Les Misérables – Tome I – Fantine

Chapitre 1Le soir d’un jour de marche

[41]Dans lespremiers jours du mois d’octobre 1815[42], uneheure environ avant le coucher du soleil, un homme qui voyageait àpied entrait dans la petite ville de Digne. Les rares habitants quise trouvaient en ce moment à leurs fenêtres ou sur le seuil deleurs maisons regardaient ce voyageur avec une sorte d’inquiétude.Il était difficile de rencontrer un passant d’un aspect plusmisérable. C’était un homme de moyenne taille, trapu et robuste,dans la force de l’âge. Il pouvait avoir quarante-six ouquarante-huit ans[43]. Unecasquette à visière de cuir rabattue cachait en partie son visagebrûlé par le soleil et le hâle et ruisselant de sueur. Sa chemisede grosse toile jaune, rattachée au col par une petite ancred’argent, laissait voir sa poitrine velue ; il avait unecravate tordue en corde, un pantalon de coutil bleu, usé et râpé,blanc à un genou, troué à l’autre, une vieille blouse grise enhaillons, rapiécée à l’un des coudes d’un morceau de drap vertcousu avec de la ficelle, sur le dos un sac de soldat fort plein,bien bouclé et tout neuf, à la main un énorme bâton noueux, lespieds sans bas dans des souliers ferrés, la tête tondue et la barbelongue.

La sueur, la chaleur, le voyage à pied, lapoussière, ajoutaient je ne sais quoi de sordide à cet ensembledélabré.

Les cheveux étaient ras, et pourtanthérissés ; car ils commençaient à pousser un peu, etsemblaient n’avoir pas été coupés depuis quelque temps.

Personne ne le connaissait. Ce n’étaitévidemment qu’un passant. D’où venait-il ? Du midi. Des bordsde la mer peut-être. Car il faisait son entrée dans Digne par lamême rue qui sept mois auparavant avait vu passer l’empereurNapoléon allant de Cannes à Paris[44]. Cethomme avait dû marcher tout le jour. Il paraissait très fatigué.Des femmes de l’ancien bourg qui est au bas de la ville l’avaientvu s’arrêter sous les arbres du boulevard Gassendi et boire à lafontaine qui est à l’extrémité de la promenade. Il fallait qu’ileût bien soif, car des enfants qui le suivaient le virent encores’arrêter, et boire, deux cents pas plus loin, à la fontaine de laplace du marché.

Arrivé au coin de la rue Poichevert, il tournaà gauche et se dirigea vers la mairie. Il y entra, puis sortit unquart d’heure après. Un gendarme était assis près de la porte surle banc de pierre où le général Drouot monta le 4 mars pour lire àla foule effarée des habitants de Digne la proclamation du golfeJuan. L’homme ôta sa casquette et salua humblement le gendarme.

Le gendarme, sans répondre à son salut, leregarda avec attention, le suivit quelque temps des yeux, puisentra dans la maison de ville.

Il y avait alors à Digne une belle auberge àl’enseigne de la Croix-de-Colbas. Cette aubergeavait pour hôtelier un nommé Jacquin Labarre, homme considéré dansla ville pour sa parenté avec un autre Labarre, qui tenait àGrenoble l’auberge des Trois-Dauphins et qui avait servidans les guides. Lors du débarquement de l’empereur, beaucoup debruits avaient couru dans le pays sur cette auberge desTrois-Dauphins. On contait que le général Bertrand,déguisé en charretier, y avait fait de fréquents voyages au mois dejanvier, et qu’il y avait distribué des croix d’honneur à dessoldats et des poignées de napoléons à des bourgeois. La réalitéest que l’empereur, entré dans Grenoble, avait refusé des’installer à l’hôtel de la préfecture ; il avait remercié lemaire en disant : Je vais chez un brave homme que jeconnais, et il était allé aux Trois-Dauphins. Cettegloire du Labarre des Trois-Dauphins se reflétait àvingt-cinq lieues de distance jusque sur le Labarre de laCroix-de-Colbas. On disait de lui dans la ville :C’est le cousin de celui de Grenoble.

