Les Misérables – Tome I – Fantine

Chapitre 10L’évêque en présence d’une lumière inconnue

[20]À uneépoque un peu postérieure à la date de la lettre citée dans lespages précédentes, il fit une chose, à en croire toute la ville,plus risquée encore que sa promenade à travers les montagnes desbandits.

Il y avait près de Digne, dans la campagne, unhomme qui vivait solitaire. Cet homme, disons tout de suite le grosmot, était un ancien conventionnel. Il se nommait G.

On parlait du conventionnel G[21]. dans le petit monde de Digne avec unesorte d’horreur. Un conventionnel, vous figurez-vous cela ?Cela existait du temps qu’on se tutoyait et qu’on disait :citoyen. Cet homme était à peu près un monstre. Il n’avait pas votéla mort du roi, mais presque. C’était un quasi-régicide. Il avaitété terrible. Comment, au retour des princes légitimes, n’avait-onpas traduit cet homme-là devant une cour prévôtale ? On ne luieût pas coupé la tête, si vous voulez, il faut de la clémence,soit ; mais un bon bannissement à vie. Un exemple enfin !etc., etc. C’était un athée d’ailleurs, comme tous ces gens-là. –Commérages des oies sur le vautour.

Était-ce du reste un vautour que G. ?Oui, si l’on en jugeait par ce qu’il y avait de farouche dans sasolitude. N’ayant pas voté la mort du roi, il n’avait pas étécompris dans les décrets d’exil et avait pu rester enFrance[22].

Il habitait, à trois quarts d’heure de laville, loin de tout hameau, loin de tout chemin, on ne sait quelrepli perdu d’un vallon très sauvage. Il avait là, disait-on, uneespèce de champ, un trou, un repaire. Pas de voisins ; pasmême de passants. Depuis qu’il demeurait dans ce vallon, le sentierqui y conduisait avait disparu sous l’herbe. On parlait de cetendroit-là comme de la maison du bourreau.

Pourtant l’évêque songeait, et de temps entemps regardait l’horizon à l’endroit où un bouquet d’arbresmarquait le vallon du vieux conventionnel, et il disait :

– Il y a là une âme qui est seule.

Et au fond de sa pensée il ajoutait :« Je lui dois ma visite. »

Mais, avouons-le, cette idée, au premier abordnaturelle, lui apparaissait, après un moment de réflexion, commeétrange et impossible, et presque repoussante. Car, au fond, ilpartageait l’impression générale, et le conventionnel luiinspirait, sans qu’il s’en rendît clairement compte, ce sentimentqui est comme la frontière de la haine et qu’exprime si bien le motéloignement.

Toutefois, la gale de la brebis doit-ellefaire reculer le pasteur ? Non. Mais quelle brebis !

Le bon évêque était perplexe. Quelquefois ilallait de ce côté-là, puis il revenait. Un jour enfin le bruit serépandit dans la ville qu’une façon de jeune pâtre qui servait leconventionnel G. dans sa bauge était venu chercher unmédecin ; que le vieux scélérat se mourait, que la paralysiele gagnait, et qu’il ne passerait pas la nuit.

– Dieu merci ! ajoutaientquelques-uns.

L’évêque prit son bâton, mit son pardessus àcause de sa soutane un peu trop usée, comme nous l’avons dit, etaussi à cause du vent du soir qui ne devait pas tarder à souffler,et partit.

Le soleil déclinait et touchait presque àl’horizon, quand l’évêque arriva à l’endroit excommunié. Ilreconnut avec un certain battement de cœur qu’il était près de latanière. Il enjamba un fossé, franchit une haie, leva un échalier,entra dans un courtil délabré, fit quelques pas assez hardiment, ettout à coup, au fond de la friche, derrière une haute broussaille,il aperçut la caverne.

C’était une cabane toute basse, indigente,petite et propre, avec une treille clouée à la façade.

Devant la porte, dans une vieille chaise àroulettes, fauteuil du paysan, il y avait un homme en cheveuxblancs qui souriait au soleil.

