Les Rustiques

La disparition mystérieuse

« En ces temps-là, la Bourgogne étaitheureuse »… et la Franche-Comté itou. Des coteaux d’Arbois, dePoligny et de Salins, descendait, chaque automne, avec les cuvespleines, le beau vin couleur peau d’oignon, jailli des grappes depoulsard, et les vignerons à rouge trogne bénissaient le Seigneurdont le bon soleil gorgeait de vie les pampres vigoureux etemplissait leurs futailles.

Donc, à cette époque que nous ne préciseronspas davantage, dans le temps vivaient, l’un à Salins, l’autre surles hauteurs du plateau de Cornabeuf, deux vrais amis comme on n’enfait plus guère aujourd’hui, deux vieux camarades que, nonseulement avaient unis, dès leur plus tendre enfance, les liensd’un sentiment fraternel, mais que l’Art encore, en cecoin perdu de province, faisait communier fort souvent, sous lesespèces de discussions aussi pacifiques que passionnées ;discussions qu’avivait de son feu généreux la rouge puréeseptembrale, si douce aux cœurs douloureux et aux gosiersaltérés.

Ainsi, le poète Étienne Lecourt, admirateur deCasimir Delavigne et auteur – peu goûté dans son pays, où nul n’estprophète – auteur, disons-nous des Échos du Cœur, tenaiten haute et particulière estime le musicien Jacques Mirondeau, sonaîné, lequel, heureux des seuls accords qu’il tirait de son violon,avait vécu libre et sans lois, comme son ami Étienne, jusqu’àquarante-cinq ans, âge auquel, par amour pour la musique, il avaitépousé Mlle Euphrasie Jeannerot, de vingt ans plusvieille que lui, qui nourrissait pour l’harmonie le culte le plusfervent et passait devant son piano toutes les heures qu’elle neconsacrait pas à son ménage.

Le mariage n’atténua point la bonne affectionqui unissait les deux hommes ; au contraire, et souventesfois, quand le musicien, pour une raison ou pour une autre, tardaitplus que de coutume à descendre en ville, le poète montait faire aucampagnard et à sa femme une visite d’amitié et de respect.

Ce jour-là, précisément, Étienne Lecourt, parle sentier abrupt, hérissé de rochers et bordé de déclivitésdangereuses, qui serpente au flanc de la montagne, avait grimpéjusqu’à Cornabeuf et, Mme Mirondeau au piano,Jacques, l’archet en main, ils avaient passé tous trois undélicieux après-midi à faire de la musique et à discuter desdernières productions romantiques, en particulier de celles de« Mocieu Victor Hugo », lequel était, de l’avisd’Étienne, la honte des lettres françaises et la risée del’Europe.

Vers la tombée du jour, le poète, ayant prisson parapluie, baisa galamment les mains deMme Mirondeau et lui fit ses adieux.

– Je vous accompagne à deux pas, déclaraJacques, en échangeant pour ses sabots les pantoufles brodées parles soins de son épouse ; je rapporterai mon lait enrevenant.

Les deux amis partirent, entrèrent dans une oudeux maisons, puis, la discussion ne paraissant point épuisée, ilscontinuèrent, dans le crépuscule qui tombait, à marcher endevisant, l’un le pot à la main, l’autre son parapluie sous lebras…

**

*

Il y avait trois jours que la petite ville deSalins, la commune de Cornabeuf et tous les villages des environsétaient intrigués et inquiets, que les parents, les amis et lesvoisins vivaient dans l’angoisse, car, depuis trois jours, on étaitabsolument sans nouvelles du poète et du musicien.

Quel accident terrible ou quel crime atrocecachait cette double disparition ?

Une demi-heure après le départ de son mari,Mme Mirondeau avait commencé à s’émouvoir de cetteabsence prolongée ; ayant interrogé la route, et ne voyantrien venir, elle s’impatienta, et, inquiète, jetant un fichu surses épaules, partit aux informations.

Chez Gaulenot, l’aubergiste, où elle entrad’abord, le patron lui apprit que les deux hommes, après avoiravalé une seule chopine, sur le pouce, étaient repartis, devisant,croyait-il, de poésie métrique ou de système métrique, il ne savaitpas au juste, n’étant point savant comme l’étaient cesmessieurs.

Le fromager, qu’elle interrogea ensuite,l’avisa que Jacques, accompagné du monsieur aux longs cheveux,avait emporté son lait, comme d’habitude. C’était tout ce qu’ilsavait.

Où donc était-il passé depuis le temps, car iln’avait assurément pu songer, dans l’accoutrement où il était, àdescendre en ville ?

Rentrée à la maison, ayant réussi à fairepartager aux voisins son inquiétude, Mme Mirondeaules décida, et ce fut facile, car tous portaient à Jacques uneréelle affection, à partir sans tarder à la recherche de sonépoux.

Au nombre d’une demi-douzaine, munis delanternes, ils s’engagèrent sur le chemin de Salins, qu’avaient dûsuivre les deux hommes. Jusqu’au sommet de la côte, ilsn’aperçurent rien, mais au pied de la croix de bois, érigée àl’endroit où le sentier s’engage dans la montagne, ils trouvèrent,tout plein et garni de sa couche de crème, le pot au lait dumusicien, signe indubitable qu’il avait passé par là.

Ayant tenu conseil et réfléchi, ils conclurentque leur voisin, entraîné par son ami, avait dû descendre avec luià Salins et qu’il en remonterait probablement dans la soirée.Toutefois, par acquit de conscience, et au cas où un accidentquelconque se fût produit, ils descendirent presque jusqu’à mi-côtele sentier, en hurlant le nom de Jacques dans toutes lesdirections. Rien ne leur répondit que les fidèles échos de lavallée qui, dans la nuit étoilée et paisible, roulaient ironiquesen se répercutant au loin.