L’homme se dirigea vers cette auberge, quiétait la meilleure du pays. Il entra dans la cuisine, laquelles’ouvrait de plain-pied sur la rue. Tous les fourneaux étaientallumés ; un grand feu flambait gaîment dans la cheminée.L’hôte, qui était en même temps le chef, allait de l’âtre auxcasseroles, fort occupé et surveillant un excellent dîner destiné àdes rouliers qu’on entendait rire et parler à grand bruit dans unesalle voisine. Quiconque a voyagé sait que personne ne faitmeilleure chère que les rouliers. Une marmotte grasse, flanquée deperdrix blanches et de coqs de bruyère, tournait sur une longuebroche devant le feu ; sur les fourneaux cuisaient deuxgrosses carpes du lac de Lauzet et une truite du lac d’Alloz.

L’hôte, entendant la porte s’ouvrir et entrerun nouveau venu, dit sans lever les yeux de sesfourneaux :

– Que veut monsieur ?

– Manger et coucher, dit l’homme.

– Rien de plus facile, reprit l’hôte.

En ce moment il tourna la tête, embrassa d’uncoup d’œil tout l’ensemble du voyageur, et ajouta :

– … en payant.

L’homme tira une grosse bourse de cuir de lapoche de sa blouse et répondit :

– J’ai de l’argent.

– En ce cas on est à vous, ditl’hôte.

L’homme remit sa bourse en poche, se déchargeade son sac, le posa à terre près de la porte, garda son bâton à lamain, et alla s’asseoir sur une escabelle basse près du feu. Digneest dans la montagne. Les soirées d’octobre y sont froides.

Cependant, tout en allant et venant, l’hommeconsidérait le voyageur.

– Dîne-t-on bientôt ? ditl’homme.

– Tout à l’heure, dit l’hôte.

Pendant que le nouveau venu se chauffait, ledos tourné, le digne aubergiste Jacquin Labarre tira un crayon desa poche, puis il déchira le coin d’un vieux journal qui traînaitsur une petite table près de la fenêtre. Sur la marge blanche ilécrivit une ligne ou deux, plia sans cacheter et remit ce chiffonde papier à un enfant qui paraissait lui servir tout à la fois demarmiton et de laquais. L’aubergiste dit un mot à l’oreille dumarmiton, et l’enfant partit en courant dans la direction de lamairie.

Le voyageur n’avait rien vu de tout cela.

Il demanda encore une fois :

– Dîne-t-on bientôt ?

– Tout à l’heure, dit l’hôte.

L’enfant revint. Il rapportait le papier.L’hôte le déplia avec empressement, comme quelqu’un qui attend uneréponse. Il parut lire attentivement, puis hocha la tête, et restaun moment pensif. Enfin il fit un pas vers le voyageur qui semblaitplongé dans des réflexions peu sereines.

– Monsieur, dit-il, je ne puis vousrecevoir.

L’homme se dressa à demi sur son séant.

– Comment ! avez-vous peur que je nepaye pas ? voulez-vous que je paye d’avance ? J’ai del’argent, vous dis-je.

– Ce n’est pas cela.

– Quoi donc ?

– Vous avez de l’argent…

– Oui, dit l’homme.

– Et moi, dit l’hôte, je n’ai pas dechambre.

L’homme reprit tranquillement :

– Mettez-moi à l’écurie.

– Je ne puis.

– Pourquoi ?

– Les chevaux prennent toute laplace.

– Eh bien, repartit l’homme, un coin dansle grenier. Une botte de paille. Nous verrons cela après dîner.

– Je ne puis vous donner à dîner.

Cette déclaration, faite d’un ton mesuré, maisferme, parut grave à l’étranger. Il se leva.

– Ah bah ! mais je meurs de faim,moi. J’ai marché dès le soleil levé. J’ai fait douze lieues. Jepaye. Je veux manger.

– Je n’ai rien, dit l’hôte.

L’homme éclata de rire et se tourna vers lacheminée et les fourneaux.

– Rien ! et tout cela ?

– Tout cela m’est retenu.

– Par qui ?

– Par ces messieurs les rouliers.

– Combien sont-ils ?

– Douze.

– Il y a là à manger pour vingt.

– Ils ont tout retenu et tout payéd’avance.

L’homme se rassit et dit sans hausser lavoix :

– Je suis à l’auberge, j’ai faim, et jereste.

L’hôte alors se pencha à son oreille, et luidit d’un accent qui le fit tressaillir :

– Allez-vous en.

