Les Misérables – Tome I – Fantine

Chapitre 3Une tempête sous un crâne

Le lecteur a sans doute deviné queM. Madeleine n’est autre que Jean Valjean.

Nous avons déjà regardé dans les profondeursde cette conscience ; le moment est venu d’y regarder encore.Nous ne le faisons pas sans émotion et sans tremblement. Iln’existe rien de plus terrifiant que cette sorte de contemplation.L’œil de l’esprit ne peut trouver nulle part plus d’éblouissementsni plus de ténèbres que dans l’homme ; il ne peut se fixer suraucune chose qui soit plus redoutable, plus compliquée, plusmystérieuse et plus infinie. Il y a un spectacle plus grand que lamer, c’est le ciel ; il y a un spectacle plus grand que leciel, c’est l’intérieur de l’âme.

Faire le poème de la conscience humaine, nefût-ce qu’à propos d’un seul homme, ne fût-ce qu’à propos du plusinfime des hommes, ce serait fondre toutes les épopées dans uneépopée supérieure et définitive. La conscience, c’est le chaos deschimères, des convoitises et des tentatives, la fournaise desrêves, l’antre des idées dont on a honte ; c’est lepandémonium[169] des sophismes, c’est le champ debataille des passions. À de certaines heures, pénétrez à travers laface livide d’un être humain qui réfléchit, et regardez derrière,regardez dans cette âme, regardez dans cette obscurité. Il y a là,sous le silence extérieur, des combats de géants comme dans Homère,des mêlées de dragons et d’hydres et des nuées de fantômes commedans Milton, des spirales visionnaires comme chez Dante. Chosesombre que cet infini que tout homme porte en soi et auquel ilmesure avec désespoir les volontés de son cerveau et les actions desa vie !

Alighieri rencontra un jour une sinistre portedevant laquelle il hésita[170]. Envoici une aussi devant nous, au seuil de laquelle nous hésitons.Entrons pourtant.

Nous n’avons que peu de chose à ajouter à ceque le lecteur connaît déjà de ce qui était arrivé à Jean Valjeandepuis l’aventure de Petit-Gervais. À partir de ce moment, on l’avu, il fut un autre homme. Ce que l’évêque avait voulu faire delui, il l’exécuta. Ce fut plus qu’une transformation, ce fut unetransfiguration.

Il réussit à disparaître, vendit l’argenteriede l’évêque, ne gardant que les flambeaux, comme souvenir, seglissa de ville en ville, traversa la France, vint àMontreuil-sur-mer, eut l’idée que nous avons dite, accomplit ce quenous avons raconté, parvint à se faire insaisissable etinaccessible, et désormais, établi à Montreuil-sur-mer, heureux desentir sa conscience attristée par son passé et la première moitiéde son existence démentie par la dernière, il vécut paisible,rassuré et espérant, n’ayant plus que deux pensées : cacherson nom, et sanctifier sa vie ; échapper aux hommes, etrevenir à Dieu.

Ces deux pensées étaient si étroitement mêléesdans son esprit qu’elles n’en formaient qu’une seule ; ellesétaient toutes deux également absorbantes et impérieuses, etdominaient ses moindres actions. D’ordinaire elles étaient d’accordpour régler la conduite de sa vie ; elles le tournaient versl’ombre ; elles le faisaient bienveillant et simple ;elles lui conseillaient les mêmes choses. Quelquefois cependant ily avait conflit entre elles. Dans ce cas-là, on s’en souvient,l’homme que tout le pays de Montreuil-sur-mer appelaitM. Madeleine ne balançait pas à sacrifier la première à laseconde, sa sécurité à sa vertu. Ainsi, en dépit de toute réserveet de toute prudence, il avait gardé les chandeliers de l’évêque,porté son deuil, appelé et interrogé tous les petits savoyards quipassaient, pris des renseignements sur les familles de Faverolles,et sauvé la vie au vieux Fauchelevent, malgré les inquiétantesinsinuations de Javert. Il semblait, nous l’avons déjà remarqué,qu’il pensât, à l’exemple de tous ceux qui ont été sages, saints etjustes, que son premier devoir n’était pas envers lui.

Toutefois, il faut le dire, jamais rien depareil ne s’était encore présenté. Jamais les deux idées quigouvernaient le malheureux homme dont nous racontons lessouffrances n’avaient engagé une lutte si sérieuse. Il le compritconfusément, mais profondément, dès les premières paroles queprononça Javert, en entrant dans son cabinet. Au moment où fut siétrangement articulé ce nom qu’il avait enseveli sous tantd’épaisseurs, il fut saisi de stupeur et comme enivré par lasinistre bizarrerie de sa destinée, et, à travers cette stupeur, ileut ce tressaillement qui précède les grandes secousses ; ilse courba comme un chêne à l’approche d’un orage, comme un soldat àl’approche d’un assaut. Il sentit venir sur sa tête des ombrespleines de foudres et d’éclairs. Tout en écoutant parler Javert, ileut une première pensée d’aller, de courir, de se dénoncer, detirer ce Champmathieu de prison et de s’y mettre ; cela futdouloureux et poignant comme une incision dans la chair vive, puiscela passa, et il se dit : « Voyons !voyons ! » Il réprima ce premier mouvement généreux etrecula devant l’héroïsme.