Près du vieillard assis se tenait debout unjeune garçon, le petit pâtre. Il tendait au vieillard une jatte delait.

Pendant que l’évêque regardait, le vieillardéleva la voix :

– Merci, dit-il, je n’ai plus besoin derien.

Et son sourire quitta le soleil pour s’arrêtersur l’enfant.

L’évêque s’avança. Au bruit qu’il fit enmarchant, le vieux homme assis tourna la tête, et son visageexprima toute la quantité de surprise qu’on peut avoir après unelongue vie.

– Depuis que je suis ici, dit-il, voilàla première fois qu’on entre chez moi. Qui êtes-vous,monsieur ?

L’évêque répondit :

– Je me nomme Bienvenu Myriel.

– Bienvenu Myriel ! j’ai entenduprononcer ce nom. Est-ce que c’est vous que le peuple appellemonseigneur Bienvenu ?

– C’est moi.

Le vieillard reprit avec undemi-sourire :

– En ce cas, vous êtes monévêque ?

– Un peu.

– Entrez, monsieur.

Le conventionnel tendit la main à l’évêque,mais l’évêque ne la prit pas. L’évêque se borna à dire :

– Je suis satisfait de voir qu’on m’avaittrompé. Vous ne me semblez, certes, pas malade.

– Monsieur, répondit le vieillard, jevais guérir.

Il fit une pause et dit :

– Je mourrai dans trois heures.

Puis il reprit :

– Je suis un peu médecin ; je saisde quelle façon la dernière heure vient. Hier, je n’avais que lespieds froids ; aujourd’hui, le froid a gagné les genoux ;maintenant je le sens qui monte jusqu’à la ceinture ; quand ilsera au cœur, je m’arrêterai. Le soleil est beau, n’est-cepas ? je me suis fait rouler dehors pour jeter un dernier coupd’œil sur les choses, vous pouvez me parler, cela ne me fatiguepoint. Vous faites bien de venir regarder un homme qui va mourir.Il est bon que ce moment-là ait des témoins. On a des manies ;j’aurais voulu aller jusqu’à l’aube. Mais je sais que j’en ai àpeine pour trois heures. Il fera nuit. Au fait, qu’importe !Finir est une affaire simple. On n’a pas besoin du matin pour cela.Soit. Je mourrai à la belle étoile.

Le vieillard se tourna vers le pâtre.

– Toi, va te coucher. Tu as veillél’autre nuit. Tu es fatigué.

L’enfant rentra dans la cabane.

Le vieillard le suivit des yeux et ajoutacomme se parlant à lui-même :

– Pendant qu’il dormira, je mourrai. Lesdeux sommeils peuvent faire bon voisinage.

L’évêque n’était pas ému comme il semble qu’ilaurait pu l’être. Il ne croyait pas sentir Dieu dans cette façon demourir. Disons tout, car les petites contradictions des grandscœurs veulent être indiquées comme le reste, lui qui, dansl’occasion, riait si volontiers de Sa Grandeur, il était quelquepeu choqué de ne pas être appelé monseigneur, et il était presquetenté de répliquer : citoyen. Il lui vint une velléité defamiliarité bourrue, assez ordinaire aux médecins et aux prêtres,mais qui ne lui était pas habituelle, à lui. Cet homme, après tout,ce conventionnel, ce représentant du peuple, avait été un puissantde la terre ; pour la première fois de sa vie peut-être,l’évêque se sentit en humeur de sévérité.

Le conventionnel cependant le considérait avecune cordialité modeste, où l’on eût pu démêler l’humilité qui siedquand on est si près de sa mise en poussière.

L’évêque, de son côté, quoiqu’il se gardâtordinairement de la curiosité, laquelle, selon lui, était contiguëà l’offense, ne pouvait s’empêcher d’examiner le conventionnel avecune attention qui, n’ayant pas sa source dans la sympathie, lui eûtété probablement reprochée par sa conscience vis-à-vis de toutautre homme. Un conventionnel lui faisait un peu l’effet d’êtrehors la loi, même hors la loi de charité.