Le voyageur était courbé en cet instant etpoussait quelques braises dans le feu avec le bout ferré de sonbâton, il se retourna vivement, et, comme il ouvrait la bouche pourrépliquer, l’hôte le regarda fixement et ajouta toujours à voixbasse :

– Tenez, assez de paroles comme cela.Voulez-vous que je vous dise votre nom ? Vous vous appelezJean Valjean. Maintenant voulez-vous que je vous dise qui vousêtes ? En vous voyant entrer, je me suis douté de quelquechose, j’ai envoyé à la mairie, et voici ce qu’on m’a répondu.Savez-vous lire ?

En parlant ainsi il tendait à l’étranger, toutdéplié, le papier qui venait de voyager de l’auberge à la mairie,et de la mairie à l’auberge. L’homme y jeta un regard. L’aubergistereprit après un silence :

– J’ai l’habitude d’être poli avec toutle monde. Allez-vous-en.

L’homme baissa la tête, ramassa le sac qu’ilavait déposé à terre, et s’en alla.

Il prit la grande rue. Il marchait devant luiau hasard, rasant de près les maisons, comme un homme humilié ettriste. Il ne se retourna pas une seule fois. S’il s’étaitretourné, il aurait vu l’aubergiste de la Croix-de-Colbassur le seuil de sa porte, entouré de tous les voyageurs de sonauberge et de tous les passants de la rue, parlant vivement et ledésignant du doigt, et, aux regards de défiance et d’effroi dugroupe, il aurait deviné qu’avant peu son arrivée seraitl’événement de toute la ville.

Il ne vit rien de tout cela. Les gens accablésne regardent pas derrière eux. Ils ne savent que trop que lemauvais sort les suit.

Il chemina ainsi quelque temps, marchanttoujours, allant à l’aventure par des rues qu’il ne connaissaitpas, oubliant la fatigue, comme cela arrive dans la tristesse. Toutà coup il sentit vivement la faim. La nuit approchait. Il regardaautour de lui pour voir s’il ne découvrirait pas quelque gîte.

La belle hôtellerie s’était fermée pourlui ; il cherchait quelque cabaret bien humble, quelque bougebien pauvre.

Précisément une lumière s’allumait au bout dela rue ; une branche de pin, pendue à une potence en fer, sedessinait sur le ciel blanc du crépuscule. Il y alla.

C’était en effet un cabaret. Le cabaret quiest dans la rue de Chaffaut.

Le voyageur s’arrêta un moment, et regarda parla vitre l’intérieur de la salle basse du cabaret, éclairée par unepetite lampe sur une table et par un grand feu dans la cheminée.Quelques hommes y buvaient. L’hôte se chauffait. La flamme faisaitbruire une marmite de fer accrochée à la crémaillère.

On entre dans ce cabaret, qui est aussi uneespèce d’auberge, par deux portes. L’une donne sur la rue, l’autres’ouvre sur une petite cour pleine de fumier.

Le voyageur n’osa pas entrer par la porte dela rue. Il se glissa dans la cour, s’arrêta encore, puis levatimidement le loquet et poussa la porte.

– Qui va là ? dit le maître.

– Quelqu’un qui voudrait souper etcoucher.

– C’est bon. Ici on soupe et oncouche.

Il entra. Tous les gens qui buvaient seretournèrent. La lampe l’éclairait d’un côté, le feu de l’autre. Onl’examina quelque temps pendant qu’il défaisait son sac.

L’hôte lui dit :

– Voilà du feu. Le souper cuit dans lamarmite. Venez vous chauffer, camarade.

Il alla s’asseoir près de l’âtre. Il allongeadevant le feu ses pieds meurtris par la fatigue ; une bonneodeur sortait de la marmite. Tout ce qu’on pouvait distinguer deson visage sous sa casquette baissée prit une vague apparence debien-être mêlée à cet autre aspect si poignant que donne l’habitudede la souffrance.

C’était d’ailleurs un profil ferme, énergiqueet triste. Cette physionomie était étrangement composée ; ellecommençait par paraître humble et finissait par sembler sévère.L’œil luisait sous les sourcils comme un feu sous unebroussaille.