Sans doute, il serait beau qu’après lessaintes paroles de l’évêque, après tant d’années de repentir etd’abnégation, au milieu d’une pénitence admirablement commencée,cet homme, même en présence d’une si terrible conjoncture, n’eûtpas bronché un instant et eût continué de marcher du même pas versce précipice ouvert au fond duquel était le ciel ; cela seraitbeau, mais cela ne fut pas ainsi. Il faut bien que nous rendionscompte des choses qui s’accomplissaient dans cette âme, et nous nepouvons dire que ce qui y était. Ce qui l’emporta tout d’abord, cefut l’instinct de la conservation ; il rallia en hâte sesidées, étouffa ses émotions, considéra la présence de Javert, cegrand péril, ajourna toute résolution avec la fermeté del’épouvante, s’étourdit sur ce qu’il y avait à faire, et reprit soncalme comme un lutteur ramasse son bouclier.

Le reste de la journée il fut dans cet état,un tourbillon au dedans, une tranquillité profonde au dehors ;il ne prit que ce qu’on pourrait appeler « les mesuresconservatoires ». Tout était encore confus et se heurtait dansson cerveau ; le trouble y était tel qu’il ne voyaitdistinctement la forme d’aucune idée ; et lui-même n’aurait purien dire de lui-même, si ce n’est qu’il venait de recevoir ungrand coup. Il se rendit comme d’habitude près du lit de douleur deFantine et prolongea sa visite, par un instinct de bonté, se disantqu’il fallait agir ainsi et la bien recommander aux sœurs pour lecas où il arriverait qu’il eût à s’absenter. Il sentit vaguementqu’il faudrait peut-être aller à Arras, et, sans être le moins dumonde décidé à ce voyage, il se dit qu’à l’abri de tout soupçoncomme il l’était, il n’y avait point d’inconvénient à être témoinde ce qui se passerait, et il retint le tilbury de Scaufflaire,afin d’être préparé à tout événement.

Il dîna avec assez d’appétit.

Rentré dans sa chambre il se recueillit.

Il examina la situation et la trouvainouïe ; tellement inouïe qu’au milieu de sa rêverie, par jene sais quelle impulsion d’anxiété presque inexplicable, il se levade sa chaise et ferma sa porte au verrou. Il craignait qu’iln’entrât encore quelque chose. Il se barricadait contre lepossible.

Un moment après il souffla sa lumière. Elle legênait.

Il lui semblait qu’on pouvait le voir.

Qui, on ?

Hélas ! ce qu’il voulait mettre à laporte était entré ; ce qu’il voulait aveugler, le regardait.Sa conscience.

Sa conscience, c’est-à-dire Dieu.

Pourtant, dans le premier moment, il se fitillusion ; il eut un sentiment de sûreté et de solitude ;le verrou tiré, il se crut imprenable ; la chandelle éteinte,il se sentit invisible. Alors il prit possession de lui-même ;il posa ses coudes sur la table, appuya la tête sur sa main, et semit à songer dans les ténèbres.

– Où en suis-je ? – Est-ce que je nerêve pas ? Que m’a-t-on dit ? – Est-il bien vrai quej’aie vu ce Javert et qu’il m’ait parlé ainsi ? – Que peutêtre ce Champmathieu ? – Il me ressemble donc ? – Est-cepossible ? – Quand je pense qu’hier j’étais si tranquille etsi loin de me douter de rien ! – Qu’est-ce que je faisais donchier à pareille heure ? – Qu’y a-t-il dans cet incident ?– Comment se dénouera-t-il ? – Que faire ?

Voilà dans quelle tourmente il était. Soncerveau avait perdu la force de retenir ses idées, elles passaientcomme des ondes, et il prenait son front dans ses deux mains pourles arrêter.

De ce tumulte qui bouleversait sa volonté etsa raison, et dont il cherchait à tirer une évidence et unerésolution, rien ne se dégageait que l’angoisse.

Sa tête était brûlante. Il alla à la fenêtreet l’ouvrit toute grande. Il n’y avait pas d’étoiles au ciel. Ilrevint s’asseoir près de la table.

La première heure s’écoula ainsi.

Peu à peu cependant des linéaments vaguescommencèrent à se former et à se fixer dans sa méditation, et ilput entrevoir avec la précision de la réalité, non l’ensemble de lasituation, mais quelques détails.

Il commença par reconnaître que, siextraordinaire et si critique que fût cette situation, il en étaittout à fait le maître.

Sa stupeur ne fit que s’en accroître.

Indépendamment du but sévère et religieux quese proposaient ses actions, tout ce qu’il avait fait jusqu’à cejour n’était autre chose qu’un trou qu’il creusait pour y enfouirson nom. Ce qu’il avait toujours le plus redouté, dans ses heuresde repli sur lui-même, dans ses nuits d’insomnie, c’étaitd’entendre jamais prononcer ce nom ; il se disait que ceserait là pour lui la fin de tout ; que le jour où ce nomreparaîtrait, il ferait évanouir autour de lui sa vie nouvelle, etqui sait même peut-être ? au dedans de lui sa nouvelle âme. Ilfrémissait de la seule pensée que c’était possible. Certes, siquelqu’un lui eût dit en ces moments-là qu’une heure viendrait oùce nom retentirait à son oreille, où ce hideux mot, Jean Valjean,sortirait tout à coup de la nuit et se dresserait devant lui, oùcette lumière formidable faite pour dissiper le mystère dont ils’enveloppait resplendirait subitement sur sa tête ; et que cenom ne le menacerait pas, que cette lumière ne produirait qu’uneobscurité plus épaisse, que ce voile déchiré accroîtrait lemystère ; que ce tremblement de terre consoliderait sonédifice, que ce prodigieux incident n’aurait d’autre résultat, sibon lui semblait, à lui, que de rendre son existence à la fois plusclaire et plus impénétrable, et que, de sa confrontation avec lefantôme de Jean Valjean, le bon et digne bourgeois monsieurMadeleine sortirait plus honoré, plus paisible et plus respecté quejamais, – si quelqu’un lui eût dit cela, il eût hoché la tête etregardé ces paroles comme insensées. Eh bien ! tout celavenait précisément d’arriver, tout cet entassement de l’impossibleétait un fait, et Dieu avait permis que ces choses follesdevinssent des choses réelles !