G., calme, le buste presque droit, la voixvibrante, était un de ces grands octogénaires qui font l’étonnementdu physiologiste. La révolution a eu beaucoup de ces hommesproportionnés à l’époque. On sentait dans ce vieillard l’homme àl’épreuve. Si près de sa fin, il avait conservé tous les gestes dela santé. Il y avait dans son coup d’œil clair, dans son accentferme, dans son robuste mouvement d’épaules, de quoi déconcerter lamort. Azraël, l’ange mahométan du sépulcre, eût rebroussé chemin eteût cru se tromper de porte. G. semblait mourir parce qu’il levoulait bien. Il y avait de la liberté dans son agonie. Les jambesseulement étaient immobiles. Les ténèbres le tenaient par là. Lespieds étaient morts et froids, et la tête vivait de toute lapuissance de la vie et paraissait en pleine lumière. G., en cegrave moment, ressemblait à ce roi du conte oriental, chair par enhaut, marbre par en bas.

Une pierre était là. L’évêque s’y assit.L’exorde fut ex abrupto.

– Je vous félicite, dit-il du ton dont onréprimande. Vous n’avez toujours pas voté la mort du roi.

Le conventionnel ne parut pas remarquer lesous-entendu amer caché dans ce mot : toujours. Il répondit.Tout sourire avait disparu de sa face.

– Ne me félicitez pas trop,monsieur ; j’ai voté la fin du tyran.

C’était l’accent austère en présence del’accent sévère.

– Que voulez-vous dire ? repritl’évêque.

– Je veux dire que l’homme a un tyran,l’ignorance. J’ai voté la fin de ce tyran-là. Ce tyran-là aengendré la royauté qui est l’autorité prise dans le faux, tandisque la science est l’autorité prise dans le vrai. L’homme ne doitêtre gouverné que par la science.

– Et la conscience, ajouta l’évêque.

– C’est la même chose. La conscience,c’est la quantité de science innée que nous avons en nous.

Monseigneur Bienvenu écoutait, un peu étonné,ce langage très nouveau pour lui. Le conventionnelpoursuivit :

– Quant à Louis XVI, j’ai dit non.Je ne me crois pas le droit de tuer un homme ; mais je me sensle devoir d’exterminer le mal. J’ai voté la fin du tyran.C’est-à-dire la fin de la prostitution pour la femme, la fin del’esclavage pour l’homme, la fin de la nuit pour l’enfant. Envotant la république, j’ai voté cela. J’ai voté la fraternité, laconcorde, l’aurore ! J’ai aidé à la chute des préjugés et deserreurs. Les écroulements des erreurs et des préjugés font de lalumière. Nous avons fait tomber le vieux monde, nous autres, et levieux monde, vase des misères, en se renversant sur le genrehumain, est devenu une urne de joie.

– Joie mêlée, dit l’évêque.

– Vous pourriez dire joie troublée, etaujourd’hui, après ce fatal retour du passé qu’on nomme 1814, joiedisparue. Hélas, l’œuvre a été incomplète, j’en conviens ;nous avons démoli l’ancien régime dans les faits, nous n’avons puentièrement le supprimer dans les idées. Détruire les abus, cela nesuffit pas ; il faut modifier les mœurs. Le moulin n’y estplus, le vent y est encore.

– Vous avez démoli. Démolir peut êtreutile ; mais je me défie d’une démolition compliquée decolère.

– Le droit a sa colère, monsieurl’évêque, et la colère du droit est un élément du progrès.N’importe, et quoi qu’on en dise, la révolution française est leplus puissant pas du genre humain depuis l’avènement du Christ.Incomplète, soit ; mais sublime. Elle a dégagé toutes lesinconnues sociales. Elle a adouci les esprits ; elle a calmé,apaisé, éclairé ; elle a fait couler sur la terre des flots decivilisation. Elle a été bonne. La révolution française, c’est lesacre de l’humanité.

