur est un rayondivin et terrible qui transfigure les misérables. À ce moment-là,la Fantine était redevenue belle. À de certains instants, elles’arrêtait et baisait tendrement le bas de la redingote dumouchard[164]. Elle eût attendri un cœur de granit,mais on n’attendrit pas un cœur de bois.

– Allons ! dit Javert, je t’aiécoutée. As-tu bien tout dit ? Marche à présent ! Tu astes six mois ; le Père éternel en personne n’y pourraitplus rien.

À cette solennelle parole, le Père éternelen personne n’y pourrait plus rien, elle comprit que l’arrêtétait prononcé. Elle s’affaissa sur elle-même enmurmurant :

– Grâce !

Javert tourna le dos.

Les soldats la saisirent par les bras.

Depuis quelques minutes, un homme était entrésans qu’on eût pris garde à lui. Il avait refermé la porte, s’yétait adossé, et avait entendu les prières désespérées de laFantine.

Au moment où les soldats mirent la main sur lamalheureuse, qui ne voulait pas se lever, il fit un pas, sortit del’ombre, et dit :

– Un instant, s’il vous plaît !

Javert leva les yeux et reconnutM. Madeleine. Il ôta son chapeau, et saluant avec une sorte degaucherie fâchée :

– Pardon, monsieur le maire…

Ce mot, monsieur le maire, fit sur la Fantineun effet étrange. Elle se dressa debout tout d’une pièce comme unspectre qui sort de terre, repoussa les soldats des deux bras,marcha droit à M. Madeleine avant qu’on eût pu la retenir, etle regardant fixement, l’air égaré, elle cria :

– Ah ! c’est donc toi qui esmonsieur le maire !

Puis elle éclata de rire et lui cracha auvisage.

M. Madeleine s’essuya le visage, etdit :

– Inspecteur Javert, mettez cette femmeen liberté.

Javert se sentit au moment de devenir fou. Iléprouvait en cet instant, coup sur coup, et presque mêléesensemble, les plus violentes émotions qu’il eût ressenties de savie. Voir une fille publique cracher au visage d’un maire, celaétait une chose si monstrueuse que, dans ses suppositions les pluseffroyables, il eût regardé comme un sacrilège de le croirepossible. D’un autre côté, dans le fond de sa pensée, il faisaitconfusément un rapprochement hideux entre ce qu’était cette femmeet ce que pouvait être ce maire, et alors il entrevoyait avechorreur je ne sais quoi de tout simple dans ce prodigieux attentat.Mais quand il vit ce maire, ce magistrat, s’essuyer tranquillementle visage et dire : mettez cette femme en liberté, ileut comme un éblouissement de stupeur ; la pensée et la parolelui manquèrent également ; la somme de l’étonnement possibleétait dépassée pour lui. Il resta muet.

Ce mot n’avait pas porté un coup moins étrangeà la Fantine. Elle leva son bras nu et se cramponna à la clef dupoêle comme une personne qui chancelle. Cependant elle regardaittout autour d’elle et elle se mit à parler à voix basse, comme sielle se parlait à elle-même.