Sa rêverie continuait de s’éclaircir. Il serendait de plus en plus compte de sa position.

Il lui semblait qu’il venait de s’éveiller deje ne sais quel sommeil, et qu’il se trouvait glissant sur unepente au milieu de la nuit, debout, frissonnant, reculant en vain,sur le bord extrême d’un abîme. Il entrevoyait distinctement dansl’ombre un inconnu, un étranger, que la destinée prenait pour luiet poussait dans le gouffre à sa place. Il fallait, pour que legouffre se refermât, que quelqu’un y tombât, lui ou l’autre.

Il n’avait qu’à laisser faire.

La clarté devint complète, et il s’avouaceci : – Que sa place était vide aux galères, qu’il avait beaufaire, qu’elle l’y attendait toujours, que le vol de Petit-Gervaisl’y ramenait, que cette place vide l’attendrait et l’attireraitjusqu’à ce qu’il y fût, que cela était inévitable et fatal. – Etpuis il se dit : – Qu’en ce moment il avait un remplaçant,qu’il paraissait qu’un nommé Champmathieu avait cette mauvaisechance, et que, quant à lui, présent désormais au bagne dans lapersonne de ce Champmathieu, présent dans la société sous le nom deM. Madeleine, il n’avait plus rien à redouter, pourvu qu’iln’empêchât pas les hommes de sceller sur la tête de ce Champmathieucette pierre de l’infamie qui, comme la pierre du sépulcre, tombeune fois et ne se relève jamais.

Tout cela était si violent et si étrange qu’ilse fit soudain en lui cette espèce de mouvement indescriptiblequ’aucun homme n’éprouve plus de deux ou trois fois dans sa vie,sorte de convulsion de la conscience qui remue tout ce que le cœura de douteux, qui se compose d’ironie, de joie et de désespoir, etqu’on pourrait appeler un éclat de rire intérieur.

Il ralluma brusquement sa bougie.

– Eh bien quoi ! se dit-il, de quoiest-ce que j’ai peur ? qu’est-ce que j’ai à songer commecela ? Me voilà sauvé. Tout est fini. Je n’avais plus qu’uneporte entr’ouverte par laquelle mon passé pouvait faire irruptiondans ma vie ; cette porte, la voilà murée ! àjamais ! Ce Javert qui me trouble depuis si longtemps, ceredoutable instinct qui semblait m’avoir deviné, qui m’avaitdeviné, pardieu ! et qui me suivait partout, cet affreux chiende chasse toujours en arrêt sur moi, le voilà dérouté, occupéailleurs, absolument dépisté ! Il est satisfait désormais, ilme laissera tranquille, il tient son Jean Valjean ! Qui saitmême, il est probable qu’il voudra quitter la ville ! Et toutcela s’est fait sans moi ! Et je n’y suis pour rien ! Ahçà, mais ! qu’est-ce qu’il y a de malheureux dans ceci ?Des gens qui me verraient, parole d’honneur ! croiraient qu’ilm’est arrivé une catastrophe ! Après tout, s’il y a du malpour quelqu’un, ce n’est aucunement de ma faute. C’est laprovidence qui a tout fait. C’est qu’elle veut celaapparemment ! Ai-je le droit de déranger ce qu’ellearrange ? Qu’est-ce que je demande à présent ? De quoiest-ce que je vais me mêler ? Cela ne me regarde pas.Comment ! je ne suis pas content ! Mais qu’est-ce qu’ilme faut donc ? Le but auquel j’aspire depuis tant d’années, lesonge de mes nuits, l’objet de mes prières au ciel, la sécurité, jel’atteins ! C’est Dieu qui le veut. Je n’ai rien à fairecontre la volonté de Dieu. Et pourquoi Dieu le veut-il ? Pourque je continue ce que j’ai commencé, pour que je fasse le bien,pour que je sois un jour un grand et encourageant exemple, pourqu’il soit dit qu’il y a eu enfin un peu de bonheur attaché à cettepénitence que j’ai subie et à cette vertu où je suis revenu !Vraiment je ne comprends pas pourquoi j’ai eu peur tantôt d’entrerchez ce brave curé et de tout lui raconter comme à un confesseur,et de lui demander conseil, c’est évidemment là ce qu’il m’auraitdit. C’est décidé, laissons aller les choses ! laissons fairele bon Dieu !

Il se parlait ainsi dans les profondeurs de saconscience, penché sur ce qu’on pourrait appeler son propre abîme.Il se leva de sa chaise, et se mit à marcher dans la chambre. –Allons, dit-il, n’y pensons plus. Voilà une résolution prise !– Mais il ne sentit aucune joie.

Au contraire.

On n’empêche pas plus la pensée de revenir àune idée que la mer de revenir à un rivage. Pour le matelot, celas’appelle la marée ; pour le coupable, cela s’appelle leremords. Dieu soulève l’âme comme l’océan.

Au bout de peu d’instants, il eut beau faire,il reprit ce sombre dialogue dans lequel c’était lui qui parlait etlui qui écoutait, disant ce qu’il eût voulu taire, écoutant cequ’il n’eût pas voulu entendre, cédant à cette puissancemystérieuse qui lui disait : pense ! comme elle disait ily a deux mille ans à un autre condamné, marche !

