Les Misérables – Tome I – Fantine

Chapitre 3Héroïsme de l’obéissance passive

[48]La portes’ouvrit.

Elle s’ouvrit vivement, toute grande, comme siquelqu’un la poussait avec énergie et résolution.

Un homme entra.

Cet homme, nous le connaissons déjà. C’est levoyageur que nous avons vu tout à l’heure errer cherchant ungîte.

Il entra, fit un pas, et s’arrêta, laissant laporte ouverte derrière lui. Il avait son sac sur l’épaule, sonbâton à la main, une expression rude, hardie, fatiguée et violentedans les yeux. Le feu de la cheminée l’éclairait. Il était hideux.C’était une sinistre apparition.

Madame Magloire n’eut pas même la force dejeter un cri. Elle tressaillit, et resta béante.

Mademoiselle Baptistine se retourna, aperçutl’homme qui entrait et se dressa à demi d’effarement, puis,ramenant peu à peu sa tête vers la cheminée, elle se mit à regarderson frère et son visage redevint profondément calme et serein.

L’évêque fixait sur l’homme un œiltranquille.

Comme il ouvrait la bouche, sans doute pourdemander au nouveau venu ce qu’il désirait, l’homme appuya ses deuxmains à la fois sur son bâton, promena ses yeux tour à tour sur levieillard et les femmes, et, sans attendre que l’évêque parlât, ditd’une voix haute :

– Voici. Je m’appelle Jean Valjean. Jesuis un galérien. J’ai passé dix-neuf ans au bagne. Je suis libérédepuis quatre jours et en route pour Pontarlier qui est madestination. Quatre jours et que je marche depuis Toulon.Aujourd’hui, j’ai fait douze lieues à pied. Ce soir, en arrivantdans ce pays, j’ai été dans une auberge, on m’a renvoyé à cause demon passeport jaune que j’avais montré à la mairie. Il avait fallu.J’ai été à une autre auberge. On m’a dit : Va-t-en ! Chezl’un, chez l’autre. Personne n’a voulu de moi. J’ai été à laprison, le guichetier n’a pas ouvert. J’ai été dans la niche d’unchien. Ce chien m’a mordu et m’a chassé, comme s’il avait été unhomme. On aurait dit qu’il savait qui j’étais. Je m’en suis allédans les champs pour coucher à la belle étoile. Il n’y avait pasd’étoile. J’ai pensé qu’il pleuvrait, et qu’il n’y avait pas de bonDieu pour empêcher de pleuvoir, et je suis rentré dans la villepour y trouver le renfoncement d’une porte. Là, dans la place,j’allais me coucher sur une pierre. Une bonne femme m’a montrévotre maison et m’a dit : « Frappe là ». J’aifrappé. Qu’est-ce que c’est ici ? êtes-vous une auberge ?J’ai de l’argent. Ma masse. Cent neuf francs quinze sous que j’aigagnés au bagne par mon travail en dix-neuf ans. Je payerai.Qu’est-ce que cela me fait ? j’ai de l’argent. Je suis trèsfatigué, douze lieues à pied, j’ai bien faim. Voulez-vous que jereste ?

– Madame Magloire, dit l’évêque, vousmettrez un couvert de plus.

L’homme fit trois pas et s’approcha de lalampe qui était sur la table.

– Tenez, reprit-il, comme s’il n’avaitpas bien compris, ce n’est pas ça. Avez-vous entendu ? Je suisun galérien. Un forçat. Je viens des galères.

Il tira de sa poche une grande feuille depapier jaune qu’il déplia.

– Voilà mon passeport. Jaune, comme vousvoyez. Cela sert à me faire chasser de partout où je suis.Voulez-vous lire ? Je sais lire, moi. J’ai appris au bagne. Ily a une école pour ceux qui veulent. Tenez, voilà ce qu’on a missur le passeport : « Jean Valjean, forçat libéré, natifde… – cela vous est égal… – Est resté dix-neuf ans au bagne. Cinqans pour vol avec effraction. Quatorze ans pour avoir tenté des’évader quatre fois. Cet homme est très dangereux. » –Voilà ! Tout le monde m’a jeté dehors. Voulez-vous merecevoir, vous ? Est-ce une auberge ? Voulez-vous medonner à manger et à coucher ? avez-vous une écurie ?