Cependant un des hommes attablés était unpoissonnier qui, avant d’entrer au cabaret de la rue de Chaffaut,était allé mettre son cheval à l’écurie chez Labarre. Le hasardfaisait que le matin même il avait rencontré cet étranger demauvaise mine, cheminant entre Bras d’Asse et… (j’ai oublié le nom.Je crois que c’est Escoublon). Or, en le rencontrant, l’homme, quiparaissait déjà très fatigué, lui avait demandé de le prendre encroupe ; à quoi le poissonnier n’avait répondu qu’en doublantle pas. Ce poissonnier faisait partie, une demi-heure auparavant,du groupe qui entourait Jacquin Labarre, et lui-même avait racontésa désagréable rencontre du matin aux gens de laCroix-de-Colbas. Il fit de sa place au cabaretier unsigne imperceptible. Le cabaretier vint à lui. Ils échangèrentquelques paroles à voix basse. L’homme était retombé dans sesréflexions.

Le cabaretier revint à la cheminée, posabrusquement sa main sur l’épaule de l’homme, et lui dit :

– Tu vas t’en aller d’ici.

L’étranger se retourna et répondit avecdouceur.

– Ah ! vous savez ?

– Oui.

– On m’a renvoyé de l’autre auberge.

– Et l’on te chasse de celle-ci.

– Où voulez-vous que j’aille ?

– Ailleurs.

L’homme prit son bâton et son sac, et s’enalla.

Comme il sortait, quelques enfants, quil’avaient suivi depuis la Croix-de-Colbas et quisemblaient l’attendre, lui jetèrent des pierres. Il revint sur sespas avec colère et les menaça de son bâton ; les enfants sedispersèrent comme une volée d’oiseaux.

Il passa devant la prison. À la porte pendaitune chaîne de fer attachée à une cloche. Il sonna.

Un guichet s’ouvrit.

– Monsieur le guichetier, dit-il en ôtantrespectueusement sa casquette, voudriez-vous bien m’ouvrir et meloger pour cette nuit ?

Une voix répondit :

– Une prison n’est pas une auberge.Faites-vous arrêter. On vous ouvrira.

Le guichet se referma.

Il entra dans une petite rue où il y abeaucoup de jardins. Quelques-uns ne sont enclos que de haies, cequi égaye la rue. Parmi ces jardins et ces haies, il vit une petitemaison d’un seul étage dont la fenêtre était éclairée. Il regardapar cette vitre comme il avait fait pour le cabaret. C’était unegrande chambre blanchie à la chaux, avec un lit drapé d’indienneimprimée, et un berceau dans un coin, quelques chaises de bois etun fusil à deux coups accroché au mur. Une table était servie aumilieu de la chambre. Une lampe de cuivre éclairait la nappe degrosse toile blanche, le broc d’étain luisant comme l’argent etplein de vin et la soupière brune qui fumait. À cette table étaitassis un homme d’une quarantaine d’années, à la figure joyeuse etouverte, qui faisait sauter un petit enfant sur ses genoux. Près delui, une femme toute jeune allaitait un autre enfant. Le pèreriait, l’enfant riait, la mère souriait.

L’étranger resta un moment rêveur devant cespectacle doux et calmant. Que se passait-il en lui ? Lui seuleût pu le dire. Il est probable qu’il pensa que cette maisonjoyeuse serait hospitalière, et que là où il voyait tant de bonheuril trouverait peut-être un peu de pitié.

Il frappa au carreau un petit coup trèsfaible.

On n’entendit pas.

Il frappa un second coup.

Il entendit la femme qui disait :

– Mon homme, il me semble qu’onfrappe.

– Non, répondit le mari.

Il frappa un troisième coup.

Le mari se leva, prit la lampe, et alla à laporte qu’il ouvrit.

C’était un homme de haute taille, demi-paysan,demi-artisan. Il portait un vaste tablier de cuir qui montaitjusqu’à son épaule gauche, et dans lequel faisaient ventre unmarteau, un mouchoir rouge, une poire à poudre, toutes sortesd’objets que la ceinture retenait comme dans une poche. Ilrenversait la tête en arrière ; sa chemise largement ouverteet rabattue montrait son cou de taureau, blanc et nu. Il avaitd’épais sourcils, d’énormes favoris noirs, les yeux à fleur detête, le bas du visage en museau, et sur tout cela cet air d’êtrechez soi qui est une chose inexprimable.