Avant d’aller plus loin et pour êtrepleinement compris, insistons sur une observation nécessaire.

Il est certain qu’on se parle à soi-même, iln’est pas un être pensant qui ne l’ait éprouvé. On peut dire mêmeque le verbe n’est jamais un plus magnifique mystère que lorsqu’ilva, dans l’intérieur d’un homme, de la pensée à la conscience etqu’il retourne de la conscience à la pensée. C’est dans ce sensseulement qu’il faut entendre les mots souvent employés dans cechapitre, il dit, il s’écria. On se dit, on se parle, on s’écrie ensoi-même, sans que le silence extérieur soit rompu. Il y a un grandtumulte ; tout parle en nous, excepté la bouche. Les réalitésde l’âme, pour n’être point visibles et palpables, n’en sont pasmoins des réalités.

Il se demanda donc où il en était. Ils’interrogea sur cette « résolution prise ». Il seconfessa à lui-même[171] quetout ce qu’il venait d’arranger dans son esprit était monstrueux,que « laisser aller les choses, laisser faire le bonDieu », c’était tout simplement horrible. Laisser s’accomplircette méprise de la destinée et des hommes, ne pas l’empêcher, s’yprêter par son silence, ne rien faire enfin, c’était fairetout ! c’était le dernier degré de l’indignitéhypocrite ! c’était un crime bas, lâche, sournois, abject,hideux !

Pour la première fois depuis huit années, lemalheureux homme venait de sentir la saveur amère d’une mauvaisepensée et d’une mauvaise action.

Il la recracha avec dégoût.

Il continua de se questionner. Il se demandasévèrement ce qu’il avait entendu par ceci : « Mon butest atteint ! » Il se déclara que sa vie avait un but eneffet. Mais quel but ? cacher son nom ? tromper lapolice ? Était-ce pour une chose si petite qu’il avait faittout ce qu’il avait fait ? Est-ce qu’il n’avait pas un autrebut, qui était le grand, qui était le vrai ? Sauver, non sapersonne, mais son âme. Redevenir honnête et bon. Être unjuste ! est-ce que ce n’était pas là surtout, là uniquement,ce qu’il avait toujours voulu, ce que l’évêque lui avaitordonné ? – Fermer la porte à son passé ? Mais il ne lafermait pas, grand Dieu ! il la rouvrait en faisant une actioninfâme ! mais il redevenait un voleur, et le plus odieux desvoleurs ! il volait à un autre son existence, sa vie, sa paix,sa place au soleil ! il devenait un assassin ! il tuait,il tuait moralement un misérable homme, il lui infligeait cetteaffreuse mort vivante, cette mort à ciel ouvert, qu’on appelle lebagne ! Au contraire, se livrer, sauver cet homme frappé d’unesi lugubre erreur, reprendre son nom, redevenir par devoir leforçat Jean Valjean, c’était là vraiment achever sa résurrection,et fermer à jamais l’enfer d’où il sortait ! Y retomber enapparence, c’était en sortir en réalité ! Il fallait fairecela ! il n’avait rien fait s’il ne faisait pas cela !toute sa vie était inutile, toute sa pénitence était perdue, et iln’y avait plus qu’à dire : à quoi bon ? Il sentait quel’évêque était là, que l’évêque était d’autant plus présent qu’ilétait mort, que l’évêque le regardait fixement, que désormais lemaire Madeleine avec toutes ses vertus lui serait abominable, etque le galérien Jean Valjean serait admirable et pur devant lui.Que les hommes voyaient son masque, mais que l’évêque voyait saface. Que les hommes voyaient sa vie, mais que l’évêque voyait saconscience. Il fallait donc aller à Arras, délivrer le faux JeanValjean, dénoncer le véritable ! Hélas ! c’était là leplus grand des sacrifices, la plus poignante des victoires, ledernier pas à franchir ; mais il le fallait. Douloureusedestinée ! il n’entrerait dans la sainteté aux yeux de Dieuque s’il rentrait dans l’infamie aux yeux des hommes !

– Eh bien, dit-il, prenons ceparti ! faisons notre devoir ! sauvons cethomme !

Il prononça ces paroles à haute voix, sanss’apercevoir qu’il parlait tout haut.

Il prit ses livres, les vérifia et les mit enordre. Il jeta au feu une liasse de créances qu’il avait sur depetits commerçants gênés. Il écrivit une lettre qu’il cacheta etsur l’enveloppe de laquelle on aurait pu lire, s’il y avait euquelqu’un dans sa chambre en cet instant : À MonsieurLaffitte, banquier, rue d’Artois, à Paris.

Il tira d’un secrétaire un portefeuille quicontenait quelques billets de banque et le passeport dont ils’était servi cette même année pour aller aux élections.

Qui l’eût vu pendant qu’il accomplissait cesdivers actes auxquels se mêlait une méditation si grave, ne se fûtpas douté de ce qui se passait en lui. Seulement par moments seslèvres remuaient ; dans d’autres instants il relevait la têteet fixait son regard sur un point quelconque de la muraille, commes’il y avait précisément là quelque chose qu’il voulait éclaircirou interroger.

La lettre à M. Laffitte terminée, il lamit dans sa poche ainsi que le portefeuille, et recommença àmarcher.