– En liberté ! qu’on me laissealler ! que je n’aille pas en prison six mois ! Quiest-ce qui a dit cela ? Il n’est pas possible qu’on ait ditcela. J’ai mal entendu. Ça ne peut pas être ce monstre demaire ! Est-ce que c’est vous, mon bon monsieur Javert, quiavez dit qu’on me mette en liberté ? Oh !voyez-vous ! je vais vous dire et vous me laisserez aller. Cemonstre de maire, ce vieux gredin de maire, c’est lui qui est causede tout. Figurez-vous, monsieur Javert, qu’il m’a chassée ! àcause d’un tas de gueuses qui tiennent des propos dans l’atelier.Si ce n’est pas là une horreur ! renvoyer une pauvre fille quifait honnêtement son ouvrage ! Alors je n’ai plus gagné assez,et tout le malheur est venu. D’abord il y a une amélioration queces messieurs de la police devraient bien faire, ce seraitd’empêcher les entrepreneurs des prisons de faire du tort auxpauvres gens. Je vais vous expliquer cela, voyez-vous. Vous gagnezdouze sous dans les chemises, cela tombe à neuf sous, il n’y a plusmoyen de vivre. Il faut donc devenir ce qu’on peut. Moi, j’avais mapetite Cosette, j’ai bien été forcée de devenir une mauvaise femme.Vous comprenez à présent, que c’est ce gueux de maire qui a toutfait le mal. Après cela, j’ai piétiné le chapeau de ce monsieurbourgeois devant le café des officiers. Mais lui, il m’avait perdutoute ma robe avec sa neige. Nous autres, nous n’avons qu’une robede soie, pour le soir. Voyez-vous, je n’ai jamais fait de malexprès, vrai, monsieur Javert, et je vois partout des femmes bienplus méchantes que moi qui sont bien plus heureuses. Ô monsieurJavert, c’est vous qui avez dit qu’on me mette dehors, n’est-cepas ? Prenez des informations, parlez à mon propriétaire,maintenant je paye mon terme, on vous dira bien que je suishonnête. Ah ! mon Dieu, je vous demande pardon, j’ai touché,sans faire attention, à la clef du poêle, et cela fait fumer.

M. Madeleine l’écoutait avec uneattention profonde. Pendant qu’elle parlait, il avait fouillé dansson gilet, en avait tiré sa bourse et l’avait ouverte. Elle étaitvide. Il l’avait remise dans sa poche. Il dit à laFantine :

– Combien avez-vous dit que vousdeviez ?

La Fantine, qui ne regardait que Javert, seretourna de son côté :

– Est-ce que je te parle à toi !

Puis s’adressant aux soldats :

– Dites donc, vous autres, avez-vous vucomme je te vous lui ai craché à la figure ? Ah ! vieuxscélérat de maire, tu viens ici pour me faire peur, mais je n’aipas peur de toi. J’ai peur de monsieur Javert. J’ai peur de mon bonmonsieur Javert !

En parlant ainsi elle se retourna versl’inspecteur :

– Avec ça, voyez-vous, monsieurl’inspecteur, il faut être juste. Je comprends que vous êtes juste,monsieur l’inspecteur. Au fait, c’est tout simple, un homme quijoue à mettre un peu de neige dans le dos d’une femme, ça lesfaisait rire, les officiers, il faut bien qu’on se divertisse àquelque chose, nous autres nous sommes là pour qu’on s’amuse,quoi ! Et puis, vous, vous venez, vous êtes bien forcé demettre l’ordre, vous emmenez la femme qui a tort, mais en yréfléchissant, comme vous êtes bon, vous dites qu’on me mette enliberté, c’est pour la petite, parce que six mois en prison, celam’empêcherait de nourrir mon enfant. Seulement n’y reviens plus,coquine ! Oh ! je n’y reviendrai plus, monsieurJavert ! on me fera tout ce qu’on voudra maintenant, je nebougerai plus. Seulement, aujourd’hui, voyez-vous, j’ai crié parceque cela m’a fait mal, je ne m’attendais pas du tout à cette neigede ce monsieur, et puis, je vous ai dit, je ne me porte pas trèsbien, je tousse, j’ai là dans l’estomac comme une boule qui mebrûle, que le médecin me dit : soignez-vous. Tenez, tâtez,donnez votre main, n’ayez pas peur, c’est ici.

Elle ne pleurait plus, sa voix étaitcaressante, elle appuyait sur sa gorge blanche et délicate lagrosse main rude de Javert, et elle le regardait en souriant.

Tout à coup elle rajusta vivement le désordrede ses vêtements, fit retomber les plis de sa robe qui en setraînant s’était relevée presque à la hauteur du genou, et marchavers la porte en disant à demi-voix aux soldats avec un signe detête amical :

– Les enfants, monsieur l’inspecteur adit qu’on me lâche, je m’en vas.

Elle mit la main sur le loquet. Un pas deplus, elle était dans la rue.

Javert jusqu’à cet instant était resté debout,immobile, l’œil fixé à terre, posé de travers au milieu de cettescène comme une statue dérangée qui attend qu’on la mette quelquepart.