– Monsieur, dit le voyageur, pardon. Enpayant, pourriez-vous me donner une assiettée de soupe et un coinpour dormir dans ce hangar qui est là dans ce jardin ? Dites,pourriez-vous ? En payant ?

– Qui êtes-vous ? demanda le maîtredu logis.

L’homme répondit :

– J’arrive de Puy-Moisson. J’ai marchétoute la journée. J’ai fait douze lieues. Pourriez-vous ? Enpayant ?

– Je ne refuserais pas, dit le paysan, deloger quelqu’un de bien qui payerait. Mais pourquoi n’allez-vouspas à l’auberge.

– Il n’y a pas de place.

– Bah ! pas possible. Ce n’est pasjour de foire ni de marché. Êtes-vous allé chez Labarre ?

– Oui.

– Eh bien ?

Le voyageur répondit avec embarras :

– Je ne sais pas, il ne m’a pas reçu.

– Êtes-vous allé chez chose, de la rue deChaffaut ?

L’embarras de l’étranger croissait. Ilbalbutia :

– Il ne m’a pas reçu non plus.

Le visage du paysan prit une expression dedéfiance, il regarda le nouveau venu de la tête aux pieds, et toutà coup il s’écria avec une sorte de frémissement :

– Est-ce que vous seriezl’homme ?…

Il jeta un nouveau coup d’œil sur l’étranger,fit trois pas en arrière, posa la lampe sur la table et décrochason fusil du mur.

Cependant aux paroles du paysan :Est-ce que vous seriez l’homme ?… la femme s’étaitlevée, avait pris ses deux enfants dans ses bras et s’étaitréfugiée précipitamment derrière son mari, regardant l’étrangeravec épouvante, la gorge nue, les yeux effarés, en murmurant toutbas : Tso-maraude[45].

Tout cela se fit en moins de temps qu’il nefaut pour se le figurer. Après avoir examiné quelques instantsl’homme comme on examine une vipère, le maître du logis revint à laporte et dit :

– Va-t’en.

– Par grâce, reprit l’homme, un verred’eau.

– Un coup de fusil ! dit lepaysan.

Puis il referma la porte violemment, etl’homme l’entendit tirer deux gros verrous. Un moment après, lafenêtre se ferma au volet, et un bruit de barre de fer qu’on posaitparvint au dehors.

La nuit continuait de tomber. Le vent froiddes Alpes soufflait. À la lueur du jour expirant, l’étrangeraperçut dans un des jardins qui bordent la rue une sorte de huttequi lui parut maçonnée en mottes de gazon. Il franchit résolumentune barrière de bois et se trouva dans le jardin. Il s’approcha dela hutte ; elle avait pour porte une étroite ouverture trèsbasse et elle ressemblait à ces constructions que les cantonniersse bâtissent au bord des routes. Il pensa sans doute que c’était eneffet le logis d’un cantonnier ; il souffrait du froid et dela faim ; il s’était résigné à la faim, mais c’était du moinslà un abri contre le froid. Ces sortes de logis ne sonthabituellement pas occupés la nuit. Il se coucha à plat ventre etse glissa dans la hutte. Il y faisait chaud, et il y trouva unassez bon lit de paille. Il resta un moment étendu sur ce lit, sanspouvoir faire un mouvement tant il était fatigué. Puis, comme sonsac sur son dos le gênait et que c’était d’ailleurs un oreillertout trouvé, il se mit à déboucler une des courroies. En ce momentun grondement farouche se fit entendre. Il leva les yeux. La têted’un dogue énorme se dessinait dans l’ombre à l’ouverture de lahutte.

C’était la niche d’un chien.

Il était lui-même vigoureux etredoutable ; il s’arma de son bâton, il se fit de son sac unbouclier, et sortit de la niche comme il put, non sans élargir lesdéchirures de ses haillons.

Il sortit également du jardin, mais àreculons, obligé, pour tenir le dogue en respect, d’avoir recours àcette manœuvre du bâton que les maîtres en ce genre d’escrimeappellent la rose couverte.

Quand il eut, non sans peine, repassé labarrière et qu’il se retrouva dans la rue, seul, sans gîte, sanstoit, sans abri, chassé même de ce lit de paille et de cette nichemisérable, il se laissa tomber plutôt qu’il ne s’assit sur unepierre, et il paraît qu’un passant qui traversait l’entendits’écrier :

– Je ne suis pas même un chien !