L’évêque ne put s’empêcher demurmurer :

– Oui ? 93 !

Le conventionnel se dressa sur sa chaise avecune solennité presque lugubre, et, autant qu’un mourant peuts’écrier, il s’écria :

– Ah ! vous y voilà ! 93 !J’attendais ce mot-là. Un nuage s’est formé pendant quinze centsans. Au bout de quinze siècles, il a crevé. Vous faites le procèsau coup de tonnerre.

L’évêque sentit, sans se l’avouer peut-être,que quelque chose en lui était atteint. Pourtant il fit bonnecontenance. Il répondit :

– Le juge parle au nom de lajustice ; le prêtre parle au nom de la pitié, qui n’est autrechose qu’une justice plus élevée. Un coup de tonnerre ne doit passe tromper.

Et il ajouta en regardant fixement leconventionnel.

– Louis XVII ?

Le conventionnel étendit la main et saisit lebras de l’évêque :

– Louis XVII ! Voyons, sur quipleurez-vous ? Est-ce sur l’enfant innocent ? alors,soit. Je pleure avec vous. Est-ce sur l’enfant royal ? jedemande à réfléchir. Pour moi, le frère de Cartouche, enfantinnocent, pendu sous les aisselles en place de Grève jusqu’à ce quemort s’ensuive, pour le seul crime d’avoir été le frère deCartouche, n’est pas moins douloureux que le petit-fils deLouis XV, enfant innocent, martyrisé dans la tour du Templepour le seul crime d’avoir été le petit-fils de Louis XV.

– Monsieur, dit l’évêque, je n’aime pasces rapprochements de noms.

– Cartouche ? Louis XV ?pour lequel des deux réclamez-vous ?

Il y eut un moment de silence. L’évêqueregrettait presque d’être venu, et pourtant il se sentait vaguementet étrangement ébranlé.

Le conventionnel reprit :

– Ah ! monsieur le prêtre, vousn’aimez pas les crudités du vrai. Christ les aimait, lui. Ilprenait une verge et il époussetait le temple. Son fouet pleind’éclairs était un rude diseur de vérités. Quand ils’écriait : Sinite parvulos[23]…, il nedistinguait pas entre les petits enfants. Il ne se fût pas gêné derapprocher le dauphin de Barabbas du dauphin d’Hérode. Monsieur,l’innocence est sa couronne à elle-même. L’innocence n’a que faired’être altesse. Elle est aussi auguste déguenillée quefleurdelysée.

– C’est vrai, dit l’évêque à voixbasse.

– J’insiste, continua le conventionnel G.Vous m’avez nommé Louis XVII. Entendons-nous. Pleurons-noussur tous les innocents, sur tous les martyrs, sur tous les enfants,sur ceux d’en bas comme sur ceux d’en haut ? J’en suis. Maisalors, je vous l’ai dit, il faut remonter plus haut que 93, etc’est avant Louis XVII qu’il faut commencer nos larmes. Jepleurerai sur les enfants des rois avec vous, pourvu que vouspleuriez avec moi sur les petits du peuple.

– Je pleure sur tous, dit l’évêque.

– Également ! s’écria G., et si labalance doit pencher, que ce soit du côté du peuple. Il y a pluslongtemps qu’il souffre.

Il y eut encore un silence. Ce fut leconventionnel qui le rompit. Il se souleva sur un coude, prit entreson pouce et son index replié un peu de sa joue, comme on faitmachinalement lorsqu’on interroge et qu’on juge, et interpellal’évêque avec un regard plein de toutes les énergies de l’agonie.Ce fut presque une explosion.