Mme Mirondeau s’était couchéeà demi rassurée. Mais, le lendemain, Jacques n’étant pas revenu, undes voisins, qui avait justement des courses à faire au marché,partit dès la première heure pour aller là-bas quérir desrenseignements.

L’homme de Cornabeuf, arrivant à la maisonqu’habitait le poète Étienne Lecourt, sur le flanc du coteau deBelin, trouva la porte ouverte et l’appartement désert. Ilappela : aucune voix ne lui répondit ; il monta aupremier étage et ne trouva rien.

Très intrigué, fort inquiet il s’engagea dansles rues de la ville, et tout en vaquant à ses affaires, informaceux qu’il rencontra de l’étrange et mystérieuse disparition.

Personne, la veille au soir, n’avait vu lepoète ni le musicien, et bientôt toute la population fut prévenue.Comme c’était jour de marché, la rumeur tomba sur les paysans commeun pavé dans une mare, se propageant rapidement dans tout lecanton, et les gens de Cornabeuf, dès la rentrée de leurcompatriote, n’hésitèrent point, tandis qu’on prévenait en hâte lesautorités, à partir explorer en tous sens la montagne.

On fouilla les anfractuosités de roc ;des citoyens courageux descendirent, au moyen de cordes nouées boutà bout dans des précipices inexplorés ; on pénétra dans lesrecoins les plus solitaires et les plus sauvages ; on sondales trous de la rivière ; on visita les bouges de la ville lesplus suspects et des maisons plus mal famées encore ; maisnulle part on ne trouva trace de l’un ou de l’autre des hommesdisparus.

Et cela durait depuis trois jours etl’angoisse croissait avec la fatigue et l’énervement des recherchesvaines.

Que s’était-il passé ? CertainementJacques Mirondeau et Étienne Lecourt étaient morts : mais oùpourrissaient leurs corps ? Quelque rôdeur étranger, quelqueassassin inconnu les avait-il égorgés dans la montagne emportantpour les enfouir au loin leurs cadavres dépouillés ?

L’énigme semblait indéchiffrable. Les gens deCornabeuf, sentant peser sur eux l’horreur de ce mystère, sebarricadaient le soir dans leurs maisons, tandis qu’à Salins descitoyens érudits, évoquant les vieilles traditions et les époquestroublées, parlaient de constituer chaque nuit des patrouilles quiveilleraient sur la ville endormie.

Comme poignait l’aube du quatrième jour etqu’un rassemblement imposant discutait les dernières hypothèsespossibles, un gamin tout à coup fit remarquer que de la fuméesemblait monter de la maison du poète.

Son père, après l’avoir traité d’imbécile etcalotté pour lui apprendre à se mêler sans y être invité à laconversation des grandes personnes, fut tout de même forcé dereconnaître, avec ceux qui l’entouraient, que le gars n’avait pastort ; et puissamment intrigués, tous ceux qui étaientprésents se précipitèrent dans la direction de la maison d’ÉtienneLecourt.

Ainsi que l’avait fait le paysan de Cornabeuf,ils entrèrent, et, dans tout le rez-de-chaussée qu’ils visitèrent,ne découvrirent absolument rien. Sans se décourager, ils montèrentà l’étage supérieur qu’ils explorèrent à son tour ; mais pasplus là qu’au grenier ils ne réussirent à découvrir la source de lafumée.

Pourtant, comme logiquement, proverbialementmême, elle devait exister, ils s’entêtèrent, et, à laqueue-leu-leu, descendirent l’escalier qui menait au sous-sol.

Ainsi qu’il en est dans la plupart des maisonsbâties dans le flanc de la colline, le sous-sol n’est qu’un demisous-sol, c’est-à-dire qu’une partie se trouve en terre et l’autreà l’air libre. Une sorte de cellier précédant la cave occupait cedernier emplacement. On y entra.

Devant une table, encombrée par un chanteau depain, une demi-meule de gruyère et une innombrable quantité debouteilles vides, les deux amis qu’on croyait morts devisaientpaisiblement comme des sages. Sur le poêle, récemment allumé, dansune casserole, un morceau de viande achevait de se carboniser.

Car, étant arrivés à la croix du haut de laCôte, au moment où la discussion était palpitante, Étienne Lecourtavait décidé son camarade à l’accompagner jusqu’à Salins,l’invitant à partager fraternellement son pain, son fromage et unmorceau de veau qu’il avait à rôtir.

Jacques Mirondeau avait accepté sans façons etdepuis trois jours ils étaient là, discutant tour à tourlittérature et musique devant la meule de fromage et les bouteillesde vin. Le paysan de Cornabeuf, pas plus que les gens de Salins,n’y avait rien vu, car chacun ignorait que le poète Lecourt, pourêtre plus près de sa cave, avait jugé bon de transformer soncellier en cuisine et salle à manger.

D’ailleurs, l’arrivée de leurs compatriotes neparut point troubler les hautes préoccupations des deux artistes,et les braves Salinois, ahuris, purent entendre le poète ÉtienneLecourt clôturant d’une phrase lapidaire leur débat solennel etcourtois :

– Oui, mon cher Jacques, c’est comme jeviens d’avoir l’honneur de vous l’expliquer, et vous m’avez biensaisi : au fond, n’est-ce pas, ce mocieu Victor Hugo n’estqu’un jeanfoutre.

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