Bientôt il se releva et se remit à marcher. Ilsortit de la ville, espérant trouver quelque arbre ou quelque meuledans les champs, et s’y abriter.

Il chemina ainsi quelque temps, la têtetoujours baissée. Quand il se sentit loin de toute habitationhumaine, il leva les yeux et chercha autour de lui. Il était dansun champ ; il avait devant lui une de ces collines bassescouvertes de chaume coupé ras, qui après la moisson ressemblent àdes têtes tondues.

L’horizon était tout noir ; ce n’étaitpas seulement le sombre de la nuit ; c’étaient des nuages trèsbas qui semblaient s’appuyer sur la colline même et qui montaient,emplissant tout le ciel. Cependant, comme la lune allait se leveret qu’il flottait encore au zénith un reste de clartécrépusculaire, ces nuages formaient au haut du ciel une sorte devoûte blanchâtre d’où tombait sur la terre une lueur.

La terre était donc plus éclairée que le ciel,ce qui est un effet particulièrement sinistre, et la colline, d’unpauvre et chétif contour, se dessinait vague et blafarde surl’horizon ténébreux. Tout cet ensemble était hideux, petit, lugubreet borné. Rien dans le champ ni sur la colline qu’un arbre difformequi se tordait en frissonnant à quelques pas du voyageur.

Cet homme était évidemment très loin d’avoirde ces délicates habitudes d’intelligence et d’esprit qui fontqu’on est sensible aux aspects mystérieux des choses ;cependant il y avait dans ce ciel, dans cette colline, dans cetteplaine et dans cet arbre, quelque chose de si profondément désoléqu’après un moment d’immobilité et de rêverie, il rebroussa cheminbrusquement. Il y a des instants où la nature semble hostile.

Il revint sur ses pas. Les portes de Digneétaient fermées. Digne, qui a soutenu des sièges dans les guerresde religion, était encore entourée en 1815 de vieilles muraillesflanquées de tours carrées qu’on a démolies depuis. Il passa parune brèche et rentra dans la ville.

Il pouvait être huit heures du soir. Comme ilne connaissait pas les rues, il recommença sa promenade àl’aventure.

Il parvint ainsi à la préfecture, puis auséminaire. En passant sur la place de la cathédrale, il montra lepoing à l’église.

Il y a au coin de cette place une imprimerie.C’est là que furent imprimées pour la première fois lesproclamations de l’empereur et de la garde impériale à l’armée,apportées de l’île d’Elbe et dictées par Napoléon lui-même.

Épuisé de fatigue et n’espérant plus rien, ilse coucha sur le banc de pierre qui est à la porte de cetteimprimerie.

Une vieille femme sortait de l’église en cemoment. Elle vit cet homme étendu dans l’ombre.

– Que faites-vous là, mon ami ?dit-elle.

Il répondit durement et avec colère :

– Vous le voyez, bonne femme, je mecouche.

La bonne femme, bien digne de ce nom en effet,était madame la marquise de R.

– Sur ce banc ? reprit-elle.

– J’ai eu pendant dix-neuf ans un matelasde bois, dit l’homme, j’ai aujourd’hui un matelas de pierre.

– Vous avez été soldat ?

– Oui, bonne femme. Soldat.

– Pourquoi n’allez-vous pas àl’auberge ?

– Parce que je n’ai pas d’argent.

– Hélas, dit madame de R., je n’ai dansma bourse que quatre sous.

– Donnez toujours.

L’homme prit les quatre sous. Madame de R.continua :

– Vous ne pouvez vous loger avec si peudans une auberge. Avez-vous essayé pourtant ? Il estimpossible que vous passiez ainsi la nuit. Vous avez sans doutefroid et faim. On aurait pu vous loger par charité.

– J’ai frappé à toutes les portes.

– Eh bien ?

– Partout on m’a chassé.

La « bonne femme » toucha le bras del’homme et lui montra de l’autre côté de la place une petite maisonbasse à côté de l’évêché.

– Vous avez, reprit-elle, frappé à toutesles portes ?

– Oui.

– Avez-vous frappé à celle-là ?

– Non.

– Frappez-y.

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