Sa rêverie n’avait point dévié. Il continuaitde voir clairement son devoir écrit en lettres lumineuses quiflamboyaient devant ses yeux et se déplaçaient avec sonregard : – Va ! nomme-toi !dénonce-toi ! –

Il voyait de même, et comme si elles sefussent mues devant lui avec des formes sensibles, les deux idéesqui avaient été jusque-là la double règle de sa vie : cacherson nom, sanctifier son âme. Pour la première fois, elles luiapparaissaient absolument distinctes, et il voyait la différencequi les séparait. Il reconnaissait que l’une de ces idées étaitnécessairement bonne, tandis que l’autre pouvait devenirmauvaise ; que celle-là était le dévouement et que celle-ciétait la personnalité ; que l’une disait : leprochain, et que l’autre disait : moi ;que l’une venait de la lumière et que l’autre venait de lanuit.

Elles se combattaient, il les voyait secombattre. À mesure qu’il songeait, elles avaient grandi devantl’œil de son esprit ; elles avaient maintenant des staturescolossales ; et il lui semblait qu’il voyait lutter au dedansde lui-même, dans cet infini dont nous parlions tout à l’heure, aumilieu des obscurités et des lueurs, une déesse et une géante.

Il était plein d’épouvante, mais il luisemblait que la bonne pensée l’emportait.

Il sentait qu’il touchait à l’autre momentdécisif de sa conscience et de sa destinée ; que l’évêqueavait marqué la première phase de sa vie nouvelle, et que ceChampmathieu en marquait la seconde. Après la grande crise, lagrande épreuve.

Cependant la fièvre, un instant apaisée, luirevenait peu à peu. Mille pensées le traversaient, mais ellescontinuaient de le fortifier dans sa résolution.

Un moment il s’était dit : – qu’ilprenait peut-être la chose trop vivement, qu’après tout ceChampmathieu n’était pas intéressant, qu’en somme il avaitvolé.

Il se répondit : – Si cet homme a eneffet volé quelques pommes, c’est un mois de prison. Il y a loin delà aux galères. Et qui sait même ? a-t-il volé ? est-ceprouvé ? Le nom de Jean Valjean l’accable et semble dispenserde preuves. Les procureurs du roi n’agissent-ils pas habituellementainsi ? On le croit voleur, parce qu’on le sait forçat.

Dans un autre instant, cette idée lui vintque, lorsqu’il se serait dénoncé, peut-être on considéreraitl’héroïsme de son action, et sa vie honnête depuis sept ans, et cequ’il avait fait pour le pays, et qu’on lui ferait grâce.

Mais cette supposition s’évanouit bien vite,et il sourit amèrement en songeant que le vol des quarante sous àPetit-Gervais le faisait récidiviste, que cette affairereparaîtrait certainement et, aux termes précis de la loi, leferait passible des travaux forcés à perpétuité.

Il se détourna de toute illusion, se détachade plus en plus de la terre et chercha la consolation et la forceailleurs. Il se dit qu’il fallait faire son devoir ; quepeut-être même ne serait-il pas plus malheureux après avoir faitson devoir qu’après l’avoir éludé ; que s’il laissaitfaire, s’il restait à Montreuil-sur-mer, sa considération, sabonne renommée, ses bonnes œuvres, la déférence, la vénération, sacharité, sa richesse, sa popularité, sa vertu, seraientassaisonnées d’un crime ; et quel goût auraient toutes ceschoses saintes liées à cette chose hideuse ! tandis que, s’ilaccomplissait son sacrifice, au bagne, au poteau, au carcan, aubonnet vert, au travail sans relâche, à la honte sans pitié, il semêlerait une idée céleste !

Enfin il se dit qu’il y avait nécessité, quesa destinée était ainsi faite, qu’il n’était pas maître de dérangerles arrangements d’en haut, que dans tous les cas il fallaitchoisir : ou la vertu au dehors et l’abomination au dedans, oula sainteté au dedans et l’infamie au dehors.

À remuer tant d’idées lugubres, son courage nedéfaillait pas, mais son cerveau se fatiguait. Il commençait àpenser malgré lui à d’autres choses, à des chosesindifférentes.

Ses artères battaient violemment dans sestempes. Il allait et venait toujours. Minuit sonna d’abord à laparoisse, puis à la maison de ville. Il compta les douze coups auxdeux horloges, et il compara le son des deux cloches. Il se rappelaà cette occasion que quelques jours auparavant il avait vu chez unmarchand de ferrailles une vieille cloche à vendre sur laquelle cenom était écrit : Antoine Albin deRomainville[172].

Il avait froid. Il alluma un peu de feu. Il nesongea pas à fermer la fenêtre.

Cependant il était retombé dans sa stupeur. Illui fallait faire un assez grand effort pour se rappeler à quoi ilsongeait avant que minuit sonnât. Il y parvint enfin.

– Ah ! oui, se dit-il, j’avais prisla résolution de me dénoncer.

Et puis tout à coup il pensa à la Fantine.

– Tiens ! dit-il, et cette pauvrefemme !

Ici une crise nouvelle se déclara.