– Oui, monsieur, il y a longtemps que lepeuple souffre. Et puis, tenez, ce n’est pas tout cela, quevenez-vous me questionner et me parler de Louis XVII ? Jene vous connais pas, moi. Depuis que je suis dans ce pays, j’aivécu dans cet enclos, seul, ne mettant pas les pieds dehors, nevoyant personne que cet enfant qui m’aide. Votre nom est, il estvrai, arrivé confusément jusqu’à moi, et, je dois le dire, pas trèsmal prononcé ; mais cela ne signifie rien ; les genshabiles ont tant de manières d’en faire accroire à ce bravebonhomme de peuple. À propos, je n’ai pas entendu le bruit de votrevoiture, vous l’aurez sans doute laissée derrière le taillis,là-bas, à l’embranchement de la route. Je ne vous connais pas, vousdis-je. Vous m’avez dit que vous étiez l’évêque, mais cela ne merenseigne point sur votre personne morale. En somme, je vous répètema question. Qui êtes-vous ? Vous êtes un évêque, c’est-à-direun prince de l’église, un de ces hommes dorés, armoriés, rentés,qui ont de grosses prébendes, – l’évêché de Digne, quinze millefrancs de fixe, dix mille francs de casuel, total, vingt-cinq millefrancs, – qui ont des cuisines, qui ont des livrées, qui font bonnechère, qui mangent des poules d’eau le vendredi, qui se pavanent,laquais devant, laquais derrière, en berline de gala, et qui ontdes palais, et qui roulent carrosse au nom de Jésus-Christ quiallait pieds nus ! Vous êtes un prélat ; rentes, palais,chevaux, valets, bonne table, toutes les sensualités de la vie,vous avez cela comme les autres, et comme les autres vous enjouissez, c’est bien, mais cela en dit trop ou pas assez ;cela ne m’éclaire pas sur votre valeur intrinsèque et essentielle,à vous qui venez avec la prétention probable de m’apporter de lasagesse. À qui est-ce que je parle ? Qui êtes-vous ?

L’évêque baissa la tête et répondit :

– Vermis sum[24].

– Un ver de terre en carrosse !grommela le conventionnel.

C’était le tour du conventionnel d’êtrehautain, et de l’évêque d’être humble.

L’évêque reprit avec douceur.

– Monsieur, soit. Mais expliquez-moi enquoi mon carrosse, qui est là à deux pas derrière les arbres, enquoi ma bonne table et les poules d’eau que je mange le vendredi,en quoi mes vingt-cinq mille livres de rentes, en quoi mon palaiset mes laquais prouvent que la pitié n’est pas une vertu, que laclémence n’est pas un devoir, et que 93 n’a pas été inexorable.

Le conventionnel passa la main sur son frontcomme pour en écarter un nuage.

– Avant de vous répondre, dit-il, je vousprie de me pardonner. Je viens d’avoir un tort, monsieur. Vous êteschez moi, vous êtes mon hôte. Je vous dois courtoisie. Vousdiscutez mes idées, il sied que je me borne à combattre vosraisonnements. Vos richesses et vos jouissances sont des avantagesque j’ai contre vous dans le débat, mais il est de bon goût de nepas m’en servir. Je vous promets de ne plus en user.

– Je vous remercie, dit l’évêque.

G. reprit :

– Revenons à l’explication que vous medemandiez. Où en étions-nous ? Que me disiez-vous ? que93 a été inexorable ?

– Inexorable, oui, dit l’évêque. Quepensez-vous de Marat battant des mains à la guillotine ?

– Que pensez-vous de Bossuet chantant leTe Deum[25] sur lesdragonnades ?

La réponse était dure, mais elle allait au butavec la rigidité d’une pointe d’acier. L’évêque entressaillit ; il ne lui vint aucune riposte, mais il étaitfroissé de cette façon de nommer Bossuet. Les meilleurs esprits ontleurs fétiches, et parfois se sentent vaguement meurtris desmanques de respect de la logique.