Le bruit que fit le loquet le réveilla. Ilreleva la tête avec une expression d’autorité souveraine,expression toujours d’autant plus effrayante que le pouvoir setrouve placé plus bas, féroce chez la bête fauve, atroce chezl’homme de rien.

– Sergent, cria-t-il, vous ne voyez pasque cette drôlesse s’en va ! Qui est-ce qui vous a dit de lalaisser aller ?

– Moi, dit Madeleine.

La Fantine à la voix de Javert avait trembléet lâché le loquet comme un voleur pris lâche l’objet volé. À lavoix de Madeleine, elle se retourna, et à partir de ce moment, sansqu’elle prononçât un mot, sans qu’elle osât même laisser sortir sonsouffle librement, son regard alla tour à tour de Madeleine àJavert et de Javert à Madeleine, selon que c’était l’un ou l’autrequi parlait.

Il était évident qu’il fallait que Javert eûtété, comme on dit, « jeté hors des gonds » pour qu’il sefût permis d’apostropher le sergent comme il l’avait fait, aprèsl’invitation du maire de mettre Fantine en liberté. En était-ilvenu à oublier la présence de monsieur le maire ? Avait-ilfini par se déclarer à lui-même qu’il était impossible qu’une« autorité » eût donné un pareil ordre, et que biencertainement monsieur le maire avait dû dire sans le vouloir unechose pour une autre ? Ou bien, devant les énormités dont ilétait témoin depuis deux heures, se disait-il qu’il fallait reveniraux suprêmes résolutions, qu’il était nécessaire que le petit sefit grand, que le mouchard se transformât en magistrat, que l’hommede police devînt homme de justice, et qu’en cette extrémitéprodigieuse l’ordre, la loi, la morale, le gouvernement, la sociététout entière, se personnifiaient en lui Javert ?

Quoi qu’il en soit, quand M. Madeleineeut dit ce moi qu’on vient d’entendre, on vit l’inspecteur depolice Javert se tourner vers monsieur le maire, pâle, froid, leslèvres bleues, le regard désespéré, tout le corps agité d’untremblement imperceptible, et, chose inouïe, lui dire, l’œilbaissé, mais la voix ferme :

– Monsieur le maire, cela ne se peutpas.

– Comment ? ditM. Madeleine.

– Cette malheureuse a insulté unbourgeois.

– Inspecteur Javert, repartitM. Madeleine avec un accent conciliant et calme, écoutez. Vousêtes un honnête homme, et je ne fais nulle difficulté dem’expliquer avec vous. Voici le vrai. Je passais sur la place commevous emmeniez cette femme, il y avait encore des groupes, je mesuis informé, j’ai tout su, c’est le bourgeois qui a eu tort etqui, en bonne police, eût dû être arrêté.

Javert reprit :

– Cette misérable vient d’insultermonsieur le maire.

– Ceci me regarde, dit M. Madeleine.Mon injure est à moi peut-être. J’en puis faire ce que je veux.

– Je demande pardon à monsieur le maire.Son injure n’est pas à lui, elle est à la justice.

– Inspecteur Javert, répliquaM. Madeleine, la première justice, c’est la conscience. J’aientendu cette femme. Je sais ce que je fais.

– Et moi, monsieur le maire, je ne saispas ce que je vois.

– Alors contentez-vous d’obéir.

– J’obéis à mon devoir. Mon devoir veutque cette femme fasse six mois de prison.

M. Madeleine répondit avecdouceur :

– Écoutez bien ceci. Elle n’en fera pasun jour.

À cette parole décisive, Javert osa regarderle maire fixement, et lui dit, mais avec un son de voix toujoursprofondément respectueux :

– Je suis au désespoir de résister àmonsieur le maire, c’est la première fois de ma vie, mais ildaignera me permettre de lui faire observer que je suis dans lalimite de mes attributions. Je reste, puisque monsieur le maire leveut, dans le fait du bourgeois. J’étais là. C’est cette fille quis’est jetée sur monsieur Bamatabois, qui est électeur etpropriétaire de cette belle maison à balcon qui fait le coin del’esplanade, à trois étages et toute en pierre de taille. Enfin, ily a des choses dans ce monde ! Quoi qu’il en soit, monsieur lemaire, cela, c’est un fait de police de la rue qui me regarde, etje retiens la femme Fantine.

