Les Rustiques

Un point d’histoire

– Connaissez-vous Turinaz ? medemanda un jour de l’automne dernier et à brûle-pourpoint le pèreMilot, le cordonnier de Longeverne, tandis que je fumais une pipeprès de sa banchette en le regardant tirer le ligneul.

– Turinaz, fis-je, interloqué légèrementet interrogeant à mon tour : ce n’est pas un homme dupays ?

– Mais non ! reprit moninterlocuteur : Turinaz, vous savez bien ! le Turinaz desjournaux.

– Ah ! m’exclamai-je, subitementéclairé : le curé, l’évêque, l’archevêque de… de… voyons,attendez donc que je me rappelle.

– Oui ! quelque chose dans cegenre-là ! Vous ne savez donc pas ce qu’il a fait ?

– Ma foi, pour vous dire au juste… Maisil a dû avoir des histoires avec le gouvernement au moment de laséparation ou des inventaires.

– Peut-être bien !

– Ah ça ! père Milot, repris-je,est-ce que vous vous occuperiez de politique à l’heureactuelle ? Je croyais que vous vous targuiez, avec raisond’ailleurs, de n’avoir jamais fourré le nez dans ces foutaises etque vous continuiez à vous en moquer largement. Qu’est-ce qu’a doncfait Turinaz qui vous préoccupe tant que ça ?

– Mais, je n’en sais rien, et c’étaitprécisément pour l’apprendre que je vous demandais si vous leconnaissiez ; vous vivez à Paris, vous autres, vous devez êtreau courant de toutes ces histoires.

– J’ai peut-être connu l’affaire dans lemoment où elle s’est passée, mais vous comprenez bien qu’on nedonne pas une égale attention à tout ce qu’on lit ou qu’on parcourtdans les colonnes des journaux et je m’intéresse, vous savez,beaucoup plus aux chroniques littéraires qu’aux questions de droitcanon. Pourtant, si vous me mettiez sur la voie, peut-êtrepourrais-je me remémorer et vous expliquer tout de même…

– Et Rocafort, vous savez quic’est ? continua le père Milot, persévérant dans la méthodesocratique.

– Le nom, fis-je, ne m’est pas tout àfait inconnu, mais je n’arrive pas à fixer de façon précise àquelle occasion je l’ai entendu.

– Vous ne savez pas pourquoi il s’estengueulé avec Turinaz ?

– Ils se sont donc eng… je veux direattrapés !

– Oui, quelque part, dans les journaux,bien sûr. Ils n’étaient pas du même avis et probablement pas dumême bord.

– Les polémiques naissent habituellementdans ces circonstances-là, fis-je remarquer judicieusement, mais jecrois pourtant bien me souvenir que, dans le cas qui vouspréoccupe, les contradicteurs devaient être tous deux catholiques,apostoliques et romains, sans toutefois que je puisse préciser aujuste ce que fait Rocafort.

– Alors, je n’y comprends plus rien dutout. Pourtant, ils se sont engueulés, ça c’est sûr ; Médée(Amédée) n’était pas saoul le jour où il m’en a parlé : iln’était que neuf heures du matin.

– Eh bien, si Amédée vous a raconté lachose, vous savez tout et c’est vous qui allez me mettre aucourant…

– Je ne sais absolument rien que ce queje viens de vous dire : Turinaz et Rocafort se sont engueulésdans les journaux ; un point, c’est tout, et j’ignoreabsolument pour quel motif.

» Mais je me figurais que tout le mondesavait ça à Paris, que toute la France s’en était émue du momentque Médée, lui-même, s’emballait avec tant de chaleur en m’enparlant.

– Y a-t-il longtemps de ça ?

– Voici deux ans bientôt, mais je ne suispas sûr que la querelle était toute fraîche quand il m’a mis lapuce à l’oreille avec cette histoire-là. Je n’ai pas pu savoir dansquel journal il l’avait lue et il se peut que ce n’ait pas été dujour ni de la veille.