Fantine, apparaissant brusquement dans sarêverie, y fut comme un rayon d’une lumière inattendue. Il luisembla que tout changeait d’aspect autour de lui, ils’écria :

– Ah çà, mais ! jusqu’ici je n’aiconsidéré que moi ! je n’ai eu égard qu’à ma convenance !Il me convient de me taire ou de me dénoncer, – cacher ma personneou sauver mon âme, – être un magistrat méprisable et respecté ou ungalérien infâme et vénérable, c’est moi, c’est toujours moi, cen’est que moi ! Mais, mon Dieu, c’est de l’égoïsme toutcela ! Ce sont des formes diverses de l’égoïsme, mais c’est del’égoïsme ! Si je songeais un peu aux autres ? Lapremière sainteté est de penser à autrui. Voyons, examinons. Moiexcepté, moi effacé, moi oublié, qu’arrivera-t-il de toutceci ? – Si je me dénonce ? on me prend. On lâche ceChampmathieu, on me remet aux galères, c’est bien. Et puis ?Que se passe-t-il ici ? Ah ! ici, il y a un pays, uneville, des fabriques, une industrie, des ouvriers, des hommes, desfemmes, des vieux grands-pères, des enfants, des pauvresgens ! J’ai créé tout ceci, je fais vivre tout cela ;partout où il y a une cheminée qui fume, c’est moi qui ai mis letison dans le feu et la viande dans la marmite ; j’ai faitl’aisance, la circulation, le crédit ; avant moi il n’y avaitrien ; j’ai relevé, vivifié, animé, fécondé, stimulé, enrichitout le pays ; moi de moins, c’est l’âme de moins. Je m’ôte,tout meurt. – Et cette femme qui a tant souffert, qui a tant demérites dans sa chute, dont j’ai causé sans le vouloir tout lemalheur ! Et cet enfant que je voulais aller chercher, quej’ai promis à la mère ! Est-ce que je ne dois pas aussiquelque chose à cette femme, en réparation du mal que je lui aifait ? Si je disparais, qu’arrive-t-il ? La mère meurt.L’enfant devient ce qu’il peut. Voilà ce qui se passe, si je medénonce. – Si je ne me dénonce pas ? Voyons, si je ne medénonce pas ?

Après s’être fait cette question, ils’arrêta ; il eut comme un moment d’hésitation et detremblement ; mais ce moment dura peu, et il se répondit aveccalme :

– Eh bien, cet homme va aux galères,c’est vrai, mais, que diable ! il a volé ! J’ai beau medire qu’il n’a pas volé, il a volé ! Moi, je reste ici, jecontinue. Dans dix ans j’aurai gagné dix millions, je les répandsdans le pays, je n’ai rien à moi, qu’est-ce que cela me fait ?Ce n’est pas pour moi ce que je fais ! La prospérité de tousva croissant, les industries s’éveillent et s’excitent, lesmanufactures et les usines se multiplient, les familles, centfamilles, mille familles ! sont heureuses ; la contrée sepeuple ; il naît des villages où il n’y a que des fermes, ilnaît des fermes où il n’y a rien ; la misère disparaît, etavec la misère disparaissent la débauche, la prostitution, le vol,le meurtre, tous les vices, tous les crimes ! Et cette pauvremère élève son enfant ! et voilà tout un pays riche ethonnête ! Ah çà, j’étais fou, j’étais absurde, qu’est-ce queje parlais donc de me dénoncer ? Il faut faire attention,vraiment, et ne rien précipiter. Quoi ! parce qu’il m’aura plude faire le grand et le généreux, – c’est du mélodrame, aprèstout ! – parce que je n’aurai songé qu’à moi, qu’à moi seul,quoi ! pour sauver d’une punition peut-être un peu exagérée,mais juste au fond, on ne sait qui, un voleur, un drôle évidemment,il faudra que tout un pays périsse ! il faudra qu’une pauvrefemme crève à l’hôpital ! qu’une pauvre petite fille crève surle pavé ! comme des chiens ! Ah ! mais c’estabominable ! Sans même que la mère ait revu son enfant !sans que l’enfant ait presque connu sa mère ! Et tout ça pource vieux gredin de voleur de pommes qui, à coup sûr, a mérité lesgalères pour autre chose, si ce n’est pour cela ! Beauxscrupules qui sauvent un coupable et qui sacrifient des innocents,qui sauvent un vieux vagabond, lequel n’a plus que quelques annéesà vivre au bout du compte et ne sera guère plus malheureux au bagneque dans sa masure, et qui sacrifient toute une population, mères,femmes, enfants ! Cette pauvre petite Cosette qui n’a que moiau monde et qui est sans doute en ce moment toute bleue de froiddans le bouge de ces Thénardier ! Voilà encore des canaillesceux-là ! Et je manquerais à mes devoirs envers tous cespauvres êtres ! Et je m’en irais me dénoncer ! Et jeferais cette inepte sottise ! Mettons tout au pis. Supposonsqu’il y ait une mauvaise action pour moi dans ceci et que maconscience me la reproche un jour, accepter, pour le bien d’autrui,ces reproches qui ne chargent que moi, cette mauvaise action qui necompromet que mon âme, c’est là qu’est le dévouement, c’est làqu’est la vertu.

Il se leva, il se remit à marcher. Cette foisil lui semblait qu’il était content.

On ne trouve les diamants que dans lesténèbres de la terre ; on ne trouve les vérités que dans lesprofondeurs de la pensée. Il lui semblait qu’après être descendudans ces profondeurs, après avoir longtemps tâtonné au plus noir deces ténèbres, il venait enfin de trouver un de ces diamants, une deces vérités, et qu’il la tenait dans sa main ; et ils’éblouissait à la regarder.

– Oui, pensa-t-il, c’est cela. Je suisdans le vrai. J’ai la solution. Il faut finir par s’en tenir àquelque chose. Mon parti est pris. Laissons faire ! Nevacillons plus, ne reculons plus. Ceci est dans l’intérêt de tous,non dans le mien. Je suis Madeleine, je reste Madeleine. Malheur àcelui qui est Jean Valjean ! Ce n’est plus moi. Je ne connaispas cet homme[173], je ne sais plus ce que c’est,s’il se trouve que quelqu’un est Jean Valjean à cette heure, qu’ils’arrange ! cela ne me regarde pas. C’est un nom de fatalitéqui flotte dans la nuit, s’il s’arrête et s’abat sur une tête, tantpis pour elle !