– Madame Magloire, dit l’évêque, vousmettrez des draps blancs au lit de l’alcôve.

Nous avons déjà expliqué de quelle natureétait l’obéissance des deux femmes.

Madame Magloire sortit pour exécuter cesordres. L’évêque se tourna vers l’homme.

– Monsieur, asseyez-vous etchauffez-vous. Nous allons souper dans un instant, et l’on feravotre lit pendant que vous souperez.

Ici l’homme comprit tout à fait. L’expressionde son visage, jusqu’alors sombre et dure, s’empreignit destupéfaction, de doute, de joie, et devint extraordinaire. Il semit à balbutier comme un homme fou :

– Vrai ? quoi ? vous megardez ? vous ne me chassez pas ! un forçat ! Vousm’appelez monsieur ! vous ne me tutoyez pas ! Va-t-en,chien ! qu’on me dit toujours. Je croyais bien que vous mechasseriez. Aussi j’avais dit tout de suite qui je suis. Oh !la brave femme qui m’a enseigné ici ! Je vais souper ! unlit ! Un lit avec des matelas et des draps ! comme toutle monde ! il y a dix-neuf ans que je n’ai couché dans unlit ! Vous voulez bien que je ne m’en aille pas ! Vousêtes de dignes gens ! D’ailleurs j’ai de l’argent. Je payeraibien. Pardon, monsieur l’aubergiste, comment vousappelez-vous ? Je payerai tout ce qu’on voudra. Vous êtes unbrave homme. Vous êtes aubergiste, n’est-ce pas ?

– Je suis, dit l’évêque, un prêtre quidemeure ici.

– Un prêtre ! reprit l’homme.Oh ! un brave homme de prêtre ! Alors vous ne me demandezpas d’argent ? Le curé, n’est-ce pas ? le curé de cettegrande église ? Tiens ! c’est vrai, que je suisbête ! je n’avais pas vu votre calotte !

Tout en parlant, il avait déposé son sac etson bâton dans un coin, puis remis son passeport dans sa poche, etil s’était assis. Mademoiselle Baptistine le considérait avecdouceur. Il continua :

– Vous êtes humain, monsieur le curé.Vous n’avez pas de mépris. C’est bien bon un bon prêtre. Alors vousn’avez pas besoin que je paye ?

– Non, dit l’évêque, gardez votre argent.Combien avez-vous ? ne m’avez-vous pas dit cent neuffrancs ?

– Quinze sous, ajouta l’homme.

– Cent neuf francs quinze sous. Etcombien de temps avez-vous mis à gagner cela ?

– Dix-neuf ans.

– Dix-neuf ans !

L’évêque soupira profondément.

L’homme poursuivit :

– J’ai encore tout mon argent. Depuisquatre jours je n’ai dépensé que vingt-cinq sous que j’ai gagnés enaidant à décharger des voitures à Grasse. Puisque vous êtes abbé,je vais vous dire, nous avions un aumônier au bagne. Et puis unjour j’ai vu un évêque. Monseigneur, qu’on appelle. C’étaitl’évêque de la Majore, à Marseille. C’est le curé qui est sur lescurés. Vous savez, pardon, je dis mal cela, mais pour moi, c’est siloin ! – Vous comprenez, nous autres ! Il a dit la messeau milieu du bagne, sur un autel, il avait une chose pointue, enor, sur la tête. Au grand jour de midi, cela brillait. Nous étionsen rang. Des trois côtés. Avec les canons, mèche allumée, en facede nous. Nous ne voyions pas bien. Il a parlé, mais il était tropau fond, nous n’entendions pas. Voilà ce que c’est qu’unévêque.

Pendant qu’il parlait, l’évêque était allépousser la porte qui était restée toute grande ouverte.

Madame Magloire rentra. Elle apportait uncouvert qu’elle mit sur la table.

– Madame Magloire, dit l’évêque, mettezce couvert le plus près possible du feu.

Et se tournant vers son hôte :

– Le vent de nuit est dur dans les Alpes.Vous devez avoir froid, monsieur ?

Chaque fois qu’il disait ce mot monsieur, avecsa voix doucement grave et de si bonne compagnie, le visage del’homme s’illuminait. Monsieur à un forçat, c’est un verre d’eau àun naufragé de la Méduse. L’ignominie a soif de considération.