Alors M. Madeleine croisa les bras et ditavec une voix sévère que personne dans la ville n’avait encoreentendue :

– Le fait dont vous parlez est un fait depolice municipale. Aux termes des articles neuf, onze, quinze etsoixante-six du code d’instruction criminelle, j’en suis juge.J’ordonne que cette femme soit mise en liberté.

Javert voulut tenter un dernier effort.

– Mais, monsieur le maire…

– Je vous rappelle, à vous, l’articlequatrevingt-un de la loi du 13 décembre 1799 sur la détentionarbitraire.

– Monsieur le maire, permettez…

– Plus un mot.

– Pourtant…

– Sortez, dit M. Madeleine.

Javert reçut le coup, debout, de face, et enpleine poitrine comme un soldat russe. Il salua jusqu’à terremonsieur le maire, et sortit.

Fantine se rangea de la porte et le regardaavec stupeur passer devant elle.

Cependant elle aussi était en proie à unbouleversement étrange. Elle venait de se voir en quelque sortedisputée par deux puissances opposées. Elle avait vu lutter devantses yeux deux hommes tenant dans leurs mains sa liberté, sa vie,son âme, son enfant ; l’un de ces hommes la tirait du côté del’ombre, l’autre la ramenait vers la lumière. Dans cette lutte,entrevue à travers les grossissements de l’épouvante, ces deuxhommes lui étaient apparus comme deux géants ; l’un parlaitcomme son démon, l’autre parlait comme son bon ange. L’ange avaitvaincu le démon, et, chose qui la faisait frissonner de la tête auxpieds, cet ange, ce libérateur, c’était précisément l’homme qu’elleabhorrait, ce maire qu’elle avait si longtemps considéré commel’auteur de tous ses maux, ce Madeleine ! et au moment même oùelle venait de l’insulter d’une façon hideuse, il la sauvait !S’était-elle donc trompée ? Devait-elle donc changer toute sonâme ?… Elle ne savait, elle tremblait. Elle écoutait éperdue,elle regardait effarée, et à chaque parole que disaitM. Madeleine, elle sentait fondre et s’écrouler en elle lesaffreuses ténèbres de la haine et naître dans son cœur je ne saisquoi de réchauffant et d’ineffable qui était de la joie, de laconfiance et de l’amour.

Quand Javert fut sorti, M. Madeleine setourna vers elle, et lui dit avec une voix lente, ayant peine àparler comme un homme sérieux qui ne veut pas pleurer :

– Je vous ai entendue. Je ne savais riende ce que vous avez dit. Je crois que c’est vrai, et je sens quec’est vrai. J’ignorais même que vous eussiez quitté mes ateliers.Pourquoi ne vous êtes-vous pas adressée à moi ? Maisvoici : je payerai vos dettes, je ferai venir votre enfant, ouvous irez la rejoindre. Vous vivrez ici, à Paris, où vous voudrez.Je me charge de votre enfant et de vous. Vous ne travaillerez plus,si vous voulez. Je vous donnerai tout l’argent qu’il vous faudra.Vous redeviendrez honnête en redevenant heureuse. Et même, écoutez,je vous le déclare dès à présent, si tout est comme vous le dites,et je n’en doute pas, vous n’avez jamais cessé d’être vertueuse etsainte devant Dieu. Oh ! pauvre femme !

C’en était plus que la pauvre Fantine n’enpouvait supporter. Avoir Cosette ! sortir de cette vieinfâme ! vivre libre, riche, heureuse, honnête, avecCosette ! voir brusquement s’épanouir au milieu de sa misèretoutes ces réalités du paradis ! Elle regarda comme hébétéecet homme qui lui parlait, et ne put que jeter deux ou troissanglots : oh ! oh ! oh ! Ses jarrets plièrent,elle se mit à genoux devant M. Madeleine, et, avant qu’il eûtpu l’en empêcher, il sentit qu’elle lui prenait la main et que seslèvres s’y posaient.

Puis elle s’évanouit.

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