Il se regarda dans le petit miroir qui étaitsur sa cheminée, et dit :

– Tiens ! cela m’a soulagé deprendre une résolution ! Je suis tout autre à présent.

Il marcha encore quelques pas, puis ils’arrêta court :

– Allons ! dit-il, il ne fauthésiter devant aucune des conséquences de la résolution prise. Il ya encore des fils qui m’attachent à ce Jean Valjean. Il faut lesbriser ! Il y a ici, dans cette chambre même, des objets quim’accuseraient, des choses muettes qui seraient des témoins, c’estdit, il faut que tout cela disparaisse.

Il fouilla dans sa poche, en tira sa bourse,l’ouvrit, et y prit une petite clef.

Il introduisit cette clef dans une serruredont on voyait à peine le trou, perdu qu’il était dans les nuancesles plus sombres du dessin qui couvrait le papier collé sur le mur.Une cachette s’ouvrit, une espèce de fausse armoire ménagée entrel’angle de la muraille et le manteau de la cheminée. Il n’y avaitdans cette cachette que quelques guenilles, un sarrau de toilebleue, un vieux pantalon, un vieux havresac, et un gros bâtond’épine ferré aux deux bouts. Ceux qui avaient vu Jean Valjean àl’époque où il traversait Digne, en octobre 1815, eussent aisémentreconnu toutes les pièces de ce misérable accoutrement.

Il les avait conservées[174]comme il avait conservé les chandeliers d’argent, pour se rappelertoujours son point de départ. Seulement il cachait ceci qui venaitdu bagne, et il laissait voir les flambeaux qui venaient del’évêque.

Il jeta un regard furtif vers la porte, commes’il eût craint qu’elle ne s’ouvrît malgré le verrou qui lafermait ; puis d’un mouvement vif et brusque et d’une seulebrassée, sans même donner un coup d’œil à ces choses qu’il avait sireligieusement et si périlleusement gardées pendant tant d’années,il prit tout, haillons, bâton, havresac, et jeta tout au feu.

Il referma la fausse armoire, et, redoublantde précautions, désormais inutiles puisqu’elle était vide, en cachala porte derrière un gros meuble qu’il y poussa.

Au bout de quelques secondes, la chambre et lemur d’en face furent éclairés d’une grande réverbération rouge ettremblante. Tout brûlait. Le bâton d’épine pétillait et jetait desétincelles jusqu’au milieu de la chambre.

Le havresac, en se consumant avec d’affreuxchiffons qu’il contenait, avait mis à nu quelque chose qui brillaitdans la cendre. En se penchant, on eût aisément reconnu une pièced’argent. Sans doute la pièce de quarante sous volée au petitsavoyard.

Lui ne regardait pas le feu et marchait,allant et venant toujours du même pas.

Tout à coup ses yeux tombèrent sur les deuxflambeaux d’argent que la réverbération faisait reluire vaguementsur la cheminée.

– Tiens ! pensa-t-il, tout JeanValjean est encore là-dedans. Il faut aussi détruire cela.

Il prit les deux flambeaux.

Il y avait assez de feu pour qu’on pût lesdéformer promptement et en faire une sorte de lingotméconnaissable.

Il se pencha sur le foyer et s’y chauffa uninstant. Il eut un vrai bien-être. – La bonne chaleur !dit-il.

Il remua le brasier avec un des deuxchandeliers.

Une minute de plus, et ils étaient dans lefeu.

En ce moment il lui sembla qu’il entendait unevoix qui criait au dedans de lui :

– Jean Valjean ! JeanValjean !

Ses cheveux se dressèrent, il devint comme unhomme qui écoute une chose terrible.

– Oui, c’est cela, achève ! disaitla voix. Complète ce que tu fais ! détruis cesflambeaux ! anéantis ce souvenir ! oublie l’évêque !oublie tout ! perds ce Champmathieu ! va, c’est bien.Applaudis-toi ! Ainsi, c’est convenu, c’est résolu, c’est dit,voilà un homme, voilà un vieillard qui ne sait ce qu’on lui veut,qui n’a rien fait peut-être, un innocent, dont ton nom fait tout lemalheur, sur qui ton nom pèse comme un crime, qui va être pris pourtoi, qui va être condamné, qui va finir ses jours dans l’abjectionet dans l’horreur ! c’est bien. Sois honnête homme, toi. Restemonsieur le maire, reste honorable et honoré, enrichis la ville,nourris des indigents, élève des orphelins, vis heureux, vertueuxet admiré, et pendant ce temps-là, pendant que tu seras ici dans lajoie et dans la lumière, il y aura quelqu’un qui aura ta casaquerouge, qui portera ton nom dans l’ignominie et qui traînera tachaîne au bagne ! Oui, c’est bien arrangé ainsi !Ah ! misérable !

La sueur lui coulait du front. Il attachaitsur les flambeaux un œil hagard. Cependant ce qui parlait en luin’avait pas fini. La voix continuait :

– Jean Valjean ! il y aura autour detoi beaucoup de voix qui feront un grand bruit, qui parleront bienhaut, et qui te béniront, et une seule que personne n’entendra etqui te maudira dans les ténèbres. Eh bien ! écoute,infâme ! toutes ces bénédictions retomberont avant d’arriverau ciel, et il n’y aura que la malédiction qui montera jusqu’àDieu !