Le conventionnel commençait à haleter ;l’asthme de l’agonie, qui se mêle aux derniers souffles, luientrecoupait la voix ; cependant il avait encore une parfaitelucidité d’âme dans les yeux. Il continua :

– Disons encore quelques mots çà et là,je veux bien. En dehors de la révolution qui, prise dans sonensemble, est une immense affirmation humaine, 93, hélas ! estune réplique. Vous le trouvez inexorable, mais toute la monarchie,monsieur ? Carrier est un bandit ; mais quel nomdonnez-vous à Montrevel ? Fouquier-Tinville est un gueux, maisquel est votre avis sur Lamoignon-Bâville ? Maillard estaffreux, mais Saulx-Tavannes, s’il vous plaît ? Le pèreDuchêne est féroce, mais quelle épithète m’accorderez-vous pour lepère Letellier ? Jourdan-Coupe-Tête est un monstre, maismoindre que M. le marquis de Louvois[26].Monsieur, monsieur, je plains Marie-Antoinette, archiduchesse etreine, mais je plains aussi cette pauvre femme huguenote qui, en1685, sous Louis le Grand, monsieur, allaitant son enfant, futliée, nue jusqu’à la ceinture, à un poteau, l’enfant tenu àdistance ; le sein se gonflait de lait et le cœur d’angoisse.Le petit, affamé et pâle, voyait ce sein, agonisait et criait, etle bourreau disait à la femme, mère et nourrice :« Abjure ! » lui donnant à choisir entre la mort deson enfant et la mort de sa conscience[27]. Quedites-vous de ce supplice de Tantale accommodé à une mère ?Monsieur, retenez bien ceci : la révolution française a eu sesraisons. Sa colère sera absoute par l’avenir. Son résultat, c’estle monde meilleur. De ses coups les plus terribles, il sort unecaresse pour le genre humain. J’abrège. Je m’arrête, j’ai trop beaujeu. D’ailleurs je me meurs.

Et, cessant de regarder l’évêque, leconventionnel acheva sa pensée en ces quelques motstranquilles :

– Oui, les brutalités du progrèss’appellent révolutions. Quand elles sont finies, on reconnaîtceci : que le genre humain a été rudoyé, mais qu’il amarché.

Le conventionnel ne se doutait pas qu’ilvenait d’emporter successivement l’un après l’autre tous lesretranchements intérieurs de l’évêque. Il en restait un pourtant,et de ce retranchement, suprême ressource de la résistance demonseigneur Bienvenu, sortit cette parole où reparut presque toutela rudesse du commencement :

– Le progrès doit croire en Dieu. Le bienne peut pas avoir de serviteur impie. C’est un mauvais conducteurdu genre humain que celui qui est athée.

Le vieux représentant du peuple ne réponditpas. Il eut un tremblement. Il regarda le ciel, et une larme germalentement dans ce regard. Quand la paupière fut pleine, la larmecoula le long de sa joue livide, et il dit presque en bégayant, baset se parlant à lui-même, l’œil perdu dans lesprofondeurs :

– Ô toi ! ô idéal ! toi seulexistes !

L’évêque eut une sorte d’inexprimablecommotion. Après un silence, le vieillard leva un doigt vers leciel, et dit :

– L’infini est. Il est là. Si l’infinin’avait pas de moi, le moi serait sa borne ; il ne serait pasinfini ; en d’autres termes, il ne serait pas. Or il est. Doncil a un moi. Ce moi de l’infini, c’est Dieu.

Le mourant avait prononcé ces dernièresparoles d’une voix haute et avec le frémissement de l’extase, commes’il voyait quelqu’un. Quand il eut parlé, ses yeux se fermèrent.L’effort l’avait épuisé. Il était évident qu’il venait de vivre enune minute les quelques heures qui lui restaient. Ce qu’il venaitde dire l’avait approché de celui qui est dans la mort. L’instantsuprême arrivait.

L’évêque le comprit, le moment pressait,c’était comme prêtre qu’il était venu ; de l’extrême froideur,il était passé par degrés à l’émotion extrême ; il regarda cesyeux fermés, il prit cette vieille main ridée et glacée, et sepencha vers le moribond :

– Cette heure est celle de Dieu. Netrouvez-vous pas qu’il serait regrettable que nous nous fussionsrencontrés en vain ?