– Vous ne savez pas ce qu’ils se sontreproché ?

– Ma foi non, et cela m’intrigue, je n’aipas pu arriver à lui faire décrocher.

» Vous savez comment est Médée, kifkifson frère Nastase dont je vous ai parlé et que vous connaissez bienpuisqu’il est de vos bons amis.

– Anastase, mais oui, je remets toujourspour lui faire une visite ; depuis que vous lui avez prêté unde mes livres, il tient absolument à me conter les histoiresamusantes de sa vie et je suis certain que je ne m’ennuierai pas lejour où j’irai, comme il me le dit lui-même, lui dévider sonécheveau.

– Savoir, si ce sera drôle ! Je vousconseille toujours de ne pas vous mettre à boire pour commencer,car, dès qu’il a un verre dans le nez, il ne peut plus dire.

» Sans doute, il sait toujours : ila la tête farcie de ses sujets, ses idées se pressent, ilcommencera dix histoires, mettra en train vingt phrases,s’embrouillera, bafouillera, recommencera, puis il vous fixera deses yeux brillants en vous disant : vous comprenez ?

» Et vous n’aurez rien compris dutout.

– Amédée, l’interrompis-je, est sansdoute affligé du même défaut.

– Médée, il est encore pire que sonfrère. Mais, avant d’en revenir à Turinaz, il faut que je vousmette au courant du fameux discours que prononça un jour Nastase,l’après-midi de la fête patronale d’Ouvent : j’y étais.

» C’est pas d’hier cettehistoire-là ; faut vous dire que c’était au moment du procèsde Rennes et que, dans ce petit village qui compte tout justetrente-cinq électeurs, les deux partis étaient cependant bientranchés. Naturellement, Nastase, qui a toujours été un rouge,tenait pour la révision ; on discutait dur ; chacun avaitson journal et soutenait mordicus son opinion ; ça n’empêchaitpas de trinquer et de dire des blagues.

» On ne parlait que de« conclusions ». Tout le monde en avait plein la bouchecomme ce fameux avocat d’alors dont j’ai oublié le nom. Personne nepouvait prononcer une phrase, dire un mot, apprécier un argument,juger un fait sans qu’aussitôt les autres ne demandassent :« la conclusion » ?

» La conclusion, naturellement, c’est quetout le monde voulait avoir raison.

» Bref, Nastase, très surexcité, les yeuxplus flamboyants que jamais, s’écria tout à coup en selevant : Messieurs, je demande la parole.

» Vous savez que Nastase a une certaineinstruction ; il a été maire d’Ouvent pendant seize ans ;il a fréquenté un peu les grosses légumes et connaît les usagesparlementaires ; c’est pour ça qu’il a employé cette formuleau lieu de réclamer simplement comme les autres :« Laissez-moi dire ! »

» D’ailleurs il a pas mal lu,Nastase ; autrefois, avec Totome, ils passaient des soirées etdes veillées à chercher des mots chics dans le petitLarousse ; il sait même du latin, ce bougre-là, et il aime àle placer dans la conversation : ecce homo,sic, eurêka, cynégétique, unguibuset rostro, high life, et bien d’autres motsencore.

Je ne crus point ici devoir détromper le pèreMilot au sujet de ses croyances linguistiques et ilcontinua :

– On fit silence après avoir déclaré,fort cérémonieusement, qu’on accordait la parole à Nastase, quivida son verre et monta sur la table.

» Il était en manches de chemise, commed’ailleurs presque tout le monde, et je le verrai toujours :sa figure basanée, ses traits énergiques, ses cheveux de corbeau,ses yeux noirs lui composaient une physionomie qui avait vraimentdu cachet, et il avait l’air tellement convaincu !

» Chacun écoutait :

» – Messieurs, commença-t-il, enétendant les bras… Messieurs, mes amis…

» Une larme lui vint au bord despaupières.