Cette voix, d’abord toute faible et quis’était élevée du plus obscur de sa conscience, était devenue pardegrés éclatante et formidable, et il l’entendait maintenant à sonoreille. Il lui semblait qu’elle était sortie de lui-même etqu’elle parlait à présent en dehors de lui. Il crut entendre lesdernières paroles si distinctement qu’il regarda dans la chambreavec une sorte de terreur.

– Y a-t-il quelqu’un ici ?demanda-t-il à haute voix, et tout égaré.

Puis il reprit avec un rire qui ressemblait aurire d’un idiot :

– Que je suis bête ! il ne peut yavoir personne.

Il y avait quelqu’un ; mais celui qui yétait n’était pas de ceux que l’œil humain peut voir.

Il posa les flambeaux sur la cheminée.

Alors il reprit cette marche monotone etlugubre qui troublait dans ses rêves et réveillait en sursautl’homme endormi au-dessous de lui.

Cette marche le soulageait et l’enivrait enmême temps. Il semble que parfois dans les occasions suprêmes on seremue pour demander conseil à tout ce qu’on peut rencontrer en sedéplaçant. Au bout de quelques instants il ne savait plus où il enétait.

Il reculait maintenant avec une égaleépouvante devant les deux résolutions qu’il avait prises tour àtour. Les deux idées qui le conseillaient lui paraissaient aussifunestes l’une que l’autre. – Quelle fatalité ! quellerencontre que ce Champmathieu pris pour lui ! Être précipitéjustement par le moyen que la providence paraissait d’abord avoiremployé pour l’affermir !

Il y eut un moment où il considéra l’avenir.Se dénoncer, grand Dieu ! se livrer ! Il envisagea avecun immense désespoir tout ce qu’il faudrait quitter, tout ce qu’ilfaudrait reprendre. Il faudrait donc dire adieu à cette existencesi bonne, si pure, si radieuse, à ce respect de tous, à l’honneur,à la liberté ! Il n’irait plus se promener dans les champs, iln’entendrait plus chanter les oiseaux au mois de mai, il ne feraitplus l’aumône aux petits enfants ! Il ne sentirait plus ladouceur des regards de reconnaissance et d’amour fixés surlui ! Il quitterait cette maison qu’il avait bâtie, cettechambre, cette petite chambre ! Tout lui paraissait charmant àcette heure. Il ne lirait plus dans ces livres, il n’écrirait plussur cette petite table de bois blanc ! Sa vieille portière, laseule servante qu’il eût, ne lui monterait plus son café le matin.Grand Dieu ! au lieu de cela, la chiourme, le carcan, la vesterouge, la chaîne au pied, la fatigue, le cachot, le lit de camp,toutes ces horreurs connues ! À son âge, après avoir été cequ’il était ! Si encore il était jeune ! Mais, vieux,être tutoyé par le premier venu, être fouillé par legarde-chiourme, recevoir le coup de bâton de l’argousin !avoir les pieds nus dans des souliers ferrés ! tendre matin etsoir sa jambe au marteau du rondier qui visite la manille !subir la curiosité des étrangers auxquels on dirait :Celui-là, c’est le fameux Jean Valjean, qui a été maire àMontreuil-sur-mer ! Le soir, ruisselant de sueur, accabléde lassitude, le bonnet vert sur les yeux, remonter deux à deux,sous le fouet du sergent, l’escalier-échelle du bagneflottant ! Oh ! quelle misère ! La destinéepeut-elle donc être méchante comme un être intelligent et devenirmonstrueuse comme le cœur humain !

Et, quoi qu’il fît, il retombait toujours surce poignant dilemme qui était au fond de sa rêverie : – resterdans le paradis, et y devenir démon ! rentrer dans l’enfer, ety devenir ange !

Que faire, grand Dieu ! quefaire ?

La tourmente dont il était sorti avec tant depeine se déchaîna de nouveau en lui. Ses idées recommencèrent à semêler. Elles prirent ce je ne sais quoi de stupéfié et de machinalqui est propre au désespoir. Ce nom de Romainville lui revenaitsans cesse à l’esprit avec deux vers d’une chanson qu’il avaitentendue autrefois. Il songeait que Romainville est un petit boisprès Paris où les jeunes gens amoureux vont cueillir des lilas aumois d’avril.

Il chancelait au dehors comme au dedans. Ilmarchait comme un petit enfant qu’on laisse aller seul.

À de certains moments, luttant contre salassitude, il faisait effort pour ressaisir son intelligence. Iltâchait de se poser une dernière fois, et définitivement, leproblème sur lequel il était en quelque sorte tombé d’épuisement.Faut-il se dénoncer ? Faut-il se taire ? – Il neréussissait à rien voir de distinct. Les vagues aspects de tous lesraisonnements ébauchés par sa rêverie tremblaient et se dissipaientl’un après l’autre en fumée. Seulement il sentait que, à quelqueparti qu’il s’arrêtât, nécessairement, et sans qu’il fût possibled’y échapper, quelque chose de lui allait mourir ; qu’ilentrait dans un sépulcre à droite comme à gauche ; qu’ilaccomplissait une agonie, l’agonie de son bonheur ou l’agonie de savertu.

Hélas ! toutes ses irrésolutionsl’avaient repris. Il n’était pas plus avancé qu’aucommencement.

Ainsi se débattait sous l’angoisse cettemalheureuse âme. Dix-huit cents ans avant cet homme infortuné,l’être mystérieux, en qui se résument toutes les saintetés ettoutes les souffrances de l’humanité, avait aussi lui, pendant queles oliviers frémissaient au vent farouche de l’infini, longtempsécarté de la main l’effrayant calice qui lui apparaissaitruisselant d’ombre et débordant de ténèbres dans des profondeurspleines d’étoiles.

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