Les Rustiques

Une revanche

C’était le dernier-né, le chien-nid, comme ondisait, d’une famille de paysans du Jura. Il était prénommé Victor,mais comme il est coutume de donner aux plus jeunes des sobriquetsd’amitié et qu’il était retors et rusé comme un renard, on l’avaitsurnommé le Tors.

Il avait grandi dans le giron de la famille,entouré de la tendresse de tous et dès qu’il avait porté culotte,partagé son temps entre l’école, l’hiver, et la garde du bétail,l’été.

Il avait poussé rude et sain dans la grandepâture enclavée dans les bois de sapins qui balançaient au ventleurs fuseaux gracieux et avait acquis, avec la santé, cette rudeindépendance de caractère et cette énergie têtue qui font lesbrutes ou les héros.

Choyé par les siens, protégé par ses aînés, ilavait conquis l’assurance, l’arrogance presque de ceux qui sesentent forts, et, comme ses petits muscles étaient solides etnerveux, les discussions avec les camarades se réglaient toujours àla manière antique, par des bordées d’injures qui précédaient lecrêpage en règle des tignasses.

Il aimait les champs et les bois etprofessait, hormis la famille, pour toutes les institutionssociales qui sont la base des régimes : l’école, l’église, lapropriété, celle des fruits en particulier, un mépris qui n’avaitd’égal que le soin qu’on prenait à les lui faire admettre.

L’école, il la subissait tout de même, parcequ’il y retrouvait les camarades, que le maître n’était pas tropvache, disait-il, et qu’en dehors des heures de classe, il pouvaitvider les querelles entamées et dépenser en coups de poing sonactivité musculaire ; mais il éprouvait à l’endroit del’église, où ses parents l’envoyaient chaque dimanche, uneinvincible répulsion.

Il ne pouvait supporter l’immobilité ; illui répugnait de se mettre à genoux et, comme il n’avait pas –oh ! mais pas du tout ! – l’esprit mystique, il trouvaitparfaitement ridicule d’entendre le curé brailler des choses« qu’on n’y comprenait rien ».

C’était d’ailleurs par l’église qu’il avait lapremière fois fait connaissance avec les misères et lesvicissitudes de la vie, sous forme d’une taloche administrée par samère pour avoir déchiré une culotte neuve en s’accrochant au bancd’œuvre.

Des associations d’idées s’étaient, là-dessus,faites en lui naturellement, et bien malin eût été celui quil’aurait pu convaincre que l’église est le vestibule d’un lieu dedélices appelé « Paradis ».

Il avait huit ans lorsque, certain dimanche oùil s’était, paraît-il, montré plus turbulent encore que de coutume,Bédouin, le garde-champêtre, ainsi désigné parce qu’il avait faitla campagne d’Afrique, Bédouin, vêtu d’un pantalon de gendarme,d’un habit rouge, coiffé d’un bicorne et nanti de sa hallebarde desuisse, vint le prendre à son banc, et, de force, le contraignit àse mettre à genoux au milieu de la nef.

Le Tors fit une belle résistance en décochantde toutes ses forces au digne fonctionnaire des coups de pied dansles jambes, mais ce fut inutile et il dut se résigner àl’humiliation de cette exhibition publique à ce piloriparoissial.

Il ne pleura point, mais il jura de sevenger.

Tout le temps qu’il fut là et longtemps,longtemps après, son petit cerveau rumina les vengeances les plusféroces et les plus invraisemblables.

Ah ! s’il avait pu crêper la toison de cevieux ramollot ! mais le digne garde et suisse attitré de lacommune ne pouvait offrir à la jeune violence de ses petites mainsqu’un crâne depuis longtemps dénudé, et, à la réflexion, le Tors serendait parfaitement compte qu’il n’était pas le plus fort.

Il rejeta donc un à un bien des projets quilui parurent impossibles à réaliser et se résolut, en fin decompte, quand les fruits seraient mûrs, à profiter d’un jour où sonennemi serait en tournée quelque part, dans le finage, pour mettreà sac son potager et ses arbres, opération qui lui parut à la foisjuste et profitable.

C’était sage en effet, mais l’on n’était qu’enjuin et, sauf pour les poires de moisson qui mûrissent en août, ilfallait encore attendre longtemps avant de savourer concurremmentles pommes du verger et la vengeance désirée. Le Tors s’y résignacependant, certain que son jour viendrait.

Un après-midi que ses bêtes ruminaient,couchées à l’ombre, et qu’il charmait la solitude de la pâture enédifiant soigneusement avec un peu de marne extraite d’unetourbière voisine et des bouses de vaches à demi-fraîches, desconstructions ingénieuses, à la façon des bébés qui, dans lesjardins publics, s’amusent à faire des châteaux de sable, il vit àl’horizon se dresser la haute silhouette de son ennemi qui revenaitsans doute de visiter son collègue, le garde-forestier de la Joux,un vieux briscard comme lui avec qui il aimait à rappeler le passéet à choquer le verre.

Le Tors résolut de ne pas le voir et de lelaisser passer sans rien dire, affectant à son égard l’indifférencedédaigneuse qui lui parut le mieux convenir à sa dignité offensée.Mais le représentant de la loi ne l’entendait pas ainsi.

L’âme dilatée par l’horizon grandiose, sansdoute, et peut-être aussi par les chopines de rouge, les rincetteset surincettes qu’il avait ingurgitées, il voulut être aimable avecson jeune et farouche tributaire et vint droit au gosse qui, lesmains dans la… matière, affectait, non sans grandeur, unecontention d’esprit digne des plus grands ouvrages.

Le Tors gardait un silence obstiné, maisl’autre était tenace et voulut bavarder. Aussi, après avoir toussétrois coups vigoureusement, il prit la parole :

– Qu’est-ce que tu fais là, mon petitami ?

– Charogne ! pensa le Tors, qui nedesserra pas les dents.

– Tiens, tiens ! Mais tu faisl’ingénieur, « l’architèque » à ce que je vois. Trèsbien ! très bien !

– ! ! !

– Et qu’est-ce que ça représente, cebâtiment-là ?

– Ça, fit le Tors entre ses mâchoires,c’est not’ mâson.

– Ah bien ! Et ceci ?

– C’est l’école, fit-il,laconiquement.

– Bon, et cette grande bâtisse avec cepetit bacul ?

– C’est l’église et la maison du béd… dusuisse.

– Et ce grand piquet-là ?

– C’est le curé.

– C’est vraiment très bien, mais je nevois pas le garde !

Alors, avec un petit air innocent qui jurait àcôté de l’éclair de triomphe des yeux, un sourire qui aurait vouluêtre niais et se plissait malicieusement et qui voulait dire :« Tu sais, mon vieux Bédouin, c’est sans préjudice del’affaire du verger ! » le Tors répondit de sa voix laplus angélique :

– Le garde, je n’ai pas assez de m… pourle faire !

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