– Voici, reprit l’évêque, une lampe quiéclaire bien mal.

Madame Magloire comprit, et elle alla cherchersur la cheminée de la chambre à coucher de monseigneur les deuxchandeliers d’argent qu’elle posa sur la table tout allumés.

– Monsieur le curé, dit l’homme, vousêtes bon. Vous ne me méprisez pas. Vous me recevez chez vous. Vousallumez vos cierges pour moi. Je ne vous ai pourtant pas caché d’oùje viens et que je suis un homme malheureux.

L’évêque, assis près de lui, lui touchadoucement la main.

– Vous pouviez ne pas me dire qui vousétiez. Ce n’est pas ici ma maison, c’est la maison de Jésus-Christ.Cette porte ne demande pas à celui qui entre s’il a un nom, maiss’il a une douleur. Vous souffrez ; vous avez faim etsoif ; soyez le bienvenu. Et ne me remerciez pas, ne me ditespas que je vous reçois chez moi. Personne n’est ici chez soi,excepté celui qui a besoin d’un asile. Je vous le dis à vous quipassez, vous êtes ici chez vous plus que moi-même. Tout ce qui estici est à vous. Qu’ai-je besoin de savoir votre nom ?D’ailleurs, avant que vous me le disiez, vous en avez un que jesavais.

L’homme ouvrit des yeux étonnés.

– Vrai ? vous saviez comment jem’appelle ?

– Oui, répondit l’évêque, vous vousappelez mon frère.

– Tenez, monsieur le curé ! s’écrial’homme, j’avais bien faim en entrant ici ; mais vous êtes sibon qu’à présent je ne sais plus ce que j’ai ; cela m’apassé.

L’évêque le regarda et lui dit :

– Vous avez bien souffert ?

– Oh ! la casaque rouge, le bouletau pied, une planche pour dormir, le chaud, le froid, le travail,la chiourme, les coups de bâton ! La double chaîne pour rien.Le cachot pour un mot. Même malade au lit, la chaîne. Les chiens,les chiens sont plus heureux ! Dix-neuf ans ! J’en aiquarante-six. À présent, le passeport jaune ! Voilà.

– Oui, reprit l’évêque, vous sortez d’unlieu de tristesse. Écoutez. Il y aura plus de joie au ciel pour levisage en larmes d’un pécheur repentant que pour la robe blanche decent justes. Si vous sortez de ce lieu douloureux avec des penséesde haine et de colère contre les hommes, vous êtes digne depitié ; si vous en sortez avec des pensées de bienveillance,de douceur et de paix, vous valez mieux qu’aucun de nous.

Cependant madame Magloire avait servi lesouper. Une soupe faite avec de l’eau, de l’huile, du pain et dusel, un peu de lard, un morceau de viande de mouton, des figues, unfromage frais, et un gros pain de seigle. Elle avait d’elle-mêmeajouté à l’ordinaire de M. l’évêque une bouteille de vieux vin deMauves[49].

Le visage de l’évêque prit tout à coup cetteexpression de gaîté propre aux natures hospitalières :

– À table ! dit-il vivement.

Comme il en avait coutume lorsque quelqueétranger soupait avec lui, il fit asseoir l’homme à sa droite.Mademoiselle Baptistine, parfaitement paisible et naturelle, pritplace à sa gauche.

L’évêque dit le bénédicité, puis servitlui-même la soupe, selon son habitude. L’homme se mit à mangeravidement.

Tout à coup l’évêque dit :

– Mais il me semble qu’il manque quelquechose sur cette table.

Madame Magloire en effet n’avait mis que lestrois couverts absolument nécessaires. Or c’était l’usage de lamaison, quand l’évêque avait quelqu’un à souper, de disposer sur lanappe les six couverts d’argent, étalage innocent. Ce gracieuxsemblant de luxe était une sorte d’enfantillage plein de charmedans cette maison douce et sévère qui élevait la pauvreté jusqu’àla dignité.

Madame Magloire comprit l’observation, sortitsans dire un mot, et un moment après les trois couverts réclaméspar l’évêque brillaient sur la nappe, symétriquement arrangésdevant chacun des trois convives.

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