» – Mes chers amis, continua-t-il,écoutez-moi bien, écoutez-moi… Oui, je vais vous dire, laissez-moivous dire… je… c’est-à-dire… n’est-ce pas… parfaitement ! Jevais vous dire… la justice !… la vérité !… vouscomprenez ? Enfin, je voudrais vous faire comprendre…

» Il se frappait le front de son poingfermé, ses yeux étaient des charbons ardents ; on attendaittoujours ; il coupait l’air de grands gestes, reprenant :« Mes amis, mes chers amis… citoyens… » puis d’un immensemouvement de bras et branlant la tête en signe de conclusion :« Vous comprenez, n’est-ce pas ! vous comprenez bien ceque je veux dire ? »

» Ce fut tout. Il se rassit secoué,vibrant d’émotion, une larme roulant dans sa moustache, au milieudes applaudissements frénétiques de ses partisans et desprotestations non moins énergiques de ses adversaires.

» Voilà ! Eh bien, Médée, c’estcomme je vous l’ai dit, encore pis. Qu’il vous parle culture,élevage, politique ou religion, on ne comprend jamais rien :aussi je tremble quand je le vois « rappliquer » avec unepaire de souliers à raccommoder ; je suis sûr d’en avoir pourdeux heures, car, comme tous les bègues, il s’acharne à me fairesaisir ce qu’il comprend fort bien sans doute, mais ne peut pasm’expliquer. Je me demande comment il s’est annoncé quand il estallé voir sa femme.

» Un beau matin il s’est amené ici avecune paire de brodequins à recoudre ; il avait probablement lutout fraîchement la polémique entre Turinaz et Rocafort et croyaitsans doute que tout le monde était, comme lui, au courant deshistoires qui mettaient en bisbille ces deux individus.

» Moi, je n’en connaissais, je vous lerépète, pas le premier mot quand, s’étant assis là où vous êtes, enattendant que j’aie fini son travail, car c’était pressant – c’esttoujours pressant avec lui – et il avait absolument besoin de ses« croquenots » pour onze heures, il m’a dit commeça :

» – Eh bien ! qu’est-ce que tupenses des histoires de Turinaz ?

» – Turinaz ? que je luiréponds.

» – Oui, avec Rocafort !

» – Rocafort ! fis-je, je n’enai jamais entendu parler.

» – Comment, tu ne connais pas lesaffaires de Turinaz ?

» – Ma foi non, raconte-moi voirça.

» Je pensais bien que ça devait êtreintéressant puisque ça l’avait si vivement excité.

» – Ah ben ! mon vieux,s’exclama-t-il ; c’en est des malins tous les deux, des sacréstypes et rudement instruits.

» – Ah !

» – Oui, des gaillards calés !Ah, mon ami, ce qu’ils savent causer ceux-là, et écrire, etdiscuter !

» – Qu’est-ce qu’il y a donceu ?

» – Eh bien, Turinaz, qui ne pensaitpas comme Rocafort, a commencé par lui écrire… mais Rocafort l’abien relevé. Là-dessus, Turinaz a repris et il te lui a rivé sonclou carrément ; mais Rocafort ne s’est pas tenu pour battu,il lui a reprouvé qu’il avait tort et que cela ne pouvait pass’être passé comme ça. Tu crois que Turinaz a été vaincu pourautant ? Non, mon vieux, c’est un malin, et il lui a répondu,si tu savais ce qu’il lui a bien répondu. Ce que c’est tout de mêmeque d’avoir de l’instruction ! Un type comme toi ou moi, monvieux, nous aurions été bouchés à la première raison, mais…Turinaz ! jamais de la vie ; pourtant Rocafort est aussiroublard ! Ah ! cré nom de nom !

» – Enfin, tu ne me dis pas pourquelle affaire ils se sont pris de bec ; c’est pas pour deshistoires de femme !

» – Tu vas comprendre :Turinaz, qui est un type calé en fait de religion, voulait que çasoit d’une certaine façon, mais Rocafort…

» – Je ne comprends rien dutout !

» – C’est pourtant bien simple,écoute-moi. Quand Turinaz a eu commencé, Rocafort a répondu…

» – Il a répondu à quoi ?

» – Tu ne me laisses pas dire nonplus. Je te dis que Turinaz… Mais bon dieu ! ce que Rocafortlui en a bien bouché un coin ! tout de même, Turinaz…

» Et vous ne me croirez pas si vousvoulez, mais je vous jure sur la tête de ma belle-mère que c’estaussi vrai que me voilà : pendant trois heures d’horloge,jusqu’à midi sonnant, ce sacré type m’a tenu la jambe avec lesdémêlés de Turinaz et de Rocafort, et j’ai eu beau essayer de lefaire accoucher, de le mettre sur la voie, d’obtenir un mot quim’aurait permis de deviner de quoi il s’agissait et où, et quand,et comment ; pas moyen, vous m’entendez, pas moyen !

» Il était là : mais Turinaz !…mais Rocafort !… s’arrêtait, réfléchissait, poussait ungrognement d’admiration, louait Turinaz en brandissant unepantoufle, puis au moment où j’espérais lui tirer un mot enfind’explication, se réemballait sur les arguments de Rocafort,s’exclamait encore, et, revenant aux raisons de l’adversaire,repartait de plus belle : pourtant ce sacré Turinaz !…tout de même ce Rocafort !

» Et je n’y ai rien, rien, rien comprisdu tout sinon que deux hommes qui s’appelaient Turinaz et Rocafortse sont engueulés dans les journaux, je ne sais trop quand,probablement au sujet de la religion.

» Vous me direz que c’est aussi bête des’attraper pour ça que pour autre chose. Sans doute ! Maismoi, intrigué par cette mystérieuse affaire, j’ai voulu savoir.

» J’ai interrogé les clients, les amisqui viennent à la maison faire la causette : nul n’a rien pudire à ce sujet ; j’ai demandé à Nastase, qui ne se souvenaitpas non plus. Le gamin de Médée est venu ici quelques jours aprèset je n’ai pas manqué de le questionner à son tour :

» – Eh bien ! ton pèrediscute-t-il toujours au sujet de Turinaz ?

» – Mon papa ne s’est disputé avecpersonne ces temps-ci, m’a-t-il répondu.

» Je n’ai pas été trop étonné, car il nedoit guère parler de politique chez lui, surtout à ses gosses. Maisau pays il y a des gens qui lisent les journaux : le maîtred’école, le brigadier forestier, le maire : je leur ai demandéde me renseigner parce que, à la fin des fins, je me demandais siTurinaz et Rocafort avaient vraiment existé. Ils avaient bienentendu parler vaguement autrefois de ces deux citoyens-là, mais nesavaient plus au juste au sujet de quoi. Le curé, peut-être, auraitpu me donner le fin mot de cette histoire, mais il est vieux, nesort guère de chez lui, et comme je ne suis pas un de ses clientsles plus assidus, je n’ai pas osé aller le déranger.

» Il faut, à mon avis, que ce sacrébougre de Médée soit tombé sur un ancien journal dont il n’aura pasregardé la date et qu’il m’ait raconté comme étant du neuf unevieille affaire, car c’est un garçon qui ne rit pas, lui, et quin’a jamais eu l’idée de jouer une farce à un voisin ou à unami.

» Je me suis dit : quand not’Parisien s’en viendra, je lui demanderai et il m’expliquera, luiqui sait tout. Mais voilà que vous non plus vous ne pouvez rien medire de sûr ni de précis. C’est malheureux !

» Ah, termina-t-il, un peumélancoliquement, je vois qu’il faut que j’en fasse mon deuil etque je ne saurai jamais pourquoi Turinaz et Rocafort se sontengueulés dans les journaux.

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