Chapitre 11Christus nos liberavit
[159]Qu’est-ce que c’est que cette histoirede Fantine ? C’est la société achetant une esclave.
À qui ? À la misère.
À la faim, au froid, à l’isolement, àl’abandon, au dénûment. Marché douloureux. Une âme pour un morceaude pain. La misère offre, la société accepte.
La sainte loi de Jésus-Christ gouverne notrecivilisation, mais elle ne la pénètre pas encore. On dit quel’esclavage a disparu de la civilisation européenne. C’est uneerreur. Il existe toujours, mais il ne pèse plus que sur la femme,et il s’appelle prostitution.
Il pèse sur la femme, c’est-à-dire sur lagrâce, sur la faiblesse, sur la beauté, sur la maternité. Cecin’est pas une des moindres hontes de l’homme.
Au point de ce douloureux drame où nous sommesarrivés, il ne reste plus rien à Fantine de ce qu’elle a étéautrefois. Elle est devenue marbre en devenant boue. Qui la touchea froid. Elle passe, elle vous subit et elle vous ignore ;elle est la figure déshonorée et sévère. La vie et l’ordre sociallui ont dit leur dernier mot. Il lui est arrivé tout ce qui luiarrivera. Elle a tout ressenti, tout supporté, tout éprouvé, toutsouffert, tout perdu, tout pleuré. Elle est résignée de cetterésignation qui ressemble à l’indifférence comme la mort ressembleau sommeil. Elle n’évite plus rien. Elle ne craint plus rien. Tombesur elle toute la nuée et passe sur elle tout l’océan ! quelui importe ! c’est une éponge imbibée.
Elle le croit du moins, mais c’est une erreurde s’imaginer qu’on épuise le sort et qu’on touche le fond de quoique ce soit.
Hélas ! qu’est-ce que toutes cesdestinées ainsi poussées pêle-mêle ? où vont-elles ?pourquoi sont-elles ainsi ?
Celui qui sait cela voit toute l’ombre.
Il est seul. Il s’appelle Dieu.