Le conventionnel rouvrit les yeux. Une gravitéoù il y avait de l’ombre s’empreignit sur son visage.

– Monsieur l’évêque, dit-il, avec unelenteur qui venait peut-être plus encore de la dignité de l’âme quede la défaillance des forces, j’ai passé ma vie dans la méditation,l’étude et la contemplation. J’avais soixante ans quand mon paysm’a appelé, et m’a ordonné de me mêler de ses affaires. J’ai obéi.Il y avait des abus, je les ai combattus ; il y avait destyrannies, je les ai détruites ; il y avait des droits et desprincipes, je les ai proclamés et confessés. Le territoire étaitenvahi, je l’ai défendu ; la France était menacée, j’ai offertma poitrine. Je n’étais pas riche ; je suis pauvre. J’ai étél’un des maîtres de l’État, les caves du Trésor étaient encombréesd’espèces au point qu’on était forcé d’étançonner les murs, prêts àse fendre sous le poids de l’or et de l’argent, je dînais rue del’Arbre-Sec à vingt-deux sous par tête. J’ai secouru les opprimés,j’ai soulagé les souffrants. J’ai déchiré la nappe de l’autel,c’est vrai ; mais c’était pour panser les blessures de lapatrie. J’ai toujours soutenu la marche en avant du genre humainvers la lumière, et j’ai résisté quelquefois au progrès sans pitié.J’ai, dans l’occasion, protégé mes propres adversaires, vousautres. Et il y a à Peteghem en Flandre, à l’endroit même où lesrois mérovingiens avaient leur palais d’été, un couventd’urbanistes[28], l’abbaye de Sainte-Claire enBeaulieu, que j’ai sauvé en 1793. J’ai fait mon devoir selon mesforces, et le bien que j’ai pu. Après quoi j’ai été chassé, traqué,poursuivi, persécuté, noirci, raillé, conspué, maudit, proscrit.Depuis bien des années déjà, avec mes cheveux blancs, je sens quebeaucoup de gens se croient sur moi le droit de mépris, j’ai pourla pauvre foule ignorante visage de damné, et j’accepte, nehaïssant personne, l’isolement de la haine. Maintenant, j’aiquatrevingt-six ans ; je vais mourir. Qu’est-ce que vous venezme demander ?

– Votre bénédiction, dit l’évêque.

Et il s’agenouilla.

Quand l’évêque releva la tête, la face duconventionnel était devenue auguste. Il venait d’expirer.

L’évêque rentra chez lui profondément absorbédans on ne sait quelles pensées. Il passa toute la nuit en prière.Le lendemain, quelques braves curieux essayèrent de lui parler duconventionnel G. ; il se borna à montrer le ciel. À partir dece moment, il redoubla de tendresse et de fraternité pour lespetits et les souffrants.

Toute allusion à ce « vieux scélérat deG. » le faisait tomber dans une préoccupation singulière.Personne ne pourrait dire que le passage de cet esprit devant lesien et le reflet de cette grande conscience sur la sienne ne fûtpas pour quelque chose dans son approche de la perfection.

Cette « visite pastorale » futnaturellement une occasion de bourdonnement pour les petitescoteries locales :

– Était-ce la place d’un évêque que lechevet d’un tel mourant ? Il n’y avait évidemment pas deconversion à attendre. Tous ces révolutionnaires sont relaps. Alorspourquoi y aller ? Qu’a-t-il été regarder là ? Il fallaitdonc qu’il fût bien curieux d’un emportement d’âme par lediable.

Un jour, une douairière, de la variétéimpertinente qui se croit spirituelle, lui adressa cettesaillie :

– Monseigneur, on demande quand VotreGrandeur aura le bonnet rouge.

– Oh ! oh ! voilà une grossecouleur, répondit l’évêque. Heureusement que ceux qui la méprisentdans un bonnet la vénèrent dans un chapeau.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer