Les Rustiques

La vengeance du père Jourgeot

Par un entrebâillement de rideaux, un rayon desoleil planta dans la pièce sa lance d’or, et son éclat, entourantcomme d’un trait lumineux les masses confuses des meublesgrossiers, sembla transformer la chambre du poêle du pèreJourgeot.

L’atmosphère était chaude et pesante. Desracines coupées et des feuilles de betteraves, bouillant dans unemarmite sur le feu, mêlaient leur parfum âcre à l’odeur de renferméqui semblait stagner dans les encoignures. Les vitres embuéesmettaient une doublure de mousseline à la translucidité des rideauxde cretonne blanchissant avec la lumière levante. On n’entendaitque le roulement monotone de l’eau heurtant à petits coupssemi-métalliques le couvercle en fonte de la marmite et lebattement régulier de la vieille horloge comtoise dont l’énormelentille de cuivre s’avivait avec le flot de soleil qui déferlaiten chatoyant.

Silencieusement, repoussant d’une main ridéeet d’un bras osseux les rideaux sombres aux plis épais quientouraient la tête du lit et mettaient entre les choses et sesyeux leur tenture ténébreuse, le vieux s’étira et bâilla.

D’un coup d’œil machinal il interrogea lecadran : six heures ; c’était le moment. Sa femme, elle,était déjà levée. Jeune et alerte, tous les matins avant le leverdu soleil elle sortait des draps et, pendant que son époux reposaitencore, elle vaquait silencieusement aux premiers soins de lamaison de ferme, c’est-à-dire allumait le feu, préparait le lécherdes bêtes et trayait ses vaches.

Dans la tiède torpeur du réveil le pèreJourgeot savoura ce délicieux engourdissement qui est comme laprise de conscience des bons sommeils réparateurs et des nuitstranquilles ; puis, bien réveillé, il goûta la sérénité deceux qui voient avec confiance les jours se suivre, assuré qu’ilétait d’une matinée sans souci et d’un avenir sans nuages.

Sa Julie ? Quelle brave femme, et quevaillante à la besogne ! C’était elle qui assumait dans lamaison les travaux de l’homme que sa vieillesse lui eût rendusdifficiles. Combien de ménagères auraient, d’elles-mêmes, priscette initiative généreuse ! Il en sourit dans sa barbe et,une fois de plus, se félicita de sa chance.

Avait-il assez hésité ! Avait-il étéassez bête ! Quand on arrive à un certain âge, c’estextraordinaire comme on devient méfiant et ridicule. Ainsipensait-il en s’étirant de nouveau voluptueusement.

C’est que vert encore à l’âge de soixante-dixans, le père Jourgeot s’était longuement tâté le pouls avant de sedécider à régulariser avec sa bonne la situation deservante-maîtresse qu’elle occupait dans la maison depuis quatre oucinq ans déjà.

Un beau jour, cependant, des symptômescaractéristiques d’un état nouveau, vomissements, vertiges etautres signes précurseurs d’un héritier prochain et d’un scandalequi ne l’était pas moins l’avaient contraint à se décider.

– Après tout, pensait-il, la Julie étaitune bonne ouvrière et, en l’épousant, il serait quitte de lui payerses gages. Qu’importait, au fond, qu’après sa mort son bien allât àelle plutôt qu’à des petits-cousins dont il se fichait comme de sapremière culotte ! Mais tout de même, procréer à son âge luiparaissait louche et, bien qu’un tel résultat flattât sa vanité devieux coq, la crainte d’avoir été aidé dans cette œuvre par descollaborateurs bénévoles autant qu’inconnus le retenait hésitant aubord du fossé conjugal.

Cette attitude philosophique ne faisait pointl’affaire de la Julie qui, pincée, voulait au moins tirer del’aventure tout le profit possible.

Quelques scènes habilement espacées, pleurs etgrincements de dents, amenèrent l’hésitant Jourgeot plus prèsencore de la culbute et, en désespoir de cause, il s’en fut confierses appréhensions à son conscrit, le grand Louis, et demander à sonamitié éclairée un avis fortement motivé ainsi qu’il les donnaittoujours.

Pour la première fois, peut-être, le grandLouis fut hésitant :

– Voyons, qu’est-ce que tu en penses… àsoixante-huit ans ? interrogeait Jourgeot.

– Tu sens bien ce que tu peux faire,répliquait le camarade.

– Oui, bien sûr, évidemment que… pour cequi est de la chose… mais enfin je croyais qu’à mon âge… ça nevalait plus rien.

– Heum ! Ça dépend ! Ça dépenddes femmes ! Peut-être bien qu’oui et peut-être que non !Ça se peut comme ça ne se peut pas ! On a vu des choses plusdrôles !

– Pour sûr, approuvait Jourgeot. Dire quej’aurais été si tranquille sans cette sacrée histoire.

Le grand Louis reprit le crachoir et, deuxheures durant, sa vaste érudition et sa prodigieuse mémoire tinrentl’ami Jourgeot sous le charme de récits étonnants etcontradictoires où l’on voyait tantôt des vieillards solides –comme Jourgeot – devenir pères de fort beaux enfants ; tantôtces mêmes vieillards, ou d’autres qui leur ressemblaient comme desfrères, endosser de la meilleure foi du monde des paternitésimputables à de mystérieux jouvenceaux, aussi discrets queserviables. La vérité ne se dévoilait que trop tard.

À la suite de ces discours, Jourgeot rentrachez lui aux trois quarts abruti et plus que jamais perplexe.

Bref, se trouvant dans le même embarras quePanurge et n’ayant pas comme ce dernier la ressource de pouvoir, enla soixante et huitième année de son âge, entreprendre un voyage decircumnavigation pour aller consulter l’oracle de la divebouteille, comme sa servante d’autre part devenait de plus en plusimpérative et pressante, il lui déclara le lendemain matin qu’il laconduirait devant le maire et devant le curé, se disant à lui-même,en manière de consolation, que, s’il était dans son destin dedevenir cocu, il le serait certainement moins longtemps que s’ilavait suivi l’exemple de ses anciens camarades et s’était comme cesderniers marié vers la trentaine.

Tout s’était passé le plus normalement dumonde. Comme il avait suffisamment payé à boire aux jeunes gens, onne lui avait point fait le charivari ainsi qu’il est coutume defaire aux vieux birbes qui prennent des femmes de beaucoup moinsâgées qu’eux. L’héritier ensuite était venu, malingre et chétif, etn’avait point tardé à renoncer aux plaisirs incertains de ce mondepour rentrer dans celui d’où il venait. Puis, les jours avaientcoulé et, dans la maison, la Julie, devenue maîtresse pour de bon,avait pris les rênes du ménage, travaillant dur comme devant etsoignant avec zèle son époux dans la certitude que la peine qu’elleprenait alors lui serait largement comptée lorsque le vieux auraitatteint le bout de son rouleau.

Somme toute, dans l’aventure, le père Jourgeotn’avait pas fait, en épousant sa maîtresse, un marché dedupe ; il s’était déchargé de bien des soucis et s’étaitpréparé une vieillesse heureuse et tranquille dont il commençait àsavourer les joies.

Depuis que le rejeton était mort, il nedoutait plus le moins du monde qu’il n’en avait été le véritablepère et, bien rassuré sur les sentiments de fidélité de saconjointe, dormait sur les deux oreilles.

D’un coup de pied, il rejeta la couverture ets’apprêta à descendre de sa couche, quand le pas de sa femme,passant de l’écurie à la cuisine, l’immobilisa un instant, assis,les jambes pendantes au-dessus de la peau de blaireau qui leurservait de descente de lit.

Son ouïe, très fine ainsi que la conserventcertains vieillards, lui laissa percevoir, à l’instant même où laJulie pénétrait dans la cuisine, le bruit particulier, sorte degrincement aigu que produisait toujours, quand on l’ouvrait ouqu’on la fermait, la porte mal graissée de l’étable.

– Elle l’avait probablement entr’ouverte,afin de voir plus clair, pensa-t-il et c’est le vent qui l’aurarefermée.

– Tu es déjà debout, s’écria la Julie enparaissant sur le seuil de la chambre.

– Oui, répondit-il, simplement ;puis, interrogeant à son tour : tu as donc fini de traire lesvaches ?

– Je termine à la minute, précisa-t-elleet je ne me suis pas amusée.

– Quel temps fait-il ? s’enquitJourgeot.

– Je crois qu’il fera beau, mais je n’ensuis pas trop sûre, car je n’ai pas encore eu le temps de mettre lenez dehors.

Jourgeot, qui allait faire remarquer qu’ilserait bon tout de même de graisser un peu les gonds de la ported’écurie, sentit, à cette réplique, un soupçon lui traverserl’esprit. Il se tut, gardant pour lui sa réflexion, se disant quetout cela lui semblait assez bizarre et que non, sûrement non, ilne s’était pas trompé.

Avant tout, il était prudent de voir et, sansrien changer à ses habitudes, s’étant vêtu lentement, il sortitdans la cour où il constata qu’il faisait un temps superbe et pasun brin de vent.

Plus intrigué que jamais il rentra à lacuisine et, pour aller visiter les bêtes, passa sans délai àl’écurie. Les bœufs et les vaches se portaient bien, mais ilremarqua que la porte de dehors n’était fermée qu’au loquet alorsque, la veille au soir, il était sûr d’avoir poussé le verrou.

– Elle avait donc été ouverte.

Oui, elle l’avait été certainement, car siretirer un verrou est un acte machinal que sa femme avait puaccomplir sans s’en apercevoir, comment expliquer que le bruit defermeture entendu distinctement par lui ait pu coïncider avec larentrée de sa conjointe dans la cuisine.

– Tout cela est louche, conclut le pèreJourgeot, et m’est avis qu’il faut ouvrir l’œil, et le bon.

Les histoires du grand Louis lui revinrent àl’esprit et il se prit à envisager, non sans ennui, l’embêtementqu’il y aurait à se trouver dans l’un de ces cas si pénibles et siridicules, prévus et exposés naguère par son ami.

– Le mieux d’abord, pensa-t-il, pour nepas donner l’éveil, est de continuer comme devant.

Et rien en effet dans son langage, pas plusque dans ses silences ni dans son attitude, ne décela à sabourgeoise qu’il avait les sens aux aguets et faisait bonnegarde.

Quelques jours se passèrent, pas beaucoup, unepetite semaine à peine, et le père Jourgeot fut édifié. Fallait-ilqu’il eût les yeux bouchés, et l’entendement épais ! Ah oui,qu’il y était, et comment !

Les bottes de paille de l’écurie, le tas defoin de la grange, l’établi de la chambre du fond, la haie vive duverger, la pile de fagots de la remise, le coin de la table de lacuisine, le canapé de la chambre du poêle et son lit, son proprelit même en auraient pu conter de belles si les choses pouvaientrévéler les scènes dont elles ont été les impassibles témoins etles complices inconscients.

Et maintenant qu’il savait, qu’il ne pouvaitplus douter de son infortune conjugale, qu’il avait pu de sespropres yeux, et à maintes reprises, constater le fait et examinerà loisir l’attitude des coupables, maintenant, oui, il comprenait,il s’expliquait le sens de certains mots étranges jetés commenégligemment par les voisins dans la conversation, de certainsgestes particuliers auxquels il n’avait point songé à attribuer unsens symboliste occulte et qui, à cette heure amère où la véritéretirait ses voiles un à un, revêtaient à ses yeux dessillés et àses oreilles débouchées la valeur d’accusations et de témoignagesplus que probants.

Comme toujours, en pareil cas, il avait été ledernier à s’apercevoir de la chose.

Ce vaurien de Mablot, ce dégoûtant, cesaligaud ! Et lui qui le tenait en si haute estime, lui quiavait tant chanté ses louanges !

– Un bon ouvrier ! et c’est si rareà trouver par le temps qui court !

Ah oui ! tout s’expliquait. Bien sûr, legaillard n’y regardait pas à un coup de main, il ne boudait pas àla besogne et durant toute la saison des foins et le cours desmoissons, il l’avait servi comme jamais de sa vie paysan ne l’avaitété.

Levé d’aussi bonne heure qu’on lui demandait,travaillant aussi tard qu’on le désirait, pas gourmand sur lanourriture ni délicat quant à la boisson, il avait fourni untravail de cheval, et pour trois francs par jour seulement.

Le salaud ! Il se payait d’un autre côté…sur la bête, comme on dit là-bas, sans compter les repas, lespetits gueuletons intimes où lui, le vieux, n’était sûrement pasconvié. Son tonneau, en effet, il s’en apercevait à présent, avaitfilé bien vite et il lui semblait que les saucisses et les morceauxde salé disparaissaient de la cheminée avec une rapidité quin’était guère jusqu’alors explicable.

Comment n’avait-il pas eu idée de ça, lui, levieux célibataire roublard, initié de longue date à toutes cespratiques, car enfin, ces tours-là, il les connaissait bien pourles avoir longuement pratiqués au temps de sa jeunesse, et mêmeplus tard encore.

Depuis quand ce commerce-là durait-il ?Depuis les foins assurément, cela c’était indubitable, mais quisait si auparavant déjà, il n’y avait pas quelque chose. Pourquoil’autre avait-il si facilement accepté ses offres ? Peut-êtrequ’avant le mariage il pinçait déjà en cachette la Julie. Alorstout ce manège, toute cette comédie, ne visait qu’à lui faireendosser, à lui le patron bonne poire, la paternité du moutard. Bonsang de bon sang ! n’allait-on pas aussi, un de ces quatrematins, lui servir un bouillon d’onze heures et l’envoyer brouterles pissenlits par la racine entre les quatre murs de l’enclos desmorts !

Ah ! mais non, cela ne se passerait pascomme ça ! Une colère sourde et terrible, qu’il tentaitvainement de refréner, l’envahit et le domina. Se venger, lestuer ! La violence naturelle à son tempérament sanguin luidicta les pires conseils.

Agir, agir sans retard. Quelques jourscependant passèrent au cours desquels il observa sa femme de l’œildu fauve guettant sa proie. Elle le trompait, oui, bien sûr, ellecontinuait : mais rien pourtant ne décelait chez elle lesombre calcul auquel il avait pensé.

La colère de Jourgeot ne diminua point pourautant ; la pensée surtout qu’il avait été roulé et la riséedu pays lui était insupportable ; aussi rumina-t-il savengeance, car il ne voulait pas une vengeance stupide, il voulaitquelque chose de propre et de neuf, qui n’eût l’air de rien, maisqui établît quand même aux yeux de tous qu’il n’était pasl’imbécile qu’on avait supposé, qu’il n’était pas dupe et qu’il nel’avait jamais été. Car, plus encore que dans son cœur, le vieuxsouffrait dans son amour-propre et dans son orgueil.

Ah ! si l’autre avait étémarié !

Tous les matins ou presque, les deux complicesse rejoignaient à l’écurie. Les surprendre était jeu d’enfant.

Deux jours après, sautant du lit quelquesminutes après le départ de sa femme et sans faire crier les portes,son fusil à la main, il arrivait au seuil de l’étable. La pénombrele dissimulait, la rumeur sourde des vaches qui ruminaient dominaitle bruit de sa respiration précipitée ; derrière la croupemassive d’un de ses grands bœufs de labour, il s’agenouilla etattendit.

La Julie, lui tournant le dos, était en trainde traire et, du pis qu’elle pressait en cadence, le lait tombaitdans le chaudron de fer battu avec un roulement semi-argentin detambour.

Son attente ne fut pas longue. Une ombreglissa devant la fenêtre, et la porte qui donnait sur la cours’ouvrit brusquement pour aussitôt se refermer.

À ce bruit familier, sa femme, sanshésitation, abandonnait la vache, posait son petit banc d’un côté,son seau de l’autre, et, s’essuyant les mains à son tablier, seprécipitait les bras tendus vers l’arrivant.

Sous la moustache blonde du grand gaillard,ses lèvres goulues cherchaient la bouche voluptueuse, cependant quel’autre, sans s’attarder à des bagatelles inutiles et connaissantla valeur du temps, troussait vigoureusement les jupes.

Et ce fut sans plus tarder, parmi la paille,préparée d’avance bien sûr, la culbute amoureuse, l’éclair descuisses sans pantalon, l’étreinte farouche et brutale.

Et Jourgeot, d’un œil hagard, dilaté, le rougeau front, le sang aux tempes, voyait tout cela, un étrangepincement au cœur. Son fusil s’était levé peu à peu et il tenaitsous le double regard des canons d’acier le couple vautré dans lapaille.

Bon Dieu ! tirer dans le tas ! Fairedeux charognes de ces deux salauds qui se fichaient de lui !Il épaulait, son œil gauche se ferma, son index nerveusement pritcontact avec le froid métallique de la gâchette et puis… et puis ilvit trouble, le sang battait dans son crâne avec trop de violencetandis que, dans une vision fulgurante, il apercevait nettementtout ce qui allait suivre cet acte de justice sommaire etsauvage : les cadavres blêmes, figés dans leur pose impudique,les gendarmes, les constatations, les magistrats, la courd’assises ; sa vie privée fouillée jusques à quand, samésaventure rendue plus publique encore, prenant des proportionsénormes, défrayant la chronique des journaux, sans compter qu’ildevenait, quoi qu’on en dise et malgré ses raisons, unassassin.

– Bon Dieu de bon Dieu ! Une sueurfroide le fit chanceler sur ses jambes flageolantes comme si elleseussent été bourrées de coton.

Et cette vieillesse paisible qu’il croyaits’être réservée, ses bonnes et douces habitudes perdues, tout sonbien-être fichu, son bonheur flambé !

Le souvenir du passé le retint au bord del’abîme et l’aida à considérer les événements d’un œil moinstroublé.

Ah ! ça, il n’était plus un gosse ;il savait bien qu’il était logique qu’un tel sort fût réservé auxvieux birbes tels que lui qui prenaient des jeunes femmes !Pourquoi aurait-il échappé à la règle ? Combien dejouvencelles avait-il culbutées jadis ; combien de marisavait-il mis dans la situation où il se trouvait à l’heureactuelle ?

Le Destin aujourd’hui vengeait les maristrompés.

– Ne fais pas à autrui…, murmura-t-il.C’est juste, mais je n’aurais jamais cru que ce serait si dur àavaler.

Sur la paille, le couple étroitement serrépoussait des soupirs étouffés, puis ce fut le silence. L’homme sereleva, rajustant ses bretelles et son pantalon cependant que laJulie, assise à terre, les cuisses écartées, repiquait des épinglesdans son chignon dérangé.

– À demain, murmura-t-il en se penchantpour l’embrasser, et il disparut aussi furtivement qu’il étaitentré.

Et la femme retourna à la vache et à sonchaudron cependant que Jourgeot sans bruit quittait l’écurie et,tout frissonnant, revenait s’enfoncer sous les couvertures de sonlit.

Une houle de pensées et de sentimentscontradictoires s’agitaient dans son cerveau et bouleversaient sapoitrine ; pouvait-il se résigner, simplement ? Non, ceserait lâche et il serait plus ridicule encore qu’auparavant, carsi d’aucuns peut-être, en petit comité, le plaignaient encore, ilsne lui accorderaient plus aucune sympathie du moment qu’ilsauraient connaissance de son attitude indigne d’un homme qui a unpeu de sang rouge dans les veines.

Non, cela ne pouvait se passer ainsi et lehasard bientôt lui ménagea une magnifique occasion de revanche.

C’était cette fois à la remise, sur un lit defagots. Il avait vu l’autre passer et, sans qu’elle s’en soitdoutée, suivi sa femme à pas de loup juste assez vite pour arriverau moment précis du belutage quotidien et prévu. Il n’avait pas sonfusil et, inconsciemment, jetant un regard circulaire autour delui, chercha une arme meurtrière. Près de la porte, contre le mur,une fourche se dressait, une de ces fourches d’acier aux longuesdents puissantes et fines qui se plantent dans les gerbes de blécomme des canines de chat dans un ventre de souris.

Il la saisit. Cette fois ça y était, il lestenait. Ah ! la ficher dans les reins de Mablot et le clouercomme ça en plein déduit sur la femelle pâmée. Les embrocher raidestous les deux du même coup ! Le père Jourgeot sentit dans lesmuscles de ses bras une force herculéenne et leva le trident. Maisde nouveau la vision de la cour d’assises lui passa devant les yeuxet son bras ne se détendit point pour l’œuvre vengeresse et il eutpeur de la force étrange qui l’avait envahi.

Sur la pointe des pieds, il se retira, et lesamants ne soupçonnèrent pas le danger.

Décidément les actes violents lui étaientimpossibles à accomplir. Il fallait se venger autrement, sans enavoir l’air, sans qu’on pût le soupçonner. Il épia, et le hasardencore une fois le servit.

Cette fois, il avait trouvé. C’était toujoursau même endroit de l’étable que l’acte se perpétrait, et dans leplancher de sa grange, comme dans celui de toutes les vieillesdemeures, il y avait des trous, les plateaux pourris et enlevésn’étant pas toujours remplacés immédiatement.

Juste au-dessus de l’endroit qu’il avaitsoigneusement repéré, le père Jourgeot un beau soir enleva uneplanche, recouvrit le trou avec de la paille et disposa enéquilibre au bord de cette trappe un énorme sac contenant plus desix doubles de blé.

À l’instant même où sa femme arrivait àl’écurie le lendemain matin, lui, par un trajet détourné, montait àla grange, se postait à côté du sac et attendait.

La souricière était bien tendue ; aumoment où ils y penseraient le moins, quand les petits râles devolupté lui annonceraient l’ensemencement final, il ferait choir dequatre mètres de haut sur les reins et le derrière du mâle ce poidsformidable, par lequel il coopérerait lui aussi, à sa manière, à lafécondation de la Julie.

Comment prouver qu’il aurait fait lecoup ? L’impunité lui était acquise : il nierait ;d’ailleurs personne ne l’accuserait et si quelques-uns, au fond, sedoutaient de la chose, devant une mise en scène si bien combinée,ils ne pourraient s’empêcher de dire :

– Ce Jourgeot, hein, on ne le roule pascomme ça ! Quel vieux roublard !

Mais le moment arrivé, pas plus que les joursprécédents, il ne put se résigner à pousser le sac.

La bouillie de chair et de sang qu’il entreviten image l’épouvanta, d’autant que sa femme, la garce, lui étaitchère malgré tout. De plus, il avait fini par se convaincrequ’aucun calcul n’avait déterminé son acte ; elle se donnait àl’autre par nécessité, par besoin d’un mâle, et même, comme si elleeût senti qu’elle frustrait le vieux d’une tendresse à laquelle ilavait droit, elle cherchait à compenser la chose en l’entourantplus que jamais de soins et de prévenances.

D’ailleurs, peu à peu, malgré les terriblesrévoltes du début, Jourgeot en était arrivé à se familiariser aveccette situation et à concevoir qu’on peut tout de même vivre en…partageant. Donc, toutes rages éteintes, il acceptait la chose enattendant les événements, quitte à se venger d’autre façon le jouroù l’occasion se présenterait, car il tenait toujours à prouverqu’il n’était point dupe et à se débarrasser de Mablot en mettantles rieurs de son côté.

Ce fut pour ces raisons sans doute qu’ilaccueillit d’un air enjoué et d’une âme égale l’annonce câlinementfaite par la Julie d’une paternité future et les sourires desvoisins, les cancans des commères et jusqu’aux plaisanterieségrillardes du maire ainsi que de son secrétaire de mairie, lemaître d’école, qui le félicitaient ironiquement de saverdeur :

– Si vous allez tous les ans me donner dutravail comme ça et des inscriptions à faire au registre desnaissances, je serai obligé de demander à la commune uneaugmentation.

– Toi, mon ami, pensa Jourgeot, tout ensouriant aimablement, tu vas un petit peu trop loin, mais rira bienqui rira le dernier.

Cependant, chaque fois qu’on faisait allusionà la chose, le vieux souriait, et, dans sa figure madrée, plisséede rides, creusée de sillons, embroussaillée de poils, ses petitsyeux vifs et clignotants brillaient étrangement.

Au fur et à mesure que les jours passaient, laJulie s’arrondissait :

– Elle en met un de baluchon, disaientles commères. Pour sûr qu’elle en va faire deux. Et ce pauvreJourgeot, qui ne se doute de rien, mais là, de rien !Jésus ! qu’il y a donc des gens bêtes au monde !

Lui, aimable, souriait toujours, répondait auxplaisanteries par des plaisanteries et s’intéressait activement àla layette du petit.

Enfin, le grand jour arriva.

Au milieu d’un cercle affairé de commèresaccourues pour donner soi-disant leurs soins à l’accouchée, lasage-femme triomphante brandit un petit être rougeaud, gigotant,qui braillait d’une voix obstinée et sonore.

– Pour de la gueule, il a de la gueule,constata Jourgeot, qui entrait.

– C’est un gros garçon, annonça lasage-femme. Jésus ! comme il ressemble à son papa ! Commeil vous ressemble, Jourgeot ! s’extasia-t-elle, la bouche enchose de poule, selon la sacramentelle formule.

Et toutes les bonnes voisines de répéter avecleur meilleur sourire :

– Comme il ressemble à sonpapa !

– Oui, approuva Jourgeot, d’un airironique en se penchant sur cet amas piaillant de chair rougeâtreet mollasse ; oui, il me ressemble mieux qu’un loup !

Un silence se fit soudain, et le sourire descommères se mua en grimace. Diable ! le vieux sedoutait-il ? Mais déjà Jourgeot, souriant à son tour,s’enquérait avec sollicitude de la santé de son épouse. Les femmeséchangèrent des clins d’œil rassurés et toutes pensèrent que, selonsa coutume, il n’avait fait que plaisanter.

Malgré le froid que cette réflexion avait uninstant jeté, tout se passa quand même le mieux du monde.

– Préparez l’acte, avait dit Jourgeot aumaire, et laissez en blanc le nom des témoins : dès quej’aurai un moment, je monterai avec ceux que j’aurai choisis.

Jourgeot avait son idée. Il surveillait larue, guettant le passage de Mablot.

Au bout d’un temps plus ou moins long, qu’ilemploya à bricoler de-ci de-là par la cuisine, il aperçut enfin,discutant avec animation, son gaillard qui passait en compagnied’un voisin.

Il sortit comme par hasard juste au moment oùils arrivaient à hauteur de sa maison.

– Comme ça se trouve bien !s’exclama-t-il. J’étais justement en quête de deux bons bougrespour un petit service. Vous voulez bien me le rendre ?

– Ce ne serait pas le premier, répliquaavec un air de suffisance et en souriant malignement Mablot, et cene sera pas le dernier, espérons-le.

Son camarade sourit à son tour. L’allusionétait transparente et l’ironie de cette réponse ne lui échappaitpoint.

– Justement, convint Jourgeot, c’est pourdéclarer le gosse à la mairie. Tu peux bien mettre ta signature àcôté de la mienne… comme témoin : c’est la moindre deschoses.

– Naturellement, naturellement, acquiesçaMablot, qui ne s’attendait guère à celle-là et commençait à rirejaune.

Sans proférer d’autres paroles, tous troiss’en furent à la Maison commune, où Jourgeot fit inscrire Mablotcomme premier témoin et son camarade comme deuxième.

– L’ordre n’y fait rien, voulut rétorquerle secrétaire qui réprimait une violente envie de rire.

– Si, si, insista Jourgeot, en le fixantdroit dans les yeux ; j’y tiens.

– Fichtre ! pensa-t-il, et son envied’éclater fit place à un sourire légèrement contraint.

Ayant donné lecture de l’acte, il passa laplume au déclarant qui, d’une main ferme, en lettres énormes,inscrivit comme signature :

« JOURGEOT ET COMPAGNIE »

Ce fait, il tendit gracieusement la plume àmessire Mablot, qui la saisit entre ses doigts fébriles. Le paraphede l’autre flamboyait au milieu de la page et ce fut d’une maintremblante et mal assurée que, l’ayant lu, il aligna à côté un« Mablot » chancelant comme une démarche d’ivrogne. Et ledeuxième témoin ne fut pas moins ébahi de la chose non plus que lemaire et son secrétaire.

Cependant, bien que cela ne fût pas trèsrégulier, pas un n’osa dire un mot ni formuler une réflexion, tantle vieux avait un air goguenard et narquois.

Un silence embarrassant planait ; tousallongeaient un nez, un nez, tandis que Jourgeot, reprenant sonsourire, son bon sourire des jours précédents, les invitaitpoliment :

– Maintenant, Messieurs, que le père asûrement signé !… et les témoins aussi, je vous offrel’apéritif. Vous n’allez pas refuser : vous comprenez que cespetites choses-là ne vont plus m’arriver tous les jours ; unefois, oui ; mais deux, non : je n’y tiens pas,continuait-il en souriant toujours du côté de Mablot.

Ils furent tellement abrutis de la propositionet des termes dans lesquels elle était faite qu’ils n’osèrentrefuser et, tout le temps que dura l’absorption du pernod, Jourgeottriomphant pérora, les dévisageant chacun à son tour, avec un airde satisfaction goguenarde non dissimulée.

Eux, se creusaient la tête, souriant bêtement,le front ridé, les yeux inquiets :

– Certainement, le vieux savait ; ilsavait tout depuis longtemps, il se fichait de la chose sans douteet pendant qu’ils riaient de lui, c’était lui qui se payait leurtête. Telle fut bientôt leur conviction intime.

Le village tout entier ne tarda pas à êtreinformé de la scène ; c’était Mablot maintenant qu’onregardait en rigolant et de travers.

Ce sacré Jourgeot, il avait fait signer lepère tout de même, et tous ceux qui lui avaient naguère lancé despointes ou lâché des allusions perfides baissaient maintenant lenez ou détournaient la tête quand il passait.

Le séducteur, comprenant que cela allait maltourner pour lui, ne tenta pas de revoir la Julie et quelques joursplus tard, son baluchon sur le dos, quitta le pays pour allerchercher de l’embauche ailleurs.

– C’était un garçon qui était « biende service », affirma malicieusement Jourgeot quand un voisinlui annonça ce départ.

L’autre, gêné, détourna aussitôt laconversation.

Mais Jourgeot, tenace, insistait :

– Il pousse, mon petit gaillard, ilpousse ! Ça fera un rude lapin, m’est avis ! Il sera monbâton de vieillesse et peut-être que c’est lui qui me donnera dupain quand je serai trop vieux.

La Julie, mise au courant de tout par decomplaisantes voisines, filait doux elle aussi et, bien queJourgeot n’eût jamais devant elle fait allusion à rien, elledorlotait son homme tout autant que son gosse.

– Eh, eh ! pensait le vieux, jecrois que je n’ai pas été si bête que ça, après tout !

La vieillesse paisible et douce qu’il avaitrêvée lui ouvrait de nouveau sa perspective de jours calmes et sansnuages ; mais son triomphe ne fut vraiment complet que le jouroù le Procureur de la République flanqua au maire du pays un« poil » magistral pour avoir laissé inscrire desinsanités sur les registres de l’état civil.

« Jourgeot et compagnie ! »C’était se moquer de la loi, cela, et il fallait être stupide pourtolérer de pareilles plaisanteries. À la première irrégularité ilserait suspendu de ses fonctions, sinon révoqué tout à fait.

Le maire furieux, craignant qu’on ne le prîtdans le village pour un incapable, dégomma sur l’heure sonsecrétaire de mairie, et le lendemain il faisait signer à sonConseil municipal d’abord, à ses administrés ensuite, une pétitioncontre cet imbécile de maître d’école qu’il fallait absolument etau plus vite faire f… le camp du pays.

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